Dossier Acta Litt&Arts : La traduction du savoir et ses méthodes

Shintaro Suzuki

Réflexions sur la réception des Pensées de Pascal au Japon à travers le « roseau pensant »

Texte intégral

  • 1 Sources des textes cités : Les Pensées, présentation et notes par Gérard Fe...

  • 2 Jean Mesnard, Œuvres complètes de Pascal『パスカル全集』, tome 1, traduit et édité ...

1L’histoire de la réception des Pensées1 (1670) de Blaise Pascal au Japon n’est pas forcément longue mais les études pascaliennes y ont été actives. Un spécialiste français de Blaise Pascal, Jean Mesnard, l’a remarqué dans sa préface à une édition de ses œuvres complètes : « Les œuvres de Blaise Pascal sont à certains égards mieux lues, mieux comprises, bien interprétées, mieux critiquées au Japon qu’en France2 ». Le volume des Pensées repose sur un brouillon de la future Apologie de la religion chrétienne. Le but principal de Pascal est de montrer la vérité de la religion chrétienne à ses ennemis, surtout les incroyants et parmi eux les libertins, sceptiques et païens. Tels sont les lecteurs que se donne Pascal. Le public japonais, bien sûr, ne figure pas parmi eux. Puisque la culture, la religion, la langue et la façon de penser sont très différentes au Japon de celles des pays judéo-chrétiens, comment expliquer que les études pascaliennes aient été si actives dans ce pays ? Nous pensons que le célèbre fragment sur le « roseau pensant » a largement contribué à faire connaître ce livre, bien au-delà du milieu universitaire ou érudit. Après avoir proposé une vue générale de la réception des Pensées au Japon, nous analyserons l’impact du fragment du « roseau pensant », mais aussi celui de l’écriture fragmentaire, sur la réception des Pensées. Enfin, nous rendrons compte des divergences dans les interprétations issues de cette réception.

1. L’histoire de la réception des Pensées au Japon

  • 3 Nous nous appuyons sur un article de Morikawa Hajimé qui retrace les débuts...

  • 4 Cf. Alexandre Vinet, Études sur Blaise Pascal, édition augmentée de fragmen...

  • 5 Uemura Masahisa, Traité général de la vérité『真理一般』, Tokyo, Keiseisha, 1884.

  • 6 Le Traité général de la vérité n' indique pas l' édition sur laquelle il s'...

  • 7 Nishida Kitaro, Étude sur le bien『善の研究』, Tokyo, Kodokan, 1911.

  • 8 Miki Kiyoshi, Études de l’être humain chez Pascal『パスカルにおける人間の研究』, Tokyo, Iw...

  • 9 Voir J. Mesnard, « L'interprétation des variantes des Pensées par la méthod...

  • 10 Pascal, Pensées et Opuscules, publiés avec une introduction, des notices e...

  • 11 Mori Arimasa, Sur les fleuves de Babylone『バビロンの流れのほとりにて』, Tokyo, Chikumash...

2Avant d’aborder la réception des Pensées au Japon à travers le fragment du « roseau pensant », quelques précisions préliminaires nous semblent nécessaires3. Rappelons quelques phases importantes de la réception. Uemura Masahisa est le premier Japonais qui ait été impressionné par les Pensées. Celui-ci, qui était à la tête de l’Église protestante à l’ère de Meiji (1868-1912), a découvert un exemplaire d’occasion des Pensées en anglais, traduit par un Suisse, Alexandre Vinet, dans une librairie à Yokohama. Vinet était théologien et aussi professeur de théologie pratique et de littérature française à l’Université de Lausanne. Ses travaux ont eu beaucoup d’influence sur les universitaires occidentaux et son ouvrage intitulé Études sur Blaise Pascal est encore indispensable pour les études pascaliennes. Vinet souhaitait examiner le travail de la méditation intérieure de Pascal dans les Pensées4. Uemura a lu avec passion sa traduction anglaise. Il publie son premier ouvrage, Traité général de la vérité『真理一斑』(1884)5, où les Pensées sont maintes fois citées et dont la tonalité est clairement pascalienne. Un chercheur pascalien, Tanabe Tamotsu, observe que cet ouvrage est la première œuvre de dialectique chrétienne influencée par les Pensées6. Ce livre a en effet beaucoup retenu l’attention d’intellectuels japonais, comme Nitobé Inazo, Kawashima Zengoro et notamment Nishida Kitaro, qui fut le maître de Miki Kiyoshi. Nishida, l’un des philosophes représentatifs du Japon moderne, cite quelques fragments des Pensées dans son ouvrage philosophique Étude sur le bien『善の研究』(1911)7. Miki, quant à lui, essaye d’aborder la question de la réalité humaine non d’un point de vue théologique mais d’un point de vue humain dans ses Études de l’être humain chez Pascal『パスカルにおける人間の研究』(1926)8. Ce livre a largement influencé les intellectuels de son temps et Yuasa Seïnosuké, un ancien élève de l’Université de Bonn, a écrit sa thèse sur Pascal, « Die Existemziale Grundlage der Philosophie Pascals » (1934), sous l’influence de Miki. Ainsi ce dernier a joué un rôle décisif en faisant connaître les Pensées et un âge d’or des études pascaliennes a commencé avec deux chercheurs japonais, Maëda Yoïchi (1911-1987) et Mori Arimasa (1911-1976). Les deux ont étudié à l’Université de Tokyo, mais leur manière d’aborder Pascal était très différente. Maëda a tenté d’être aussi neutre que possible mais sa vision était existentialiste, comme celle de Nishida. La lecture de Mori était dans le fond plus subjective encore car il a abordé les Pensées à travers son expérience corporelle. Maëda a suscité un intérêt considérable chez les intellectuels japonais de son époque et a formé de nombreux élèves, tout en contribuant à de bonnes relations académiques entre la France et le Japon. Il a mis au point une méthode, appelée « double lecture9 », qui distingue soigneusement dans les fragments les premiers jets de la rédaction des corrections et additions : il parvient parfois à l’établissement de deux ou trois états d’un même texte. Maëda a dirigé un séminaire à la Sorbonne sur cette méthode. En revanche, Mori s’est installé à Paris, avant de revenir au Japon où il a publié son essai Sur les fleuves de Babylone『バビロンの流れのほとりにて』(1968) sous l’inspiration des Pensées10. Mori a été amené par sa lecture des Pensées, ainsi que par sa vie en France, à considérer la désolation et la consolation comme des réalités inséparables11. Cet ouvrage, qui révèle sa vie sur un mode épistolaire, a attiré nombre de Japonais et a contribué à la popularité de la littérature française au Japon. Le titre du livre semble indiquer qu’il a été influencé non par les Pensées uniquement mais par l’Ancien Testament : pourtant, dans sa postface, Mori souligne qu’il l’a écrit en se souvenant d’un fragment des Pensées. Le fragment est le suivant :

  • 12 S. 460, p. 324-325.

Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent. Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais après s’y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où l’orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses périssables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil12. (S. 460)

3Selon ce fragment, ceux qui sont heureux ne peuvent pas nécessairement échapper aux concupiscences de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie mais ils ne sont pas engloutis dans les fleuves du monde. Parce qu’ils tendent la main vers Dieu, on ne peut parler de félicité (« ils pleurent, ils se souviennent de leur chère patrie ») mais ils sont « fermes » dans le mouvement du monde. Mori a été frappé par la force d’écriture qui traverse les Pensées et a essayé de les aborder non pas seulement de manière intellectuelle mais à travers son vécu en France et ainsi sa réflexion a engendré son essai.

  • 13 Pour l'histoire de la réception des Pensées et du « roseau pensant » au Ja...

  • 14 Cf. Une vie pour le Karaté『空手バカ一代』, vol. 2, écrit par Kajiwara Ikki梶原一騎, i...

  • 15 Kojima Kazushi小島一志 et Tsukamoto Yoshiko塚本佳子, Biographie de Masutatsu Oyama...

  • 16 Ibid., p. 88.

  • 17 Ibid., p. 105.

  • 18 Ibid., p. 317-327.

  • 19 S. 618, p. 403.

  • 20 Pascal, Les Pensées, présentation par Dominique Descotes, note sur l'éditi...

4Comme Maëda et Mori, beaucoup d’universitaires ont été sensibles à la force des Pensées et on peut compter plus de dix traductions japonaises au moins aujourd’hui13. Ces traductions aussi ont contribué à la diffusion des Pensées au sein d’un large public. On peut même percevoir l’influence des Pensées dans les tournures utilisées dans un manga intitulé Une vie pour le Karaté『空手バカ一代』(1973)14. L’auteur de ce manga, Kajiwara Ikki, s’est inspiré de la vie d’un expert en Karaté, Oyama Masutatsu (1923-1994). Selon une biographie15 qui lui a été consacrée, Oyama est né en Corée du Sud et il a découvert les Pensées lorsqu’il était au collège. Il a émigré au Japon en 193916. Le recueil des Pensées l’a toujours accompagné17. Ce manga comporte une idée chère à Oyama18 : « La force sans la justice est impuissante. La justice sans la force est aussi impuissante ». Cette formulation vient sans doute directement de ce fragment : « La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique » (S.135). Ainsi les pensées de Pascal ont-elles traversé largement le public japonais. « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie [...]19 » (S. 618) dit Pascal. Salomon de Tultie est le pseudonyme de Pascal. Dominique Descotes et Marc Escola, spécialistes de Pascal l’un et l’autre, évoquent ce point de la manière suivante : « Pascal a souvent eu recours à des pseudonymes : Louis de Montalte pour Les Provinciales, Amos Dettonville pour ses recherches sur la roulette. Salomon de Tultie est l’anagramme du premier, et désigne sans nul doute Pascal lui-même20 ». Aussi paradoxal que le fait puisse paraître, on peut dire que ses pensées ont réussi à avoir des effets dans la vie quotidienne d’un pays d’Extrême-Orient, le Japon.

2. La réception des Pensées au Japon à travers le fragment du « roseau pensant »

5Parmi les nombreux fragments des Pensées de Pascal, le fragment du « roseau pensant » est particulièrement connu au Japon. Il traite de la dualité de l’homme, de sa misère et de sa grandeur. Il importe de préciser les raisons pour lesquelles ce fragment a contribué à faire connaître Pascal. Pour répondre à cette question, il nous faudra nous pencher sur les liens entre la réception des Pensées et l’écriture fragmentaire de Pascal.

6Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons le fragment dont il s’agit. Il existe, en effet, deux fragments intitulés « roseau pensant ». Le premier est celui-ci :

  • 21 S. 145, p. 107.

Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends21. (S. 145)

et voici l’autre :

  • 22 « Subdivision possible d'un discours sur l'Homme, comme les S. 230 (H. 9),...

  • 23 S. 231 et 232, p. 171.

 H22. 3. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale23. (S. 232 et 232)

7Le premier fragment porte sur la nécessité de réfléchir aux raisons pour lesquelles l’homme doit se livrer à l’exercice de la pensée. Son objet était de mener les incroyants à l’entrée de la foi chrétienne non seulement par la connaissance de l’esprit [raison] mais aussi par le cœur. Pascal le dit plusieurs fois dans les Pensées : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur » (S. 142) ; « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien » (S. 329) ; « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà ce que c’est la foi » (S. 680). Pascal divise ainsi la vérité qui entoure l’homme en deux, l’une est humaine et l’autre est divine, et bien sûr il veut amener les lecteurs à atteindre la seconde, non par l’esprit mais par le cœur. Pour comprendre qu’ils ne peuvent pas atteindre la vérité divine, ils doivent percevoir qu’il existe une limite au pouvoir de l’esprit humain. Cette idée s’oppose au point de vue cartésien. Descartes estime que l’homme peut trouver Dieu non hors de lui mais en lui par une connaissance rationnelle. Pascal souligne que la découverte de Dieu est inutile pour le salut de l’homme s’il ne le trouve pas par le cœur. C’est pourquoi Pascal suggère aux lecteurs de penser à ce qu’ils doivent penser pour réduire leur misère, en soulignant dans le fragment S. 145 l’importance du règlement de notre pensée.

  • 24 Nouveau manuel de langue japonaise, Première année, vol. 2『新生国語読本1下』, diri...

8Des deux fragments relatifs au « roseau pensant », ce n’est pas ce fragment qui est connu des Japonais, mais le second. Plus exactement, quand on fait référence à Pascal, on pense à « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant » de S. 231, non au fragment S. 145. La raison en est que les manuels pédagogiques nationaux le citent pour initier à la pensée occidentale. La première mention de ce fragment figurait dans un manuel d’anglais, rédigé et publié par Kono Masanori en 1934, intitulé The Thoughts of Blaise Pascal. Par la suite, les manuels de japonais24 utilisés au collège ont choisi de citer les Pensées en prélevant la phrase de S. 231. L’objet de la citation de la phrase sur le « roseau pensant » était de faire reconnaître aux élèves l’importance du fait de penser et à quoi ils doivent penser. Mais cette orientation pédagogique n’a pas mis en relief le contexte d’origine, de sorte que le vrai but de Pascal, celui de mener les lecteurs à l’entrée de la foi chrétienne, a pu disparaître. Nous reviendrons sur ce problème.

  • 25 Shiokawa Tetsuya, « Pascal au Japon »「日本におけるパスカル」, dans Pensées sur Pascal...

  • 26 Shiokawa Tetsuya, art. cité., p. 284-285.

9On peut expliquer la popularité du style pascalien au Japon par la conception japonaise de la beauté. « Le Japonais a tendance à exposer ses idées sous une forme succincte comme on peut le voir dans les Haikus et wakas [les poésies japonaises]25 » remarque Shiokawa Tetsuya, l’un des spécialistes de Pascal les plus réputés au Japon aujourd’hui. Shiokawa nous fournit une autre explication de cette popularité : « Pour la plupart des lecteurs, la pensée de Pascal se situe à mi-chemin du proverbe qui exprime la sagesse quotidienne et de la philosophie au vrai sens du terme. C’est comme une initiation à la philosophie et la reconnaissance de l’humain dans son existence immanente26 ». Le fragment « roseau pensant » a ainsi suscité un intérêt plus large pour les Pensées en invitant les lecteurs à se poser ces questions : » Qu’est-ce que la dignité de l’homme ? Quel sens y-a-t-il dans la grandeur et la misère de l’homme ? ». Ce fragment nous invite à réfléchir à l’ambivalence de l’homme et les lecteurs japonais peuvent y percevoir l’évanescence de la vie comme dans les haikus, dont le sujet peut être le sens de la vie. Les similarités thématiques, mais aussi formelles, en raison de leur brièveté, ont pu retenir l’attention des lecteurs japonais, de sorte que les Pensées ont été bien acceptées et diffusées.

  • 27 Tanabe Tamotsu, Pascal de nos jours『パスカルと現代』, Tokyo, Kinokuniyashoten, 198...

10Tanabe Tamotsu a pu faire la remarque suivante : « Depuis l’époque d’Uemura jusqu’à aujourd’hui, Pascal a bénéficié de beaucoup de lecteurs au Japon ; dans une relation de secrète intimité mystérieuse les Pensées ont continué à être lues. Pour l’histoire de la philosophie, Descartes est vraisemblablement plus important que Pascal. Certes, ses ouvrages peuvent être perçus comme un sommet de la philosophie mais ils ne sont pas lus comme les lettres d’un ami intime27 ». Dans la mesure où l’écriture dans les Pensées a une dimension argumentative, l’opposition entre Descartes et Pascal doit être nuancée. Dans l’écriture pascalienne la convergence de tous les mots et la structure fragmentaire contribuent à cette force de persuasion universelle. Laurent Susini analyse en ces termes la force d’écriture pascalienne :

  • 28 Laurent Susini, L'Écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie élo...

Convergeant notamment avec une réflexion sur la tautologie, la métaphore et la définition menée depuis la correspondance avec le père Etienne Noël jusqu’aux Pensées, l’insistance participe plus largement d’une idéologie linguistique de la représentation, amenant à penser l’existence d’une rupture radicale entre les mots (verba) et les choses (res), et à concevoir la nécessité qui s’ensuit d’une expression tendue vers l’effacement maximal du signe derrière la chose qu’il représente28.

11De son côté, Jean Mesnard estime que la forme fragmentaire est la forme qui permet le mieux de plaire et de persuader :

  • 29 J. Mesnard, « Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous form...

Si les Pensées se présentent sous forme de fragments, ce n’est donc pas la conséquence fortuite de leur inachèvement, mais le signe de l’impossibilité d’achever. L’état fragmentaire de l’œuvre n’est pas accidentel, mais essentiel. Paradoxalement, un autre état entraînerait une moindre perfection artistique29.

12Comme ces deux spécialistes l’observent, on peut apprécier le mouvement qui traverse les Pensées par le fait même de passer d’un fragment à un autre. La discontinuité du discours contribue au charme de l’œuvre en nous permettant de lire plus librement. Mais pour le lecteur japonais se pencher sur un seul fragment ne permet pas de se rendre compte de la diversité des interprétations suscitées par les Pensées. Il nous faut à présent prendre en considération les problèmes qui découlent de la spécificité de la réception des Pensées au Japon.

3. Divergences des interprétations

13L’extrait du « roseau pensant » dans les manuels pédagogiques a joué un rôle essentiel en permettant de considérer les Pensées comme un moyen de reconnaître l’importance du fait de réfléchir à notre être. Mais cela ne communique guère l’objet principal des Pensées. D’ailleurs, puisque l’extrait était présenté en japonais, la force de la rhétorique pascalienne, de sa formulation, n’a guère été mise en relief. Puisque les manuels pédagogiques ont souligné l’importance de « penser », les lecteurs n’ont pas prêté attention au contexte de ce fragment et notamment à la raison pour laquelle le mot « roseau » est utilisé. L’usage de ce mot n’est pas propre aux Pensées. On peut le trouver dans Le chêne et le roseau (1668) de Jean de La Fontaine par exemple. Mais les lecteurs japonais ne voient pas la raison pour laquelle le mot « roseau » est employé. Chez La Fontaine, le « roseau » représente l’ambivalence de l’homme, mais des significations plus profondes apparaissent dans les fragments des Pensées. Chez Pascal, il est employé non seulement pour représenter l’ambivalence de l’homme mais aussi pour suggérer à quoi les lecteurs doivent penser. La Fontaine, de même que Pascal, utilise le mot « roseau » comme une figure, mais le mot « roseau » ne représente qu’une petite partie de la pensée pascalienne. Michel Le Guern, un autre spécialiste de Pascal, analyse ainsi l’usage de cette figure :

  • 30 Michel Le Guern, Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, H. Cha...

On peut dire d’un mot qu’il est une métaphore, mais non qu’il est une image ; le mot n’est pas image, il fait image. [...] La comparaison – je préfère dire la similitude – et la métaphore ne sont pas des images, mais des moyens d’expression de l’image. [...] L’exemplum est toujours un argument. De nombreux fragments des Pensées présentent des exempla à l’état isolé, prêts à être intégrés à une argumentation encore à construire30.

14De fait, les figures utilisées dans les fragments nous semblent indifférentes au premier abord mais elles ont une unité souterraine et sont prêtes à être intégrées à une argumentation plus large.

15Réexaminons donc le sens de la figure du « roseau ». Le roseau est une plante qui pousse en touffes. Il est différent de la tulipe qui grandit à partir d’un bulbe. Le roseau n’existe pas à l’état isolé. Il semble isolé vu de l’extérieur mais ses rhizomes multiplient les liens. « Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc. » (S. 401) écrit Pascal. La mise en rapport avec ce fragment contribue à l’interprétation du fragment du « roseau pensant ». Afin de bien comprendre l’essence du texte, il nous faut prendre en compte tout le corps du texte. On peut donc dire que l’extrait du fragment « roseau pensant » (S. 231 et 232) ne représente qu’une partie limitée de la pensée pascalienne. De plus, en se contentant d’un extrait, il existe un risque de se méprendre sur le message de Pascal. Le sens peut se perdre. Par exemple, « L’homme n’est qu’un roseau. Le plus faible de la nature mais c’est un roseau pensant » (Je souligne) signifie que l’homme ne peut pas exister en dehors de sa condition d’être pensant. Le travail de l’esprit [penser], quoique fragile, ne peut jamais s’arrêter. Pascal ne vise pas à nous faire penser mais nous amène à nous interroger sur l’objet de la pensée, la manière de penser.

16La plupart des lecteurs japonais qui ont lu uniquement l’extrait en question peuvent croire que la raison d’être de ce texte est de nous faire comprendre l’importance de penser. Certes, le projet provisoire de Pascal était de nous inviter à penser à la condition de l’homme mais d’autres allusions de Pascal évoquent ce à quoi il s’agit de penser. En ce sens, la plupart des lecteurs japonais, semble-t-il, se méprennent sur ce que sous-entend le mot « roseau », qui nous invite à penser / réfléchir à l’acte même de penser. Pascal souligne ce point maintes fois et essaie de convaincre de chercher Dieu. Le sens implicite du mot « roseau » n’apparaît pas si cela n’est pas perçu. S. 145 n’est pas ce que donnent à lire les manuels pédagogiques mais le mot « roseau pensant » a évidemment des liens avec S. 231 et 232, et d’autres fragments. Mesnard est sensible à l’ordonnancement des fragments, qui permet de faire avancer le texte par gradation :

  • 31 J. Mesnard, art.cité., p. 366.

Il existe des pensées qui se font pour ainsi dire écho : une idée, une formule, une image, une figure d’expression leur sont communes. En ce cas, d’une pensée à l’autre, on constate, non pas un remaniement total ; mais une élaboration progressive ; le passage se fait de l’extrême brièveté à une amplification plus ou moins poussée. Ainsi le fameux exemplum du nez de Cléopâtre à trois reprises, chaque fois selon le même schéma, mais à des degrés d’amplification divers31. [Souligné par l’auteur]

17En conséquence, afin d’apprécier tout le sens de mots comme « roseau » et « pensant », une mise en relation de tous les fragments des Pensées apparaît nécessaire.

Conclusion

18L’histoire de la réception des Pensées au Japon n’est pas très longue puisqu’elle remonte à la fin du xixe siècle, lorsque Uemura a lu les Pensées, traduit en anglais par Vinet. On peut donc dire que cette rencontre avec les Pensées a été indirecte. Néanmoins Uemura a été sensible aux attraits de cette œuvre et a publié un livre à forte coloration pascalienne. À sa suite de nombreux universitaires ont été retenus par la force intérieure des Pensées. L’emploi pédagogique du fragment sur le « roseau pensant » a aussi contribué au rayonnement des Pensées au Japon. Le fragment a été bien reçu dans le public grâce à la publication d’un extrait dans les manuels pédagogiques Cependant cet extrait n’a pas nécessairement révélé les richesses du texte original : il est perçu comme un texte qui nous apprend l’importance de penser. Le fragment « roseau pensant » a permis de faire découvrir certains des attraits des Pensées, mais pas suffisamment, sans doute, le travail de l’imagination qui parcourt l’œuvre.

Notes

1 Sources des textes cités : Les Pensées, présentation et notes par Gérard Ferreyrolles, texte établi par Philippe Sellier d'après la copie de Gilberte Pascal, Paris, Librairie Générale Française, 2000 [1670]. Nous indiquons le numéro de fragment dans cette édition par le sigle ‘S’. S’il s'agit d'un long fragment, nous ajoutons le numéro de page dans l'édition Ferreyrolles.

2 Jean Mesnard, Œuvres complètes de Pascal『パスカル全集』, tome 1, traduit et édité par Akagi Shozo赤木昭三/Hasekura Takaharu支倉崇晴/Hirota Masayoshi広田昌義/Shiokawa Tetsuya塩川徹也, Tokyo, Hakusuisha, 1993, p. 7-15.

3 Nous nous appuyons sur un article de Morikawa Hajimé qui retrace les débuts de la réception des Pensées au Japon. Voir Morikawa Hajimé, « L'influence de la pensée pascalienne chez un protestant japonais : Koh Yuki », in Pascal Port-Royal Orient Occident, Actes du Colloque de l'Université de Tokyo 27-29 septembre 1988, Paris, Klincksieck, 1991, p. 231-236.

4 Cf. Alexandre Vinet, Études sur Blaise Pascal, édition augmentée de fragments inédits publiée avec une préface et des notes par Pierre Kohler, Lausanne, Payot, 1936.

5 Uemura Masahisa, Traité général de la vérité『真理一般』, Tokyo, Keiseisha, 1884.

6 Le Traité général de la vérité n' indique pas l' édition sur laquelle il s' appuie. Il peut s'agir de l'édition de Faujère (1844) ou Havet (1852-1866).

7 Nishida Kitaro, Étude sur le bien『善の研究』, Tokyo, Kodokan, 1911.

8 Miki Kiyoshi, Études de l’être humain chez Pascal『パスカルにおける人間の研究』, Tokyo, Iwanamishoten, 1980 (1926).

9 Voir J. Mesnard, « L'interprétation des variantes des Pensées par la méthode de double lecture de Yôichi Maëda », dans Les Pensées de Pascal, 3e édition, Paris, SEDES, 1993, p. 384-388.

10 Pascal, Pensées et Opuscules, publiés avec une introduction, des notices et des notes par Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1946.

11 Mori Arimasa, Sur les fleuves de Babylone『バビロンの流れのほとりにて』, Tokyo, Chikumashobo, 1968 (1957), p. 6.

12 S. 460, p. 324-325.

13 Pour l'histoire de la réception des Pensées et du « roseau pensant » au Japon, nous renvoyons à l'article de Kawano Yoko河野洋子, « L'arrière-plan et la genèse de l'expression : Roseau Pensant »[常套句「考える葦」が生まれた背景と経緯], Études humaines d'Éducation clinique『臨床教育人間学』, n°7, Université de Kyoto, 2005, p. 21-22.

14 Cf. Une vie pour le Karaté『空手バカ一代』, vol. 2, écrit par Kajiwara Ikki梶原一騎, illustré par Tsunoda Jiroつのだじろう, KC comics, Tokyo, Kodansha, 1973.

15 Kojima Kazushi小島一志 et Tsukamoto Yoshiko塚本佳子, Biographie de Masutatsu Oyama『大山倍達正伝』, Tokyo, Shinchosha, 2006.

16 Ibid., p. 88.

17 Ibid., p. 105.

18 Ibid., p. 317-327.

19 S. 618, p. 403.

20 Pascal, Les Pensées, présentation par Dominique Descotes, note sur l'édition, notes, chronologie, bibliographie, table de concordance et glossaire par Marc Escola, texte établi par Léon Brunschvicg, Paris, Flammarion, 2015, p. 51, note 2.

21 S. 145, p. 107.

22 « Subdivision possible d'un discours sur l'Homme, comme les S. 230 (H. 9), S. 231 (S. 3) et éventuellment ([H] 13) » remarque Gérard Ferreyrolles dans sa présentation. (Voir Les Pensées, présentation et notes par Gérard Ferreyrolles, texte établi par Philippe Sellier d'après la copie de Gilberte Pascal, Paris, Librairie Générale Française, 2000 [1670], p. 160, note 1).

23 S. 231 et 232, p. 171.

24 Nouveau manuel de langue japonaise, Première année, vol. 2『新生国語読本1下』, dirigé par Hatano Kanji, Tokyo, Fuzambo, 1950.

25 Shiokawa Tetsuya, « Pascal au Japon »「日本におけるパスカル」, dans Pensées sur Pascal『パスカル考』, Tokyo, Iwanamishoten, 2003, p. 281-296.

26 Shiokawa Tetsuya, art. cité., p. 284-285.

27 Tanabe Tamotsu, Pascal de nos jours『パスカルと現代』, Tokyo, Kinokuniyashoten, 1981, p. 176.

28 Laurent Susini, L'Écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l'œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 167.

29 J. Mesnard, « Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous forme de fragments ? », La culture du XVIIe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 364.

30 Michel Le Guern, Études sur la vie et les Pensées de Pascal, Paris, H. Champion, 2015, p. 209-210.

31 J. Mesnard, art.cité., p. 366.

Bibliographie

Les Pensées de Blaise Pascal

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, Les Pensées, présentation et notes par Gérard Ferreyrolles, texte établi par Philippe Sellier d’après la copie de Gilberte Pascal, Paris, Librairie Générale Française, 2000.

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Autres références

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Pour citer ce document

Shintaro Suzuki, «Réflexions sur la réception des Pensées de Pascal au Japon à travers le « roseau pensant »», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, La traduction du savoir et ses méthodes, Transferts culturels : arts du spectacle et philosophie, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/485-reflexions-sur-la-reception-des-pensees-de-pascal-au-japon-a-travers-le-roseau-pensant.

Quelques mots à propos de :  Shintaro  Suzuki

Tohoku University