Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
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Texte intégral
[Figure 1. Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cyborgs dans la brume, 2012.]
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1 Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cyborgs dans la brume, 2012 : Cyborgs d...
1Lors du repérage du film Cyborgs dans la brume1 nous visitons le quartier de la gare RER de Saint-Denis. Au numéro 72 de la rue Charles Michel, nous découvrons la Villa Coignet, une maison d’apparence quelconque, entourée d’un jardin à la pelouse folle. On la remarque à peine, tant elle semble faire corps avec le quartier. Les fenêtres du rez-de-chaussée ont été fermées par des parpaings. Celles des étages supérieurs, depuis longtemps privées de vitres ou de volets, restent ouvertes à tout vent, laissant le regard plonger dans un intérieur sombre, où l’œil ne distingue rien. Il est difficile de soupçonner que cette construction est inscrite au titre des monuments historiques. La villa est laissée à l’abandon depuis son rachat par une usine de farine animale. Nous apprenons que ce fut la première maison construite en béton du sol jusqu’au plafond en 1850 conçue comme un « monument universel » par Francois Coignet, industriel et chimiste. Alors que celui-ci produisait du noir animal, c’est-à-dire de la colle forte à base de gélatine d’os, il perfectionna son invention et mit au point un mortier qui devient dur comme de la pierre : ce fut le premier béton aggloméré. Francois Coignet, théorise la manière dont le monde pourrait être réorganisé à partir de ce nouveau matériau de construction qu’il considère comme le matériau de l’utopie. Il développe sa théorie dans un livre publié en 1862, Emploi des bétons agglomérés pour fortifications, ponts, digues, voûtes, aqueducs, chemins de fer, travaux à la mer, pierres artificielles. Il y prédit l’avenir du matériau tel qu’on le connaît aujourd’hui : une poudre universelle.
2Comme la pierre en poudre, l’histoire de la Villa se dissémine dans ses alentours. Entourée d’entreprises du numérique, de centres de stockage et de cultes évangélistes, la Villa fut longtemps la propriété de l’usine Saria une industrie européenne de farine animale, retrouvant ainsi l’origine du béton aggloméré par Coignet. Un extrait de la vidéo de Cyborgs de la brume montre les carcasses, le sang, les viscères qui sont transformés en farine tandis qu’une voix off explique le processus : « On obtient un matériau stable qui est ensuite revendu comme aliment pour bétail. Cette valorisation permet de réduire le coût des déchets d’animaux et se répercute sur le coût de la viande. » Il y a effectivement un risque de cannibalisme et de mutation à faire (en faisant) manger aux animaux leurs propres déchets… Désormais, deux types de farine se présentent : la farine à haut risque et la farine à bas risque. Dans la farine à haut risque, on met la colonne vertébrale, le cerveau, la moelle épinière, les animaux suspects…
Traquer l’image impossible
[Figure 2. Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, World Brain, 2015.]
3C’est en sondant le périmètre de la maison que nous sommes en mesure de recoller les morceaux de son histoire éparpillée. Le film Cyborgs dans la brume relie un gigantesque centre de données ultra-sécurisé, une usine de farine animale, des entrepôts quasi-automatisés et des églises évangélistes, autant de lieux aussi improbables qu’invisibles car difficiles d’accès. En créant un laboratoire de recherche, par un acte qui pourrait être une sorte de fiction minimale, nous inventons des liens signifiants entre ces forteresses impénétrables. Cela nous a également incité à dédoubler nos recherches par l’utilisation de sources complémentaires telles que des archives, des plans, des images satellites et des films trouvés sur internet qui viennent combler le vide d’une tâche aveugle et les manques d’espaces eux-mêmes devenus aveugles.
4Pour réaliser le film Le Terrier, nous avons amassé pendant des années des vidéos en ligne qui donnaient à sentir la fluidité de l’information circulant dans les data centers. Nous avons collecté en particulier des travellings dans les allées, lorsque nous parvenions à les obtenir en haute définition, dont le rythme lent rendait parfaitement ce sentiment. Ce mode opératoire n’est pas anodin : les data centers sont des lieux interdits au public et hautement surveillés. Peu d’images en sortent, seuls existent quelques films réalisés par des publicitaires ou des agents de maintenance. Les travellings que nous trouvions étaient souvent trop courts et accélérés et nous avons dû procéder à des recherches dans toutes les langues et à travers les multiples plate-formes de diffusion. En parallèle, nous avons également tenté d’obtenir des autorisations pour aller filmer directement dans ces lieux. Le Terrier se présente comme un montage de ces séquences vidéo composé de plans hétérogènes. Il montre les rouages d’immenses usines cachées, comme des cathédrales souterraines, où sont enfouies des données plus ou moins secrètes. Nous avons voulu donner la sensation d’être propulsé d’un point à l’autre du globe en quelques millisecondes, au sein d’une immense machinerie, comme à l’intérieur d’un organisme. Ce film est une référence au Terrier de Franz Kafka (Der Bau, 1923) qui raconte à la première personne, sur plusieurs dizaines de pages, le point de vue d’une taupe parcourant en tout sens le terrier qu’elle a construit.
Tisser / remonter
[Figure 3. Tracking automatisé pour élevage informatisé de vaches en série.]
5Lors de l’événement Les Rencontres 2017 dans la Drome, j’ai donné une conférence assise au centre d’un troupeau de brebis laineuses, le public étant lui-même mélangé aux brebis. J’ai présenté l’installation Le Monde comme entrepôt de livraison que je co-réalise avec Stéphane Degoutin.
6Cette installation parle des gigantesques usines à nourrir les humains, qui obéissent à une productivité croissante pour faire face à une concurrence de grande échelle. On y voit des élevages équipés de machines automatisées gérant l’accumulation des bêtes, ce qui pose quantité de problèmes d’hygiène et de bien-être. Les bêtes ne réagissant plus comme elles le devraient. Elles finissent par perdre la tête. Les fermes sont désormais équipées d’une multitude de robots, capables de réaliser des tâches variées, limitant l’intervention humaine au minimum. Dans des hangars à perte de vue, sous une lumière artificielle, le robot Souknic fait bouger les volailles. Ou encore Octopus, le dresseur de ponte, qui surveille, désinfecte et détend les animaux. LiSa, abréviation de « LifeSafe » contrôle les maternités des truies dans les porcheries. Emily distribue la paille. Lely Juno ramène continûment les aliments vers le bétail. D’autres robots libèrent des phéromones anti-stress. Manipulator, Gripper, Easy Path, automatisent toute sorte de déplacements et peuvent aussi guider les animaux à destination, jusqu’aux robots aspirateurs dans des camions-abattoirs. L’application CowControl, une interface de gestion et de contrôle de tous les paramètres de transformation d’un élevage, ramène l’humain dans la boucle, mais d’une façon déportée, car ce dernier entre en contact avec les animaux par un casque de réalité virtuelle.
7On peut s’interroger sur cette relation bête/machine amenant un rapport désincarné, qui nous protège sans doute de nos affects. Désaffecté, pourrions-nous ainsi dire, comme ces usines qu’on pourrait laisser ensuite à l’abandon, n’étant plus investies par une quelconque empathie humaine.
8Le Monde comme entrepôt de livraison analyse les systèmes de gestion des animaux d’élevage. Montée sous forme de triptyque, la vidéo produit des parallèles avec d’autres contextes de production, révélant des mécanismes communs, procédant manifestement d’une logique identique, à l’œuvre dans les centres de stockages automatisés dédiés à la distribution de produits manufacturés ou de données. Les bras automatisés de l’entreprise Kuka Robotics prélèvent, emballent et déplacent des paquets. Ils servent à l’aérospatial comme au dépeçage des bêtes. Des robots caressent les bêtes pour les cajoler, ressemblant à s’y méprendre à ceux qui assistent les derniers moments des êtres humains dans des maisons médicalisées pour personnes âgées.
2 Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Paris, Seuil, 2013, p...
Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des animaux. On doit voir en eux les « laboratoire nutritifs » où s’élaborent les composés organiques nécessaires à notre subsistance.2
Nous avons collecté pas loin de mille séquences extraites de vidéos trouvées pour recomposer le puzzle des lieux de fabrication. Ces milles morceaux récupérés, tissés ensemble, racontent cette forme de dépeçage des lieux, des tâches et des bêtes. Mille morceaux comme mille et une histoires racontant les machines à s’occuper et à élever. Des drones surveillent les troupeaux dans des fermes de taille démesurée.
9Les animaux sont décomptés par des appareils pour les suivre en permanence via des interfaces de tracking, de détection, de triage, de transport et de dépeçage, les prenant en charge de la naissance à la mort, en passant par la reproduction.
10Les fermes animales, comme les centres de stockage plus ou moins automatisés, imposent également une architecture spécifique. Leur architecture dénonce leur infrastructure autant qu’elle l’incarne. Elle est devenue le système lui-même. Elle représente l’architecture même d’une organisation, le symbole de la disparition programmatique de l’humain. Tout est aujourd’hui en place pour faire disparaître le travail humain. L’installation montre le machinisme à l’œuvre comme une force tranquille agissant à notre place. Le fantasme de l’automatisation : le stockage auto-géré par des machines et l’auto-régulation de toutes les circulations. C’est l’efficacité impérative qu’imposent les régimes de productivité. Les architectures-organismes deviennent des machines à nourrir, à transporter, à élever, à gérer, à faire naître et mourir les humains et à s’occuper bientôt aussi, qui sait, de leur reproduction.
11Les stocks s’orchestrant automatiquement deviennent spectaculaire. Ce sont des espaces tellement organisés qu’ils procurent une impression de rangement excessif suscitant le sentiment d’être immergé dans la tête d’un psychopathe obsessionnel, qui passerait son temps à ranger en trois dimensions pour contrer le désordre d’un monde devenu fou. Les machines animales, dans leur harmonie apparente, s’emballent par excès d’ordre, libérant leur pulsion cannibale, maladive. Des porcs entassés dans ces hangars s’entre-dévorent par promiscuité. Il faut leur administrer leur dose quotidienne d’hormones pour les apaiser.
12À la vue de ces images, on en vient à se demander s’il existe un ailleurs à cet ordre impeccable, où chaque millimètre, chaque seconde, semble minutieusement sous contrôle. Existe-t-il d’autres systèmes, en dehors de la marchandisation de nos existences ?
Remontage, croisement, circulation
[Figures 4 et 5. Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Le monde comme entrepôt de livraison, 2017.]
13Nous utilisons des images publicitaires produites pour vendre des machines d’automatisation des stocks, des robots de manutention, ou encore des machines de soin dans les hôpitaux. Nous opérons un déplacement de ces images en les transportant dans un autre récit où nous ne proposons pas de vendre des machines, mais racontons l’histoire d’une ville composée de centres de stockage. Une fois replacé dans un autre contexte, le morceau cité ne dépend plus de sa matrice originelle. Il est devenu une matière première filmique, que nous réutilisons pour produire une nouvelle matière. Dans notre montage, nous tirons parti néanmoins de la tonalité originelle de cette matière première, même si elle participe à un nouveau discours.
14La foudre serait la colure où gît la fiction. Celle qui donne vie aux morceaux par un nouveau souffle. Tout film ne serait-il pas un film Frankenstein ? À la manière du héros du livre de Mary Shelley qui récupère les membres des cadavres de différents corps dans les cimetières qu’il anime avec l’électricité, il s’agit de créer une nouvelle créature et (de) la faire émerger. De ce collage improbable, naît un film-monstre composé d’organes disparates à partir de matériaux communément dits de found footage trouvés sur le réseau. L’agencement des morceaux provenant d’autres sources donne une seconde vie aux éléments récupérés par le biais du montage. Cette pratique de reprise s’est banalisée avec l’émergence d’internet car les techniques actuelles décuplent les possibilités de collecter comme de remonter les films entre eux.
15Monter revient à affecter aux éléments leur meilleure place. On peut voir le montage d’un film dans un logiciel de montage numérique comme la succession de chaque plan organisé dans une chronologie. Tout monteur à sa table de montage éprouve une impression de satisfaction quand les plans ordonnancés font raccord. Articuler les extraits des vidéos du Monde comme entrepôt de livraison nous a donné l’impression de faire corps avec notre sujet de façon organique : nos actes rappelaient ceux des allées robotisées, ordonnançant un espace, les plans des rangées mobiles qui permutaient des caisses coïncidant directement avec l’acte de déplacement des plans dans la table de montage. Le montage du film, qui visait à recréer un entrepôt de taille démesurée composé de la somme des entrepôts de la planète, produisait ainsi une mise en abîme au geste de monter le film.
16Esthétiquement cette machinerie-bâtiment-stock engendre une fascination qui nécessite de ne pas perdre sa dimension critique autant dans la réalisation des films que dans leur diffusion. Nous avons ainsi volontairement disposé les films de manière à suggérer la distance critique nécessaire face à leur contenu. Les films sont projetés via trois projecteurs accrochés au plafond de la Salle des pendus du Musée de la Mine de Saint-Étienne. Les chapitres sont projetés sur trois écrans de Plexiglas blanc suggérant un aspect réflexif. La taille des projections est calculée en fonction de ce que le regard peut embrasser lorsqu’on se tient debout. Les spectateurs regardent les images d’en haut, libres d’en discuter entre eux.
17Les films répandus sur les réseaux absorbent par ailleurs de plus en plus de temps et d’attention (le temps du spectateur) aussi bien pour dénicher les films (de plus en plus nombreux) que pour les visionner. Dans le jargon des échanges de pair à pair sur les réseaux BitTorrent, les films échangés sont décrits comme des denrées qu’on s’envoie, nourrissant le réseau (seeder) ou l’aspirant (leecher), à l’instar des vampires et des cannibales. De ces échanges de chair émergent de nouvelles postures engendrant de nouveaux monstres. L’industrie du cinéma a été l’art de produire du monstrueux autant dans la manière de faire des films que dans les sujets abordés. On peut penser dans le cinéma fantastique à des films comme Nosferatu, Vampyr, Momie, Terminator, jusqu’aux films d’horreur. La figure du monstre renvoie au corps représenté au cinéma qui a été souvent le fruit de l’assemblage de membres disparates depuis sa naissance (acteurs / doublures) et dont le cinéma néoréaliste italien a fait émerger des « êtres composites » en synchronisant la voix d’un acteur sur le corps d’un autre. Enfin la réalisation du film s’appuyant sur un ensemble de métiers et de compétences spécifiques repose sur des corps différents donnant naissance à des hybrides tant du point de vue du film lui-même que de sa fabrication.
Le zombie
18Le zombie au cinéma sert à nous rappeler combien nous rêvons de ce besoin de dévorer, de manger. Il s’agit d’une métaphore, d’un glissement. Faire glisser les pratiques de la reprise du found footage au cinéma, dans celui d’une culture anthropophage. Il y a d’une part le besoin de manger, de dévorer, en amassant les films déjà faits, dans une quantité défiant notre propre capacité à les digérer, et d’autre part la volonté d’absorber d’autres cultures et d’autres styles. Dévorer des films est devenu notre quotidien. Nous absorbons des quantités de films, d’images, de sons.
19Ce déferlement audiovisuel peut être considéré comme un nouvel espace partagé car relevant de matériaux communs. À qui appartiennent-ils ? Comment les citer ? Du lieu commun du film, le film devient bien commun, un possible espace public. Dépeçage et consommation du corps des victimes, dévoreurs et dévorés. Le morceau est toujours vivant. Les films cités s’incarnent dans le nouveau film, ils se prolongent. Tout mort engendre un spectre dans la mesure où il possède un corps.
20Ainsi les pratiques sur les réseaux internet font de la reprise, de la citation, de la compilation une nouvelle forme d’écriture consistant à remettre en circulation et à rejouer. Ces reprises transforment les films originaux, voire les absorbent, en changent radicalement la nature en les métamorphosant. Peut-on parler d’une forme de cannibalisme de réalisateur ? On dit d’un humain cannibale qu’il mange sa propre espèce. Lorsque qu’un réalisateur utilise des films déjà faits pour en réaliser d’autres peut-on parler de cannibalisme, d’anthropophagie de cinéaste ? Un cinéma anthropophage, un cinéma qui se mange lui même ?
21L’image permet de greffer une rêverie, de construire une pensée. Ce sont des images qui ont parfois perdu leurs auteurs et qui ont un statut controversé. On pourrait dire de certaines qu’elles appartiennent à tous, tant elles ont hantées nos esprits. Elles l’ont colonisés comme un virus. Comment les comprendre, les analyser, les retrouver ? Peut-être, les investissant de notre rêverie, pourrait-on s’émanciper à travers elles et prolonger nos rêves, les emmener au-delà des images ?
Notes
1 Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cyborgs dans la brume, 2012 : Cyborgs dans la brume est un projet qui comprend un film, une installation sonore, des tirages photographiques et un livre. Cyborgs dans la brume présente le Laboratoire LOPH (Lutte contre l’Obsolescence Programmée de l’Homme) autour d’un territoire situé à l’ouest de la ville de Saint-Denis et centrée sur la Villa Coignet, première maison au monde entièrement construite en béton.
2 Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Paris, Seuil, 2013, p. 223.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Gwenola Wagon
Artiste-chercheure - Université Paris 8