La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015

Anna Saignes

Eros en antiutopie

Initialement paru dans : Éléonore Reverzy, Romuald Fonkoua, Pierre Hartmann (dir.), Les Fables du politique des Lumières à nos jours, Presses Universitaires de Strasbourg, 2012, coll. “Configurations littéraires”

Texte intégral

1S’il est une famille de fictions dont le caractère politique apparaît d’emblée, c’est bien celle des fictions dites « anti-utopiques » ou d’« anticipation politique ». L’intrigue amoureuse est pourtant rarement évincée de ce type de fictions. Au contraire, elle en est un ingrédient habituel, aussi bien dans la littérature qu’au cinéma. Le motif du couple d’amants défiant l’Etat totalitaire, qui, de son côté, s’emploie activement à défaire (ou mieux : empêcher) tout lien amoureux, en constitue souvent même la trame narrative. La rencontre amoureuse accompagne généralement la prise de conscience par le héros de son aliénation, provoque un sursaut d’individualisme et entraîne un mouvement de révolte. L’amour est une forme de dissidence. Pensons à D-503 et I-330 dans Nous autres d’Evgueni Zamiatine, Maria et Freder Fredersen dans Metropolis de Fritz Lang, Winston et Julia dans 1984 de George Orwell, James et Kathryn dans L’Armée des 12 singes de Terry Gilliam, parmi tant d’autres. Comment faut-il comprendre la relation entre l’intrigue politique et l’intrigue amoureuse ? Y en a t-il seulement une ? Après tout, l’insertion d’une histoire d’amour dans la description d’une société totalitaire n’est peut-être qu’un moyen pour rendre romanesque un sujet qui, au fond, ne l’est pas. Le lien entre l’amour et la politique, dans les fiction de ce type, est sans doute plus profond : en effet, il y a quelque chose de foncièrement anti-totalitaire dans la relation amoureuse. Parce qu’elle suppose une forme d’exclusivité naturellement opposée au collectivisme caractérisant l’imaginaire de la cité infernale du futur ? Parce que l’amour a à voir avec l’intime, et suppose ainsi une sphère de l’expérience humaine jusqu’à laquelle l’Etat parvient difficilement à étendre ses tentacules ?

  • 1 Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. B. Cauvet-Duhamel, Paris, Gallimard, 1...

  • 2 Ma contribution doit beaucoup à l’essai de Claude Lefort consacré à 1984, «...

2En vérité, les enjeux du motif des amants dissidents dans la fiction anti-utopique sont plus complexes. C’est ce que je vais tenter de montrer en prenant comme exemple le roman d’Evgueni Zamiatine, Nous autres1. Non seulement les enjeux de l’Eros en anti-utopie y sont particulièrement lisibles mais, qui plus est, ce roman constitue une véritable matrice pour un certain imaginaire socio-politique et, partant, pour toute une compréhension du phénomène totalitaire que d’autres fictions, inspirées de celle de Zamiatine, ont perpétuée tout au long du XXe siècle. Orwell, on le sait, connaissait bien Nous autres et a soutenu que Huxley s’en était fortement inspiré pour son Brave New World2.

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  • 3 Pour plus de commodité nous dirons désormais Nous, même si le titre de la t...

  • 4 « Благодетель ».

  • 5 Ces constructions en verre font référence, sur le mode ironique et polémiqu...

  • 6 Nous, p. 34 (« всякий из нумеров имеет право — как на сексуальный продукт —...

  • 7 Nous, p. 16 (« что мы думаем », p. 6).

3Né en 1884, ingénieur de formation, Evgueni Zamiatine s’est rallié à la révolution en 1917, mais n’a pas tardé à prendre ses distances envers le régime auquel celle-ci a ouvert la voie. Pour Zamiatine, en effet, un art révolutionnaire est un art qui ne cesse d’expérimenter, et non le réalisme des écrivains prolétariens. Or, dès 1920, Zamiatine comprend la nature profonde de ce qui est en train de se passer. Il le raconte dans un bref roman intitulé Nous3, peinture d’une société collectiviste d’où l’individualisme et la liberté sont bannis, dirigée par un Bienfaiteur4 au crâne chauve. Nous autres est généralement lu comme un pamphlet sur l’URSS et sur Lénine, ainsi que comme un roman sur l’hypertrophie de l’Etat et de la technique. On peut toutefois l’aborder aussi comme une anti-utopie, c’est-à-dire la peinture d’une cité imaginaire, hermétiquement close sur elle-même — un Mur Vert l’entoure que nul n’a le droit de franchir — présentée d’emblée comme idéale et qui, peu à peu, révèle son véritable et monstrueux visage. En effet, le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir que sous ses dehors parfaits (d’après le narrateur qui y habite), c’est un univers cauchemardesque. Les hommes, qu’on appelle désormais « numéros », y sont désignés par des matricules, et portent tous le même uniforme. Toutes les constructions sont en verre5, ce qui expose en permanence chaque « numéro » aux regards des autres. L’emploi du temps des habitants de cette cité est réglé à la minute près. L’Etat contrôle tout, y compris la sexualité : les laboratoires du « Bureau Sexuel » évaluent scientifiquement les besoins, en la matière, de chaque numéro, et lui attribuent, en fonction des résultats, un certain nombre de rapports sexuels hebdomadaires, d’une durée d’une heure, avec la personne de son choix, auprès de laquelle il convient simplement de s’«  inscrire » à l’avance. La « Lex Sexualis », en vigueur depuis 900 ans, stipule en effet que « n’importe quel numéro a le droit d’utiliser n’importe quel autre numéro à des fins sexuelles »6. D503 est le personnage central du roman, ainsi que le narrateur car Nous autres a la forme d’un journal intime. C’est un ingénieur qui supervise la construction d’un vaisseau spatial et il se présente au lecteur comme un homme pleinement heureux, définitivement convaincu de vivre dans un monde parfait. Selon ses termes, ce n’est d’ailleurs pas un journal intime qu’il entreprend, mais une « chronique scrupuleuse », dans laquelle il entend parler au nom de tous ses concitoyens (dire « ce que nous autres nous pensons »7), car dans cette cité idéale il n’y a aucune place pour la subjectivité. Une fois le vaisseau spatial achevé, il emportera vers d’autres planètes ce témoignage sur la Cité Parfaite.

  • 8 « дополнительнaя прогулкa ».

4Dès les premières pages, le lecteur apprend que D-503 a une partenaire sexuelle favorite, O, dont le matricule est à l’image des formes arrondies. Dès la deuxième note pourtant — le journal est subdivisé en « notes » —, D-503 est détourné de son projet de « chronique scrupuleuse » par la rencontre de I-330 à l’heure de la « promenade complémentaire »8. Cette rencontre bouleverse sa vie et son adhésion à l’idéologie officielle, en même temps qu’elle transforme la » chronique scrupuleuse » de la vie de l’Etat Unique en… journal intime. D n’est désormais plus capable de dire « ce que nous pensons » et il utilise les pages blanches de son carnet pour raconter les tourments que lui cause la passion. Le projet initial d’une énonciation collective et objective, sous le signe du « nous », auquel fait écho le titre, se trouve rapidement débordé par l’individuel et le subjectif, sous le signe du « je ». A l’origine de tous ces bouleversements, il y a la femme.

2.

5Ce n’est pourtant pas sous l’influence des idées de I, que D change du tout au tout. Certes, I-330 est elle-même une rebelle. Elle pousse D-503 à accomplir une série d’actes hautement illicites : absence au travail, escapade hors du Mur Vert qui ceint la ville et qu’il est rigoureusement interdit de franchir, consommation d’alcool et de tabac, rapports sexuels en dehors des créneaux autorisés, tentative de détournement du vaisseau spatial pour finir… . Mais D n’est pas vraiment un homme d’idées. Ce sont ses sentiments et surtout son désir qui le transforment : désormais, il veut I pour lui tout seul, et à côté de ce désir, il n’y a rien qui compte. C’est la relation amoureuse elle-même qui est subversive, parce que, générant un désir d’exclusivité, elle décollectivise et désocialise. Les leaders de l’Etat Unique le savent d’ailleurs fort bien et c’est pour désamorcer le sentiment amoureux qu’ils ont crée le « Bureau Sexuel » et mis en place un système où n’importe quel « numéro » peut, s’il en fait la demande, « utiliser à des fins sexuelles » n’importe quel « numéro » du sexe opposé. La réalisation immédiate du désir est censée prévenir toute naissance du sentiment amoureux. Les dirigeants de l’Etat Unique présentent d’ailleurs ce système sous un jour philanthropique, comme destiné à mettre fin à la souffrance, en supprimant une de ses principales causes :

  • 9 Nous, p. 34 (« И то самое, что для древних было источником бесчисленных глу...

Ce qui, pour les anciens, était une source inépuisable de tragédies ineptes, a été transformé par nous en une fonction harmonieuse et agréablement utile à l’organisme.9

6Le coup de foudre de D-530 pour I-330 prouve pourtant que le système n’a pas réussi à éradiquer l’amour. Même s’il peut très facilement « s’inscrire » auprès de I-330 et donc l’utiliser à des « fins sexuelles », D-503 la veut désormais pour lui tout seul et éprouve pour la première fois les affres de la jalousie, lorsqu’il apprend qu’I-330 s’est « inscrite » avec un autre. Lui-même se désintéresse complètement de O-90. En un mot, la rencontre amoureuse ébranle en profondeur son sens du collectif.

  • 10 Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », in L’Invention dé...

7La relation amoureuse, rencontre du corps de l’autre, rencontre d’un autre corps, entraîne ainsi littéralement une désincorporation du vaste corps social que composent les citoyens de l’Etat Unique. Cet Etat est, en effet, sous-tendu par une représentation du social comme un gigantesque corps-machine, en beaucoup de points conforme à l’imaginaire du social caractéristique du totalitarisme que décrit Claude Lefort dans « Image du corps et totalitarisme »10. Au tout début du roman, D-503 est d’ailleurs très heureux de se concevoir comme pièce d’un gigantesque corps-machine, dans lequel il s’engloutit avec délices.

  • 11 Nous, p. 26 (« […] Часовая Скрижаль каждого из нас наяву превращает в стал...

[…] les Tables des Heures, elles, ont fait de chacun de nous un héros épique à six roues d’acier. A la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l’auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil.11

8Ailleurs, il parle encore avec émotion de

  • 12 Nous, p. 14, (« единый мощный организм », p. 14).

notre puissant et unique organisme12,

9et, tout au long du roman, il se réjouit d’être « un de », « un parmi »… L’Etat Unique s’efforce obstinément de nier autant que possible la multitude et l’organicité des corps individuels. Vêtus d’uniformes tous identiques, les hommes sont non seulement tous semblables, mais ils se confondent avec le décor, ce ciel toujours immaculé grâce à la Tour accumulatrice qui absorbe les nuages :

  • 13 Nous, p. 19, « (« Блаженно-синее небо, крошечные детские солнца в каждой и...

Le ciel magnifiquement bleu, les minuscules soleils dans chacune de nos plaques, les visages non obscurcis par la démence des pensées, tout semblait fait d’une seule matière lumineuse et souriante.13

10Sur ce fond « d’une seule matière », seules les formes des corps permettent de distinguer les « numéros » les uns des autres, mais ces formes leur dénient également toute organicité, dans la mesure où elles les réduisent à des signes abstraits : I, fine et tranchante se réduit à la lettre I ; O, toute en rondeurs, à la lettre O… La « Machine du Bienfaiteur », dont ce dernier se sert pour exécuter publiquement les opposants, exprime parfaitement cette incompatibilité foncière entre le corps individuel et le phantasme de l’organisation totale : la machine est un cube en verre où, une fois enfermés, les opposants se transforment instantanément en quelques gouttes d’eau. C’est seulement contre les corps individuels et organiques que peut se constituer le fantastique corps-machine, où les individus deviennent de petites machines composant la grande machine. Mais dès qu’Eros entre en scène, l’énorme corps-machine se révèle être un géant aux pieds d’argile.

  • 14 Nous, p. 19 (« дополнительную прогулку », « сотни, тысячи нумеров, в голуб...

11Eros permet à D-503 de découvrir un tout autre corps, individuel et organique à la fois, ou plutôt, une multitude de corps, individuels et organiques à la fois : celui de I, le sien propre, et ceux de tous les autres citoyens de l’Etat Unique. La rencontre de I entraîne immédiatement la prise de conscience de ce que chaque corps a en propre, et le texte le dit on ne peut plus clairement. Alors que D savoure sa « promenade complémentaire », et se délecte d’être un parmi « des centaines, des milliers de numéros, en unifs bleuâtres » qui marchent « en rangs mesurés, par quatre, en marquant triomphalement le pas »14, la vue de I suffit pour que le corps social se disloque, et, avec lui, le bonheur de l’engloutissement dans l’être–ensemble. La différence revient au galop dans le grand corps indifférencié et cette différence est d’abord différence des corps. Le regard de D sur les autres corps change comme sous l’effet d’une baguette magique :

  • 15 Nous, p. 21 (« Направо от меня — она, тонкая, резкая, упрямо-гибкая, как х...

A ma droite, j’avais l’inconnue, fine, tranchante, souple, comme une cravache, I-330 (j’aperçus son numéro) ; à ma gauche, O, tout à fait différente, toute en rondeurs, avec le pli charnu qu’ont les enfants au poignet. A l’autre extrémité se trouvait un numéro mâle, ressemblant à la lettre S et comme replié sur lui-même. Nous étions tous différents...15

12En même temps, le signe auquel se réduit l’individu devient expression de cela même que chaque individu a en propre : les formes fines et tranchantes de I, les rondeurs généreuses de O. Qui plus est, cette découverte des corps des autres, sous l’effet de la découverte du corps d’une autre, permet aussi à D de voir son propre corps comme un autre, « clairement, distinctement, consciemment » :

  • 16 Nous, p. 69/70 (« Я — перед зеркалом. И первый раз в жизни — именно так, п...

Je suis devant un miroir et, pour la première fois de ma vie, je dis bien, pour la première fois de ma vie, je me vois clairement, distinctement, consciemment, et me regarde avec étonnement, comme si j’étais « lui », un autre. Il est là : les sourcils froncés et noirs, dessinés suivant une droite, au milieu, il porte comme une cicatrice, une ride verticale — je ne me rappelle plus si je l’avais avant [...] Il semble que je n’aie jamais su ce qu’il y avait, de l’autre côté, qui semble à la fois si proche et infiniment loin. Je me regarde, je le regarde, et sais que cet étranger aux sourcils en ligne droite m’est inconnu. Je le rencontre pour la première fois. Le vrai moi, ce n’est pas lui.16

13En même temps qu’il s’unit au corps de I, en même temps qu’il se désincorpore du monstrueux corps-machine, D-503 renonce à « écrire ce que nous pensons », c’est-à-dire à l’énonciation collective et objective, placée sous le signe du même, et revient à une énonciation nettement moins révolutionnaire à tous les sens du terme, sous le signe de l’individuel et du subjectif. C’est bien l’expérience de l’altérité des corps qui permet au « je » d’exister. Telle est la surprise de l’amour.

3.

14L’histoire d’amour se termine mal. I-330 se fait fuyante et de plus en plus énigmatique. D découvre dans la chambre de sa bien-aimée plusieurs petits papiers roses portant des numéros inconnus. Après la tentative avortée d’enlèvement de l’Intégral, le vaisseau spatial, il se retrouve plus seul que jamais. Il finit par aller se confesser au Bienfaiteur et se soumettre à la Grande Opération, qui consiste en une suppression du « centre de l’imagination » (центр фантазии). Il peut ainsi regarder, sans la moindre émotion, I torturée jusqu’à ce que mort s’en suive. Est-ce parce que, comme le dit la chanson, « les histoires d’amour finissent mal, en général » ? Est-ce parce que le système de l’Etat Unique est plus fort que tout ? Il me semble que la fiction n’invite pas à voir dans l’échec concomitant de l’histoire d’amour et de la révolte, une preuve de l’efficacité du système policier, ni même celle de la force de persuasion idéologique de l’Etat Unique. L’analyse, sans concepts pourtant, de la soumission au système totalitaire est bien plus subtile. La fiction laisse en effet entendre assez clairement que l’attirance éprouvée par D pour I, n’est pas totalement étrangère à ce qui fait de D, au début et à la fin de la fiction, un numéro heureux de l’être. Il est possible alors de lire Nous non plus comme le récit du dernier soubresaut d’un individu avant son anéantissement définitif en tant qu’individu, mais comme celui d’une soumission parfaitement linéaire à la tyrannie.

  • 17 « тонкая, резкая, упрямо-гибкая, как хлыст »

  • 18 Nous, p. 18, (« круглая,пухлая складочка на запястье руки -- такие бывают ...

15Tout d’abord — on l’aura remarqué dans les extraits cités ci-dessus — I a quelque chose de viril qui incite le lecteur à la méfiance, dès le début. D la décrit d’emblée, et de façon récurrente, comme « fine, tranchante, souple comme une cravache »17. Les formes de son corps signifient la blessure et la violence : ses dents sont pointues, ses sourcils forment un angle aigu, ses yeux vrillent, ses cils maintiennent à distance comme des lances. Même la lettre qui la désigne, I, renvoie à la dimension virile du personnage. Si elle propage bien des idées subversives, son appel à la révolte coïncide mal avec les formes de son corps, qui évoquent nettement la tyrannie. Or, ce sont bien les formes de son corps qui fascinent D. Ce sont les formes de I qui effacent immédiatement de son esprit celles de sa partenaire sexuelle préférée jusque-là, O, qui est, elle, comme son matricule l’indique, à l’extrême opposé de I, toute en rondeurs, avec un « repli rond au poignet comme en ont les enfants »18. Entre faire l’amour et mettre à la torture, il y a d’ailleurs une curieuse affinité. Si sa passion pour I est source de tortures morales pour D dès le début, la dernière note du roman met en évidence la relation étroite entre amour charnel et torture physique, entre anéantissement et orgasme. Les rôles sont alors inversés. C’est I qui souffre, dans son corps, et D qui, indirectement certes, inflige la souffrance. Dans la dernière note, I est soumise à la torture, parce que D l’a dénoncée, et la scène se déroule sous le regard impassible de D à l’imagination abolie. Voici en quels termes D décrit la scène :

  • 19 Nous, p. 229 (« Затем ее ввели под Колокол. У нее стало очень белое лицо, ...

On l’a mise ensuite sous la Cloche. Son visage devint très pâle et comme ses yeux étaient grands et noirs, cela la rendit très jolie. Quand on commença de pomper l’air, elle renversa la tête et serra les dents en fermant à demi les yeux. Cela me rappela quelque chose.19

  • 20 Nous, p. 214 (« ярко-белая подушка ; на подушке закинутая назад с полузакр...

  • 21 Nous, p. 220 (p.191/192).

16Quelques pages plus tôt, D avait regardé en passant la Machine du Bienfaiteur, qui sert à torturer et exécuter les dissidents en les réduisant à l’état de quelques gouttes d’eau. La machine lui avait alors rappelé « un oreiller blanc sur lequel était renversée une tête aux yeux à demi fermés et dont le sourire dévoilait des dents pointues20 ». Ailleurs, D décrivait cette tête renversée, aux « yeux à demi fermés » et aux « dents pointues », mais cette fois-ci la tête était posée sur un véritable oreiller blanc, celui de son propre lit21. La récurrence de la métaphore avec inversions entre comparant et comparé met au jour la véritable nature de la relation érotique. A moins qu’il ne s’agisse de la véritable nature du pouvoir tyrannique. Tout au long de la fiction, d’ailleurs, le cœur de D balance entre loyauté envers le Bienfaiteur et amour pour I, entre désir irrésistible de confesser au tyran son amour coupable pour une rebelle, et envie irrépressible de raconter à la femme aimée son attirance étrange pour le tyran. Le Bienfaiteur et I ne sont pas des alternatives diamétralement opposées. A coups de parallèles et d’échos, la fiction ne cesse de nous suggérer que I et le Bienfaiteur sont deux figures du même. Cherche-t-elle à nous faire entendre que D est sado-masochiste, que l’amour est tyrannique, que la tyrannie repose sur une fascination de nature érotique ? Aucune de ces explications n’épuise la question.

17Il n’y a pas lieu de lire l’histoire d’amour de D et de I simplement comme un contrepoint à l’histoire de D et du Bienfaiteur. Ce serait là simplifier les choses. I et le Bienfaiteur sont bien plutôt des figures complémentaires, qui résultent, pourrait-on dire, d’une décomposition de celle du tyran. I possède, de par les formes de son corps, les attributs de la tyrannie (la cravache, la lame), dont le Bienfaiteur ne dispose pas. Le Bienfaiteur, en revanche, comme son nom le signale, se montre rassurant et bienveillant, un peu comme une femme aimante, une mère peut-être. I est celle qui blesse, qui met le corps et l’âme à la torture. Le Bienfaiteur est celui qui soigne et guérit. En effet — et c’est sans doute là que le réseau de signifiance est le plus éloquent — la désincorporation que I provoque conduit à une réincorporation plus radicale encore dans le gigantesque corps-machine. Cette désincorporation, si elle amène bien D à prendre conscience de son individualité et de sa particularité, possède aussi un revers : elle ne se limite pas à remettre en question le corps-machine collectif ; elle anéantit également le petit groupe d’amis dont D fait partie au moment où le roman commence. Ce petit groupe, composé de D, de O, et de R-13, un vieil ami poète, qui avait l’habitude de se réunir durant les rares moments de loisir laissés aux numéros, pour faire des exercices de mathématique et lire des poèmes, vole en éclats aussitôt que I entre en scène, car D se désintéresse désormais de O et devient jaloux de R. Une fois le petit groupe détruit, et une fois I disparue, D se retrouve plus démuni que jamais face au Grand Bienfaiteur, plus que jamais apte à recevoir le tyran. I détruit la chair, le Bienfaiteur la refait. Le Bienfaiteur reconstruit autour de D le corps brisé par Eros, mais ce corps retrouvé est un gigantesque corps-machine. En d’autres mots : I prépare D à la soumission totale, parce qu’elle ravive la nostalgie et creuse l’absence d’un corps protecteur. D, en plein désarroi parce qu’il vient d’essuyer un rappel à l’ordre du Bienfaiteur et parce qu’il ne trouve pas I, le formule d’ailleurs clairement :

  • 22 Nous, p. 214 (« Если бы у меня была мать — как у древних : моя — вот именн...

Si seulement j’avais une mère comme les anciens, une mère à moi, pour laquelle je ne serais ni le Constructeur de l’Intégral, ni le numéro D-503, ni une molécule de l’État Unique, mais tout simplement une partie d’elle-même, un fils meurtri...22

  • 23 Voir François Roustang, Paris, Editions de Minuit, 1990.

18Il ne fait pas de doute que la relation entre D et ses amis était en fin de compte plus « antitotalitaire » que celle que D a connu avec I, même si I était bien plus rebelle que O et R. Car la relation entre D et ses amis relevait de cette forme de lien social et humain qui se constitue à l’écart de schéma meneur-foule, tyran-esclave. Elle était une composition de forces qui augmente la puissance d’agir et la force d’exister. Elle était de celles que François Roustang23 appelle « le lien de la liberté », et que d’autres appellent tout simplement l’«  amitié ». La relation érotique entre D et I, en revanche, n’était nullement à l’abri du schéma tyran-esclave.

19Qui plus est, les destinées des deux amantes de D, I et O (qui, bien que rejetée par D, continue d’apparaître de temps à autres dans le récit), peuvent être lues comme deux propositions de stratégie contre la tyrannie. I, qui choisit la voie de la rébellion ouverte, meurt après avoir préparé D à la soumission totale. La stratégie de O est bien plus efficace : la jeune femme aux formes arrondies n’affiche jamais d’idées rebelles ; en revanche, elle décide d’avoir un enfant, même si elle ne possède pas, en raison de sa petite taille, la « norme maternelle » indispensable dans l’Etat Unique pour avoir le droit de procréer. Nous apprenons à la fin du récit qu’O a réussi à fuir au delà du Mur Vert pour mettre au monde son enfant et l’élever. Au moment même où I sème la mort, O donne la vie. En ligne de fuite de l’histoire de ces deux femmes, se profile peut-être l’idée que toute révolution est, au fond, potentiellement totalitaire ou que, comme le dit La Boétie, si l’on veut en finir une fois pour toutes avec le tyran, il ne faut pas s’efforcer de le mettre à bas, mais simplement cesser de le soutenir :

  • 24 Etienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire ou le contr’u...

[…] je ne veux pas que vous le poussiez ou l’esbranslies, mais seulement ne le soustenés plus, et vous le verrés comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids mesme fondre en bas et se rompre.24

  • 25 Ibid., p. 140.

20L’histoire d’amour entre D et I sert ainsi avant tout à montrer qu’il y a chez D quelque chose qui se prête au fantasme qui gouverne le totalitarisme. Si D tombe amoureux de I, c’est parce qu’il présente des prédispositions aux relations de l’espèce foule-tyran, en d’autres mots à « ceste opiniastre volonté de servir »25.

  • 26 Voir Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », op. cit.

21Eros n’est pas toujours au service de la liberté. Il lui arrive aussi de faire le jeu de la tyrannie. Lorsque l’intensité du sentiment entraîne une dissociation du corps collectif et réveille dans l’individu le sens de ce qu’il est et de ce qu’il a en propre, l’amour est certes « anti-totalitaire ». Dans Nous autres, la surprise de l’amour correspond bien à l’avènement d’un « je » dont l’émergence même constitue un acte de résistance pour ainsi dire « énonciatif ». Dans un premier temps, la résistance de l’individu s’accroît donc, et se renforce, par la rencontre de l’autre. En d’autres termes encore, la relation singulière entre « je » et « tu » s’oppose au « nous ». Mais il peut arriver aussi que l’envoûtement par le corps de l’autre prépare l’envoûtement par un autre corps : celui, immortel et infini du tyran, qui dépossède de soi-même et engloutit dans un être-ensemble indifférencié. A la protection assurée par le corps aimé, vient alors se substituer la protection, plus sûre encore, d’un corps collectif, qui fait prévaloir l’indifférenciation sur le pluriel et qui trouve son image dans celle du tyran26. Eros n’est-il, en définitive, jamais au service de la liberté ? C’est là une autre question. Quoi qu’il en soit, chez Zamiatine et dans les anti-utopies que Nous autres a inspirées, notamment 1984, l’intrigue amoureuse est un outil au service de la compréhension du phénomène de la tyrannie, c’est-à-dire — cela revient au même — du scandale de la servitude volontaire. Les enjeux de l’intrigue amoureuse constituent ainsi un des moyens susceptibles de permettre une distinction entre les anti-utopies qui proposent une véritable pensée du politique de celles, plus « populaires », qui reflètent des perceptions plus largement partagées, c’est-à-dire plus romantiques , aussi bien sur l’amour que sur la tyrannie.

Notes

1 Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. B. Cauvet-Duhamel, Paris, Gallimard, 1971, coll. « L’Imaginaire Gallimard ». En russe : Евгений Замятин, Мы [Nous], New York, Издательство имени Чехова 1952 (1920). Les références données en notes renvoient toujours à ces deux éditions.

2 Ma contribution doit beaucoup à l’essai de Claude Lefort consacré à 1984, « Le corps interposé. 1984 de George Orwell », in Ecrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992 (l’article date de 1990), p. 16-36. Je veux ainsi suggérer que la relation entre l’intrigue amoureuse et l’intrigue politique que Lefort met au jour dans 1984 est déjà esquissée dans le roman de Zamiatine. Je n’ai pourtant pas procédé ici à une comparaison systématique entre les deux anti-utopies, ce qui aurait demandé beaucoup plus de place.

3 Pour plus de commodité nous dirons désormais Nous, même si le titre de la traduction française est Nous autres.

4 « Благодетель ».

5 Ces constructions en verre font référence, sur le mode ironique et polémique, aux Palais de Crystal imaginés par le socialiste utopique Tchernychevski dans son roman Que faire ? (1862-1863).

6 Nous, p. 34 (« всякий из нумеров имеет право — как на сексуальный продукт — на любой нумер », p. 22).

7 Nous, p. 16 (« что мы думаем », p. 6).

8 « дополнительнaя прогулкa ».

9 Nous, p. 34 (« И то самое, что для древних было источником бесчисленных глупейших трагедий, у нас приведено к гармонической, приятно-полезной функции организма » , p. 23).

10 Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », in L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1994 (l’article date de 1979), p. 159-176. Sur l’image du corps machine dans Nous autres, on pourra se reporter à l’article de Jean Bonamour, « Remarques sur Nous autres : le corps et l’écriture », in Autour de Zamiatine. Actes du colloque édités pas Leonid Heller suivi de Evgueni Zamiatine, Ecrits oubliés, Lausanne, L’Age d’Homme, 1989, Université de Lausanne, p. 83-88.

11 Nous, p. 26 (« […] Часовая Скрижаль каждого из нас наяву превращает в стального шестиколесного героя великой поэмы. Kаждое утро c шестиколесной точностью, в один и тот же час и в одну и ту же минуту мы, миллионы, встаем как один. В один и тот же час единомиллионно начинаем работу -- единомиллионно кончаем. И, сливаясь в единое, миллионорукое тело, в одну и ту же, назначенную Скрижалью, секунду, мы подносим ложки ко рту и в одну и ту же секунду выходим на прогулку и идем в аудиториум, в зал Тэйлоровских экзерсисов, отходим ко сну... », p. 14).

12 Nous, p. 14, (« единый мощный организм », p. 14).

13 Nous, p. 19, « (« Блаженно-синее небо, крошечные детские солнца в каждой из блях, не омраченные безумием мыслей лица... Лучи —, понимаете : все из какой-то » единой, лучистой, улыбающейся материи. », p. 8)

14 Nous, p. 19 (« дополнительную прогулку », « сотни, тысячи нумеров, в голубоватых юнифах », « мерными рядами, по четыре, восторженно отбивая такт », p. 8)

15 Nous, p. 21 (« Направо от меня — она, тонкая, резкая, упрямо-гибкая, как хлыст, I-330(вижу теперь ее нумер) ; налево — О, совсем другая, вся из окружностей, с детской складочкой на руке, и с краю нашей четверки — неизвестный мне мужской нумер — какой-то дважды изогнутый вроде буквы S. Мы все были разные... », p. 10)

16 Nous, p. 69/70 (« Я — перед зеркалом. И первый раз в жизни — именно так, первый раз в жизни — вижу себя ясно, отчетливо, сознательно — с изумлением вижу себя, как кого-то "его". Вот я — он : черные, прочерченные по прямой брови ; и между ними — как шрам — вертикальная морщина (не знаю, была ли она раньше)[…] оказывается, я никогда не знал, что там. И из "там" (это "там" одновременно и здесь, и бесконечно далеко) — из "там" я гляжу на себя — на него, и твердо знаю : он — с прочерченными по прямой бровями — посторонний, чужой мне, я встретился с ним первый раз в жизни. А я настоящий, я — не _— он... », p. 54)

17 « тонкая, резкая, упрямо-гибкая, как хлыст »

18 Nous, p. 18, (« круглая,пухлая складочка на запястье руки -- такие бывают у детей », p. 8)

19 Nous, p. 229 (« Затем ее ввели под Колокол. У нее стало очень белое лицо, а так как глаза у нее темные и большие — то это было очень красиво. Когда из-под Колокола стали выкачивать воздух — она откинула голову, полузакрыла глаза, губы стиснуты — это напомнило мне что-то », p. 200)

20 Nous, p. 214 (« ярко-белая подушка ; на подушке закинутая назад с полузакрытыми глазами голова : острая, сладкая полоска зубов... », p. 185).

21 Nous, p. 220 (p.191/192).

22 Nous, p. 214 (« Если бы у меня была мать — как у древних : моя — вот именно — мать. И чтобы для нее — я не строитель "[Интеграла]", и не нумер Д-503, и не молекула Единого Государства, а простой человеческий кусок — кусок ее же самой — истоптанный, раздавленный, выброшенный... », p. 185).

23 Voir François Roustang, Paris, Editions de Minuit, 1990.

24 Etienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire ou le contr’un, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002, p. 139.

25 Ibid., p. 140.

26 Voir Claude Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », op. cit.

Pour citer ce document

Anna Saignes, «Eros en antiutopie», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 08 novembre 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/186-eros-en-antiutopie.

Quelques mots à propos de :  Anna  Saignes

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - ÉCRIRE