La Réserve : Archives Barbara Michel (I)
L’errance : une forme singulière de mobilité
Initialement paru dans : Serge Dufoulon, Maria Rostekova dir., Migrations, mobilités, frontières et voisinages, l’Harmattan, Paris, 2011, p. 17-35
Résumé
Le texte propose une réflexion sur le vécu et l’expérience d’une forme particulière de mobilité. L’errance est envisagée comme une alternative qui permet l’affranchissement par le passage de toutes sortes de frontières, à la fois réelle, sociale, mentale et morale. C’est un faire, peu décrit, qui espère changer les cadres des rapports sociaux. Notre civilisation, très sédentaire, est aussi travaillée en permanence par des pratiques quotidiennes microscopiques d’errance et un imaginaire de nomade.
Texte intégral
« Un peu d’air frais ! Que cette condition absurde de l’Europe prenne fin au plus tôt ! Y a-t-il une idée quelconque derrière ce nationalisme entêté ? Quel sens y a-t-il à réveiller ces orgueils mesquins à l’heure actuelle, quand tout indique de grands intérêts communs ? La vraie culture a besoin de mélange et de fertilisation mutuelle. » Nietzche
Introduction
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1 Les Cahiers Plain-Sud, sous la direction de Jean VIARD ont publié à ce prop...
1Si l’histoire de l’Europe peut s’écrire à partir d’une politique des frontières1, il y a de nos jours, dans le cadre de construction de l’Europe une volonté de réduire les frontières strictement nationales et de les dépasser. Du coup, les frontières se brouillent, car les lignes de partage se modifient, elles se multiplient et se dématérialisent. Ce constat entraîne que la distinction entre soi et non soi n’est plus évidente. La multiplication des relations, la pluralité des appartenances et des rôles pour un même individu sont une conséquence de ces nouvelles frontières qui semblent plus souples, plus changeantes, plus flexibles, plus subtiles, plus immatérielles que les frontières territoriales classiques. Dans le même temps, la fin des certitudes anciennes, des mythologies instituées et la faillite des images traditionnelles entraînent un repli nationaliste, visible dans les courants politiques de ce qu’il est convenu d’appeler les « eurosceptiques ».
2Étrange situation que provoque l’ouverture des frontières nationales. Éprouverait-on du mal à respirer dans un espace planétaire ? Une difficulté à se penser dans une culture ignorant les limites nationales.
3Face aux fantasmes d’origines, à la hantise des filiations et aux préjugés d’appartenance, aux conformismes de langage et de pensée, aux appels de régressions et d’attaches territoriales, la figure de l’errance esquisse une « libre circulation » non seulement des hommes et des idées, mais aussi des réflexions. Là où la crise des idéologies entraîne toutes sortes de replis archaïques, de quêtes de valeurs originaires et enracinées, la figure de l’errance invente un parcours résolument anti-nostalgique (loin des illusions d’une « bonne communauté »), fait de déconnexions et de déplacements. À la hantise de l’appartenance, l’errant oppose le voyage, la dispersion.
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2 L’exemple historique de l’errance mystique des XIIe et XIIIe siècles ne ser...
4L’errance, tout du moins une de ces formes, n’est pas pure dérive insignifiante, ni simple vagabondage, mais, au contraire, un mouvement qui sait entre quoi, et quoi il voyage, quelles ruptures et quelles frontières il affronte et surtout quelles intensités faire surgir2.
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3 L’étymologie du mot errance dérive de « ederer », « aller à l’aventure » et...
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4 Il y a une représentation de l’errant comme exclu, nous cherchons dans ce t...
5Errer, aller à l’aventure3, est-ce juste prendre le risque de se tromper ? Souvent, de l’errance, nous ne retenons que l’aspect négatif4 : se tromper, commettre des erreurs et par là même être dans une démarche erronée. Délibérément, dans ce texte, nous prenons le risque d’errer avec le parti pris de mettre en valeur l’errance et de n’en retenir que ses aspects dynamiques et fructueux. Nous mêlerons des modes de vie, des pratiques et des choix théoriques dans l’espoir de découvrir des pistes de réflexion. La méthode est dans son sens originel un chemin. Plutôt qu’un chemin tracé, identifié, ce texte se propose d’aborder l’errance comme forme singulière de la mobilité.
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5 Parfois nous nous autorisons des raccourcis et des sauts d’une notion à une...
6Au risque d’être fragmentaire5, nous emprunterons une voie médiane qui rend compte à la fois du voyage de l’errant et de l’errance toute métaphorique de la pensée. Il s’agit ici d’adopter un point de vue « limite » pour faire émerger des pratiques nouvelles de nomadismes dans l’attente d’y trouver une stimulation intellectuelle.
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6 Le mot nomade date du XVIe siècle et sert à désigner le peuple errant de Nu...
7De l’histoire des peuples errants6, nous ne connaissons pratiquement que leur répression, mais très peu de leur vécu. Nous autres, sédentaires, nous les rêvons (Peuls, Bédouins du désert, gitans ou Tsiganes...) Depuis quelques années d’ailleurs, le mot « nomade » est dans l’air du temps. Alors que l’hégémonie de la sédentarisation n’est plus à démontrer, l’argument du nomadisme est sur-utilisé dans les discours technico-médiatiques. Pourtant, ce dont il est question ici n’est pas une affaire de mode, mais de « monde ».
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7 « Les grands cheminements critiques d’hier ayant été réduits à “des discour...
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8 WHITE K, L’esprit nomade, Paris, Grasset, p. 22.
8De l’errance métaphorique, nous n’aborderons pas celle des sentiments, juste l’errance de l’esprit. Aujourd’hui où les grands référents stables de la pensée se sont diffractés, éclatés, nous pouvons, sans grand risque de nous tromper, prétendre que nous errons tous7. C’est-à-dire, nous courrons d’une vue de l’esprit erronée à une autre, d’erreur en erreur. Or, le nomade est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité. « Ne disant ni je “pense”, ni “je suis”, il se met en mouvement et en chemin, il fait mieux que penser au sens pondéreux du mot, il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche de monde. Le mouvement nomade ne suit pas une logique droite, avec un début, un milieu, et une fin. Tout, ici, est milieu. Le nomade ne va pas quelque part, surtout en ligne droite, il évolue dans un espace, et il revient souvent sur les mêmes pistes, les éclairant, peut-être, s’il est nomade intellectuel, de nouvelles lumières. »8
9Y a-t-il de nouvelles formes de nomadisme à inventer de nos jours où la plupart des peuples errants ont rejoint les musées, lieux de mémoire et de mort ? Y a-t-il des tentatives d’errance qui ne se perdent pas ?
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9 CAUQUELIN A, Cours traité du fragment, Aubier, 1986, ch. 4 p. 115 à 139.
Le chemin de la doxa vagua9
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10 LABORIT H, dans L’homme et la ville, Paris, Flammarion, 1971, parle de « l...
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11 On pourrait exagérer le trait et dire qu’une partie de la population décli...
10Le tapage actuel autour des questions d’ethnies, de racines, de communautés perdues, d’identités territoriales cherche à nous faire croire qu’il n’y aurait de choix qu’entre « un vieux rêve enraciné et régressif enfoncé dans la glèbe » et un centralisme venu d’en haut qui nous dicterait tout jusqu’aux moindres de nos comportements. Certes, la progression de « la machine à faire du sens », à « produire de l’identité » est depuis longtemps à l’œuvre. Et, nos vies quotidiennes sont quadrillées au plus près10 ; le renforcement bureaucratique est repérable à la multiplication des papiers. Les cartes, en nous définissant, contrôlent nos identités : de la carte d’étudiant à la carte vermeil, notre identité de papier est contrôlée même pour le moindre achat grâce à la carte bancaire11.
11Mais respirons un peu ! Toutes ces cases préfabriquées qui s’abattent sur nous dès notre naissance (nom, famille, éducation, capital symbolique, obéissance aux médias, curriculum vitae, circuit marchand) n’épuisent pas tout le stock d’opinions même si leur fabrique essaie de les cadrer au plus près.
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12 CAROLL L, Sylvie et Bruno, Paris, Seuil, 1972, p. 32. « Prenez l’axiome : ...
12« Ne débordez pas », dit la maîtresse d’école aux enfants qui colorient un dessin pour les empêcher de dépasser. Ne pas dépasser, ne pas déborder, c’est se contenir. « Je me contiens ». Le double sens de « se contenir » fait problème. C’est à la fois rentrer en soi et sortir de soi, être plus petit et plus grand que soi et pourtant n’être que soi. C’est dans l’univers de la logique un paradoxe fondamental12. Or dans nos pratiques, nos vécus, nous débordons forcément. Mais pour déborder justement nous dit A. Cauquelin, il y a toute une mémoire faite de bribes, et de fragments, de morceaux qui ne forment jamais une totalité, une mémoire non chronologique, pas forcément en ordre, qui retient tout pêle-mêle. « Une mémoire qui emmêle faits et inventions embrouille, joue et déjoue les limites ».
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13 Ce que je voudrais suggérer, c’est l’expérience commune de la « communauté...
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14 URBAIN J-D, L’idiot du voyage, Paris, Plon, 1991, p. 254.
13La doxa vagua est « l’opinion errante qui nourrit des milliers de pratiques insubordonnées ». Tissée de banalité et de savoirs pratiques, la doxa vagua nous met en route13. C’est peut-être là que nous pouvons trouver des pistes. Profondément marqué par le développement des voyages internationaux et par le cosmopolitisme, il y a une valeur anthropologique de nomadisme inscrite au cœur de l’évolution sociale. Si comme le dit justement Jean-Didier Urbain, un consensus existe pour faire du touriste « le double inversé du voyageur ». Face à ces détracteurs, le touriste est à prendre en compte comme phénomène de civilisation, il ne faut pas trop vite le réduire à une invasion ou à un marché. « Le touriste cesse-t-il d’exister, une fois revenu chez lui ?… Et puis, si le voyage proprement dit est la phase manifeste de cet événement, le tourisme, comme expérience et tension vers l’ailleurs, ne se réduit pas à cette période évidente de mobilité. Il la dépasse, la prolonge diversement, en aval comme en amont, à telle enseigne que le touriste aujourd’hui, une fois rentré chez lui, en vient à vivre son existence ordinaire comme une simple escale entre deux trips : une immobilité suspendue entre deux voyages. »14 Cela modifie profondément l’expérience de la sédentarité. Le touriste ne se pense-t-il pas alors comme » nomade provisoirement sédentarisé » ?
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15 URBAIN J-D, in idem, p. 256.
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16 Le sac à dos emblématique du randonneur, mais aussi du voyageur, prêt à l’...
14« Dès qu’un homme a voyagé, son chez-lui devient un nouvel ailleurs : L’ailleurs de l’ailleurs d’où il revient. Le voyage introduit une distance entre soi ici et soi là-bas. Revenu chez lui, le touriste n’a alors de cesse de réduire cette distance, de l’abolir ou de la franchir magiquement… C’est par ses transferts de l’ailleurs : vestimentaires, alimentaires, photographiques ou autres, ces traces, ces images, ces gestes, ces saveurs, ces parfums, toute cette mémoire de l’au-delà qu’il y parvient. »15 Il mélange les mondes, et la doxa vagua lui permet, alors un acte de suture symbolique, entre l’ici et l’ailleurs. Du coup, le voyage imprègne sans cesse notre vie de tous les jours16.
Petite apologie de l’errance
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17 La mobilité fonctionnelle découpe entre migrations internationales, immigr...
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18 AUGÉ M, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992, nous parle des « non-lieux » de la ...
15Loin d’une mobilité fonctionnelle17, osons décrire une vision subjective de l’errance. L’errance est un engouement pour l’indétermination qui permet de s’affranchir des déterminismes identitaires, sociaux et locaux ; pour l’inexploré et l’imprévu qui privilégient tout ce qui n’est pas agencé et agendé. Peut-être est-ce une réaction contre la raison, le sens18 (unique dictée) et la planification de nos vies.
16Bref, l’errance se rapproche du principe d’incertitude, né de la recherche de haute précision dans les phénomènes micro-physiques définis comme « absence de contrôle ». Devant l’orgueil de la maîtrise, j’aime le principe d’incertitude qui me permet encore de cheminer.
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19 Entre soumission, rébellion ou exil, il y a toujours la possibilité de pre...
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20 SCARPETTA G, Éloge du cosmopolitisme, Paris, Grasset, 1981, p. 257.
17L’errance espère encore rencontrer, et par là même, elle biaise avec la double expérience que nous avons tous, me semble-t-il, de la servitude et de l’exil19 ; du lieu clos, de l’esclavage, de la chaîne répétitive d’un côté et du déracinement, de la marginalité, de l’exclusion (voire de l’erreur) de l’autre. Entre la servitude et l’exil, expériences opposées, n’y a-t-il pas une voie alternative, le nomadisme ? N’être nulle part chez soi, toujours en position d’étranger fuyant à la fois servitude et exil. C’est peut-être rechercher l’expérience du cosmopolitisme. « Le cosmopolitisme, c’est le mouvement qui pousse chaque sujet tout à la fois à s’affranchir de ses racines, de ses liens de communauté, et à tenter librement d’autres branchements, d’autres connexions, d’autres formes de regroupement, ignorant ou traversant les limites d’appartenance. »20
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21 Le GPS est un outil qui privilégie le but du déplacement, il rassure ceux,...
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22 Par exemple en Jamaïque être Français ne veut rien dire, juste être blanc ...
18Le voyage au petit bonheur la chance21 est une figure de l’errance. L’indétermination du lieu précis de voyage fait que les étapes s’inventent au fur et à mesure ; tout comme l’indétermination de l’assignation nationale peut permettre d’entrer en contact sans écran protecteur22.
19Le voyage révèle un goût de la découverte où l’exploration est encore possible.
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23 Même si toute la planète était quadrillée, la conquête de l’espace ouvre e...
20Malgré la représentation écologique de la terre comme petit monde clos, à l’échelle humaine nous n’aurons jamais assez d’une vie pour tout explorer de la planète23.
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24 l’imprévu semble de plus en plus décalé et difficile à mettre en œuvre, so...
21Pour le voyageur errant, le prévu24 est toujours minoré, c’est le strict minimum d’organisation qui permet de faire place à ce que l’on ne sait pas, et permet l’improvisation.
22L’errance, et les tentatives de se nomadiser échappent, ou tentent d’échapper à des questions qui nous perdent dans les dédales de l’impuissance. Que faire ? Qui être ? Quoi penser ? Accepter d’errer, c’est évacuer ces questions, c’est reconnaître le provisoire de toutes activités, toutes positions, et tous points de vue.
Éloge du faire, du mouvement, de l’occasion
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25 Bouger, c’est être debout, et non assis dans une position sociale. L’exemp...
23Errer, se nomadiser, voyager, c’est être en activité25, bricoler sans cesse, se mettre en mouvement et saisir les occasions qui passent... « Un voyage s’inscrit simultanément dans l’espace et dans le temps et dans la hiérarchie sociale », écrit Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Loin d’être une simple occasion de dépaysement géographique (visite d’un lieu lointain exotique), le voyage représente une expérience à faces multiples et certainement l’une des plus complètes qu’il soit donné de faire à un individu conscient.
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26 Le travail salarié ne prend jamais en compte la totalité active de la pers...
24L’expérience du voyage est constituée de moments privilégiés qui justifient et catalyse notre activité ; cela permet de saisir ce que sont les humains, ce qu’ils furent et continue d’être en deçà de la pensée, au-delà de la société. L’activité, le mouvement, le faire sont caractéristiques de l’errance et sont aux antipodes de l’individu actif26, découpé en parcelles de savoir et de compétences...
25Se laisser aller à l’occasion qui passe c’est refuser de subir le hasard dans ses versions destin et aléa, et c’est être attentif à la veine tout comme le mineur qui espère le filon est attentif dans sa recherche, sans jamais être assuré de trouver le filon, mais lorsqu’il tombe dessus, il est impardonnable s’il le perd.
26Stephen Hawking, dans « Une brève histoire du temps », définit : « Le temps et l’espace comme fini, mais sans frontière ni limite ». En combinant la théorie de la relativité générale et la théorie des quanta, le prix Nobel de physique, dans son fauteuil d‘handicapé, arrive à un modèle physique de l’Univers qui rejoint l’expérience concrète de l’errant. Dans un temps et un espace finis, n’accepter aucune des limites et des frontières instituées par les États, les systèmes et les structures.
27Les frontières : lieux d’enfermement et de passage
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27 Passer la frontière entre Israël et Égypte, entre Eilat et Taba, à pied es...
28Vivre n’est-ce pas passer et repasser toutes sortes de frontières ? L’errance, peut-être est-ce « prendre des chemins pour se perdre » ? Mais c’est aussi naviguer de limite en limite et se jouer des frontières27. Comme si une fois la limite posée cela permet son déplacement.
29Michel De Certeau insiste sur la proximité profonde qu’il y a entre « marcher et/ou écrire ». Michelet n’est-il pas un « formidable marcheur de l’histoire de France » lorsqu’il écrit : « J’allais d’âge en âge, toujours jeune, jamais fatigué... pendant des milliers d’années... J’allais, j’errais, poursuit Michelet, je courus ma voie... J’allais... hardi voyageur... »
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28 La flânerie baudelairienne, les dérives surréalistes pratiquées par André ...
30Différent du flâneur de Baudelaire28, le marcheur proche de « l’homme ordinaire » de Freud, et de « l’homme sans qualité » de Robert Musil est celui qui marche parce qu’il manque de lieu, dans ses cheminements, il aspire à se perdre dans la foule.
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29 Toute une recherche, là encore, peut se développer sur l’écriture et la le...
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30 DE CERTEAU M, « Rhétorique cheminatoire », in Traverses, n° 4, 1976, p. 127.
31« Plus d’un comme moi, sans doute, écrit pour n’avoir plus de visage ». Foucault souligne l’errance de l’écriture29. Celui qui écrit, très souvent se nomadise, celui qui lit par l’exercice d’ubiquité et le braconnage auquel il se livre, voyage tout aussi sûrement. Le lecteur se rit des frontières qu’il franchit, ignore et déplace. Dans la pratique de l’écriture et de la lecture, l’omniprésence de la spatialisation révèle une certaine forme d’errance, de nomadisation de la pensée. Ne parle-t-on pas des « pas d’une démarche et (des) piétinements d’une écriture » ?30
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31 Ce concept de frontière n’est pas juste géographique, il ne joue pas que p...
32Il y a un certain paradoxe de la frontière : créer par des contacts, les points de différenciation entre deux corps sont aussi des points communs. La jonction et la disjonction sont indissociables31.
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32 SIMMEL G., La tragédie de la culture, Paris, Ed. Rivage, 1988, ch. Pont et...
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33 Hermès, dieu du seuil, et de la porte est, aussi, celui des carrefours, de...
33La frontière pose un problème aussi théorique que pratique. À qui appartient-elle ? Lieu de passage, elle articule et fonctionne comme un tiers ; le rôle médiateur de la frontière est nié dans le tracé cartographique des pointillés. N’est-il pas plus pertinent de « tourner » la frontière en traversée plutôt que de la bâtir en dur comme un mur de Berlin ? Pont, porte32, frontière enferment et libèrent de l’enfermement et créent l’autonomie. La porte33 qu’on ferme est aussi celle qu’on ouvre !
34Transgresser une limite, c’est trahir un ordre, désobéir à la loi d’un lieu. M. De Certeau nous apprend à faire une différence entre le lieu et l’espace. Le lieu indique une stabilité, la loi du « propre, de l’ordre y règne ». Alors qu’avec l’espace on prend en considération « des vecteurs de direction, des quantités de vitesses, et la variable temps ». L’espace est « un lieu pratiqué », expérience de relation au monde, il est existentiel. Il y a autant d’espaces que d’expériences distinctes d’où la profusion des récits de voyage, d’où la difficulté de raconter les voyages, d’où encore le peu de traces du nomadisme et sa relative non-histoire.
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34 c’est ainsi que nous expliquons facilement un itinéraire en coordonnant fa...
35Dans le langage ordinaire « un faire permet un voir »34. M. De Certeau montre comment le parcours (récits de voyages, histoires de marche) précède historiquement la carte sous sa forme géographique actuelle. « La carte colonise l’espace et élimine les pratiques qui la produisent ». Elle efface l’itinéraire, la description du cheminement au profit du « bornage ».
36Mettre des bornes, c’est organiser une détermination de la frontière et c’est oublier le mouvement qui permet, une fois la limite posée, de la passer. Double jeu, la limite permet de « faire le contraire de ce qu’elle dit ». Les limites marquent un simple arrêt et sont l’occasion de les traverser de part et d’autre. Espaces de rencontres, elles ne sont jamais stables.
37L’errant, le nomade, le voyageur n’existe qu’en se déplaçant et par là même ils privilégient le parcours sur l’état, l’espace sur le lieu, l’itinéraire sur la carte, ils déjouent et déplacent les limites. Ainsi entre normalité et marginalité, entre rangement disciplinaire et dérive illégale, entre une prison et une autre, l’errant cherche dans les interstices des codes, dans le mouvement, le passage des limites, une alternative aux bornages.
La fixité du pouvoir
38Une des activités du pouvoir semble être le bornage, pour créer un ordre, un lieu propre, un état des lieux dits.
39Très fréquemment, le souverain est assigné à résidence, condamné à une quasi-immobilité, à des heures d’exposition sur le siège royal, présenté comme un objet à ses sujets. La passivité, massivité du corps du souverain avait frappé Frazer et à travers lui Durkheim qui constatait cette caractéristique commune de royautés très éloignées les unes des autres, comme le Mexique ancien, l’Afrique du golfe du Bénin ou le Japon. L’immobilité, l’étroitesse des limites figurent le centre (le pouvoir doit avoir un centre), la fixité du pouvoir. C’est le cas aujourd’hui avec la Maison Blanche, le Kremlin ou l’Élysée ; c’est encore le cas dans la fixité, le sans mouvement parasite des présidents qui s’adressent aux citoyens à la télévision.
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35 Ainsi les Nations Unies ont encouragé les Cambodgiens à rentrer dans les l...
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36 Les 101 Maliens en 1986, par exemple, ne sont rien d’autre qu’une populati...
40De nos jours le bornage est une pratique des Nations Unies qui décident des limites à ne pas franchir pour des peuples entiers35, et pourtant ceux-ci, au péril de leur vie parfois, ne font qu’essayer de passer les frontières se mettant ainsi hors la loi. En France, depuis des dizaines d’années, une police des frontières cherche à détecter les immigrés « sans papier » de divers pays, pour les réexpédier36.
41Au niveau mondial, on assiste à des désirs de transgresser les limites, de la part de peuples entiers... et pourtant « contenez-vous », « ne débordez pas », chacun dans ses limites, semble la réponse dominante des pouvoirs. Toute notre histoire politique pourrait se raconter comme un problème de frontières. D’un côté les frontières bougent ; l’ex-Yougoslavie : doit-on reconnaître les nouvelles frontières, cas de la Macédoine, l’ex-Union Soviétique et la Tchétchénie ? De l’autre, on fait des guerres pour restaurer les frontières ; guerre du Golfe, ne pas accepter l’invasion du Koweït par l’Irak... Et encore en Afrique, l’aide internationale sert bien souvent à fixer les populations, quitte à les parquer dans des camps.
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37 En France, par exemple, une règle de mobilité géographique est applicable ...
42Le pouvoir contrôle, maîtrise et dicte le mouvement des populations. Il sédentarise les nomades, nomadise les sédentaires37. Des peuples nomades (au sens traditionnel), il ne reste aujourd’hui que des vestiges. Qu’ils soient commerçants comme les Peuls d’Afrique ou qu’ils fuient les États, chassés de pays en pays comme les Tziganes. Remarquable, une fois les nomades sédentarisés, fixés à un sol, à un travail, à une résidence, et identifiés et localisés par une administration, c’est alors que l’on commence à parler de mobilité spatiale, comme si une fois ficelés, « les hommes-pions » devaient être déplacés à tout va.
Sans domicile fixe
43L’errance est alors la conquête d’une liberté par le mouvement. Les colporteurs de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle bougeaient de lieu en lieu et pour les plus pauvres, cela leur permettait d’échapper à la famine, quand, l’hiver venu, une bouche à nourrir en moins était importante. Mais aussi, c’est eux qui colportaient les nouvelles, les histoires, la culture.
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38 Les chômeurs d’aujourd’hui semblent plus immobilisés que par le passé, au ...
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39 La représentation contemporaine du SDF (sans domicile fixe), c’est-à-dire ...
44Les hobos du XXe siècle, eux aussi, voyagent sans but, d’un coin à l’autre des États-Unis, pour survivre, mais ils y trouvent paradoxalement un art de vivre libre qui deviendra le bréviaire culturel de la beat-génération38. Où sont passées ces hordes de sans-travail39 qui erraient de région en région à la rencontre d’une opportunité ?
45Beaucoup d’individus de nos jours sans emploi réduisent leur zone d’activité relationnelle, s’immobilisent et attendent que ça passe... Une nouvelle expression a surgi ces dernières années : « être en stand-by », c’est-à-dire se mettre en attente ; c’est ainsi que les chômeurs de longue durée sont en « stand-by », comme parqués dans des limites étroites en attendant de monter dans l’avion de la vie.
L’errance dans la recherche
46L’errance dans la recherche, en plus de la liberté de mouvement qu’elle revendique, espère la découverte. Ainsi l’errance intellectuelle, hors de la maîtrise et de la gestion de la recherche, souhaite rencontrer. C’est-à-dire qu’elle accepte un parcours incertain, imprévu, involontaire, qui ne veut pas se perdre, mais au contraire, saisir les occasions que crée son cheminement. Ainsi la sérendipité, chère à Merton, est une découverte par chance à l’issue d’une recherche ou mieux en cours de recherche de choses que l’on ne savait pas, donc que l’on ne pouvait chercher.
47« On n’est pas inventeur par décision, mais on le devient en rencontrant la position de l’inventeur » (Ernst Jünger). L’errance intellectuelle est très proche de la position de l’étranger de Simmel. Pour appréhender « la réalité sociale » il faut se défamiliariser, se distancier, percer le masque, soit être capable d’un intérêt désintéressé et d’une curiosité gratuite. Être étranger selon Simmel c’est trouver la bonne distance théorique et méthodologique pour rompre avec les évidences. « À cause de l’unité fondamentale entre la proximité et la distance propre à toute relation humaine, il est loin des gens dont il est proche, sa qualité d’étranger faisant que bien que distant, il en est également proche ». Simmel se sert du concept d’étranger pour évoquer le rôle du chercheur comme celui d’une personne dont la situation est précaire.
48La distance (indifférence et participation) représente une manière d’être, une forme de conscience critique. Peut-être est-ce une manière de réconcilier la myopie de l’interprétation personnelle avec l’hypermétropie de l’objectivité ?
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40 À titre d’exemple, dans son rôle d’observateur participant, l’ethnographe ...
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41 Nombre d’auteurs défendent cette position. Edgard MORIN, à propos du « par...
49Le point de vue de l’étranger est une manière de faire de la recherche, c’est à la fois une méthode et une politique40. L’errance dans ce cas est un faire sociologique de la bordure pour éprouver le cadre. Mais à son tour éprouver le cadre, en saisir les limites permet de les franchir, de les dépasser et d’aller au-delà du cadrage. Se mettre dans une position limite, c’est un choix qui peut permettre de saisir les enjeux des frontières. Peut-être l’errance est-ce ne pas craindre de se perdre... car la connaissance sociologique en dépend41.
50« La difficulté dans laquelle se trouve la pensée, dit Wittgenstein, est semblable à celle d’un homme qui est dans une chambre d’où il voudrait sortir. D’abord, il essaye la fenêtre, mais elle est trop haute. Puis il essaye la cheminée, mais elle est trop étroite. Il n’aurait qu’à se retourner pour voir que la porte n’a jamais était fermée. »
En route pour l’aventure
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42 Enfant, beaucoup ont rêvé d’être des fils de gitans, des enfants du cirque...
51Même si les voyages sont pour la plupart organisés (du Club Méditerranée au guide du Routard), l’envie de-ci, de-là de bouger de refuser les assignations géographiques et sociales se fait sentir chez nous sédentaires. Loin de la « jet-society », des organisations internationales (médecins du monde, architectes sans frontière ou clowns sans frontière) loin des voyages organisés, clé en main, traversée du désert en chameau, trekking en Himalaya, ski de fond en Islande ou navigations sur la mer des Caraïbes, à la recherche des corsaires, loin des histoires dramatiques d’un cinéma helvétique comme « Sans toit, ni loi », ou « Retour d’Afrique », voici deux histoires de nomadismes contemporains42.
52La première expérience contemporaine d’errance est celle d’un banquier zurichois dont j’ai recueilli l’histoire en Mauritanie. Au moment où je l’ai rencontré, il avait une soixantaine d’années et avait fait plusieurs fois le tour du monde par divers moyens de transport (avion, bateau, caravane). Il voyageait sans domicile fixe depuis une dizaine d’années. Un jour, en moins de 24 heures, il décide sur un coup de tête, à l’âge de cinquante ans de partir et d’arrêter tout de son ancienne vie. Jusque-là, bon époux et bon père de famille, directeur d’une banque, il réalise, dans un embouteillage zurichois, que rien dans sa vie ne lui convient, ni sa femme qu’il n’aime plus, ni ses grands enfants qui sont encore à sa charge, ni ses responsabilités professionnelles qui ne lui laissent aucune possibilité de vie privée. En quelques heures, il donne sa démission, règle très vite les problèmes familiaux et s’achète un billet d’avion pour l’Asie. À l’époque où je l’ai rencontré il faisait le tour d’Afrique à bicyclette, n’ayant plus la réserve d’argent nécessaire aux voyages coûteux et semblait totalement à l’aise dans sa nouvelle vie de nomade.
53Si des émissions de télévision telles « perdu de vue » agitent le fantasme de la disparition, elle n’en montre qu’un aspect, ceux qui s’inquiètent pour leur proche disparu. Dans le cas précis du banquier zurichois, la disparition est liée à une errance qui cherche à vivre plusieurs vies, à multiplier les expériences, les itinéraires, les pays, les identités...
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43 Victor SEGALEN arrive à Hiva-Oa, seulement trois mois, après la mort de Pa...
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44 Brusquement partir de chez soi pour « aller acheter une boîte d’allumettes...
54Changer d’identité sur un coup de tête est une forme de nomadisme. Gauguin a ainsi deux vies quand il part pour le Pacifique43 ; nombre de personnes ont disparu, durant la Seconde Guerre mondiale, certaines d’entre elles ont profité de la période trouble, pour changer d’identité, d’autres pour devenir apatride comme l’architecte Anti Novag qui a toujours habité dans les maisons qu’il était en train de bâtir44.
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45 MINOSA T, DE SAINT-PREUX B, Les mariés du bout du monde, Paris, Laffont, 1...
55La deuxième expérience est celle d’un couple45 qui décide de voyager, de se marier et de se remarier en adoptant les coutumes, rites et fêtes spécifiques des pays qu’ils traversent. Ainsi pendant plus d’une dizaine d’années, en adoptant la façon de vivre des habitants de régions où il séjourne, le couple va multiplier les expériences de lieux. À chaque étape du voyage, le couple (d’abord sans enfant puis avec enfants) s’établit dans un petit village d’une région (Érythrée, Yémen, Birmanie, Kurdistan, Cashmire, Mongolie...) où il se loge, travaille comme s’il était du coin et adopte la religion et les visions du monde des villageois qu’il rencontre. Le mariage est alors l’occasion et le prétexte, sans troubler les habitudes des autochtones de s’intégrer à la population.
56Le nomade ne s’encombre pas de « superflu », il ne transporte avec lui que le strict minimum, l’essentiel, c’est-à-dire l’ancrage affectif.
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46 l’errant s’oppose à la localisation par le déplacement, à l’identité par l...
57Contre le désir d’enracinement, d’intégration, de reconnaissance, de fixité, l’errance semble une alternative pour échapper aux divers enfermements46. L’errance tente de déplacer les limites, de bouger les repères et de sortir des répétitions. Elle va au-devant de l’autre sans pour autant se laisser réduire à l’autre. Cette position limite peut permettre de sortir du dilemme de l’altérité et du même.
58Si « l’enfer c’est les autres » (Sartre) et si « nos véritables voyages sont les autres » (De Certeau), l’errance se situe dans un mouvement de tensions entre ces deux constats contradictoires : fuite et contacte, voyages pour rencontrer et échapper à l’altérité.
Conclusion
59Refusant le rassemblement autour du bâti, le mode de vie nomade implique alors une transformation des idées et des mœurs pour qui « c’est l’aventure de l’espace et non la sécurité des remparts » qui importe. Il y a là comme la reconnaissance d’un besoin profond, quasi-biologique de mouvement, d’espace. L’errance est-elle une solution « écologique » pour une époque qui prône le respect de l’environnement ?
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47 CAILLOIS R, Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970, p. 20.
60Depuis longtemps, notre civilisation urbaine nous étouffe : « Dans les fourmilières où se pressent, se gênent, s’écrasent des multitudes accrues, l’homme finit par être privé de l’espace et de l’indépendance nécessaire à la moindre joie. »47
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48 Jean DUVIGNAUD oppose l’univers concentrationnaire des civilisations à l’u...
61Aussi, face à l’univers concentrationnaire des civilisations, l’errance, « univers véhiculaire »48, n’est-elle pas une manière de rééquilibrer la vie humaine, de « remettre la pensée sur ses pieds » ? Dans un refus domestication, « l’esprit nomade », facteur dynamique de renouvellement permet l’ouverture au monde par la curiosité.
Notes
1 Les Cahiers Plain-Sud, sous la direction de Jean VIARD ont publié à ce propos : Les nouvelles frontières d’un monde sans frontières, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997.
2 L’exemple historique de l’errance mystique des XIIe et XIIIe siècles ne sera pas abordé dans ce texte. Le fait de marcher sur les chemins et les voies dont parlent tant de mystiques (poètes et rêveurs), nous montre une humanité qui se cherche, s’interroge, expérimente et « bricole ». Michel DE CERTEAU pose la difficulté de saisir « l’oralité » de la religion d’après les sources écrites (récits de voyage et de pèlerin, hagiographie, historiographie et recueils folkloriques) et le problème de l’expérience croyante comme vécu instituant. Il montre comment l’errance mystique, pratique de pérégrination pour éprouver pour soi et par soi la foi, va prendre à revers l’institution religieuse. Elle sera, dans bien des cas, traitée de pratique hérétique.
3 L’étymologie du mot errance dérive de « ederer », « aller à l’aventure » et date du XIIe siècle ; d’après le mot « iter », « chemin ».
4 Il y a une représentation de l’errant comme exclu, nous cherchons dans ce texte à dégager l’errance de sa gangue tragique.
5 Parfois nous nous autorisons des raccourcis et des sauts d’une notion à une autre : errance, nomadisme, voyage, occasion seront définis comme des démarches actives qui privilégient le mouvement pour contrecarrer une société velléitaire qui développe des prétentions de maîtrise quasi carcérale. Tout cela reste bien évidemment à développer et à démontrer. Cet article est une évocation, il court trop vite et n’a aucune prétention démonstrative.
6 Le mot nomade date du XVIe siècle et sert à désigner le peuple errant de Numidie. L’errance est liée au nomadisme. Les nomades se sont trompés à errer ; ils ont été exterminés sous mille et une formes ou sédentarisés de force.
7 « Les grands cheminements critiques d’hier ayant été réduits à “des discours de maîtres” ou à des pratiques réductrices, la nouveauté a consisté à les rejeter en bloc. Il en résulte une morosité massive (bon terrain pour des irrationalités), une régression idéologique, un cynisme ricanant (ou son contraire, une sentimentalité excessive), la ruée vers toutes sortes de mécanismes, de tactiques à court terme et une littérature sans ouverture. L’esprit étouffe. » WHITE K, L’esprit nomade, Paris, Grasset. p. 9.
8 WHITE K, L’esprit nomade, Paris, Grasset, p. 22.
9 CAUQUELIN A, Cours traité du fragment, Aubier, 1986, ch. 4 p. 115 à 139.
10 LABORIT H, dans L’homme et la ville, Paris, Flammarion, 1971, parle de « l’engrammation standardisée », de la paralysie intellectuelle », du manque « d’originalité conceptuelle », en somme d’une société bloquée dans laquelle « le cortex imaginant ne peut servir qu’au développement de la technique et le paléocéphale au maintien des structures. »
11 On pourrait exagérer le trait et dire qu’une partie de la population décline chaque jour son identité, pendant que l’autre la contrôle. La plaisanterie voudrait qu’à la fin de la journée les uns soient vidés de leur identité à force de la donner, pendant que les autres souffrent d’un trop-plein d’identité.
12 CAROLL L, Sylvie et Bruno, Paris, Seuil, 1972, p. 32. « Prenez l’axiome : rien n’est plus grand que soi, c’est-à-dire : il était à ce point excité qu’il était incapable de se contenir ! Et son excitation n’y était pour rien ! » Carrol fait mine de réfuter une absurdité (l’absurdité de l’œuf primordial qui se contient lui-même). Cela au prix d’une autre absurdité, car il est également absurde de nier qu’on ne se contient plus quand on est excité.
13 Ce que je voudrais suggérer, c’est l’expérience commune de la « communauté impossible », de l’inappartenance, de l’individualisme irréductible aux « racines » ou au « lien social ». Dans notre monde contemporain, nous sommes tous tissés de singularités, et ignorant ou traversant les « limites d’appartenance », nous tentons librement d’autres formes de regroupements, d’autres types de connexions, d’autres manières de nous brancher au monde qui nous entoure. Les connexions et les solidarités passent d’individu à individu, de singularité à singularité, elles impliquent non la négation des différences, mais la fécondité de leur affrontement, non l’harmonie codée, mais le choc des altérités.
14 URBAIN J-D, L’idiot du voyage, Paris, Plon, 1991, p. 254.
15 URBAIN J-D, in idem, p. 256.
16 Le sac à dos emblématique du randonneur, mais aussi du voyageur, prêt à l’errance, a envahi nos villes comme une apparition dans les rues d’une foule dispersée de voyageurs ambigus. Sont-ils nomades ou sédentaires ? D’ici ou d’ailleurs ? Ils donnent l’impression d’être toujours en voyage.
17 La mobilité fonctionnelle découpe entre migrations internationales, immigrations étrangères, mouvements pendulaires et frontaliers, mobilités résidentielles et de loisirs. BASSAND M, BRULHARDT M-C, MICHEL B, La mobilité spatiale : bilan et analyse de recherches en Suisse, Saint-Saphorin, Ed. Georgi, 1980, 300 p.
18 AUGÉ M, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992, nous parle des « non-lieux » de la « sur-modernité » tels les points de retraits d’argents, les aéroports, les autoroutes. Tous ces endroits fabriquent du non-lieu, des endroits de transit. Ils pourraient être étudiés comme activités nomades contemporaines. D’autre part Marc GUILLAUME définit notre société comme cherchant du sens partout et tout le temps. Il y aurait aujourd’hui une multiplication et une ubiquité du sens. Sur cette piste, on pourrait imaginer que face à la surabondance du sens, un nouveau nomadisme a-symbolique se développe. Ainsi, face à une « société récitée » selon les termes de DE CERTEAU qui ne tient que par le discours, il y a probablement des pratiques hors sens, hors symbolisation, sans sédimentation possible, sans histoire, juste du faire sans sens. Tel serait les suites de « moments heureux » que nous vivons, errants et nomades. In, MICHEL B, GÉROME J-P, Les moments heureux, Genève, éditions D3, 1981.
19 Entre soumission, rébellion ou exil, il y a toujours la possibilité de prendre la tangente. Plus sérieusement, entre repli identitaire et territorial, et l’expérience du déracinement, il y a tous ceux, peu comptés, qui n’ont pas une origine unique et qui ont su multiplier leurs sources. Ils sont « cosmopolites », c’est-à-dire qu’ils ne sont ni de quelque part, ni de nulle part. Peu parlés et peu représentés, ils ont des identités multiples, ils sont policulturels (non pas acculturés), non fixés dans un lieu, ils sont alors mobiles dans tous les sens du terme.
20 SCARPETTA G, Éloge du cosmopolitisme, Paris, Grasset, 1981, p. 257.
21 Le GPS est un outil qui privilégie le but du déplacement, il rassure ceux, qui ont en horreur de chercher par eux-mêmes. Mais, les autres…
22 Par exemple en Jamaïque être Français ne veut rien dire, juste être blanc est une assignation raciale.
23 Même si toute la planète était quadrillée, la conquête de l’espace ouvre encore la virtualité de l’exploration...
24 l’imprévu semble de plus en plus décalé et difficile à mettre en œuvre, souvent assimilé à l’accident (Octavio PAZ). La vie sédentaire se caractérise par le temps organisé où chacun donne la priorité à ce qui a été prévu dans la journée. Difficile de dévier, même les journées de chômeurs sont comblées par un nombre d’occupations prévues. Tout est fait, pour nous occuper coûte que coûte... Certains travailleraient même pour juste être occupés, et d’autres pour occuper les premiers sans-emploi.
25 Bouger, c’est être debout, et non assis dans une position sociale. L’exemple du travail précaire peut être saisi comme une occasion de multiplier les petits boulots : être serveuse pas plus d’un mois, chauffeur d’un PDG ayant eu un retrait de permis, gardien de maison pour des vacances, dame de compagnie pour un mois, etc. C’est une façon de prendre à revers la flexibilité de l’emploi, et de rendre son « gagne-pain » plus poétique par une mobilité extrême qui cherche à vivre le plus de vie possible. Il y a ainsi des personnes qui multiplient les jobs tout au long de leur vie. Bien sûr, ils ne font jamais carrière, mais ne sont-ils pas précurseurs d’un possible du travail ?
26 Le travail salarié ne prend jamais en compte la totalité active de la personne.
27 Passer la frontière entre Israël et Égypte, entre Eilat et Taba, à pied est une expérience d’une rare intensité de ce point de vue.
28 La flânerie baudelairienne, les dérives surréalistes pratiquées par André Breton, puis celles des situationnistes sont des errances très volontaristes. Il y a aussi la figure du marcheur anonyme, certes moins spectaculaire.
29 Toute une recherche, là encore, peut se développer sur l’écriture et la lecture comme forme d’errance très pratiquée.
30 DE CERTEAU M, « Rhétorique cheminatoire », in Traverses, n° 4, 1976, p. 127.
31 Ce concept de frontière n’est pas juste géographique, il ne joue pas que pour les institutions, il est à l’œuvre pour les organismes vivants. La peau en matérialisant le corps joue plusieurs rôles. Elle protège contre les agents extérieurs, les agressions, par exemple contre les microbes. Dans le même temps, c’est aussi une interface entre l’intérieur et l’extérieur. C’est un organe qui sert par exemple de tampon face aux conditions climatiques (chair de poule s’il fait froid, et transpiration s’il fait trop chaud). C’est encore un capteur d’informations, le doux, le rugueux, le lisse… qui filtre les informations.
32 SIMMEL G., La tragédie de la culture, Paris, Ed. Rivage, 1988, ch. Pont et porte, pp. 159-167. (Édition originale 1909)
33 Hermès, dieu du seuil, et de la porte est, aussi, celui des carrefours, des entrées des villes ; messager, il représente le mouvement, la relation à autrui. Peut-être est-ce une figure de l’errance.
34 c’est ainsi que nous expliquons facilement un itinéraire en coordonnant faire et voir : « Si tu tournes à gauche, il y a une petite boutique tu verras et puis si tu vas tout droit, tu ne peux pas te tromper, il y aura une fontaine, etc. ».
35 Ainsi les Nations Unies ont encouragé les Cambodgiens à rentrer dans les limites du Cambodge, les boat people vietnamiens étaient parqués alors aux Philippines, pays pauvres, dans des camps de réfugiés pour avoir osé fuir leur pays.
36 Les 101 Maliens en 1986, par exemple, ne sont rien d’autre qu’une population qui fuit la misère. Or, le seul traitement qu’imagine le pouvoir français, c’est de les parquer ou de les expulser. Aidée par la communauté européenne, l’Italie renfloue les Albanais en Albanie. Etc.
37 En France, par exemple, une règle de mobilité géographique est applicable aux premières années d’un fonctionnaire.
38 Les chômeurs d’aujourd’hui semblent plus immobilisés que par le passé, au lieu d’errer de ville en ville, ils sont immobilisés par des pointages, des stages dans leur région, etc. D’où peut-être une misère morale plus grande.
39 La représentation contemporaine du SDF (sans domicile fixe), c’est-à-dire errant, semble plus sédentaire que les hobos qui étaient en route à la recherche d’un peu de travail. En période de crise économique, la mobilité est un art de survie. Il semble que certains SDF, sont plus routinisés dans leurs parcours quotidiens, souvent très ritualisés. Quand on étudie les quartiers, réservés aux plus pauvres, on est frappé de constater, à quel point la mobilité résidentielle est totalement bloquée, malgré les envies de bouger.
40 À titre d’exemple, dans son rôle d’observateur participant, l’ethnographe cherche autant à clarifier ses relations avec les informateurs qu’à les envelopper d’un climat de confiance. Pour créer cette bonne distance, le sociologue peut aller à l’étranger, se comporter en explorateur chez lui ou même créer des situations étranges comme Clark et Garfinkel ou encore se servir de personnes qui sont dans un milieu sans y être vraiment. Ainsi, des personnes qui viennent juste de changer de statut ou encore aux prises entre deux rôles mutuellement exclusifs, nous donnent des indications précieuses sur la manière de gérer l’identité, d’élaborer des règles, de s’y conformer ou de les violer, et donc sur le contrôle social comme sur les mécanismes d’institutionnalisation. Pour comprendre certains rouages de la société, mieux vaut analyser l’univers de population que la vie oblige à « passer pour », à transformer et multiplier leur statut.
41 Nombre d’auteurs défendent cette position. Edgard MORIN, à propos du « paradigme de la complexité », défend l’idée d’une « a-méthode » qui est « un chemin sans chemin » in MORIN E, La méthode, t. 2, Paris, Seuil, 1980. LABORIT H, essaie de pratiquer une démarche qui aurait son questionnement hors de la chosification de la nature, hors de la compartimentation du savoir et de l’action in LABORIT H, Discours sans méthode, Paris, Stock, 1978. Michel SERRES dénonce les méthodes actuelles. « Quels nouveaux saccages nous préparent les méthodes qui courent droit devant elles sans voir lieu, ni voisinages, ni chemins… » Il conseille : « La méthode repose le dimanche ; la randonnée tous les jours sauve la vie », et un « discours d’exode » in SERRES M, Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985. Kostas AXELOS préconise « une pensée de l’errance » qui ne serait ni logistique, ni psychologique, ni sociologique, ni mystique, ni mythologique, mais « panique » : « Nous avons besoin d’une méthode de cheminement et d’une tonalité panique qui nous permette de renoncer à une doctrine échafaudée. » in AXELOS K, Systématique ouverte, Paris, Minuit, 1984.
42 Enfant, beaucoup ont rêvé d’être des fils de gitans, des enfants du cirque ou encore nés d’une famille de manouches qui voyagent : Mythes et rêves de ne pas être le bête produit de ses parents...
43 Victor SEGALEN arrive à Hiva-Oa, seulement trois mois, après la mort de Paul GAUGUIN. « J’ai pérégriné pieusement vers l’atelier de Gauguin, long faré quelconque maintenant tout nu, tout dépouillé. Gauguin est mort le 8 mai… Il était aimé des indigènes qu’il défendait contre les gendarmes, les missionnaires, et tout ce matériel de civilisation meurtrière… » Certes, ce qu’il trouve dans ces îles polynésiennes n’est pas aussi « exotique » que ce qu’il avait espéré. Il y détecte un processus d’uniformisation et d’aplatissement en cours, bref la fin de l’exotisme. Pourtant, il écrira à un ami : « Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques : c’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait… j’ai senti de l’allégresse couler dans mes muscles. »
44 Brusquement partir de chez soi pour « aller acheter une boîte d’allumettes » est devenu une expression humoristique, synonyme de disparaître et refaire sa vie...
45 MINOSA T, DE SAINT-PREUX B, Les mariés du bout du monde, Paris, Laffont, 1971.
46 l’errant s’oppose à la localisation par le déplacement, à l’identité par l’intégrité, à la propriété par l’appropriation, au voyeurisme par la contemplation, à la chronologie, l’histoire et l’origine par le mouvement. Proche de la position de l’étranger de Simmel, il n’est chez lui qu’aux croisements, qu’aux carrefours, qu’aux frontières et qu’aux limites…
47 CAILLOIS R, Cases d’un échiquier, Paris, Gallimard, 1970, p. 20.
48 Jean DUVIGNAUD oppose l’univers concentrationnaire des civilisations à l’univers véhiculaire des nomades. Il présente le portrait du nomade : ne s’installant pas dans la durée, sans passé, sans avenir, le nomade ne connaît ni l’attente, ni la stagnation. Ayant un désir non refoulé, ni sublimé, il a une imagination non encombrée de fantasmes. L’absence d’idéologie lui procure une fluidité de l’esprit. « Le nomadisme est la genèse utopique de l’homme à venir. » Jean Duvignaud, « Esquisse pour le nomade », dans Nomades et vagabonds, Paris, Union Générale d’Éditions, 1975.
Bibliographie
Michel B, « Imagination et fiction : ferment et clôture de la pensée », in Enriquez E., Haroche Cl., Spurk J., (sous la direction de) Désir de penser, peur de penser Lyon, Ed. Parangon/Vs, octobre 2006, p. 188-222.
Michel B, « Paroles, cultures et mouvements étudiants », in Echidistante, Revue de culture et science, N° 55-56, Iasi, Institul European, 2009, pp. 305-331.
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Michel B, « Penser l’anthropophagie grâce à la science fiction », in Les Cahiers de Psychologie Politique, Paris, Juin 2010, pp. 52-84.
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Michel B, « L’action politique et la tragédie : réflexion à propos d’H. Lefebvre et Y. Barel », Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 122-136.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Barbara Michel
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2011, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).