La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015

Francis Goyet

Le contexte rhétorique du paragraphage de Cicéron (1588)

Inédit. Version augmentée d’un texte paru en annexe de : Francis Goyet, » Les figures de pensée comme grands blocs, unités minimales pour construire un discours », Quintilien ancien et moderne, éd. Perrine Galand, † Fernand Hallyn, Carlos Lévy et Wim Verbaal, Turnhout, Brepols, 2010, p. 529-559

Texte intégral

1La division en « paragraphes » de l’œuvre de Cicéron, ou paragraphage, date de 1588. La division en « chapitres », ou capitulation, date quant à elle de 1618. Dans les éditions savantes actuelles, les paragraphes sont comme on sait indiqués par des chiffres arabes, et les chapitres par des chiffres romains. La thèse de cet article est que le paragraphage ou la capitulation sont des témoignages de lecture, par des lecteurs très concrets et situables. Dis-moi comment tu découpes un texte, je te dirai comment tu le lis.

2On s’occupera ici pour l’essentiel du paragraphage : il s’agit de montrer, ou plutôt de raconter, comment ce paragraphage de 1588 est liée à la classe de rhétorique jésuite. L’histoire du paragraphage est intéressante en ce qu’elle est très typique d’une société qui mettait très haut et les livres, et la rhétorique.

3Je traiterai la question d’abord du point de vue de l’histoire du livre, puis de l’histoire intellectuelle.

1. Le paragraphage en termes d’histoire du livre

  • 1 La naissance du livre moderne, mise en page et mise en texte du livre franç...

4De façon générale, les paragraphes typographiques (avec alinéas ou retours à la ligne) apparaissent au tournant des XVIe et XVIIe siècles, comme l’a montré Henri-Jean Martin dans La naissance du livre moderne. Pour la prose latine et grecque, païenne et chrétienne, l’alinéa apparaît selon Martin « vers la fin du XVIe siècle », « à l’issue de nombreux tâtonnements », et souvent ces alinéas sont numérotés, pour permettre le référençage. Comme l’ajoute Martin, les éditeurs actuels des textes de l’Antiquité « ne se sont guère souciés de savoir quand et comment étaient nés ces systèmes [de numérotation] qu’ils utilisent pourtant encore aujourd’hui »1. Dans le cas de Cicéron, on chercherait en vain une indication de ce type en tête de ses œuvres dans les éditions modernes.

5Or, un peu d’explication serait bienvenue, car la situation est assez baroque. Un « chapitre » chez Cicéron a une longueur d’environ trois « paragraphes ». Mais le texte a deux numérotations, et celles-ci ne concordent pas toujours. Soit par exemple le discours Pour Ligarius (Pro Ligario, ou Lig.). La figure dite licentia ou liberté de parole (la parrhésia) y occupe exactement ce qu’on appelle aujourd’hui le « chapitre » III – un « chapitre » assez bref, puisqu’il est long d’une page. Ce chapitre lui-même démarre au milieu du « paragraphe » 6, long d’un tiers de page. Cette discordance ne se reproduit pas pour le chapitre IV, dont le début concorde avec celui du paragraphe 10.

6Les termes mêmes de chapitre et paragraphe ne vont donc pas très bien, dans la mesure où ils laissent entendre une hiérarchie. Un grand III, en chiffres romains, devrait inclure comme unités de rang inférieur de petits paragraphes, 1, 2, 3…, en chiffres arabes. Cette situation normale se retrouve par exemple chez Tite-Live. Au livre V de l’Histoire romaine on a un chapitre XXXV, long d’une page, subdivisé en six petites unités, numérotées de 1 à 6, de la taille d’une phrase. Le chapitre suivant, XXXVI, se subdivise de même en onze paragraphes, numérotés de 1 à 11. Un renvoi complet à Tite-Live doit donc se faire sous la forme « XXXV, 5 », c’est-à-dire : Histoire romaine, chapitre 35, paragraphe 5. Rien de tel chez Cicéron, où le paragraphage est continu du début à la fin de chaque œuvre. Le Pour Ligarius ayant trente-sept paragraphes en tout, un renvoi comme « Lig. VIII, 23 » ne veut pas dire que le chapitre VIII a au moins vingt-trois paragraphes ; d’ailleurs, ce § 23 commence avant le chapitre VIII. Chacune des deux numérotations de Cicéron est en fait autonome, et donc un renvoi comme « Lig. 23 » suffit.

7La situation normale, celle pour Tite-Live, tient historiquement au fait que le découpage en chapitres de l’Histoire romaine (qui date de en 1612) a précédé celui en paragraphes (sans doute en 1738). L’auteur de la seconde numérotation a simplement subdivisé les grandes unités données par la première. Le cas baroque de Cicéron vient au contraire de ce que la division en paragraphes a précédé la division en chapitres. Les paragraphes et leurs chiffres arabes datent de 1588. Les chapitres et leurs chiffres romains sont de 1618. Ce sont deux découpages distincts, deux numérotations continues. Leur discordance est peut-être un désaccord sur le fond, si l’auteur de la seconde numérotation a eu sous les yeux la première (ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve). En ce cas, il marquerait son désaccord quand il ne fait pas correspondre ses chapitres avec les paragraphes. Si au contraire il ne connaît pas l’édition avec le paragraphage, le résultat n’est pas moins intéressant : les cas de concordance renverraient à une forme de consensus général. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, nous tenons ainsi une explication simple de la discordance. Nous sommes face à deux découpages, c’est-à-dire face à deux analyses concurrentes – à deux témoignages de lecture. Notons enfin qu’aucun des deux auteurs n’emploie les mots mêmes de « chapitre » ou de « paragraphe ».

  • 2 « Chapter and Verse in Cicero », Grazer Beiträge, 11 (1984), p. 103-112. Le...

8Qui sont maintenant les deux auteurs, celui de 1588 et celui de 1618 ? Le dernier éditeur scientifique à les mentionner est, en 1836, Johann Caspar Orelli. C’est d’ailleurs sa grande édition des œuvres de Cicéron qui a définitivement fixé les deux numérotations concurrentes. Ensuite, il faut attendre 1984 pour trouver des informations nouvelles, dans un article du latiniste John Glucker2.

  • 3 La naissance…, p. 309 : « La capitulation des œuvres de Tite-Live (figure 4...

  • 4 Pour ce qui est de Tite-Live, R. S. Conway dit que Grüter s’en vante « dans...

9Dans son article, Glucker règle très vite la question des chapitres. La capitulation est en 1618 l’œuvre de Janus Grüter, ou Jan de Gruytere (1560-1627), dans son édition des Opera de Cicéron, Hambourg, Froben, 1618-1619 – le privilège de l’Empereur est daté de 1616. Latiniste de grande envergure, bibliothécaire de l’Électeur palatin, Janus Grüter est un très savant éditeur de textes. C’est précisément lui qui est l’auteur de l’actuel découpage de Tite-Live en chapitres (1612) et auparavant, comme l’a montré Henri-Jean Martin3, de Tacite (1607). Selon Glucker, les diverses préfaces de Grüter au Cicéron et au Tite-Live ne disent pas un mot de cette capitulation4.

  • 5 Privilège du 4 mars 1588, épître dédicace datée également de « mars 1588 ».

  • 6 Même privilège ; publication peut-être légèrement postérieure puisque l’épî...

10L’article de Glucker en vient ensuite à l’auteur du paragraphage de Cicéron. Orelli en donnait seulement le nom, Alexander Scot. Glucker montre qu’il s’agit d’un noble écossais réfugié en France : « Scot Scotus », Scot l’Écossais. Ledit Scot publie simultanément deux très gros ouvrages en 1588, à Lyon chez Jean Pillehotte : une édition entièrement revue de l’Apparatus latinae locutionis de Nizzoli5 et les Opera de Cicéron6. Les deux ouvrages vont ensemble, pour d’évidentes raisons commerciales. L’Apparatus est une concordance de Cicéron, c’est-à-dire cette sorte de dictionnaire où pour un mot on donne la phrase complète voire le passage où il apparaît chez un auteur, pour toutes les occurrences du mot. Les Opera de Cicéron ayant des paragraphes en chiffres arabes, ces chiffres sont donc repris dans l’Apparatus. Scot ne parle d’ailleurs pas de paragraphi, mot qui n’est pas de bonne latinité, mais de « sectiones » ou sections, mot qu’utilise aussi le privilège en français (je souligne d’un trait) :

Nostre cher et bien aimé Iean Pillehotte, marchand Libraire et nostre Imprimeur en nostre ville de Lyon nous a faict dire et remonstrer que pour le profit de la Republique, contentement et utilité des gens de lettres et de la ieunesse, il auoit à grands frais, mises, labeurs et impenses recouuert deux liures intitulez Marci Tullii Ciceronis opera corrigé noté et accommodé par sections à meilleure forme qu’au parauant et lesquelles œuures de Ciceron, respondent à un autre liure fort necessaire, lequel il a pareillement recouuert à grands frais et qui est intitulé Apparatus latinae […].

  • 7 Voir Alexandre Cioranesco, Bibliographie de la littérature française du sei...

11Glucker termine son enquête par la biographie d’Alexander Scot. Catholique, ce dernier a fui l’Écosse en 1567. Une fois en France, il fait son droit avec Cujas (entre 1570 et 1590), dont il publie les œuvres complètes en 1606 chez le même éditeur lyonnais7 ; il finit avocat à Carpentras et meurt vers 1616. Au total, nous n’avons pas affaire à une personnalité de premier plan, ni comme latiniste ni même comme Écossais. C’est un honnête lettré, sans plus, pas du tout l’équivalent d’un Grüter. Au terme de son article, John Glucker est ainsi un peu déçu, comme latiniste. Étant lui-même Écossais, il est amusé par les aventures de ce compatriote – ce qui lui permet entre autres d’utiles vérifications sur place ou à la British Library. Glucker est d’autant plus déçu que, comme nombre de latinistes actuels, il considère que le paragraphage de Scot est totalement arbitraire.

  • 8 Bien des éditeurs de Cicéron indiquent constamment ces numéros de page. C’e...

  • 9 Comme me le signale Michel Magnien, en 1539 l’édition in-folio des Opera de...

  • 10 Quand, en 1594, Melchior Junius renvoie aux discours cicéroniens, il donne...

  • 11 En gros, dans les éditions de Cicéron au xviie siècle, les paragraphes en ...

12Ici se termine l’enquête, en termes d’histoire du livre. Glucker conclut à la seule dimension pratique du paragraphage, qui est indéniable. Avant son édition en 1588 chez Pillehotte, l’Apparatus de Nizzoli renvoyait aux pages de l’édition aldine de Cicéron8. Or cette édition aldine du début du XVIe siècle ne circule plus en France, ou fort peu. Entre-temps, les Estienne ont échoué dans leur tentative pour imposer un renvoi aux pages de leur propre édition de Cicéron, alors qu’ils ont réussi pour Platon, puisque c’est à eux que nous devons des renvois comme « Platon, Gorgias, 464c » : page 464, repère C de l’éd. Estienne9. Plus les éditions de Cicéron se multiplient au cours du siècle, plus la situation devient intenable, exactement comme aujourd’hui pour les Essais de Montaigne10. Ce serait donc pour remédier à ce problème matériel que Scot propose un paragraphage, qui soit indépendant des aléas de la pagination. Et au xviie siècle son paragraphage va progressivement s’imposer en Europe, non sans quelques variations mineures11.

2. Le paragraphage en termes d’histoire intellectuelle

13John Glucker n’a regardé que Scot. Mais derrière cet Écossais exilé, on peut voir le milieu intellectuel qui a vu naître le paragraphage. Là, nous découvrons les jésuites, à Tournon et à Lyon, et les besoins de la classe de rhétorique.

  • 12 Voir les publications de Coyssard et de Voell dans Carlos Sommervogel, Bib...

  • 13 J’en avais vu un exemplaire à Augsburg, le seul que j’aie trouvé (privilèg...

  • 14 Voici cet avis (p. 6 ; p. 10 du pdf Google, je souligne) : « Qui numeri am...

14En effet, Scot mentionne nommément dans sa préface-dédicace et le collège jésuite de Tournon et son directeur Michel Coyssard (1547-1623). À Coyssard il faut ajouter cet autre jésuite, que Scot ne nomme pas : le professeur de rhétorique à Tournon, Jean Voell, en latin Voëllus (1541-1610)12. Scot n’est guère que l’exécutant d’une commande, il n’en est pas l’auteur au sens ancien de ce mot. Les commanditaires sont Coyssard et Voell, à eux deux ils sont le vrai auctor du paragraphage, l’auteur ou instigateur du projet. Le directeur du collège a convaincu un éditeur lyonnais, le très catholique et bientôt ligueur Pillehotte, de faire ce lourd investissement. Il a aussi trouvé ce noble écossais désœuvré et sans doute désargenté, et il lui a fourni une bourse de longue durée, ou en termes d’époque un « bénéfice » donné par un baron, lequel est comme il se doit le dédicataire de l’Apparatus. Pour sa part, le professeur de rhétorique, Jean Voell, travaille depuis 1574 à son livre Generale artificium texendae cuiuscunque orationis, c’est-à-dire à une « théorie générale pour produire tout discours ». Il publie cette théorie en 1588 chez le même Pillehotte, avec un privilège de 158413. Dans cet ouvrage, la théorie est appliquée à trois discours cicéroniens (Pour Archias, Catilinaires I et III). Voell en donne une analyse continue, linéaire. Dans cette analyse il se sert continûment des numéros de paragraphes de Scot, par des renvois du type « sect. 24 ». En tête de son ouvrage, l’avis de l’imprimeur au lecteur vante clairement la nouveauté de ces renvois, en utilisant lui aussi le vocabulaire du découpage en sections, autrement dit de la dissection : « dissecuit »14.

15Ces quelques indications dessinent ce qu’on appellerait aujourd’hui un travail d’équipe. Les tâches sont réparties. Au directeur du collège de trouver les financements. Au professeur de rhétorique de fournir la théorie – en en discutant sans doute avec le directeur, puisque Coyssard a lui-même enseigné la rhétorique. Au noble écossais de réaliser ce qui a été ainsi conçu, et l’honneur de le signer. De 1574 à 1584, Voell teste la théorie avec ses élèves, sur ces discours cicéroniens qui sont les grands classiques de la classe de rhétorique. Si vraiment son propre livre est prêt en 1584, alors que la parution est de 1588, on peut supposer que Pillehotte et Coyssard lui ont demandé d’attendre que paraissent d’abord l’Apparatus et les Opera de Cicéron avec leurs nouveaux numéros de paragraphes (ou plutôt sections). On peut supposer aussi que les directeur et professeur ont aidé l’exécutant Scot dans sa tâche, en donnant leur point de vue sur la conception du paragraphage voire sur tel ou tel découpage particulier. Il pourrait se faire aussi que ce soit Voell qui ait le premier paragraphé les trois discours qu’il travaillait en classe, pour amorcer le vaste projet et en montrer l’utilité « holiste » : la possibilité par là de saisir aisément le tout d’un discours.

  • 15 Ratio studiorum (texte latin de 1586, 1591 et 1599), éd. L. Lukács, Rome, ...

  • 16 À Lyon même et en cette même année 1588, Pillehotte est en concurrence ave...

16Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre l’antériorité de la théorie de Voell sur le paragraphage de Scot, et en général de la conception sur la réalisation. C’est le développement même de la classe de rhétorique qui a exigé de nouveaux outils. Les dates de toute l’entreprise la raccrochent d’ailleurs au vaste contexte jésuite du moment. Au niveau européen, 1584-1588 nous renvoient à ces années d’intense cogitation pour la mise en forme de leurs programmes scolaires, qui aboutiront à la rédaction « définitive » de la Ratio studiorum de 1599, dont les deux premières rédactions sont de 1586 et 159115. Bref, derrière l’arbre nous avons retrouvé la forêt. Derrière le quasi-inconnu Scot, nous voyons se profiler la grande machine pro-cicéronienne du monde jésuite. Il n’est pas interdit de penser que Pillehotte espérait voir son édition de Cicéron au moins signalée dans la Ratio et au mieux fortement conseillée comme édition de référence16. Je ne sais si les bénéfices purement commerciaux ont été au rendez-vous. En tout cas, la numérotation en paragraphes se répandra… quand elle sera reprise par d’autres éditeurs des Opera de Cicéron, à commencer par P. de la Rovière à Genève en 1616, puis P. et J. Chouet à Cologne en 1617, avec dans les deux titres le mot sectiones et, au titre de 1616, renvoi explicite à l’Apparatus de Scot et à ses sectiones. Nous avons vu que le découpage en chapitres par Grüter est publié en 1618, avec un privilège de 1616, ce qui ne permet pas de trancher la question de savoir s’il connaissait les sections de Scot – ce ne serait pas impossible, mais paraît tout de même peu probable. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce titre de Genève 1616 qu’Orelli a trouvé le nom d’Alexander Scot, sans forcément en savoir plus sur ce dernier.

  • 17 M. T. Ciceronis Orationum, cum argumentis, animadversionibus, et analysi M...

17La situation assez baroque que je signalais en commençant pourrait ainsi déboucher sur un programme de recherche, si on prend au sérieux l’idée de témoignage de lecture. Il y a donc deux numérotations distinctes et fréquemment discordantes. Ce que repèrent les chiffres romains de Grüter correspond parfois très exactement à ce que délimitent les chiffres arabes de Scot, et parfois non. Il est possible mais non certain que Grüter ait eu sous les yeux celle de Scot, et que, en grand latiniste, il ait marqué son désaccord en ne faisant pas correspondre ses chapitres avec les paragraphes. J’ai en tout cas pu constater que, en 1729, dans sa propre édition des discours de Cicéron, Marco Antonio Ferrazzi fait de même avec les chapitres de Grüter17. Il les reprend en gros, mais ne se prive pas de déplacer leurs débuts et fins en tant que de besoin, pour mieux cadrer avec sa propre analyse rhétorique, qu’il donne en bas de page. Tous ces « flottements » ne sont pas des incertitudes ou des approximations, qui démontreraient l’arbitraire même du découpage. Ce sont en fait autant de témoignages de lecture, c’est-à-dire aussi autant d’analyses du texte cicéronien. Le programme de recherche serait donc de faire une édition de Cicéron qui intègre et référence l’ensemble des variantes de numérotations de 1588 à 1836, c’est-à-dire de Scot à Orelli.

  • 18 Du Cygne, Ars ciceroniana, sive Analysis rhetorica omnium orationum M. T. ...

18Par exemple, j’ai mentionné en commençant la figure de la licentia dans le Pour Ligarius de Cicéron. Le § 6 de Scot se trouve avant la licentia. Or, ce § 6 est pour un jésuite et rhétoricien comme Martin Du Cygne (et sans doute pour Scot) le début de l’argumentation, après la narration18. Grüter en 1618 est plus sensible au début de la licentia, à l’intérieur même de ce § 6, et c’est donc là qu’il fait commencer son chapitre III. Les deux choix sont défendables, et tous deux sont des témoignages intéressants. On tient là le sentiment que pouvait avoir un lecteur d’époque sur le début d’une unité, d’une séquence.

  • 19 La Rhétorique française, dans Traités de poétique et de rhétorique de la R...

19Il faut en tout cas être prudent avant de décréter, comme le fait John Glucker et bien des latinistes actuels, que le paragraphage de Scot est purement arbitraire, donc sans aucun intérêt. Certes, les désaccords et flottements dans la délimitation des paragraphes (et des chapitres) signifient que les lecteurs de l’époque ne sont pas toujours d’accord dans le détail. Mais ils le sont en gros à 90 %. Il est plus intéressant de supposer que Scot lui-même hérite de toute une tradition de lecture, ne serait-ce qu’avec l’aide des jésuites qui l’entourent. En 1555, Fouquelin dans La Rhétorique française cite l’intégralité du § 54 du Pour Quinctius. Traitant la figure dite communicatio, il met donc côte à côte et in extenso un sonnet de Ronsard et un paragraphe exact d’un discours cicéronien, ce qui est d’ailleurs intéressant en termes de sentiment de longueur : un paragraphe équivaut à un sonnet19. Cela veut dire que Fouquelin est par avance d’accord, en 1555, avec le découpage de Scot en 1588. Ce § 54 représente donc pour tous deux la même étendue de texte, la même unité, unité tout à la fois de sens et de rythme. En-deçà de Scot, il faudrait pouvoir remonter à cette tradition de lecture avec quelque certitude. Connaissant la longue durée des transmissions scolaires, et l’importance de la récitation pour ces textes le plus souvent sus par cœur, le repérage de Quinct. 54 comme une unité a des chances de remonter très haut dans le temps, bien avant le XVIe siècle. À tout le moins, les latinistes de l’époque avaient sans aucun doute une oreille très exercée pour repérer les clausules, par excellence cicéroniennes, qui clôturent un ensemble.

20Pour s’en tenir à Scot, ses paragraphes obéissent à une sorte de « battue » rythmique. S’ils n’ont pas tous exactement la même longueur, ils sont tous des unités de taille sensiblement régulière, comparable. Selon l’expression de Fotheringham (p. 42), ils sont « to some extent consistent in length » : ils sont de longueur à peu près constante. Il en va de même pour les chapitres de Grüter. Lui aussi a dans l’œil un compas, ou dans l’oreille une sorte de métronome. Cela aboutit là encore à des chapitres d’étendue régulière, la même d’ailleurs qu’il s’agisse de Cicéron, de Tite-Live ou de Tacite, qu’il a tous trois numérotés et découpés. Grüter raisonne par blocs d’environ une bonne page dans la collection moderne des C. U. F. aux Belles Lettres (dite « collection Budé »). Scot, lui, a des blocs plus courts, chacun de ses paragraphes fait au maximum une demi-page, avec en général deux à trois paragraphes par page. Mais Scot et Grüter ont le compas dans l’œil, ils savent, de science sûre, où faire passer les ciseaux du découpage, ou le scalpel de la dissection, anticipant ainsi sur l’analyse proprement rhétorique, qui est elle aussi, d’abord, un découpage.

  • 20 « The numbers in the margins… », p. 60 : « If consistent tendencies emerge...

21Pour conclure, il suffit de citer Fotheringham. Contre ses collègues latinistes, et d’abord contre John Glucker, elle conclut à l’absence d’arbitraire du paragraphage de Scot, ce qui est aussi mon sentiment. Son article analyse la construction ou plan du Pour Muréna, pour comparer très précisément la façon dont Scot et Grüter ont découpé et donc lu ce discours20 :

Si [à partir d’une comparaison généralisée entre paragraphes de Scot et chapitres de Grüter] des constantes émergaient, il pourrait être possible d’apprendre quelque chose sur la façon dont les lecteurs des xvie et xviie siècles pratiquaient la segmentation des textes et l’analyse de leur plan, dans une approche différente de celle des lecteurs et écrivains modernes. […] Il serait aussi utile d’examiner des auteurs contemporains [du découpage en paragraphes ou chapitres] : pour savoir par exemple, s’ils s’efforçaient d’organiser leurs propres arguments dans des passages d’une longueur constante, tout comme ces savants [Scot et Grüter] se sont efforcés de diviser les arguments de Cicéron, en réalité de longeur inégale, pour les faire entrer dans des sections ou chapitres de longueur constante. […] L’étude des numéros de paragraphes ou chapitres, en plus d’inviter à une lecture fine des discours de Cicéron, pourrait ainsi servir de fondation à l’écriture d’un nouveau chapitre dans l’histoire de la réception de ces discours.

22C’est là, par bien des côtés, énoncer le programme même de l’équipe Rare. Il est frappant de voir que la méthode de Fotheringham la conduit aux mêmes conclusions que les nôtres. Car sa méthode est précisément rhétorique, ou « anatomique », puisque son point de départ est de distinguer les grandes parties du Pour Muréna, avant d’en venir à des unités plus petites, les paragraphes de Scot et les chapitres de Grüter. De façon symptomatique, Fotheringham est alors très sensible au problème des transitions cicéroniennes, qui rendent difficile de faire passer le scalpel entre deux sections, ou, dans ses termes, de décider où est le « break ».

23De la vision holiste de l’ensemble du discours à la sensibilité aux transitions, c’était là aussi, de l’intérieur, le programme de la classe de rhétorique. Tout part, au fond, de ce geste très simple, mais fondamental : « disséquer » en sections, en paragraphes, c’est-à-dire faire passer les ciseaux de l’analyse pour séparer des séquences. L’importance cruciale d’un tel geste fut la découverte initiale de l’équipe Rare, dès sa première année de fonctionnement en 1998-1999. Nous n’avons pas fini d’épuiser toutes les potentialités qu’ouvre une telle leçon d’anatomie.

Notes

1 La naissance du livre moderne, mise en page et mise en texte du livre français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 2000, p. 308-309 : « À notre connaissance, ce problème n’a été véritablement abordé que dans un seul ouvrage, au reste tout à fait remarquable : The Classical Text. Aspects of Editing in the Age of the Printed Book, de E. J. Kenny [University of California Press, 1974]. »

2 « Chapter and Verse in Cicero », Grazer Beiträge, 11 (1984), p. 103-112. Le point de départ de son enquête est Orelli, Onomasticon Tullianum, Zürich, 1836, repr. Hildesheim, G. Olms, 1965, t. I, p. 205-209. Mes remerciements vont à † Carl J. Classen, qui m’avait indiqué l’article de Glucker, ainsi qu’à Ruprecht Wimmer pour son accueil en Bavière, lors d’un séjour qui m’a permis d’achever l’enquête. Je remercie tout aussi vivement Claude Loutsch de m’avoir ensuite indiqué l’article de Lynn S. Fotheringham, « The numbers in the margins and the structure of Cicero’s Pro Murena », Greece & Rome, vol. 54, n° 1 (2007), p. 40-60 (l’article fait fonds sur celui de Glucker, sans lui apporter d’éléments nouveaux en termes d’histoire du livre).

3 La naissance…, p. 309 : « La capitulation des œuvres de Tite-Live (figure 495) et de Tacite a été publiée en 1607 et 1612 par Grüter » (notons que, comme le montre la figure 495 que donne Martin, il s’agit bien de l’éd. 1612 de Tite-Live, Francfort, J. Sauer pour J. Fischer – Google Livres a l’éd. 1619 ; les Opera de Tacite par Grüter, Francfort, I. Rhodius, sont de 1607 et visibles par exemple sur www.bsb-muenchen-digital.de). Martin continue en signalant que les chapitres de Cicéron sont l’œuvre du même Grüter (Martin ne connaît pas Scot) et termine en indiquant (p. 310) que la capitulation de Suétone est le fait d’Isaac Casaubon en 1595, avec reproduction d’une page du Suétone publié à Genève chez J. Chouet.

4 Pour ce qui est de Tite-Live, R. S. Conway dit que Grüter s’en vante « dans son édition de 1628 », c’est-à-dire dans sa troisième édition : cité par J. Bayet et G. Baillet (préface de leur édition de Tite-Live, Paris, Les Belles-Lettres, C. U. F., 1940, I, p. cxxvii) ; je n’ai pas vu cette édition de 1628, Titi Livii Patavini Historicorum… Francfort, G. Hofmann et J. Fischer. Le même Conway suppose que le paragraphage de Tite-Live est l’œuvre de Drakenborch, en 1738.

5 Privilège du 4 mars 1588, épître dédicace datée également de « mars 1588 ».

6 Même privilège ; publication peut-être légèrement postérieure puisque l’épître dédicace renvoie à celle en tête de l’Apparatus pour une description du paragraphage. Édition citée par Baudrier, Bibliographie lyonnaise, II, p. 270 et 293 ; ces Opera intègrent la Rhétorique à Herennius, dont les paragraphes viennent donc aussi de Scot.

7 Voir Alexandre Cioranesco, Bibliographie de la littérature française du seizième siècle, Genève, Slatkine reprints, 1975, notice 7176 ; 1590 est l’année de la mort de Cujas. Au début de l’épître dédicace de l’Apparatus, Scot se présente seulement comme « Abirdonensis Academiae Artium liberalium Magist(er), atque in Universitate Turnonensi Theologiae candidat(us) » ; Glucker n’a pas retrouvé trace de ce MA d’Aberdeen.

8 Bien des éditeurs de Cicéron indiquent constamment ces numéros de page. C’est le cas dans l’éd. 1540 des Opera à Strasbourg, chez Wendel ; même chose dans les éd. 1548 à 1578 chez Ios. Rihelius (cité par Orelli, Onomasticon, t. I, p. 201) ; dans l’éd. 1584 des Opera à Genève, chez Jér. des Planches (Orelli, p. 205) ; dans l’éd. 1596 des seules Orationes, Bâle, C. Waldkirch, « in qua numeri paginarum, Aldi et Nizolii numeris respondent » et dont les pages mêmes correspondent à celles d’Alde ; dans l’éd. 1617, Cologne, P. et J. Chouet, qui a pourtant aussi les paragraphes de Scot, annoncés au titre même (Opera omnia, in sectiones […] distincta). Michel Magnien, que je remercie de m’avoir signalé ce dernier ouvrage, me communique aussi que, dans le Nizzolius publié à Bâle chez Hervagius (Thesaurus Ciceronianus, 1563), se trouve, du f. A 4r° au f. a 6 v°, une table de concordance entre les pages de l’éd. aldine et l’éd. chez Hervagius des Opera omnia de Cicéron, avec au début un mode d’emploi ou « De numerorum ratione indicatio ad lectorem » (vue 13 sur le site de la BSB, cote de l’exemplaire : 2 A.lat.b. 300).

9 Comme me le signale Michel Magnien, en 1539 l’édition in-folio des Opera de Cicéron chez Robert Estienne (M. T. Ciceronis opera ex Petri Victorii…) a pour chaque livre ou discours, dans la marge intérieure, une numérotation continue en chiffres arabes. On pourrait croire à première vue que c’est la préfiguration du paragraphage, mais en fait c’est une numérotation de dix lignes en dix lignes (utilisée dans l’index à la fin de l’ouvrage). Quand François Hotman en 1554 commente les discours de Cicéron (Commentariorum in orationes M. T. Ciceronis volumen primen, Paris, Rob. Estienne, 1554, visible sur e-rara), il le fait explicitement par renvoi à la « dernière » édition chez Robert Estienne (vue 8 du pdf), en citant même in extenso les pages de l’édition séparée de 1543 (M. Tullii Ciceronis Orationum volumen primum, secundum, etc. ; je remercie Nicolas Boulic pour la vérification sur l’exemplaire de la B. M. de Valence) : donc, par définition, Hotman ne cite pas la numérotation par lignes de l’éd. 1539.

10 Quand, en 1594, Melchior Junius renvoie aux discours cicéroniens, il donne pour chaque exemple trois numéros, sous la forme « P. 2574. v. 20. A. 195. v. 2. L. 869. D » : soit, respectivement, les pages des éditions de Paris (« P. », par Lambin), Strasbourg (« A. », par Sturm) et Lyon (« L. », par Godefroy), avec leurs propres subdivisions. Ce sont là des éditions au texte établi par de grands savants, ce que Scot n’est pas. Donc cela ne signifie pas forcément que Junius ne connaît pas l’éd. Scot, mais plutôt qu’il renvoie aux éditions que possèdent ses étudiants, ou qu’il leur a recommandées. Quoi qu’il en soit, on voit l’extrême contrainte que lui impose ce triple référençage (Junius, Artis dicendi praecepta, Strasbourg, Bertram, 1594, p. 131, visible sur dfg-viewer.de ; voir la fin de l’avis au lecteur).

11 En gros, dans les éditions de Cicéron au xviie siècle, les paragraphes en tant que tels ne changent guère, mais leur numérotation « bouge » un peu. C’est du moins l’expérience que j’en ai faite, et qui est confirmée par une remarque du Père Basile Balthasar : selon lui, un numéro de paragraphe dans une édition donnée est, dans une autre, le même à + 1 ou – 1 près (Cicero Marianus, Saint Gall, Presses du Monastère, 1749, préface, non paginée ; lui-même utilise l’éd. Amsterdam 1724 des Opera de Cicéron) : « Quod si in aliis editionibus citato numero signatus locus non invenitur, in priore, aut mox sequente numero reperire erit : vix enim aliter variae Tullij editiones nisi uno subinde, alterove numero discrepant. » La raison est simple : ou bien un paragraphe est scindé en deux (les suivants sont alors décalés de + 1), ou bien deux paragraphes sont fusionnés en un (d’où un décalage de – 1). On voit que, même comme cela, on reste à l’intérieur de l’unité-paragraphe définie par Scot. C’est là le point essentiel.

12 Voir les publications de Coyssard et de Voell dans Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Paris, Imprimerie Nationale, 1890-1900, et, de façon plus succincte, dans la Bibliographie de Cioranesco (cité supra) ; ainsi que, désormais, sur Google Livres etc. Bibliographie détaillée de Voell (s. v. Voëllus) dans Lawrence D. Green et James J. Murphy, Renaissance Rhetoric Short-Title Catalogue 1460-1700, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 449.

13 J’en avais vu un exemplaire à Augsburg, le seul que j’aie trouvé (privilège du 11 décembre 1584, achevé d’imprimer du 1er août 1588, préface datée du 13 juin 1588, où Voell dit avoir commencé son ouvrage quatorze ans auparavant). L’ouvrage est réédité : Cologne, Birckmann, 1589 (sur Google Livres), etc. – nombreuses rééditions au xviie siècle en Allemagne, mais bien entendu sans le privilège ni l’achevé d’imprimer français.

14 Voici cet avis (p. 6 ; p. 10 du pdf Google, je souligne) : « Qui numeri amice lector, in hoc Artificio citandis M. Tullii libris ad marginem notantur : ii sunt quibus non ita pridem D. Alexander Scot, Scotus vir eruditione clarus, non minus laboriose, quam utiliter et commode omnia ejusdem opera dissecuit : quae a me cum apparatu Latinae linguae in Ciceronem numeris iisdem utrobique sibi respondentibus, typis mandari coepta, in lucem prodeunt. Utere omnibus ad tuam multorum salutem : et Vale. »

15 Ratio studiorum (texte latin de 1586, 1591 et 1599), éd. L. Lukács, Rome, Institut historique de la Société de Jésus, 1986, t. 5 (entièrement revu) des Monumenta paedagogica Societatis Iesu ; texte de 1599 et trad. française de M.-M. Compère et al., Paris, Belin, 1997. – Les jésuites disent le, et non la, Ratio studiorum.

16 À Lyon même et en cette même année 1588, Pillehotte est en concurrence avec un autre éditeur (Sibylle de La Porte), dont l’édition des Opera de Cicéron recourt au système des Estienne (et qui s’est imposé pour Platon), de grandes pages découpées de façon régulière par les lettres A, B… jusqu’à H.

17 M. T. Ciceronis Orationum, cum argumentis, animadversionibus, et analysi M. Antonii Ferratii, ad usum seminarii Patavini, Padoue, Manfrè, 1729.

18 Du Cygne, Ars ciceroniana, sive Analysis rhetorica omnium orationum M. T. Ciceronis, Cologne, veuve Joan. Widenfelt, 1670 (1e éd. Douai, Balt. Beller, 1661), ad loc.

19 La Rhétorique française, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 409-410 (en 2001, p. 376-377). Le paragraphe cité, Quinct. 54, est déjà cité en entier par la source de Fouquelin, Omer Talon, Rhetoricae, I, chap. 28 De Addubitatione et Communicatione, p. 50-51 (c’est son seul exemple de communicatio).

20 « The numbers in the margins… », p. 60 : « If consistent tendencies emerge, it may be possible to learn something about the way readers in the sixteenth and seventeenth centuries approached the segmentation and structural analysis of texts that is different from the way readers and writers approach this issue in the modern world. […] [I]t would also be useful to examine contemporary writers : did they, for example, strive to organize their arguments in passages of consistent length, as these scholars strove to divide Cicero’s arguments, actually uneven in length, into sections/chapters of consistent length ? […] [T]he study of these numbers, in addition to inviting a closer reading of Cicero’s speeches, could be the basis for a new chapter in the history of the reception of those speeches. »

Pour citer ce document

Francis Goyet, «Le contexte rhétorique du paragraphage de Cicéron (1588)», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 22 novembre 2015, mis à jour le : 22/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/250-le-contexte-rhetorique-du-paragraphage-de-ciceron-1588.

Quelques mots à propos de :  Francis  Goyet

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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