Dossier Acta Litt&Arts : Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures
Pour un Pascal juif. Ordre du cœur et rhétorique sémitique dans l’œuvre pascalienne
Initialement paru dans : Retorica biblica e semitica 3. Atti del terzo convegno RBS, dir. R. Meynet et J. Oniszczuk, Bologne, EDB, 2013, p. 317-345
Texte intégral
Une pensée de l’ordre
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1 J. Mesnard, La culture au XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris 1992,...
1Des premiers écrits sur le vide jusqu’aux fragments des Pensées des années 1658-1660, l’essentiel de l’œuvre pascalienne peut s’envisager comme le déploiement et l’affirmation progressifs d’une pensée de l’ordre des plus singulières. En recourant à l’une de ces fausses fenêtres que condamnait Pascal non sans en faire grand usage, on pourrait synthétiser celle-ci au moyen d’une simple antanaclase : à chaque ordre son ordre. Entendons que, selon Pascal, chaque ordre, entendu comme « structure reposant sur différents genres de réalité indépendants », imposerait par nature le recours à un ordre spécifique entendu comme « succession des idées », les deux acceptions de ce terme étant par ailleurs étroitement liées, « dans la mesure où », comme le souligne Dominique Descotes, « pour Pascal, inventer c’est soumettre la réalité à un certain ordre1 ».
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2 Sur l’utilisation pascalienne de l’argument d’autorité, voir plus générale...
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3 Préface sur le Traité du vide, dans B. Pascal, Œuvres Complètes, II, éd. J...
2Dès 1647, la Préface sur le traité du vide distinguait, à travers deux ordres de connaissance, deux ordres de matières, les unes, comme l’histoire, la jurisprudence, et a fortiori, la théologie, reposant essentiellement sur l’autorité2, « d’où il est évident que l’on peut en avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter » ; et les autres, comme les mathématiques, les sciences physiques, l’architecture ou la médecine, « tomb[a]nt sous les sens ou sous le raisonnement », et devant dès lors « être augmentées pour devenir parfaites ». Ce qui revient à dire : les unes tenant leur perfection dans la constance et la rigueur du mouvement rétrospectif qu’elles impliquent vers d’indépassables écrits passés, en la maîtrise desquels consisterait la seule fin de leur étude ; et les autres à l’inverse, impliquant un mouvement de dépassement et de progrès continus qui les pousserait de l’avant, en n’usant des conquêtes antérieures de l’esprit que comme autant de « moyens pour en avoir de nouvelles3 ». À chaque ordre de la connaissance, en somme, un ordre de la recherche, affirmant l’absolue primauté des textes-sources dans un cas, et leur caractère plus modestement premier dans l’autre.
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4 Empruntée au De Utilitate credendi, XI, 25 de saint Augustin (« Quod intell...
3Une dizaine d’années plus tard, cependant, le chantier de l’Apologie du christianisme témoigne d’une évolution majeure de la pensée pascalienne, en marquant le passage d’une conception binaire du champ de la connaissance (l’autorité vs la raison4) au système ternaire des trois ordres. Se voient alors non seulement distingués l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité, mais, plus encore, associé à chacun, un ordre d’exposition – comprenons, une disposition – spécifique des connaissances qui en relèvent.
4L’ordre des corps, conçu sur le modèle des sciences physiques et, partant, le plus simple, engage une dramaturgie à deux actants sur laquelle il n’y a pas lieu d’insister ici : l’action et la réaction, la cause et sa conséquence, la seconde succédant invariablement à la première. C’est ainsi, par exemple, que l’on pourra faire valoir, suivant une logique aussi minimale qu’immuable, que la baisse de la pression atmosphérique au fur et à mesure qu’on s’élève dans le Puy de Dôme entraîne la baisse du niveau de mercure dans le baromètre ; ou bien, qu’en ce qu’il témoigne de sa puissance, l’habit richement orné du prince dont on voit passer le carrosse force par là au respect, car il aurait clairement les moyens de faire battre qui se refusait à le saluer.
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5 D. Descotes, www.penseesdepascal.fr/Ordre/Ordre-suite.php.
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6 De l’esprit géométrique, dans B. Pascal, Œuvres Complètes, III, éd. J. Mesn...
5L’ordre des esprits, en revanche, fait passer de la sphère à deux temps, si récursifs soient-ils, de la pure causalité, à celle de la démonstration : l’ordre des causes s’efface alors derrière celui des raisons et ouvre par suite à une organisation nettement plus complexe du discours. De cet « ordre démonstratif, défini par l’idée de précession5 », Pascal trace les grandes lignes dans son fameux opuscule De l’art de persuader. À la suite de Descartes, il réduit l’art de persuader à « la conduite des preuves méthodiques parfaites », et fonde le bon déroulement de la démonstration more geometrico sur le respect de trois règles essentielles : » définir les termes dont on doit se servir par des définitions claires ; [...] proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et [...] substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis6 ». Le discours se fait ainsi chaîne de raisons, dont l’entendement, nécessairement vaincu, ne saurait desserrer l’emprise.
6Visant une conviction relative aux « vérités de notre portée7 », cet ordre géométrique, quoique d’inspiration cartésienne, radicalisait avant tout une tendance constante de la rhétorique gréco-latine et sa propension, toute rationnelle, à ménager, selon les termes de Roland Meynet, des compositions « de type déductif et linéaire, acheminant progressivement l’auditeur ou le lecteur vers la conclusion où culmine le discours8 ».
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9 De l’esprit géométrique, 413.
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10 B. Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier, Paris 2010, frag...
7Mais lancé dans l’ordre de la charité, où la raison le cède au cœur ; confronté aux vérités divines, qui « ne tomb[e]nt pas sous l’art de persuader : Dieu seul les peut mettre dans l’âme9 », Pascal ne pouvait, semble-t-il, que renoncer à l’ordre de l’esprit illustré par Descartes, « qui est par principe et par démonstration ». C’est qu’à l’évidence, « on ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule. » Et Pascal de préciser aussitôt : « J.-C., saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire10. » Aussi ne pouvait-il témoigner plus clairement de sa conscience profonde des enjeux et réalités rhétoriques en présence, comme de son intention d’ancrer son discours dans cette tradition si singulière de la dispositio illustrée par les Écritures.
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11 L. Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées ...
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12 S. 329.
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13 S. 445.
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14 De même Goibaut Du Bois voyait-il cet ordre respecté dans les écrits de sa...
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15 S. 644.
8Il est piquant qu’on n’ait longtemps pas trouvé d’ordre aux Pensées, et qu’on se soit même ingénié à montrer qu’elles ne pouvaient en avoir11. Pascal s’était justement employé à répondre à « l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre12 », et à faire valoir que le cœur n’avait moins le sien que la raison. Mais sans doute était-ce là trop prendre à rebours l’épistémè cartésiano-centriste d’une critique se fondant logiquement sur les seules règles de L’Art de persuader, pour espérer être entendu sur ce point. Car, longtemps, l’alternative parut claire : soit l’auteur qui tenait Descartes pour « inutile et incertain13 » se jouait de son lecteur et ne multipliait les dénégations que pour appliquer en réalité l’ordre géométrique des raisons dans son ouvrage – thèse soutenue, contre toute vraisemblance, par d’éminents pascaliens14 ; soit le rejet du modèle cartésien et la stigmatisation corollaire des « défauts d’une droite méthode » devaient être pris au plus grand sérieux, et ce refus d’un ordre hypothético-déductif, apparemment le seul existant, ne pouvait alors que valoir refus de l’ordre en général : indifférent au fait que le même apologiste qui dénonçait l’ennui des « divisions de Charron » condamnait simultanément la « confusion » de Montaigne15, Goldmann confortait ainsi, par les voies de son matérialisme historique, les lectures romantiques d’un Pascal effrayant génie, doué d’une écriture trop jaillissante pour être précisément informée.
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16 S. 334.
9En s’attachant à définir précisément l’ordre du cœur et en prenant soin d’en donner pour exemples les éloquences du Christ et de saint Paul, Pascal n’avait pourtant rien tu de son outillage ni de ses modèles rhétoriques. Comme il l’écrit en une formule lapidaire : « Dieu parle bien de Dieu16 ». Or il semble qu’on n’ait jusqu’ici guère pris, ou voulu prendre, sinon de très loin, la mesure de cette dernière sentence, de ses enjeux précis en termes conjoints d’élocution et de disposition – ni, d’ailleurs, la mesure de sa simple forme, combinant, avec une exemplaire pureté, binarité et concentrisme, soit deux des plus grands principes de la rhétorique biblique, tout en obligeant à penser par sa concision même l’interaction de son cadre, Dieu, avec le centre qu’il tend à définir, en l’occurrence sa bonne parole.
10L’ordre du cœur pascalien n’a jusqu’alors été envisagé que dans sa dimension la plus macrostructurale, et au niveau des seules Pensées. Introduite par Laurent Thirouin, la distinction des thèmes et des motifs dans l’Apologie en devenir a en effet permis de montrer comment la circulation « obsédant[e] » d’un petit nombre de motifs régulièrement répétés d’une liasse à l’autre, et toujours soumis à « des éclairages [...] différents17 » permettait à l’apologiste « de s’insinuer, de prendre place dans les esprits et les tenir fermement [...], tout en préservant le caractère composite de la vérité, qui impose toujours de compléter chaque vérité par son contraire18 ». Mais force est de reconnaître qu’à un niveau plus microstructural, touchant, non l’organisation d’ensemble des œuvres concernées, mais l’élaboration de leur lettre même, à peu près rien n’a été dit de la mise en œuvre de l’ordre du cœur pascalien.
L’ordre du cœur dans les microstrutures : le modèle de la rhétorique biblique
11S’intéressant à « la langue et au style bibliques de Pascal19 », Jean Lhermet, dans une étude de 1930 il est vrai très datée... mais la dernière en date de cette envergure, ne relève que des éléments épars et somme toute assez superficiels, tenant de la syntaxe (par exemple, les génitifs hébraïques) ou du lexique (le goût pour les termes concrets en emploi métaphorique), et, s’il souligne plus profondément l’importance du « parallélisme20 », notamment antithétique, chez Pascal, c’est pour s’arrêter aussitôt à ses portes en donnant d’emblée son emploi pour « instinctif21 », et en s’interdisant ainsi de s’engouffrer dans la brèche (qui, déjà, n’en était plus tout à fait une) ménagée par les fondateurs de la rhétorique biblique comme champ disciplinaire.
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22 C’est de ce dernier adjectif que J. Lhermet qualifie l’usage pascalien de ...
12On soutiendra ici que, loin d’avoir rien d’« instinctif » ni de « spontané22 », de tels emplois participent au contraire, dans leur ordre, de la mise en œuvre, patiente et concertée, d’une rhétorique d’une remarquable cohérence, et accusant des ressemblances trop frappantes avec la rhétorique biblique pour ne pas s’être consciemment soumise à son influence. Certes, pour reprendre la boutade de Roland Meynet, Pascal n’était pas juif comme pouvait l’être l’évangéliste Luc ; mais ce n’est pas à dire que sa parfaite familiarité avec les Écritures et son admiration, jamais démentie, pour leur éloquence n’aient pu l’amener à cette conversion rhétorique à rebours. Non sans conscience du paradoxe, c’est donc l’esquisse d’un Pascal juif que traceront les pages suivantes, à travers l’étude de divers extraits de l’œuvre spirituelle retenus non tant pour leur exemplarité supposée (ce dont seule une enquête systématique pourrait rendre compte), que pour leur force de conviction et leur capacité à troubler au moins le lecteur, en faisant valoir, du Mémorial aux Pensées en passant par Les Provinciales, la faculté de certains textes pascaliens à se prêter, non moins que les textes bibliques, à la réécriture, et à régler notamment leur élocution sur l’exigence première de leur disposition. En gage de gratitude, enfin, et pour que la forme de l’exposé réponde à son propos, deux réécritures pascaliennes proposées par Roland Meynet viendront ouvrir et refermer – bref, encadrer – ce rapide parcours.
Le Mémorial
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23 Voir sur ce point Blaise Pascal. Spiritualité, éd. L. Susini, Paris 2012, ...
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24 R. Meynet, Traité de rhétorique biblique, Rhétorique sémitique 4, Paris 20...
13Le Mémorial s’impose, à plus d’un titre, comme une borne liminaire23. Texte-monument érigé en souvenir d’une expérience mystique de deux heures, et dont on sait que Pascal ne cessa de coudre et recoudre ses deux versions successives – papier pour la première, parchemin pour la seconde – dans la doublure de son pourpoint, cette œuvre marque la résolution d’une période de crise spirituelle et, au-delà, une étape décisive dans la conversion (au sens classique) de son auteur. Son caractère de vestige d’une effusion passée ne saurait pourtant occulter la fermeté de son architecture, ni les inflexions vibrantes de son témoignage l’attention portée par Pascal à son élaboration. La réécriture que R. Meynet donne de sa seconde version est, en ce sens, des plus éloquentes24. On la reproduit ci-dessous en y apportant quelques légères modifications.
14Ainsi réécrit, le Mémorial manifeste clairement la composition spéculaire de sa structure quadripartite.
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25 J. Mesnard, « Bible et liturgie dans le Mémorial », in D. Descotes, éd., ...
15Les parties initiales et finales se répondent d’abord à différents égards : en raison, avant tout, des croix rayonnantes marquant le début et la fin de la version parchemin et figurant ainsi un puissant effet de bouclage ; et du fait, ensuite, de la présence, non moins sensible, du terme jour dans ces mêmes parties 1 et 4. De la même manière, la mention si précise et amplement développée de la date passée dans la partie 1 ne manque pas de résonner, sur un mode moins antithétique que complémentaire, avec la formulation finale, dans la partie 4, de la promesse en latin, impliquant l’avenir et marquant l’engagement à ne pas démériter de ce qui fut donné à vivre : « non obliviscar ». Plus subtilement, enfin, le complément « sur la terre » de la partie 4 vient éclairer la précision apporté par l’adjectif « romain » incident à « martyrologe » dans la partie 1 : en marquant explicitement l’ancrage universel de la prière, en soi privée, du Mémorial, il confirme l’hypothèse de Jean Mesnard, lisant l’adjectif « romain » comme excluant en creux le martyrologe gallican, qui privilégiait pour sa part les saints français25.
16Le fait est remarquable, aucun des jeux d’échos unissant ces deux parties enchâssantes ne relève du simple hasard. La partie 4, initialement absente de la première version du Mémorial, n’apparaît qu’à l’occasion de la seconde... au même titre que l’adjectif « romain » figurant dans la partie 1. Cette concomitance des ajouts effectués lors de l’élaboration (ou de la mise au propre) de la dernière version du Mémorial trahit assez la convergence de leur intention : ménager un parallèle fortement encadrant entre ses première et dernière parties.
17Les parties 2 et 3, quant à elles, ne sont pas moins clairement liées, et ce, de manière d’autant plus sensible que le parallélisme se manifeste en particulier à un niveau tout visuel. À l’ouverture de chacune d’entre elles, en effet, l’usage de grandes capitales vient ménager un parallèle immédiatement perceptible entre les termes « Dieu » et « Feu » ; et en leur sein, de la même manière, le recours à de plus grands caractères tend à associer, d’une part, le « Dieu de Jésus-Christ » de la partie 2 au « Jésus-Christ » de la partie 3, non sans mettre en relation, d’autre part, au sein de la seule partie 3, le « grandeur » de la première sous-partie au « Renonciation totale et douce » de la seconde.
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26 R. Meynet, « Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique », XVIIe S...
18Il n’est pas lieu, ici, de détailler les différents parallélismes assurant l’unité de chacune des deux parties centrales 2 et 3 du Mémorial : ils feront l’objet d’un article à paraître de R. Meynet26. Qu’il suffise cependant d’établir que la plupart de ces parallélismes, non plus que ceux qui associent les parties 1 et 4, ne semblent le fruit que d’un heureux hasard.
19C’est ainsi par exemple que, dans la partie 3, le parallélisme encadrant qui associe le premier morceau de la première sous-partie au dernier morceau de la seconde sous-partie se voit très consciemment renforcé par une correction interlinéaire opérée dès le manuscrit de la première version du Mémorial. Ayant d’abord écrit « Il ne se trouve que par les voies enseignées par l’Évangile », Pascal se ravise finalement et modifie dans un second temps la dernière préposition : « enseignées » non plus « par » mais « dans l’Évangile » : la rigueur du parallélisme ménagé avec « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile » est ainsi portée à son comble.
20Plus nettement encore, toujours dans la partie 3, l’examen du manuscrit de la version 1 du Mémorial témoigne sans ambiguïté de l’ajout in extremis des deux derniers morceaux de la seconde sous-partie ainsi que de la dernière mention de « Jésus-Christ » qui les précède : effectuée le long de lignes sensiblement moins espacées que les précédentes, leur greffe est à l’évidence motivée par la volonté pascalienne de conformer le texte du Mémorial aux modes de composition de la rhétorique biblique, en procédant à tous les ajouts nécessaires pour qu’aucun morceau ne reste comme suspendu sans écho et que le jeu des parallélismes confère sa ferme structure à l’ensemble de la partie.
21Étayée par l’étude génétique des deux versions du Mémorial, la convergence de telles observations semble interdire de continuer à lire ce dernier comme un amas de notes désordonnées, jetées sur le papier dans la fièvre, voire le feu, de l’instant. À l’évidence, la conversion dont témoigne le Mémorial n’est pas que spirituelle : elle est également rhétorique. Et aussi bien ce texte double, et en lui-même envisageable dans la seule confrontation de ses deux versions successives, pose-t-il avec une exemplaire rigueur les règles de composition et de lecture à venir : tendance aux bouclages encadrants de la matière textuelle ; diffraction et réverbération tout incantatoire des contenus ; parallélismes insinuants, enfin, amenant à comprendre les relations ainsi suggérées entre différents membres, segments, morceaux ou parties – comme ici, par les jeux conjoints de la calligraphie, de l’homéotéleute et d’une commune position initiale, entre « Feu » et « Dieu », ou par un même recours à l’épizeuxe, entre » joie joie joie et pleurs de joie » et « Jésus-Christ Jésus-Christ ».
22Certes, il n’est pas question de prétendre que de telles règles de composition furent ensuite toujours appliquées par Pascal. Mais plus simplement, que leur mise en œuvre à l’occasion du Mémorial marque un tournant sensible dans l’écriture pascalienne, et ce moment où les principes de la rhétorique biblique sont désormais susceptibles d’informer cette dernière sinon systématiquement, du moins ponctuellement, pour marquer à l’occasion l’horizon spirituel ou une acmé du discours.
Les principes de la rhétorique biblique à l’œuvre dans Les Provinciales
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27 Voir sur ce point Olivier Jouslin, « Rien ne nous plaît que le combat ». L...
23Le cas des Provinciales est en cela exemplaire. Œuvres de circonstance par excellence, s’écrivant au coup par coup en réponse aux sollicitations capricieuses d’une polémique toujours en mouvement27, les petites lettres obéissent en outre à une intention apologétique, visant à convaincre leurs destinataires indirects du bien-fondé de la position de Port-Royal et des regrettables dérives d’une casuistique et d’une spiritualité dévoyées. Or il n’est pas indifférent que, dans un tel contexte, leur série semble échapper à la dispersion, comme leur composition elle-même à la raide linéarité du discours démonstratif.
24Qu’on observe ainsi la structure du recueil. Loin de l’éparpillement auquel on aurait pu s’attendre, se fait jour une structure clairement concentrique de cinq sections :
A. La grâce en débat (lettres 1 à 4)
B. La morale des jésuites (lettres 5 à 10)
C. Les règles de la polémique chrétienne (lettre 11)
B’. Les calomnies des jésuites (lettres 12 à 16)
A’. La grâce en débat (lettres 17 à 18)
25La section A répond naturellement à la section A’, toutes deux affrontant des problèmes relatifs à la grâce et définissant ainsi, au-delà des multiples sujets ponctuellement abordés par la polémique, le cadre du recueil et l’horizon fondamental du débat.
26La section B, ensuite, ne répond pas moins clairement à la section D. Dans l’une et l’autre, il n’est en effet question que de la morale dévoyée des jésuites : celle qu’ils autorisent au monde (c’est l’objet de la section B), puis celle qu’ils s’autorisent à eux-mêmes, en légitimant, par divers biais, leur usage de la calomnie (c’est l’objet de la section B’). Les multiples échos associant leurs chapitres respectifs rendent d’ailleurs d’autant plus sensible le parallélisme global de ces deux sections B et B’. D’une part, en effet, les conditions de possibilité de la calomnie jésuite exposées en B’ font clairement écho aux conditions de possibilité de la morale jésuite exposées en B. Et d’autre part, de manière peut-être plus nette encore, les réponses aux accusations calomnieuses d’infidélité dans les citations auxquelles procèdent les cinq lettres de la section B’ ne peuvent que revenir sur les divers points de la morale prêtée aux jésuites dans les six lettres de la section B : d’où le retour de Montalte sur les problèmes précédemment débattus de l’aumône, de la simonie, de la banqueroute et de l’homicide, et le nécessaire dialogue intra-textuel noué entre les deux sections, ainsi mises en miroir.
27La section C, enfin, seule à demeurer sans écho, est ainsi définie comme le centre du recueil et, sans jeu de mots, contribue largement à recentrer le débat, en inscrivant le principe de charité au cœur de l’activité polémique.
28Saisie dans son ensemble, la rigueur de la structure finalement ménagée par Pascal, ne conjure pas seulement les risques de la compilation erratique : de manière plus profonde, elle engage en elle-même une position de surplomb. Au-delà des divers soubresauts, aussi contingents que fortuits, de la querelle, cette structure manifeste d’abord la cohérence et l’unité de ce qui se joue fondamentalement entre les deux camps. Du fait de sa disposition concentrique et de l’enroulement discursif qu’elle implique, surtout, elle tend à superposer à la virulence du ton polémique la réverbération plus recueillie et la patiente entreprise d’élucidation du discours méditatif. C’est que la position de foyer central accordée à la section C est en soi des plus éloquentes : comme le rappelle le seul chapitre qui la compose, le feu de la charité ne brûle à l’occasion que pour mieux éclairer, et les saintes colères ne sont pas moins saintes pour être véhémentes. Conformant à l’ordre du cœur la série discrète de ses 18 lettres, Pascal témoigne ainsi de la conformité de sa pratique rhétorique avec les principes de la polémique chrétienne défendus au centre de son recueil, et au-delà, les rapports non exclusifs pouvant associer, en droit comme en fait, véhémence et charité chrétienne.
29Il est remarquable, à ce titre, que ce même ordre de la charité se retrouve ponctuellement utilisé par Montalte, au niveau plus étroit du paragraphe, sitôt que la charge anti-jésuite, quittant les voies balisées de la simple raillerie ou de la démonstration en forme, en vient à trahir l’exaspération sans fard de son énonciateur.
Lettre VII
30En fournit un bon exemple, dans la lettre 7, la dernière longue réplique de Montalte en forme de péroraison, climax pathétique naturel du discours. Réagissant aux propos d’un jésuite qui légitimait l’autorisation de tuer accordée aux ecclésiastiques par certains auteurs graves de sa Compagnie, Montalte, soudain las de dissimuler, laisse une bonne fois éclater sa colère :
28 B. Pascal, Les Provinciales, éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles, Paris 2010...
Eh quoi ! mon Père, la vie des Jansénistes dépend donc seulement de savoir s’ils nuisent à votre réputation ? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car s’il devient tant soit peu probable qu’ils vous fassent tort, les voilà tuables sans difficulté. Vous en ferez un argument en forme ; et il n’en faut pas davantage, avec une direction d’intention, pour expédier un homme en sûreté de conscience. O qu’heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les injures, d’être instruits en cette doctrine ! Mais que malheureux sont ceux qui les offensent ! En vérité, mon Père, il vaudrait autant avoir affaire à des gens qui n’ont point de religion, qu’à ceux qui en sont instruits jusqu’à cette direction. Car enfin l’intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s’aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que celle du coup qu’on lui porte. Et je ne sais même si on n’aurait pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés, que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dévots28.
31Or il n’est guère difficile de repérer que la progression thématique de ce paragraphe, où Montalte endosse pour la première fois dans le recueil le rôle du debellator erroris, semble se conformer aux règles de la rhétorique biblique. C’est en tout cas ce dont paraît témoigner sa réécriture, où se manifeste avec évidence la disposition à nouveau concentrique de sa structure tripartite.
32La première des trois parties de l’extrait traite de la facilité supposée des jésuites à envoyer en toute bonne conscience des hommes à la mort. Elle comprend deux morceaux. Le premier est constitué de trois segments bimembres parallèles, reliés les uns aux autres par la récurrence de si, en emploi conditionnel ou interrogatif indirect, ainsi que par diverses gloses paraphrastiques, associant d’une part « la vie des jansénistes », « peu en sûreté » et « tuables sans difficulté », et d’autre part « nuisent à votre réputation » et « vous fassent tort ». Le second morceau, pour sa part, peut se réécrire sous la forme d’un segment trimembre. Son parallélisme avec le premier morceau est marqué par les usages conjoints de la répétition (« peu en sûreté » se voit ironiquement repris par « en sûreté de conscience ») et de la paraphrase (« expédier un homme » répond, par exemple, à « tuer sans difficulté », et « il n’en faut pas davantage pour » à « dépend donc seulement de »).
33La deuxième partie ironise ensuite sur les avantages de connaître l’existence de la doctrine jésuite de la direction d’intention. Elle est composée d’un seul segment trimembre à disposition concentrique. Les premier et dernier membres en sont unis par une relation d’antithèse clairement soulignée par divers procédés convergents, tels que l’hypozeuxe (« ô que X sont les gens qui... » / « que Y sont ceux qui... »), la dérivation antonymique (« heureux » / « malheureux ») et l’usage de l’adversatif « mais ». Ces deux membres parallèles encadrent ainsi, au-delà du membre médian, le thème central de la connaissance (« être instruits »), déjà annoncé au seuil de la première partie (« dépend de savoir ») et appelé à être repris dans la troisième.
34Cette dernière partie, justement, comporte trois morceaux organisés suivant une disposition très nettement concentrique. Un Montalte railleur feint d’y préférer les meurtres commis sous le coup de la colère à ceux qu’autoriserait la direction d’intention. Les premier et troisième morceaux se composent l’un et l’autre d’un seul segment trimembre. Le parallélisme de ces deux segments est rigoureusement ménagé membre à membre : au conditionnel « il vaudrait autant » répond « on n’aurait pas moins de dépit » ; puis « à des gens qui n’ont point de religion », vient faire écho « des gens emportés » ; et « ceux qui sont instruits jusqu’à cette direction » trouve enfin sa glose paraphrastique dans « des gens dévots ». Mais le parallélisme des deux morceaux se manifeste aussi bien à un niveau logique : dans un cas comme dans l’autre, une relation d’antithèse règle les rapports entre les deux derniers membres de chaque morceau ; et une structure comparative informe la syntaxe et l’organisation respectives des morceaux-segments concernés, un adverbe comparatif apparaissant dans les premiers membres (« autant » / « moins ») et un complément de comparaison dans les derniers (« qu’à ceux qui... » / « que de se sentir... »). Mis en évidence par un parallélisme aussi appuyé, le morceau central de la troisième partie, quant à lui, est constitué de deux segments bimembres parallèles. La « direction secrète » évoquée dans le second segment rappelle « l’intention » mentionnée dans le premier ; une même structure négative à forclusif en point unit les membres limitrophes de chaque segment (« ne soulage point » / « ne s’aperçoit point ») ; et, de manière plus générale, une même structure antithétique oppose l’un à l’autre les deux membres de chaque segment, le pôle de l’intention secrètement dirigée par l’agresseur occupant le premier, et celui de la douleur concrètement ressentie par la victime le second.
35Un élément commun unit enfin les trois parties de l’extrait : le thème de la connaissance, annoncé d’emblée dans la première partie (« dépend de savoir »), placé au cœur de la deuxième (« être instruit ») et, en dernière instance, repris dans les premier et dernier morceaux de la troisième (« sont instruits » / « je ne sais »).
36Il apparaît cependant qu’à cette exception près, la deuxième partie se trouve très en retrait des jeux de répétition massifs assurant la mise en regard des première et troisième parties. De fait, le parallélisme est des plus nets entre ces parties 1 et 3. Un même thème les parcourt, celui du meurtre dévot, et la « direction d’intention » ponctuellement mentionnée dans l’une se voit ensuite largement disséminée dans l’autre (« jusqu’à cette direction », « l’intention », « cette direction secrète »). De plus, l’infinitif « savoir » du premier morceau de la première partie se voit symétriquement inversé par le « je ne sais » du dernier morceau de la dernière ; et à la « sûreté de conscience » du dernier morceau de la première, à l’inverse, répond, suivant un parfait parallélisme, dans le dernier morceau de la dernière, le provoquant oxymore « poignarder consciencieusement ».
37Or en engageant le parallélisme des première et troisième parties, ces différents jeux d’échos les définissent de facto comme le cadre de la deuxième, ainsi désignée à son tour comme le centre et l’acmé du discours. Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’y lire l’indignation de Montalte portée à son comble, à travers sa formulation parodique et, somme toute sacrilège dans sa parodie-même, de béatitudes molinistes : « ô qu’heureux sont... » et « que malheureux sont... ». En détournant le texte le plus emblématique du Nouveau Testament, cette deuxième partie, définie par la structure du passage comme le cœur de la réplique, confère une lisibilité maximale et, partant, révoltante, à l’inversion de la morale chrétienne impliquée par le dévoiement de la casuistique. Objet d’une construction et d’une mise en évidence des plus rigoureuses, le centre se fait ici climax et pierre de scandale.
38Certes, sans doute une telle lecture pourra-t-elle laisser vaguement circonspect. La réécriture proposée ne serait-elle pas, comme les « figures » des livres « apocalyptiques » évoquées par Pascal, quelque peu « tiré[e] par les cheveux29 » ? Ou n’aurait-on pas simplement eu de « la chance » en s’arrêtant juste sur ce passage ? Significativement, les mêmes modes de composition du discours se trouvent pourtant réinvestis un peu plus tard dans les mêmes circonstances, soit encore dans le cadre d’une péroraison – celle de la dixième lettre –, et par un Montalte quittant une nouvelle fois le masque de la bonhomie railleuse pour laisser libre cours à sa colère, en adressant une ultime tirade en forme de point de non-retour à ses jésuites de comédie. À la suite de quoi, la rupture étant consommée, s’engagera aussitôt le « véritable combat30 », plus offensif et moins oblique, évoqué à la charnière de l’œuvre par la onzième lettre.
Lettre X
39Qu’on examine donc la manière dont s’organise la part la plus enflammée de cette violente déclaration de guerre, point culminant incontestable des deux premières sections des Provinciales :
31 Prov. x, 438-439.
O mon Père ! lui dis-je, il n’y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d’entendre. Ce n’est pas de moi-même, dit-il. Je le sais bien, mon Père, mais vous n’en avez point d’aversion ; et bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez de l’estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende participant de leur crime ? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent ? Ne suffisait-il pas d’avoir permis aux hommes tant de choses défendues, par les palliations que vous y avez apportées ? Fallait-il encore leur donner l’occasion de commettre les crimes mêmes que vous n’avez pu excuser par la facilité et l’assurance de l’absolution que vous leur en offrez, en détruisant à ce dessein la puissance des Prêtres, et les obligeant d’absoudre, plutôt en esclaves qu’en juges, les pécheurs les plus envieillis, sans changement de vie, sans aucun signe de regret, que des promesses cent fois violées, sans pénitence, s’ils n’en veulent point accepter ; et sans quitter les occasions des vices, s’ils en reçoivent de l’incommodité ?
Mais on passe encore au-delà, et la licence qu’on a prise d’ébranler les règles les plus saintes de la conduite chrétienne se porte jusqu’au renversement entier de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde. C’est le comble de l’impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l’aimer ! Avant l’Incarnation, on était obligé d’aimer Dieu ; mais depuis que Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera déchargé de l’aimer ! Étrange théologie de nos jours ! On ose lever l’anathème que saint Paul prononce contre ceux qui n’aiment pas le Seigneur Jésus ! On ruine ce que dit saint Jean, que qui n’aime point demeure en la mort ; et ce que dit Jésus-Christ même, que qui ne J’aime point, ne garde point ses préceptes ! Ainsi on rend dignes de jouir de Dieu dans l’éternité ceux qui n’ont jamais aimé Dieu en toute leur vie ! Voilà le mystère d’iniquité accompli31.
40Comme en témoigne la réécriture figurant ci-dessous, on retrouve ici une structure tripartite à disposition concentrique, où deux parties parallèles se répondent de part et d’autre d’une partie centrale extrêmement brève.
41La première de ces trois parties comporte deux sous-parties parallèles, concernant l’une et l’autre la coupable tolérance morale imputée aux jésuites.
42La première sous-partie de cette première partie stigmatise tout d’abord l’estime paradoxale du « bon Père » auquel s’adresse Montalte pour les maximes criminelles – concernant, en particulier, le sacrement de pénitence et, en général, la dispense d’aimer Dieu – défendues par certains membres de sa Compagnie. Elle revêt la forme d’une structure tripartite concentrique. Le parallélisme du premier et du troisième segment est marqué par une commune apostrophe « mon père », ainsi que par les liens sémantiques évidents unissant « horreur », « aversion » et « détester ». Se voit ainsi encadré un segment central unimembre, et soulignée la rupture énonciative engagée par la réponse du jésuite à Montalte.
43La seconde sous-partie de la première partie, quant à elle, donne l’interlocuteur de Montalte – et à travers lui sa Compagnie – pour coupable des péchés qu’il permet, excuse ou invite à commettre. Elle consiste en trois morceaux, tous construits suivant un strict parallélisme.
44Le premier morceau met en regard deux segments parallèles comportant à leur tour deux membres parallèles. Dans le premier segment, dont la modalité interrogative marque chaque membre, la dérivation associe « consentement » à « consentent » et la para-synonymie « crime » à « maux ». Dans le second segment, pareillement traversé par la modalité interrogative, la glose paraphrastique met en regard « choses défendues » et « crimes », l’antithèse « avoir permis » et « excuser », et l’hypozeuxe « par les palliations que vous y avez apportées » et « par la facilité et l’assurance de l’absolution que vous leur en offrez ». D’un segment à l’autre, enfin, on remarquera que, suivant un parallélisme des plus rigoureux, à l’interro-négation des premiers membres succède l’interrogation simple des seconds.
45Le deuxième morceau consiste ensuite en un simple segment dont un commun emploi du gérondif en position initiale (« en détruisant », « les obligeant ») assure le parallélisme des deux membres coordonnés.
46Et le troisième morceau, pour sa part, prolongeant l’amplification initiée par le deuxième, se voit composé d’une énumération en parataxe syndétique de quatre termes répartis en deux segments bimembres parallèles, tous quatre marqués par une implacable anaphore de la préposition sans et, pour les deux derniers, par un même recours final à une proposition hypothétique (« s’ils n’en veulent point accepter » et « s’ils en reçoivent de l’incommodité »).
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32 Rom. 1, 32.
47D’une sous-partie à l’autre de la première partie, enfin, l’écho polémique ménagé entre « les auteurs de ces maximes », dans la première sous-partie, et « les auteurs des maux », dans la seconde, flèche clairement l’équivalence maximes / maux. Mais peut-être n’est-il pas interdit d’y deviner aussi bien une insinuation railleuse de Montalte, visant l’égale culpabilité des jésuites et des pécheurs qu’ils absolvent, en parfaite cohérence avec les propos de saint Paul rappelés au début de la seconde sous-partie : « pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent32 ».
48À cette première partie, en succède une très courte, dont la valeur de transition explique la double orientation : « les règles les plus saintes de la conduite chrétienne » renvoient à la partie précédente, relative aux maximes jésuites sur le sacrement de pénitence ; et « la loi de Dieu » pointe à l’inverse vers la partie suivante, relative aux maximes jésuites sur la dispense d’aimer Dieu. Cette deuxième partie prend la forme de deux brefs segments, l’un unimembre et l’autre bimembre. Le premier segment y annonce par le biais d’« au-delà », la double gradation associant, d’un membre à l’autre du second segment, « ébranler » à « renversement entier » et « les règles les plus saintes de la conduite chrétienne » à « la loi de Dieu ».
49La troisième partie, sensiblement plus longue que les autres, marque enfin un net mouvement d’amplification contribuant au climax du passage. Justifiant la gradation de la partie précédente, Montalte y dénonce avec une rare véhémence la dispense d’aimer Dieu imputée aux jésuites. Et une nouvelle fois, son propos apparaît réglé par une organisation tripartite très clairement concentrique.
50Trois morceaux composent en effet cette dernière partie. Le premier, constitué de trois segments, relaie l’indignation de Montalte à l’idée qu’on puisse donner l’amour de Dieu pour non-nécessaire au salut. L’anaphore du pronom sujet « on » assure le parallélisme des deux premiers segments, par ailleurs emportés dans le mouvement d’une même énumération construite en parataxe syndétique. Le troisième segment, quant à lui, a valeur d’épiphrase et résume en un commentaire lapidaire le contenu des deux premiers.
51Le second morceau revient sur le dernier point évoqué dans le morceau précédent : le sacrifice de Jésus-Christ, en rachetant nos péchés, dispenserait de l’aimer. Le parallélisme des deux premiers segments est notamment suggéré par l’usage de termes relevant d’un même champ sémantique (« le prix du sang », « racheté par lui ») et par les jeux conjoints de la répétition (« de l’aimer », « d’aimer », « a tant aimé », « de l’aimer »), de la glose paraphrastique (« dispense de » / « déchargé de », « Jésus-Christ » / « son Fils unique... ») et de l’antonymie (« obligé » / » déchargé »). Comme dans le morceau précédent, intervient à leur suite un court segment unimembre valant épiphrase indignée.
52Le troisième et dernier morceau, quant à lui, souligne la contradiction de la doctrine jésuite avec la doctrine chrétienne, concernant la dépendance du salut à l’amour de Dieu. Une nouvelle fois, ses trois segments obéissent à la même structure que dans les deux morceaux antérieurs : deux premiers segments parallèles, en l’occurrence liées par l’anaphore du « on » et par l’énumération, suivis d’un bref segment unimembre de nature épiphrastique.
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33 Voir P. Sellier, « Pascal : colorations oratoriennes », dans D. Descotes,...
53Pour peu qu’on envisage les rapports noués par les divers constituants de cette dernière partie, enfin, il apparaît qu’une même manière de construire le parallélisme de leurs deux premiers segments (une énumération scandée par l’anaphore du « on ») tend à relier ses premier et troisième morceaux. Le parallélisme de ces deux derniers prête ainsi un cadre immédiatement sensible au deuxième morceau, où l’évocation du sacrifice christique dévoyé par les casuistes, comble du sacrilège, fournit à un Montalte tout à son indignation le cœur incandescent de la dernière partie de son discours : à l’oblation du Dieu incarné, point nodal de la théologie oratorienne33, répondent les meurtres autorisés par ses prêtres – et le rachat du monde de s’inverser en décharge d’amour.
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34 R. Meynet, L’Évangile de Luc, 996.
54Parvenu à ce point, sans doute accordera-t-on que la récurrence des mêmes procédés est au moins troublante. Les configurations textuelles mises en évidence apparaissent tout à la fois trop systématiques, singulières et complexes pour ne pas avoir fait l’objet d’une élaboration concertée et ne pas trahir une soumission consciente de leur auteur aux modes de disposition illustrés par les textes bibliques. Et, de fait, le clair refus des trajectoires rectilignes dont témoigne régulièrement, aux moments de climax, la tendance de Pascal à réverbérer et encadrer son propos par le biais de structures concentriques, semble bel et bien se faire l’indice de son application à retrouver, au rebours des chaînes de raison cartésiennes, la pente naturelle de la rhétorique sémitique telle que l’a définie Roland Meynet, moins soucieuse d’acheminer continûment le discours vers sa conclusion, que de l’enrouler autour des différents centres qui lui sont assignés34.
Les principes de la rhétorique biblique à l’œuvre dans les Pensées
55La lecture des Pensées ne manque pas de fournir d’autres éléments à l’appui de cette intuition, non sans marquer cependant une inflexion décisive dans l’emploi pascalien des modes de disposition textuelle ci-dessus mis en évidence. C’est que, jusqu’alors réservée au moment de haute tension, spirituelle ou pathétique, cette dispositio si particulière tend désormais à informer, sinon, bien sûr, tout le chantier apologétique, du moins ses points d’acmé autant que ce que l’on pourrait présenter comme son ordinaire : indice, sans nul doute, de l’emprise croissante sur Pascal écrivain d’un ordre du cœur dont les effets doivent lui paraître alors d’autant plus sensibles qu’il s’attache à en définir les causes, et dont les motifs en eux-mêmes semblent lui être devenus assez familiers pour infuser en retour jusqu’aux matières les plus familières de son discours.
56Que la résurgence et, par suite, l’observation de cet ordre n’aient rien de hasardeux, c’est en tout cas ce dont témoignent les modalités génétiques de sa mise en place dans bon nombre de fragments.
1. Le fragment sur l’imagination
57Soit, par exemple, tel extrait du long et célèbre fragment sur l’imagination, assorti de ses deux hypotextes montaniens, Ht 1 et Ht 2. Les petites capitales utilisées ci-dessous marquent la dérivation pascalienne de Ht 1, et les caractères italiques les ajouts repérés sur le manuscrit du fragment pascalien.
35 S. 78.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages, et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature.
Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte35.
36 M. de Montaigne, Les Essais, iii, 8, éd. P. Villey, Paris 1992, 933. Désor...
Ht 1. On s’apperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien elle peut en toutes choses : et prent plaisir à rabatre nostre presomption : n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elles les fait heureux, à l’envy de la vertu36.
37 Essais iii 8, 938.
Ht 2. Au demeurant rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoye tousjours mal content et craintif : là où l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esjouïssance et d’asseurance. C’est au plus mal habiles de regarder les autres hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousjours du combat, pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gayeté de visage, leur donné gaigné, à l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de bien juger, et discerner les vrays advantages37.
58S’interrogera-t-on, après avoir confronté le texte des Essais à la reproduction du Recueil original, sur les raisons de la dislocation de Ht 1, et de l’insertion in extremis de deux séquences non empruntées à Montaigne ? Il semble que la réécriture de l’extrait soit susceptible de les fournir l’une et l’autre, en manifestant leur surprenante convergence.
59Cette réécriture met d’abord en évidence la structure tripartite à disposition concentrique de l’extrait : le parallélisme des première et troisième sous-parties, centrées l’une et l’autre sur l’imagination comme « puissance » (en position quasi-constante de sujet syntaxique) vient encadrer la deuxième sous-partie, centrée, pour sa part, sur « les habiles par imagination » (en position quasi-constante de sujet syntaxique).
60Or il est pour le moins singulier que cette disposition globale de l’extrait se trouve à son tour mise en abyme dans le deuxième morceau de la première partie, où peut en effet s’observer, à la manière dont le microcosme réfléchirait le macrocosme, une nouvelle structure tripartite à disposition concentrique : prenant la forme d’une série de termes antithétiques deux à deux (« elle a ses heureux, ses malheureux... elle a ses fous, ses sages... »), les premier et troisième segments de ce deuxième morceau encadrent à leur tour de leur parallélisme – et désignent donc comme centre – le deuxième segment : « elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir ».
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38 Voir S. 230 : « Qu’il y voie [...] des cirons, dans lesquels il retrouvera...
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39 Voir ibid. : « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et fl...
61Mais s’étonnera-t-on enfin que ce deuxième segment, suivant une logique digne des poupées russes, engage lui aussi une structure tripartite à disposition concentrique, et que ses premier et troisième membres, clairement parallèles (« elle fait… elle les fait »), encadrent, à travers le deuxième membre, un nouveau centre, qui en tant que centre du centre, tendrait dès lors à figurer le noyau de l’extrait ? S’étonnera-t-on surtout que ce dispositif vertigineux et le noyau qu’il désigne : « elle suspend les sens », engagent en définitive une telle convergence avec la fantaisie fractale38 et la leçon ultime du fragment des deux infinis39, inséré comme on sait dans la liasse XIV, Transition de la connaissance de l’homme à Dieu ? C’est qu’à l’évidence, ce qui apparaît dans le cadre de l’extrait étudié comme une digression sans écho par ailleurs – « l’imagination suspend les sens » – signale en l’occurrence, conformément à l’ordre du cœur observé par le Christ et saint Paul, l’horizon spirituel véritable et la tension apologétique ultime du discours anthropologique.
62La sophistication d’un tel dispositif n’a du reste rien de fortuit. Ainsi, comme le suggère avec insistance la réécriture proposée ci-dessus, la dislocation observée de Ht 1 ne saurait prendre sens qu’une fois mise en relation avec le parallélisme encadrant qu’elle seule permettait de ménager entre les première et troisième parties. Et, de la même manière, quelle raison d’être pouvait bien avoir, pour Pascal, l’ajout inséré dans le deuxième morceau de la première partie (« ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a »), sinon de rendre possible la vertigineuse mise en abyme structurelle et, quoique sur le mode de l’apparente digression, le discret recentrage de l’extrait ? À l’évidence, l’éclairage génétique de l’extrait et la convergence de ces deux opérations de dislocation et d’ajouts confirment le caractère bel et bien intentionnel et construit des structures si sophistiquées manifestées par la réécriture.
2. Le fragment 529 (éd. Sellier)
63Qu’on emprunte, cependant, à titre de confirmation un nouvel exemple aux Pensées – soit, en l’occurrence, la majeure part du fragment S. 529 suivie, une nouvelle fois, de ses hypotextes montaniens :
40 S. 529.
Quand on se porte bien, on admire comment on pourrait faire si on était malade. Quand on l’est, on prend médecine gaiement : le mal y résout ; on n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes, que nous nous donnons nous-mêmes et non pas la nature, qui nous troublent, parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas.
La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas. Et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état40.
41 Essais i 19, 90.
Ht 1. Tout ainsi que j’ay essayé en plusieurs autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres : j’ay trouvé que sain j’avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties. L’alegresse où je suis, le plaisir et la force, me font paroistre l’autre estat si disproportionné à celuy-là, que par imagination je grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules41.
42 Essais ii 6, 263.
Ht 2. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. J’ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entiere santé : je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand je suis venu à les experimenter, j’ay trouvé leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte42.
64Au même titre que le précédent, cet exemple soulève un problème irritant. Des deux paragraphes composant l’extrait cité, seul le premier résulte de l’amalgame et de la dérivation de deux hypotextes montaniens ; suivant un mouvement globalement antithétique, Pascal y fait valoir l’influence régulatrice de la nature sur les désirs de l’homme en fonction de son état de santé et, à l’inverse, l’influence toujours perturbatrice des sujets de crainte qu’il se forme. Or de ce point de vue, le second paragraphe présente, quant à lui, une double singularité. Non seulement il ne dérive d’aucun hypotexte montanien, mais, bien plus étrangement, il tend à inverser la perspective du premier : loin de toute influence bienfaisante, y explique à présent Pascal, la nature n’œuvrerait qu’au malheur de l’homme, et les désirs de ce dernier, ni bons ni mauvais en soi, n’engageraient eux-mêmes qu’un aveugle mouvement d’inversion. Or comment expliquer ce double décrochage, de Montaigne d’une part, et de la logique du premier paragraphe, de l’autre ? Là encore, la réécriture de l’extrait semble permettre de résoudre d’un seul mouvement l’un et l’autre problèmes.
65Cette réécriture rend d’emblée sensible la composition du passage : une structure tripartite à organisation concentrique.
66La première partie tient son unité dans le thème de la maladie, clairement souligné par le biais de la dérivation (« malade », « mal », « maladie »). Elle est composée de deux morceaux, tous deux composés eux-mêmes de deux segments parallèles. L’anaphore de « quand on » et le commun mouvement d’inversion logique opposant la proposition temporelle à sa principale marquent le parallélisme des deux segments trimembres du premier morceau ; et l’antithèse « incompatibles » / « conformes », jointe au polyptote « donnait » / « donne » et à la répétition de « passions » et de « désirs », assure celui des deux segments du second.
67La deuxième partie du passage, quant à elle, apparaît plus largement centrée sur l’opposition du virtuel au réel. La structure des deux morceaux de deux segments chacun qui la composent est réglée par le jeu d’un parallélisme transparent : la relation de la crainte à la nature évoquée dans le premier segment du premier morceau trouve un écho inverse dans la relation de la nature au désir évoquée dans le premier segment du second morceau ; et un usage très massif de l’épanalepse associe avec insistance les deuxièmes segments bimembres de chaque morceau.
68La troisième partie du passage, enfin, constituée de deux morceaux constitués eux-mêmes de deux segments bimembres, ne semble construite que de manière à faire écho à l’ensemble de la première partie. Considérons en effet son premier morceau. Le « quand nous » du premier membre y répond à l’anaphore du « quand on » des premiers membres du premier morceau de la première partie ; et le « nous ne serions pas heureux pour cela » du second membre, au même mouvement paradoxal qui réglait, dans le premier morceau de la première partie, l’opposition des deuxièmes membres aux premiers. Or les mêmes phénomènes de parallélisme membre à membre et morceau à morceau s’observent dans le second morceau de cette troisième partie. Par le biais de l’épiphore, « parce que nous aurions d’autres désirs », premier membre, fait écho à « on n’a plus les passions et les désirs » comme à « la nature donne alors des passions et des désirs », tous deux premiers membres du second morceau de la première partie ; et par le biais de l’antithèse et de la répétition, « conformes à ce nouvel état », second membre, résonne avec « conformes », « incompatibles » et « état présent », figurant dans les seconds membres du second morceau de la première partie. Bref, un jeu quasi-géométrique du parallèle converge ici avec une entreprise de condensation. Et considérée dans son ensemble, la structure du passage peut donc se résumer de la manière suivante : deux parties-cadres au parallélisme le plus strict se reflétant l’une dans l’autre, autour d’un centre composé de deux morceaux parallèles. Autant dire que le discours ne saurait davantage s’enrouler sur lui-même.
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43 S. 479.
69Mais le fait est que cet enroulement n’eût pas été possible sans l’ajout du second paragraphe démarqué de Montaigne. Comme permet d’en rendre compte d’un seul coup d’œil la réécriture, ce second paragraphe correspond en effet très exactement au deuxième morceau de la deuxième partie et à l’ensemble de la troisième partie. Réduit à son seul premier paragraphe, le passage traçait une route discursive toute linéaire. Prolongé du second, qui inverse par ailleurs le mouvement logique du premier, il n’est plus que retour sur soi, parallélismes et mises en regard, chaque vérité exposée se donnant désormais comme la parfaite réverbération de la vérité opposée et, en très mauvaise logique cartésienne, semblant donc l’appeler comme son nécessaire complément plutôt que l’exclure comme sa contradiction. Par la grâce de la seule dispositio du passage, le spectacle et la mise en évidence de l’instabilité de la nature invitent ainsi plus profondément à la patiente compréhension du vrai comme parcours et collation virtuellement infinis des vérités contraires et, de loin en loin, ouvrent donc insensiblement à l’une des règles les plus fondamentales du christianisme : « à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée43. »
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44 É. Gilson, Le Thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aq...
70C’est que, de manière plus générale, comme les deux derniers cas étudiés l’auront au moins suggéré, l’ordre de la charité mis en œuvre dans les Pensées n’exclut pas l’exercice de la raison au prétexte de viser d’abord le cœur. Là où les chaînes de raison cartésiennes engagent à suivre une recherche conduite à son terme, l’ordre du cœur pascalien invite ses destinataires à mener cette recherche eux-mêmes. Aussi bien les répétitions des Pensées, dans la plupart des cas, ne visent-elles pas plus l’anéantissement de la raison dans une adoration fixe, comme souvent chez Bérulle, qu’elles n’engagent, comme souvent chez Fénelon, l’insinuant et fluide écoulement d’une prose musicale, toute de douce fermeté. Chez Pascal apologiste, l’usage des parallélismes vaut foncièrement appel : appel à la recherche des différences qu’ils recouvrent, à l’examen de celles qu’ils exacerbent, et à la quête, éventuellement déçue, du centre qu’ils sont susceptibles de définir. La chaleur naturellement induite par la réverbération des matières, en somme, n’est pas sans lucide rayonnement – et autant dire que l’ordre du cœur pascalien ne relève donc pas d’une simple question d’organisation du discours. Première en apparence, sa dimension rhétorique ne saurait faire oublier le socle théologique qui la fonde : en l’occurrence, ce grand principe thomiste rappelé par Gilson, et selon lequel, raison et foi ne pouvant « ni se contredire, ni s’ignorer, ni se confondre », c’est « l’inaliénabilité même de leurs essences propres qui leur permet de s’aider l’une l’autre sans se contaminer44 ». Soit en termes pascaliens : la raison ne trouve à s’illuminer vraiment qu’au foyer du cœur. Le fragment dit « des trois ordres », qui, par sa simple disposition, en fournit l’illustration parfaite, permettra, pour finir, de renouer tous ces fils.
3. Le fragment des trois ordres
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45 “Les "trois ordres" de Pascal selon la rhétorique biblique”, Gr. 94 (2013)...
71De cette page pascalienne célèbre entre toutes, Roland Meynet a composé une réécriture, que je reproduis ci-dessous45 :
72La réécriture met en évidence une séquence de cinq passages organisés de manière concentrique.
73Les passages extrêmes 1 et 5 posent, au sens strict, le cadre du fragment : ils introduisent (partie 1) puis rappellent (partie 5) la distinction structurante du corps, de l’esprit et de la charité. Seuls à mentionner de front les trois termes de cette triade, ces deux passages sont aussi les seuls à les associer à l’idée d’infini, et leur fonction de bouclage, enfin, est rendue d’autant plus saillante par le polyptote associant « surnaturelle », en fin de première phrase dans la première partie, à « surnaturel » en position d’hyperbate, en fin de dernière phrase dans la dernière partie.
74Les deuxième et troisième passages déclinent, quant à eux, l’opposition de l’esprit au cœur, d’abord soulignée, dans le passage 2, par l’antithèse « grands génies » / » saints », puis, de manière plus spécifique, par l’antithèse « Archimède » / » Jésus-Christ », avant de culminer, dans le passage 3, sur l’évocation du véritable règne du Christ.
75Et le quatrième passage, où n’apparaît plus que le nom de Jésus-Christ, met en tension la bassesse de sa vie charnelle, faux sujet de scandale, et la grandeur de sa sagesse, vrai sujet d’admiration.
76Des multiples développements qu’appellerait l’organisation de ce texte, on ne retiendra ici, pour les besoins de la démonstration, que les modalités de l’interaction de son cadre avec ses passages encadrées. Car le fait est pour le moins singulier – mais le manuscrit en fait foi – ce cadre composé par le parallélisme des premier et dernier passages n’était pas prévu au départ : il a fait l’objet d’un ajout. Comme permet de s’en assurer la consultation du Recueil Original, toute la dernière partie du passage, reportée – contrairement au reste – presque sans rature et n’ayant donc fait l’objet que d’une simple mise au propre, occupe, dans le sens de la longueur, l’essentiel de la marge d’abord laissée par Pascal ; et toute la première phrase de la première partie, où sont contenus en germes la plupart des échos appelés à l’associer à la dernière partie, figure, quant à elle, au-dessus de la phrase suivante, certes, mais comme écrasée contre le bord supérieur de la feuille utilisée, et tracée en caractères sensiblement plus petits que la suite immédiate du texte, le long de lignes moins espacées. La greffe textuelle, dans les deux cas, ne fait donc aucun doute, et cette observation d’ordre génétique n’est pas sans incidence sur la compréhension du fragment.
77Elle révèle en effet, qu’à l’origine, le fragment des trois ordres entendait suivre un ordre linéaire, celui-là même de la démonstration allant vers son but. Ayant d’abord posé, dans le passage 1, moins sa première phrase, l’existence de trois ordres différents de grandeur, Pascal approfondissait ensuite, dans les passages 2 et 3, l’opposition des grandeurs relatives aux deux seuls ordres de l’esprit et de la charité, suivant une progression inexorable allant du plus général (« les grands génies » et « les saints ») au plus précis (« Archimède » et « Jésus-Christ »). Rétrécissant enfin le champ au Christ seul, le passage 4 s’autorisait des trois passages précédents, pour en conclure que, loin de la démentir, la misère du Christ prouvait bel et bien sa divinité, en attestant sa venue dans l’éclat de son ordre. Et cette conclusion elle-même signalait dès lors la vraie destination du fragment : non tant distinguer trois ordres, que s’aider de cette distinction pour répondre sur le mode de la rétorsion aux objections selon lesquelles la « bassesse » du Christ démentirait sa divinité, attendu, selon Pascal, qu’elle la dément d’autant moins qu’elle la prouve.
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46 Ph. Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris 1995.
78Or, de ce point de vue, les ajouts observés aux deux extrémités du fragment changent naturellement la donne. En encadrant la première version démonstrative, tout d’abord, ils déplacent naturellement le lieu de sa conclusion. Désormais assuré par le parallélisme des passages 1 et 5, le retour du texte sur lui-même tend à présenter le passage 4 non plus comme le terme logique de la séquence... mais comme sa digression ouvrant, en bonne rhétorique, sur sa péroraison. Et ce changement de statut lui-même n’a rien innocent : c’est bien le propre de l’ordre du cœur, tel que le définit Pascal, que de présenter la finalité du discours sur un mode digressif – c’est-à dire, tout à la fois à découvert et caché, suivant une parfaite cohérence avec cette théologie du clair-obscur qu’il partage avec saint Augustin46. À l’évidence, les modalités de la dispositio trahissent une nouvelle fois l’étroite articulation pascalienne du rhétorique et du théologique, et interdisent donc de voir en la sophistication des structures observées, comme en la reprise des patrons textuels des Écritures saintes, un simple jeu formel, voire une fin en soi.
79Là où la première version du fragment progressait inexorablement vers son but, la seconde revêt désormais la forme d’une structure circulaire se prêtant idéalement à une lecture toujours recommencée. Mais englobée comme emportée dans cette boucle, la linéarité du mouvement premier sort de facto transfigurée : le jeu tout rationnel de la distinction qu’assurait la rigueur des parallélismes se fait simultanément psalmodie, et la tension logique de la démonstration épouse la tension spirituelle de la méditation. L’agencement géométrique des antithèses se fond sans contradiction dans les dispositions symétriques de la rhétorique biblique, et l’ordre du cœur, enveloppant celui de la raison, témoigne en dernière instance de sa capacité à le préserver tout en le transcendant, non sans continuer – le fait est essentiel – à s’appuyer sur lui. C’est que « la foi est au-dessus, et non pas contre47 » ; et c’est d’ailleurs bien « parce que la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait », que Thomas d’Aquin voyait « un devoir, pour la raison naturelle, de servir la foi48 ».
80Il ne saurait être question de prétendre, au terme de ce parcours, que l’ordre du cœur et les règles de la rhétorique biblique informent, aux niveaux micro- et macrostructuraux, toute l’œuvre de Pascal : il va de soi qu’on ne les y trouve que ponctuellement en acte, et qu’on ne pourrait sans artifice en faire valoir partout les manifestations. Pascal n’emprunte qu’à l’occasion les modes de disposition textuelle des Écritures, et ne suit par ailleurs leurs règles qu’autant que sa lecture constante de la Bible lui permet de les percevoir : en la matière, toute position par trop dogmatique et/ou systématique, toute tentative de forcer les textes pour en proposer, bon gré mal gré, des réécritures dans les règles apparaissent donc hors-de-propos.
81Pour autant, ce n’est pas à dire qu’il faille s’interdire de reconnaître les marques de la rhétorique biblique dans certains textes de Pascal, dès lors qu’elles s’y manifestent avec évidence ; ni se dispenser par principe des enseignements de leur réécriture, dès lors qu’elle paraît probante, pour procéder à leur interprétation.
82« Pour un Pascal juif », annonçait le titre de cette étude. On admettra sans mal que le portrait attendu n’est encore qu’esquissé, et que la recherche en la matière repose sur l’analyse d’encore trop peu de textes pour qu’aucune conclusion d’envergure puisse être tirée sans présomption. Du moins espère-t-on avoir suggéré l’importance de mener plus avant l’exploration de cette voie – comme la possible fécondité herméneutique des instruments de la rhétorique biblique appliqués à certains textes spirituels de la Première modernité.
Notes
1 J. Mesnard, La culture au XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris 1992, 384 sq., cité et commenté par D. Descotes, dans le site Penseesdepascal, la meilleure base de données relative aux Pensées à ce jour : www.penseesdepascal.fr/Ordre/Ordre-suite.php.
2 Sur l’utilisation pascalienne de l’argument d’autorité, voir plus généralement T. Shiokawa, « L’autorité » dans Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris 2012, 47-60 (1ère éd. en revue en 1977).
3 Préface sur le Traité du vide, dans B. Pascal, Œuvres Complètes, II, éd. J. Mesnard, Paris 1970, 778 sq.
4 Empruntée au De Utilitate credendi, XI, 25 de saint Augustin (« Quod intelligimus igitur, debemus rationi ; quod credimus, auctoritati. »), cette bipartition raison / autorité est reprise par les auteurs de la Logique de Port-Royal dès sa première édition de 1664. Voir A. Arnaud et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, IV, XI, éd. D. Descotes, Paris 2011, 579 sq.
5 D. Descotes, www.penseesdepascal.fr/Ordre/Ordre-suite.php.
6 De l’esprit géométrique, dans B. Pascal, Œuvres Complètes, III, éd. J. Mesnard, Paris 1991, 419.
7 De l’esprit géométrique, 414.
8 R. Meynet, L’Évangile de Luc, Paris 2005, 996.
9 De l’esprit géométrique, 413.
10 B. Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier, Paris 2010, fragment Sellier 329 (désormais S. 329).
11 L. Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris 1955.
12 S. 329.
13 S. 445.
14 De même Goibaut Du Bois voyait-il cet ordre respecté dans les écrits de saint Augustin, à la grande colère d’Arnauld. Voir, par exemple, L. Brunschvicg, éd., Pensées, Le Livre de Poche, Paris 1972, VIII : « Voici donc quel sera le dessein des Pensées : tourner cet Art de persuader qui valut à Pascal un brusque et unanime applaudissement contre ceux-là mêmes qu’il avait pris pour arbitres dans les phases précédentes de sa carrière. » ; L. Marin, dont les « Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal » (Revue de Métaphysique et de Morale 72 [1967], 97) proposent de voir dans les Pensées la mise en œuvre d’ « une rhétorique de l’agrément [...] [articulée] à une logique du convaincre » ; et à sa suite, H.-K. Kim, selon qui « la théorie de la persuasion a été appliquée dans l’apologie pascalienne. Cette application est générale. En ce sens, l’art de persuader est la méthode principale de Pascal dans son apologie. Il est pour ainsi dire, le grand moule qui a permis à Pascal de déterminer la forme de son apologie » (De l’Art de persuader dans les Pensées de Pascal, Paris 1992, 4).
15 S. 644.
16 S. 334.
17 L. Thirouin, « Le défaut d’une droite méthode », Littératures classiques 20 [1994], 15 sq.
18 Ibid., 16.
19 J. Lhermet, Pascal et la Bible, Paris 1930, 29 sq.
20 Ibid., 345.
21 Ibid., 335.
22 C’est de ce dernier adjectif que J. Lhermet qualifie l’usage pascalien de l’asyndète (ibid.).
23 Voir sur ce point Blaise Pascal. Spiritualité, éd. L. Susini, Paris 2012, 9 sq.
24 R. Meynet, Traité de rhétorique biblique, Rhétorique sémitique 4, Paris 2007, 650.
25 J. Mesnard, « Bible et liturgie dans le Mémorial », in D. Descotes, éd., Pascal auteur spirituel, Paris 2006, 195.
26 R. Meynet, « Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique », XVIIe Siècle 261 [2012/4], à paraître.
27 Voir sur ce point Olivier Jouslin, « Rien ne nous plaît que le combat ». La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, 2 vol., Clermont-Ferrand 2007.
28 B. Pascal, Les Provinciales, éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles, Paris 2010, vii, 245-246. On notera désormais : Prov. vii, 245-246.
29 S. 250.
30 Prov. xi, 446.
31 Prov. x, 438-439.
32 Rom. 1, 32.
33 Voir P. Sellier, « Pascal : colorations oratoriennes », dans D. Descotes, éd., Pascal auteur spirituel, Paris 2006, 31-54
34 R. Meynet, L’Évangile de Luc, 996.
35 S. 78.
36 M. de Montaigne, Les Essais, iii, 8, éd. P. Villey, Paris 1992, 933. Désormais, Essais iii 8, 933.
37 Essais iii 8, 938.
38 Voir S. 230 : « Qu’il y voie [...] des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos ».
39 Voir ibid. : « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants ».
40 S. 529.
41 Essais i 19, 90.
42 Essais ii 6, 263.
43 S. 479.
44 É. Gilson, Le Thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Paris 1989, 34.
45 “Les "trois ordres" de Pascal selon la rhétorique biblique”, Gr. 94 (2013) 79-96.
46 Ph. Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris 1995.
47 S. 217.
48 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Paris 1996-1999, Ia, q. 1, art. 8.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Laurent Susini
Université Paris Sorbonne - STIH, EA 4509