Dossier Acta Litt&Arts : Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures
Les Pensées-de-Pascal : un Pascaliana ?
Texte intégral
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1 Dénigrant les Ana apocryphes servant à faire passer des fadaises sous le no...
1Entendre les Pensées sur le mode mineur : c’est ce que je me propose ici en rapprochant l’œuvre pascalienne d’un petit genre qu’on appelait au xviie siècle les Ana, et qui désignait des recueils de propos rapportés ou plus généralement de pensées attribuées à un auteur, qu’on faisait paraître de manière posthume. Ce rapprochement a déjà été fait, y compris à l’époque1, quoi qu’il soit loin d’aller de soi. Il s’agit de voir en quoi ce genre constituait un modèle à la fois disponible dans les années 1660 pour penser les liasses laissées par Pascal, et repoussé par les contemporains, dans des termes qui permettent de saisir la spécificité du projet pascalien et de ses premiers éditeurs de Port-Royal.
2Les Ana sont une sorte de collection éditoriale qui rassemble des ouvrages comme le Scaligerana, le Menagiana, le Bolæana (pensées et autres pièces de Scaliger, Ménage, Boileau). Ces titres sont formés par dérivation d’un patronyme par le suffixe latin – ana pour former un adjectif neutre pluriel, dont le support nominal sous-entendu dénote la diversité (Scaligerana Miscellanea, par exemple). Trois caractéristiques de cette série d’ouvrages montrent le bien fondé d’une comparaison et les évidentes divergences avec le texte de Pascal.
3D’abord, il s’agit de formes brèves, et l’on retrouve dans la matérialité de certains de ces livres la séparation en paragraphes comme autant d’unités distinctes, surdéterminées par un fleuron, ce qui évoque le procédé utilisé par les premiers éditeurs des Pensées en 1670. On observera la présentation de telle page des Naudaeana et Patiniana :
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2 « Pensée. Se dit de quelque belle parole, de quelque dit notable d’un homme...
4Ensuite, les Ana se donnent explicitement comme des propos rapportés. Le sous-titre des premiers exemplaires de cette série est le suivant : Excerpta ex ore Scaligeri (pensées recueillies de la bouche de Scaliger). Rappelons que le terme pensée pouvait alors renvoyer à un discours envisagé comme parole, et arrimé à une figure d’autorité2. Si la tentation d’intégrer des propos attribués à Pascal aux Pensées a parfois affleuré dans la tradition (comme le montrera la fin de ce travail), il est évident que la source des Pensées n’est nullement orale, puisque constituée par l’ensemble écrit que constituent les deux copies et le Recueil Original. Toutefois, le protocole éditorial des Ana – souvent des proches qui collectaient les propos de leur maître et ami – évoque la fameuse conférence à Port-Royal qu’aurait prononcée Pascal en 1658, et qui aurait fourni l’ordre conçu par l’auteur pour l’état final des Pensées, du moins selon la préface de l’édition de 1670 :
3 « Préface », Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres su...
Il se rencontra néanmoins une occasion il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet là, mais d’en dire quelque chose de vive voix […]. On verra parmi les fragments que l’on donne au public quelque chose de ce grand dessein de Monsieur Pascal : mais on y en verra bien peu ; et les choses mêmes que l’on y trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu’elles ne peuvent donner qu’une idée très grossière de la manière dont il avait envie de les traiter3.
5La structure corrective montre le primat accordé à l’expression orale d’un Pascal dépeint dans la préface comme un orateur hors du commun : cette image scrupuleusement construite de la perfection de l’oral n’en disait que mieux la lacune laissée par l’imperfection des fragments écrits. Par ailleurs, le modèle de l’entretien rappelle le fameux fragment S618 où Pascal loue le style naturel formé par les « pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie ». Le modèle de la familiarité sous-tendrait donc pour partie la disposition et l’élocution des Pensées, ce qui, combiné à la composition par formes brèves évoquant des bribes conversationnelles, est précisément ce que les Ana mettent en œuvre à partir des années 1660.
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4 A. Cantillon, Le Pari-de-Pascal, Étude littéraire d’une série d’énonciation...
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5 Voir le livre de référence sur cette édition : M. Pérouse, L’Invention des ...
6Troisièmement, ce dispositif apparaît étroitement lié à l’émergence d’une figuration moderne de l’auteur. C’est pour ce faire que j’ai emprunté à mes prédécesseurs la graphie Pensées-de-Pascal, pour manifester moins l’existence problématique d’un texte qu’il convient de ne pas essentialiser4, que le lien qu’une telle association (Pensées – nom propre) postule entre un texte et une figure auctoriale. On peut se demander quels problèmes spécifiques posait à cette époque le fait de collecter les fragments qui restaient d’un auteur, deux termes (fragments et auteur) qui en eux-mêmes n’allaient pas alors de soi. Le protocole éditorial des Ana permet de rappeler les paradoxes liés à cette question de l’auctorialité des fragments posthumes. L’habitude fut vite prise en effet de faire figurer ces ouvrages dans la bibliographie de l’auteur en question, comme si le suffixe –ana marquait une véritable paternité. Pourtant, ces recueils sont parfois imprimés plus de cinquante ans après la mort de leur « auteur », sans que ce dernier ait prévu une telle publication posthume, et sans qu’il en ait parfois écrit une seule ligne : ces textes émanent souvent de rédacteurs ultérieurs, et sont corrigés par les éditeurs successifs. Cette série d’interventions collectives n’est pas sans évoquer la fabrication des Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets en 1670-1678, par les proches de Pascal dont on connaît l’interventionnisme sur le texte des premières Pensées imprimées5.
7Rapprocher des minores d’un texte d’exception ne vise pas, bien entendu, à réduire l’originalité de celui-ci, mais plutôt à faire surgir un contexte éditorial, et plus largement un moment de l’histoire de formes, susceptibles de fournir quelques clés de lecture pour les Pensées. Aussi cette fiction d’un Pascaliana semble-t-elle pertinente au regard de deux problématiques : la question de la discontinuité dans les pratiques contemporaines très nouvelles des recueils de formes brèves ; puis l’importance accordée à la fiction de l’oralité et ce qu’elle induit dans l’émergence d’une figure moderne de l’écrivain.
I. Comment publier des fragments posthumes ?
8La coïncidence temporelle entre le premier ouvrage du genre des Ana, le Scaligerana, et la première édition des Pensées attire l’attention : le premier, paru en 1666-1667, suscita des débats qu’on peut confronter avec ceux qui entourèrent la première édition des Pensées, qui court de 1662 à la mort de Pascal en 1670. Le métadiscours abondant déployé lors de ces deux entreprises éditoriales éclaire les problèmes communs qui se posent quand on veut faire paraître au public un ensemble fragmentaire.
A. Protocoles éditoriaux
1. L’édition des Pensées de 1670-1678
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6 Comme on a coutume de nommer le duc de Roannez, Antoine Arnauld, Pierre Nic...
9La famille et les amis de Pascal tergiversent pendant huit longues années après la mort de l’auteur sur la manière de publier les fragments conservés. Ce dossier a été si bien instruit par la critique que je me contente ici de rappeler quelques éléments en lien avec le problème de la disposition, qui sont ceux qui rappellent le plus la querelle des premiers Ana, dont les « pascalins6 » avaient peut-être eu vent.
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7 Lettre attribuée par la tradition à Brienne, du 7 décembre 1668 (Pensées su...
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8 « Préface », Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres su...
10La publication imprimée, et la forme à donner au texte, avaient dû rencontrer des résistances, notamment de la famille de Pascal : on sait par la lettre de Brienne à Gilberte Périer en particulier7, les réticences de cette dernière à rendre public un contenu dont l’aspect lacunaire menaçait de nuire à la mémoire de l’auteur, et où tout ne serait pas de sa main. La préface d’Étienne Périer à l’édition de 1670 sert, entre autres, à légitimer cette hétérographie. Il rappelle les trois voies possibles qui se proposaient au groupe des éditeurs pour linéariser, en quelque sorte, l’entropie des papiers retrouvés. On aurait pu, rappelle É. Périer, garder les fragments dans l’état de « confusion » où on les avait trouvés ; cette solution était intenable : cela aurait été exhiber publiquement une obscurité que Pascal aurait reniée, et déléguait en outre toute la mise en ordre au seul lecteur, ce qui rendait inutile le travail du comité, que le préfacier se devait au contraire de justifier. L’ordre « parfait », mais « très difficile », consistait à « éclaircir les pensées obscures », « achever celles qui étaient imparfaites », « suppléer en quelque sorte l’ouvrage qu’il voulait faire », en somme restituer le « dessein » de Pascal. Cette modalité est présentée comme tout aussi iconoclaste que la première, par son interventionnisme cette fois : elle revenait à réécrire le texte, en faisant des éditeurs des substituts de l’auteur. La voie moyenne, finalement choisie, supposait de les mettre « dans quelque sorte d’ordre8 » (par les opérations de tri, de suppression, de classement, de regroupement par titres) ; cette solution est présentée comme la meilleure, même si la préface minimise la portée des réécritures en insistant surtout sur la disposition.
11On s’arrêtera sur le premier ordre qui fait office de repoussoir :
9 Ibid. Je souligne.
La première [manière d’éditer les Pensées] qui vint dans l’esprit et celle qui était sans doute la plus facile, était de les faire imprimer tout de suite dans le même état qu’on les avait trouvés. Mais […] on ne considérerait ce volume grossi inutilement de tant de pensées imparfaites que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien9.
12Cette manière bassement « facile » de faire paraître un manuscrit dans le désordre où on l’a trouvé n’est pas sans évoquer le modèle des Ana.
2. La préparation du Scaligerana (1666-1667)
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10 Scaligeriana sive Excerpta ex ore Josephi Scaligeri. Per F.F.P.P. [fratres...
13Paru donc au moment même où débattent les éditeurs des Pensées, entre 1666 et 1669, le Scaligerana suscite des débats qui présentent des points communs avec les hésitations des proches de Pascal ; le manuscrit à disposition des savants était pourtant d’une tout autre nature. Il s’agit de l’impression de notes prises par un disciple et ami de Scaliger (Jean de Vassan) dans les années 1604-1606, en un manuscrit qui fut « publié » sous forme de circulation manuscrite tout au long de la première moitié du xviie siècle : Vassan l’avait confié au célèbre Pierre Dupuy, et le manuscrit se communiqua de la sorte à plusieurs savants, dont Vossius, qui le fit imprimer sans grand travail éditorial en Hollande en 166610.
14Devant un livre jugé très fautif (et il l’est effectivement), un des savants qui possédait une copie (Adrien Daillé), s’insurge, et se voit contraint d’en faire paraître une version amendée en 1667 pour honorer la mémoire du maître. La préface de ce second texte permet de comprendre ce qui gêne alors Daillé s’agissant de la publication d’un tel document :
11 Préface d’A. Daillé au Scaligerana. Editio altera, ad verum exemplar resti...
Ce que des savants, devisant dans leur chambre avec des amis proches, leur confient à l’oreille, ce qu’ils répandent dans l’air sans aucun choix, sans y avoir pensé à l’avance, sans suite […], et souvent en badinant ou en pensant à autre chose ; cela dis je, y a-t-il rien de plus injuste que de le publier, de le confier au papier qui dure, pour le faire passer entre toutes les mains ? Qu’est-ce donc que trahir un secret [arcana prodere], si ce n’est cela11 ?
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13 Sur ce point, voir M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal. Les édit...
15La publication imprimée est vue ici comme une véritable trahison de l’auteur, une révélation indiscrète des arcanes de son cabinet, rejoignant ainsi en apparence l’opinion probable de Gilberte Périer. Le contexte est certes tout à fait différent : le préfacier renvoie ici à la tradition d’ésotérisme des savants humanistes. En 1666, la culture de l’imprimé est encore jeune, et les acteurs de la République des lettres ne sont pas prêts à voir toutes leurs pratiques, qui pour certaines tiraient leur prix de la confidentialité, basculer entre les mains d’un public aux contours inconnus. La hantise de l’imprimé tenait aussi à des questions idéologiques : Daillé redoutait la publication imprudente du manuscrit de Scaliger, protestant comme lui : les sujets de controverse religieuse sont affichés sans prudence dans le texte, en des invectives gratuites contre les dignitaires ecclésiastiques ou les jésuites. De son point de vue, de telles paroles qu’on lançait peut-être entre soi, dans la chaleur des ligues, auraient sans doute gagné, un demi-siècle plus tard, à être passées sous silence12. Cette dimension doctrinale explique les réécritures dictées par la prudence au « comité de Port-Royal », conscient de la fragilité de temps de la Paix de l’Église – par la suppression des fragments concernant la polémique anti-jésuite notamment13.
16Mais c’est surtout la commune « gêne technique à l’égard des fragments » qui retient l’attention dans l’examen de ces paratextes.
B. Endiguer le désordre ?
1. Salade vs semence : métaphoriques de la brièveté
17Dans le Scaligerana, c’est à la transcription de l’oralité qu’on impute le désordre, dans les termes topiques de la critique traditionnellement adressée aux formes brèves :
14 Préface d’A. Daillé au Scaligerana, op. cit., p. 631. Je souligne.
[Ses disciples] lui posaient diverses questions sur des matières sérieuses, sur les lettres et sur les lettrés, auxquelles il répondait librement, comme dans un entretien privé ; et cela d’autant plus librement qu’il croyait l’avoir dit à des pierres. Cependant, pour ne pas laisser échapper de leur mémoire les réflexions savantes du Maître, ils les notaient aussitôt sur un brouillon en désordre, comme ils les avaient entendues, et ainsi le livre grossit peu à peu, jusqu’à la taille que nous lui voyons. De là vient que tout y est confus et mélangé. […] on dirait une salade composée de diverses nourritures14.
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15 L. Garon, « Avis de l’auteur », Le Chasse-ennuy ou l’honneste entretien de...
18On retrouve les termes mêmes qui discréditaient l’ordre repoussoir des fragments non classés sous la plume d’Étienne Périer dans la citation de la préface ci-dessus (« volume grossi inutilement de tant de pensées imparfaites », « amas confus », « sans ordre », « sans suite »). Le verbe grossir ainsi que le nom amas signalent un ensemble non organique, non pas composé comme un tout, mais comme un assemblage de parties non conçues pour fonctionner ensemble. Chez Daillé, l’image de la salade composée est elle aussi tout à fait topique depuis la Renaissance pour parler des textes mélangés, et elle pouvait être prise en bons termes, comme en témoigne l’avertissement de Louis Garon au début du siècle : « Enfin, mon cher Lecteur, je vous presente une Salade composée de plusieurs sortes d’herbes : il ne tient qu’à vous d’y apporter du sel & de l’huile pour les faire mieux venir à vostre goust15 ». Au lecteur, donc, de faire son miel de la plaisante variété qu’on offre à son regard. On sait que c’est cette vision collaborative du style bref qui en permet la promotion dans le deuxième xviie siècle, même si cette idée d’une brièveté vue comme réticence est aussi ancienne que Quintilien, avec toute la métaphorique séminale qui l’accompagne : la sentence brève est le germe qui grandira dans l’esprit du lecteur. Pascal, on le sait, promeut lui-même l’acuité de la forme comme outil d’une pensée venant comme de l’intérieur du lecteur : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres » (S617).
19Ces vertus traditionnelles du style bref qui donne à penser sont mises en relief par le péritexte de l’édition de Port-Royal ; en invoquant une telle herméneutique de la discontinuité, elles permettent de justifier la forme fragmentaire :
16 Approbation de Monseigneur de Comenge, Pensées de M. Pascal sur la religio...
Ce ne sont que des semences ; mais elles produisent leurs fruits en mesme temps qu’elles sont répanduës. L’on acheve naturellement ce que ce sçavant homme avoit eu dessein de composer ; & les lecteurs deviennent eux mesmes autheurs en un moment pour peu d’application qu’ils ayent16.
20La participation du lecteur est poussée jusqu’à le faire coresponsable de la composition de l’ensemble, tant les germes, les échantillons sont capables de comprendre le tout. Ces ensembles métaphoriques opposés, la salade et l’amas contre la semence et le germe, disent bien les effets contradictoires que produisent les formes brèves et qu’il s’agit pour des préfaciers d’anticiper et d’orienter.
21Pourquoi dès lors la métaphorique séminale pouvait-elle fonctionner sur les Pensées et non sur des fragments recueillis de manière aléatoire comme les Ana ? C’est en raison du dessein, ce plan et projet d’ensemble qu’aurait dévoilé Pascal dans la conférence de Port-Royal, et qui transparaît en de nombreux endroits du texte :
J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. (S457)
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17 Voir par exemple P. Force, « Invention, disposition et mémoire dans les Pe...
22Dans ce fragment titré « Pyrrhonisme », le désordre apparent est corrélé par Pascal à une fragmentation volontaire, imposée par le sujet de son apologie : la connaissance de Dieu, disproportionnée à la raison, implique de contourner la disposition rhétorique traditionnelle, et tout agencement rationnel des parties. Ce dessein qui doit apparaître par une disposition d’un genre nouveau traduit donc une cohérence méditée par l’auteur, et surtout discernable quand bien même on n’aurait pas tout l’ensemble : en effet, comme dans l’herméneutique humaniste, trouver le « sens » d’un auteur, c’est mettre en relation toute les parties de son œuvre pour en saisir le tout, résoudre les apparentes contradictions en fonction du dessein d’ensemble de l’œuvre17.
23C’est cette pensée de la partie et du tout qui autorise une lecture métonymique des fragments, avancée dès la préface de Port-Royal où les éditeurs en appellent à « juger de l’ouvrage par l’échantillon quelque imparfait qu’il fût ». Le mot d’échantillon est significatif : la partie ou les parties entre elles comprennent quelque chose du tout, à l’inverse du lambeau, que représentent les simples unités détachées des propos rapportés dans les Ana. Ce principe atteste par là même le sens nouveau du mot fragment, qui ne peut rigoureusement s’appliquer aux Ana : les fragments ne renvoient plus seulement aux reliquats d’une œuvre disparue, selon le sens architectural de « débris d’un édifice détruit » qui prévalait jusqu’alors, mais à une partie d’un ensemble inachevé, mais pour ainsi dire achevable par le lecteur.
2. Les principes de cohérence
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18 Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier Poche, 2011, p. 386-...
24Cela dit, même en l’absence de dessein, le lecteur de l’époque était rompu au désordre des formes brèves : les habitudes de lecture des florilèges ou des recueils de lieux communs, que le dispositif éditorial des Ana permet de retracer, rappellent les stratégies de cohérence à l’œuvre même dans les purs mélanges. Ces éléments éclaireront certains passages des liasses non classées (les dossiers 33 à 41 dans les mises à part de juin 1658 sont nommées Miscellanea puis « Pensées Mêlées18 »).
a) Désordre alphabétique et cohérence locale
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19 Les divers manuscrits du Scaligerana avaient été copiés dans les trois ord...
25Les premiers Ana, jusqu’aux années 1690, évoquent l’ordre souvent adopté par les compilations anciennes : le classement alphabétique des entrées. En ne classant que le signifié, cet ordre rompt les liaisons sur le plan du signifiant et constitue plutôt un facteur de désordre, qui fut déploré au sujet du Scaligerana19. Mais il permettait du moins de savoir rapidement ce que tel savant pensait de tel sujet en butinant d’une entrée alphabétique à une autre. On retrouve le principe traditionnel du recueil de lieux communs, vu comme un répertoire où on allait puiser, en fonction des besoins de son discours, ce que telle auctoritas avait dit sur tel sujet.
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20 B. Beugnot, « Florilèges et Polyantheae : diffusion et statut du lieu comm...
26Par suite, « les lecteurs étaient attentifs à des cohérences locales plus qu’à la structure hiérarchisée20 » : un exemplum suivra une sentence pour l’exemplifier, une comparaison étayera un proverbe. On retrouve ce genre de procédés dans les Ana ; à l’entrée « Amitié » du Sorbierana, on lit par exemple la succession d’une figure d’analogie puis d’un exemplum, tout deux présentés comme issus de la conversation :
AMITIÉ
Vôtre Amitié avec *** me fait souvenir de ce Clou qui est au Cabinet du Grand Duc, & qui est moitié d’or & moitié de fer ; Je m’étonne comment vôtre vertu a pû faire une si étroite liaison avec sa brutalité.
21 Sorberiana, ou bons mots, rencontres agreables, pensées judicieuses et obs...
ASSIDUITÉ, AMITIÉ
Un gros Mastin que l’on avoit chassé de par tout, se vint réfugier un jour sous la chaise du Prince d’Orange, qui estoit à table. Il le chassa lui-même, & le fit chasser deux ou trois fois par ses Gardes ; mais il ne manqua point de revenir toujours à l’heure du dîner, & prit toujours si bien son temps, que le Prince Maurice le trouva à ses piez à tous les repas. […] Cela plut tellement à Maurice, qu’il le prit en amitié […]. Ceux qui avoient vû cette histoire me la raconterent ; C’est pour montrer comment par l’assiduité on se fait aimer, & par l’amitié on vient à bout de tout ce que l’on entreprend21.
27L’aspect morcelé des collections s’accompagnait de procédures de cohésion partielle, selon des habitudes de lecture qui se répercutaient dans les modes d’écriture.
28C’est un des modèles possibles pour rendre compte de la pente digressive de certains des fragments pascaliens qui se construisent de manière lâche par rapport à une matière donnée. Certes, le principal modèle de la digression est la Bible chez Pascal :
L’ordre – contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre.
Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire.
Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours (S329)
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22 Sur l’imprégnation de la rhétorique biblique chez Pascal, voir L. Susini, ...
29On sait que Pascal reprend cette manière d’organiser la matière selon l’ordre du cœur, venue de l’écriture sainte : le désordre apparent fait signe vers une cohérence latente, qui a pour but de répéter, de tourner autour d’un motif pour en pénétrer physiquement le lecteur, pour l’échauffer22. Mais peut-être y va-t-il aussi d’une habitude de pratiquer le texte de manière morcelée, itinérante, parmi des pièces détachées, qui traite du même objet par des voies différentes, et qu’on joindrait ultérieurement selon le motif à prouver. On peut tenter l’exercice en découpant quelques fragments proches en S450 :
L’histoire de l’aveugle-né
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Que dit Saint-Paul ? Dit-il le rapport des prophéties à toute heure ? Non, mais son miracle.
Que dit Jésus-Christ ? Dit-il le rapport des prophéties ? Non. Sa mort ne les avait pas accomplies. Mais il dit : Si non fecissem. Croyez aux œuvres.
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Deux fondements surnaturels de notre religion toute surnaturelle : l’un visible, l’autre invisible.
Miracles avec la grâce, miracles sans grâce. […]
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Les miracles, appui de la religion. Ils ont discerné les Juifs. Ils ont discerné les chrétiens, les saints, les innocents, les vrais croyants.
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Un miracle parmi les schismatiques n’est pas tant à craindre. Car le schisme, qui est plus visible que le miracle, marque visiblement leur erreur. Mais quand il n’y a point de schisme et que l’erreur est en dispute, le miracle discerne.
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Si non fecisset quae alter non fecit. (S450)
30La convergence des unités autour de la notion de miracles opère d’abord par exemplification, avec l’allusion à l’histoire de l’aveugle-né chez Luc (où chacun savait que ce miracle de Jésus le jour du sabbat montrait la division des pharisiens entre ceux voulant croire et ceux aveuglés par l’ancienne loi). Cette idée du pouvoir de distinction par les miracles est par suite appuyée par un double argument d’autorité ; suit l’argument par la dissociation et les contraires ; suit l’énumération des parties ; ensuite une glose de l’exemplum de l’aveugle-né ; finalement se voit reprise la citation d’autorité de l’Évangile, complétée. On peut tout à fait lire l’ensemble comme cet ordre de la charité où tout tend vers la même fin, moins démonstrative, qu’affective (notamment par la répétition et la variation du même). Mais la logique du détachement se retrouve aussi, qui permet d’agencer les différents types de lieux rhétoriques, même en l’absence de liens logiques explicites.
b) L’association d’idées et le modèle de l’entretien
31Si on revient à une perspective plus générale sur l’agencement des formes brèves dans les recueils variés, on peut dire qu’il répond au principe de l’association d’idées. Ce lien est certes lâche, mais néanmoins essentiel dans des pratiques fondées sur la manipulation d’une topique.
32Quoiqu’il s’agisse d’une modalité discursive différente, cette variété organisée localement par lieux n’est pas sans évoquer la digression de l’entretien domestique, qui, dans les Ana du moins, devient un nouveau modèle pour disposer la matière discontinue à partir de la fin du xviie siècle. Le désordre alphabétique y est abandonné, sans doute trop associé à des vestiges de pratiques humanistes qui sentaient par trop son pédant ; les éditeurs essaient au contraire de reconstruire la variété de la conversation, comme dans le Menagiana :
23 Le manuscrit du Scaligerana que possédait Vassan était en effet non classé...
24 « Avertissement », Menagiana, sive excerpta ex ore Aegidii Menagii, Paris,...
Pour dire quelque chose de l’ordre qu’on a gardé dans le Ménagiana ; la suite des conversations auroit été peut-être plus convenable ; comme on voit que le Pere de Vassan l’a observé dans l’original de son Scaligerana23, dont j’ay eu la communication, & qui méritoit d’étre imprimé tel qu’il est, & non pas par ordre alphabétique comme on a fait. Mais cela n’a pas été possible. On a seulement fait en sorte autant qu’on a pu, pour la satisfaction des Lecteurs, que les bons mots, les pensée de morale, & l’érudition, se suivîssent presque alternativement24.
33Des procédures de liages viennent organiser les cohérences locales évoquées plus haut :
25 Ibid., p. 13. Je souligne.
Un jeune homme me disait il n’y a pas longtemps que les vers de M Huet nommé à l’Evêché de Soissons, étaient jolis. Ils passent le joli, lui dis-je, et vous ressemblez à celui qui voyant la Mer pour la première fois, dit que c’était une jolie chose.
Il en est de même de ce qu’on rapporte d’un jeune Officier, qui parlant de M. de Turenne, dit que c’était un joli homme. Le Père de cet Officier, personnage de considération et de mérite, qui était présent à ce discours, ajouta : Et vous, mon fils, vous estes un joli sot, de parler ainsi du plus grand homme que la France ait eu25.
34Le modèle conversationnel intéresse la lecture des Pensées pour rendre compte du caractère libre et non systématique qui était alors prisé :
26 H. Basnage de Beauval, Histoire des ouvrages des sçavans, Amsterdam, M. Ch...
La liberté de debiter des reflexions detachées, n’est peut-être pas moins commode aux Auteurs, qu’elle a paru agreable au public. Ces sortes de recueils [les Ana] sont des imitations de la conversation, ou sans être assujetti à un ordre methodique, l’on parcourt les matières sans les épuiser26.
35L’absence d’ordre méthodique que les procédés de la conversation autorisaient permet de rendre compte de tels ensembles ouverts :
Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui-là boit peu ! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc. (S69)
36Les marqueurs déictiques et les modalités de phrase expressives soulignent l’embrayage de l’énoncé, et le caractère non exhaustif de la liste (« etc. ») renvoie à des sujets qu’on ébauche sans les épuiser, évoque le caractère a-systématique de la conversation.
c) Lecture tabulaire et style de la rubrique
37Si l’on retourne maintenant aux habitudes de lecture alphabétique, il est évident que même en l’absence d’un tel classement dans le corps du texte, on pouvait restituer des groupements thématiques en entrant dans le livre par les index ou la table des matières, présents dans les Ana et dans les Pensées de Port-Royal, aussi bien que dans les textes continus de l’époque d’ailleurs. La table des Pensées de 1670 combine le principe de l’index et celui de la table des matières, puisque les entrées par mots sont subdivisées en brefs résumés des pensées en question :
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27 Menagiana, op. cit., « Table des Matières », renvoyant au récit p. 286 : »...
38L’examen de telles tables intéresse ici moins pour la question de l’ordre des fragments que pour les stratégies de réduction syntaxique et de résumé qu’elles présentent. Je prendrai un exemple dans le Menagiana, qui attire l’attention sur ces procédés par son caractère lacunaire et trivial : l’entrée « Perruque rend méconnaissable » renvoie à un exemplum sur l’éloquence27, et sert vraisemblablement à attirer la curiosité du lecteur pour un petit récit qu’il devine plaisant. L’énoncé est rendu fruste par la suppression des déterminants, dans le style abrévié caractéristique des titres. Cette logique non textuelle, qui désembraye les énoncés pour les transformer en entrées tabulaires, se retrouve dans la table des Pensées reproduite plus haut, par exemple dans « Curiosité maladie de l’homme », résumant la pensée de la page 336 de l’édition de 1670 : « Car c’est une des principales maladies de l’homme, que d’avoir une curiosité inquiete pour les choses qu’il ne peut sçavoir ».
39Cette manière de concevoir la pensée hors d’une textualisation n’est-elle pas celle qui se retrouve dans le corps même du texte, dans des phrases nominales qui fonctionnent comme des entrées de dictionnaire ? Lisons par exemple : « Pensée fait la grandeur de l’homme » (S628) ou « Mort soudaine seule à craindre » (S781). Tout se passe comme si le texte était par endroits pensé par rubriques. La modalité de l’entrée tabulaire proposerait ainsi une des explications du style bref ou abrévié dans certains fragments.
d) La note de lecture
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28 Voir A. Moss, Les Recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renai...
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29 On pense aux Elegantiæ ou Annotationes de Lorenzo Valla, ou aux Varia elec...
40Enfin, et c’est le dernier point sur ces questions de l’ordre dans la pratique contemporaine des formes brèves, le caractère décousu des mélanges tient à la pratique des notes de lecture assemblées en recueils. On sait que les lecteurs avaient coutume de se constituer pour eux-mêmes des recueils de lieux communs, en puisant des extraits dans les autorités ou dans des recueils déjà constitués, qu’ils agrémenteraient de gloses et de notes personnelles28. Or, ces recueils ne restaient pas toujours dans les tiroirs des gens de lettres : au temps de l’humanisme, on avait pu imprimer ces fruits de la lecture annotante, quand ils provenaient d’un grand savant dont l’opinion sur tel ou tel texte pouvait valoir autorité, aussi bien que son geste même de sélection d’un passage en particulier29. On voit dans le Scaligerana l’effet, pour nous étrange, que produit la publication de gloses de textes dont on n’a pas le support, dans tel extrait philologique commentant un mot isolé, tel autre glosant un passage des textes saints (ici une glose sur les rois mages), ou finalement le commentaire de telle leçon d’un épisode biblique :
30 Scaligerana, éd. de 1667, op. cit.
Ẻπηριάζειν. c’est proprement violenter, tyranniser. Le mot syriaque l’exprime fort bien. […]
Les SAGES, qui vinrent vers Jesu-Christ, je croi qu’il êtoient Chaldoei sapientes, qui avoient observé cela par les Astres : d’avoir été Rois je n’en crois rien. Les Jesuites d’aujourd’hui le maintiennent fort de ce passage des Pseaumes, & Reges veniens : grande betise, pas un des Anciens ne dit que ce fussent des Rois. […]
Joan. IX. 6. SILOE, qui vaut autant à dire que envoyé. Est additio veterum Christianorum, qui omnia quae putabant Christianismo, Bibliis interserverunt. Malè. Car ils le prennent pour le nom propre de Christ30 […].
41Extraits de diverses sciences des textes, ces fragments philologiques commentent ou glosent des passages ponctuels, ou comparent des leçons d’un texte. Le passage sur les « sages » montre toutefois l’insertion de tels commentaires dans un type de discours polémique, ici du calviniste contre les jésuites.
42Les isolats citationnels qu’on trouve dans certains fragments des Pensées sont interprétables de la sorte :
Quod crebro videt non miratur, etiamsi cur fiat nescit ; Quod ante non viderit, id si evenerit, ostentum esse censet (Cicéron). (S673)
583. Nae iste magno conatu magnas nugas dixerit (Térence).
Quasi quicquam infelicius sit homine cui sua figmenta dominantur (Pline). (S674)
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31 Sur ce point, voit Fr. Goyet, « À propos de “ces pastissages de lieux comm...
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32 On retrouvera ce procédé dans les fragments 750 et suivants, non enregistr...
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33 « On me demande si j’ai lu moi-même tous les livres que je cite.
Je répond...
43Ces citations sont manifestement relevées pour appuyer le fragment précédent sur l’autorité (S672) ; notons que le numéro « 583 » renvoie à la page des Essais où Pascal pioche cette citation (Montaigne étant lui-même grand praticien de l’annotation conçue comme matériau de l’œuvre personnelle31), selon un relevé de seconde main, très habituel au demeurant dans les recueils personnels32, et dont un propos rapporté de Pascal fait par ailleurs état33. Comme dans le Scaligerana, la citation glosée se voit volontiers engagée dans une situation de polémique, comme en S640 :
Explication de ces paroles : Qui n’est point pour moi est contre moi (Matthieu 12, 30) et de ces autres :
Qui n’est point contre vous est pour vous (Marc 9, 39).
Une personne qui dit : « je ne suis ni pour ni contre. » On doit lui répondre... (S640)
44L’antéoccupation finale, même inachevée, montre la liaison immédiatement faite entre la lecture et la situation conversationnelle fictive, quittant la pure démarche d’herméneutique savante en insérant les autorités dans une vision polyphonique, pédagogique, de la tradition.
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34 Mentionnons un autre modèle, fondé cette fois sur l’œuvre écrite : ces rec...
45L’examen de la tradition des recueils de formes brèves et de leur réappropriation par les contemporains de Pascal permet ainsi de fournir quelques pistes de lecture, notamment pour les fragments non classés dans les Miscellanea des Pensées. La deuxième question que soulève la comparaison avec les Ana est celle du statut de l’auteur qui se dégage de ces ensembles de formes brèves. En effet, j’ai fait jusqu’ici comme s’il n’y avait pas de solution de continuité entre des pratiques de recueils humanistes et les recueils de la seconde moitié du xviie siècle. En réalité, s’il est alors courant de collecter des bribes d’autorités, le fait de les attribuer à un seul auteur et surtout à un auteur moderne bouleverse le genre : ce n’est plus les multiples autorités des Anciens qu’on rassemble et qu’on classe, mais bien la voix d’un moderne, qu’on donne apte à être cité ultérieurement34.
II. La voix d’un auteur moderne
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35 J. C. Wolff, Préface au Casauboniana, Hambourg, C. Libezeit, 1710 (reprodu...
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36 « […] Il n’y aura personne qui ne juge […] quel eût été l’ouvrage entier s...
46Revenons d’abord sur le paradoxe qui consiste à faire de recueils hétérographes la pointe la plus personnelle de l’œuvre d’un auteur. Un préfacier d’Ana tente de régler ainsi le problème : « Le fait que beaucoup de choses sont à attribuer au rédacteur plutôt qu’à celui dont le nom les couvre » ne doit pas discréditer les Ana, car « l’autorité des auteurs, généralement illustres par leur savoir, peut presque toujours persuader35 ». La dernière formule est frappante : l’hétérographie ne pouvait, selon ce préfacier, constituer une objection dirimante contre la validité auctoriale des Ana, car l’autorité préalable de l’auteur suffisait à garantir tout contenu paru sous son nom. Ce raisonnement pose l’autorité de la parole, y compris apocryphe, comme pur effet de la stature auctoriale ; on n’est pas loin de ce type d’argument quand les éditeurs de Port-Royal justifient leurs amendements par le fait que Pascal, vu son éloquence et ses autres œuvres, n’aurait pu que souscrire à leur réécriture continue du texte36. Le dispositif des pensées détachées pose ainsi le double problème d’être intimement lié à une forte auctorialité – c’est ce que je verrai d’abord – et de présenter en même temps des affinités avec l’apocryphe – point par lequel je finirai.
A. La figuration de l’auteur au seuil de ses « pensées détachées »
1. Une voix, une œuvre
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37 V. Cousin, Des Pensées de Pascal, Rapport à l’Académie française sur la né...
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38 Outre l’ouvrage de M. Escola cité plus haut, voir L. Marin, « L’écriture f...
47Il est courant que l’édition d’un texte posthume inachevé s’accompagne d’une dramatisation de la mort de l’auteur, dont l’œuvre finale se substitue symboliquement à des utlima verba. Cette dimension est particulièrement sensible dans le cas des Pensées, dès le péritexte de 1670-1678, et jusqu’à Victor Cousin au moins : « cette âme éclate à toutes les lignes que traçait la main mourante de Pascal37 ». Que ce soit dans la préface d’Étienne Périer, dans la lettre de Brienne ou dans la Vie de M. Pascal par Gilberte Périer, s’expriment la « vénération » pour la mémoire de Pascal, dont ils parlent comme d’un « saint » dont ils entendent conserver les « reliques ». Cet arrière-plan évangélique ainsi conféré à l’édition des Pensées a déjà amplement été dévoilé par la critique38 : on prolonge le corpus, comme pour pallier l’absence du corps réel, et le texte démembré vient figurer le corps souffrant de l’homme.
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39 La Vie de M. Pascal est publiée chez Desprez en 1686, bien qu’elle ait été...
48Le protocole est certes plus profane dans les Ana, mais révèle le même souci de dresser un tombeau en l’honneur d’un cher disparu, à travers un péritexte soigneusement construit pour ériger, surplombant le corps de l’ouvrage, la statue de l’auteur. On y trouve la plupart du temps une Vie péritextuelle (Vie de Ménage, de Boileau, etc.) ; de même les Pensées s’accompagnent aujourd’hui de la Vie de M. Pascal par sa sœur, qui n’apparaît pas dès l’édition princeps mais dont la matière infuse déjà la préface39. Dans les Ana, cette présence de l’auteur est appuyée en outre par des portraits, comme pour le Valesiana de 1694 :
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40 Bolæana ou Entretiens de M. de Monchesnay avec l’Auteur,, dans Les Œuvres ...
49Le Saint-Evremoniana comporte de même un tel portrait en page de garde, ce qui accentue d’ailleurs le paradoxe de la paternité des Ana, puisque cette incarnation de l’auteur sert d’enseigne à un faux, pour lequel Saint-Evremond, encore vivant, n’a pas eu son mot à dire. Au milieu du xviiie siècle, le Bolæana présente l’aboutissement du processus : il trône en tête de l’édition des œuvres complètes, achevant de relier la figure moderne de l’écrivain associé à son œuvre, alors que ces soi-disant entretiens avec Boileau avaient été fabriqués plus de trente ans après la mort de l’auteur40.
50Toutes ces pièces (pour Pascal la préface, les approbations, puis la Vie) contribuent à épaissir le seuil d’un recueil de pensées détachées, et font voir l’homme avant de faire entendre sa voix.
2. Des « phrases sans texte »
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41 D. Maingueneau, Phrases sans texte, Paris, Colin, coll. » U », 2012.
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42 Maximes saintes et chrestiennes, tirées des lettres de messire Jean Du Ver...
51La première conséquence interprétative de ce dispositif consiste selon moi à court-circuiter en quelque sorte l’étape du texte pour adosser directement les énoncés détachés à la figure de l’auteur. Il s’agit du processus qui a pu être décrit comme formant des « phrases sans texte41 » : ce sont tous ces énoncés qui se présentent comme autonomes par rapport à tout texte ou à toute déclaration, et qui peuvent alors être dits « aphorisés », ou candidats à une aphorisation ultérieure (maximes, sentences, mais aussi slogans, « petites phrases » politiques, etc.). C’est un type d’énoncés caractérisés par leur « détachabilité », c’est-à-dire à la fois par une certaine autonomie sémantique, un effacement énonciatif qui permette à chacun de se les approprier, et une mise en relief qui les rende frappants et séduisants pour une utilisation ultérieure. Ces notions peuvent avantageusement décrire nombre de formes brèves qui connaissent dans le deuxième xviie siècle l’essor que l’on sait ; on se contentera d’évoquer les Maximes saintes et religieuses de Saint-Cyran, parues en 1649, qui réduisaient la matière des lettres du directeur de conscience de Port-Royal en énoncés exportables, facilement manipulables et par là voués à l’itinérance42.
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43 Sur tous les procédés évoquant l’énonciation sentencieuse, et plus général...
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44 Respectivement S680 (p. 510 de l’édition au programme), S57 (p. 175) et S1...
52Le caractère sentencieux et détachable d’un certain nombre de fragments pascaliens est très évident à la lecture, bien connu dans la critique43, et prouvé, si l’on peut dire, par le détachement effectif que leur a assuré leur fortune dans la postérité. Je n’en évoque donc que quelques exemples célèbres, en reproduisant une page de l’édition de Port-Royal, parce que ces diverses « aphorisations », atomisées dans les Copies44, y sont rapprochées par les éditeurs comme un micro recueil de maximes, et que le détachement en paragraphes y est surdéterminé par des fleurons accentuant matériellement l’autonomie des énoncés :
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Le cœur a ses raisons, que la raison ne connoist point. On le sent en mille choses. C’est le cœur qui sent Dieu, & non la raison. Voilà ce que c’est que la foy parfaite, Dieu sensible au cœur.
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La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l’ignorance de la morale au temps de l’affliction ; mais la science des mœurs nous consolera toujours de l’ignorance des choses exterieures.
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45 Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. ci...
L’homme est ainsi fait, qu’à force de lui dire, qu’il est un sot, il le croit ; & à force de se le dire à soy mesme, on se le fait croire45.
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53Outre le détachement typographique, l’autonomie des énoncés est conférée notamment par la construction d’une référence générique (comme dans le 3e fragment ci-dessus : l’, un, on générique), ainsi que par la parataxe. Concomitamment, l’effet de présence de l’énonciateur est assuré par la dimension sentencieuse (véhiculée parfois par un ton péremptoire, pas toujours éloigné de la pétition de principe, comme dans les tours présentatifs du premier fragment : « voilà ce que c’est que la foy parfaite »), ou par le caractère ingénieux des formules (l’antanaclase fameuse du premier fragment, les symétries avec réversion ou figures dérivatives dans les deuxième et troisième fragments).
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46 Voir F. Wild, Naissance du genre des Ana, op. cit., p. 209.
54La dimension détachable d’une « phrase sans texte » peut constituer une promesse de citation ultérieure (on pense ainsi que le Menagiana, originellement conçu comme l’authentique souvenir d’une faconde digne d’être consignée, devint un répertoire où l’on allait chercher des répliques ayant déjà prouvé leur efficace46). Cette invitation formelle à l’extraction des formules pour une utilisation ultérieure est exactement celle des recueils d’autorités anciennes ; mais cette fois le dispositif est adossé à la voix d’un auteur contemporain. Non seulement le répertoire des citations s’allongeait, mais avec lui la galerie des illustres dont on pouvait se garantir.
55Pascal, on le rappelle souvent, promeut lui-même la « citabilité » de ses propres énoncés :
La manière d’écrire d’Epictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie [pseudonyme de l’auteur] est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. (S618)
56La recherche de l’aphorisation est ici explicitement corrélée à l’impression mémorielle que laisse le style naturel, celui qui laisse voir l’homme et non pas l’auteur (pour paraphraser S554). Ce sont ces différentes caractéristiques (détachabilité, mémorabilité, style de l’entretien et identité énonciative forte) qui produisent une écriture tendant à constituer les énoncés de manière assez autonome, telle qu’elle anticiperait la dé-textualisation, d’une part, et qu’elle ferait « entendre la voix » d’un auteur, d’autre part.
3. Style naturel et fiction d’entretien
57C’est sur cette revendication du naturel, associée au modèle de l’entretien familier, que j’insisterai à présent, pour voir combien elle combine deux traits apparemment contradictoires : elle permet aux éditeurs de construire un effet de présence de l’auteur, et simultanément, de justifier leur intervention sur le texte puisqu’ils ont été acteurs des entretiens en question.
a) « Il semble que nous les entendons parler »
58Cette fiction d’un écrit qui rendrait le style familier que l’auteur aurait eu dans un entretien (souvent parasynonyme de conversation à l’époque) est ainsi formulée au sujet des Ana des années 1660 :
47 Scaligerana, Perroniana, Pithoeana et Colomesiana, ou Remarques historique...
Outre l’utilité qu’on peut tirer de ces entretiens domestiques, on a encore le plaisir de voir que ces Savans s’y montrent dans leur naturel. Ils nous disent ce qu’ils pensent sur toutes sortes de sujets : il semble que nous les entendons parler, que nous vivons avec eux, [...] dans les Recueils qu’on donne ici, c’est toujours l’Auteur qui parle, c’est Scaliger, c’est Mr. de Thou ; on n’a fait que repeter leurs paroles en les jettant sur le papier47.
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48 Voir R. Chartier, « Livres parlants et manuscrits clandestins. Les voyages...
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49 Ch. Nodier, Une corbeille de rognures, Tournai, s. l., 1836, p. VII-VIII.
59Ce fantasme de la restitution d’une voix du passé dans le livre évoque la métaphore topique des voces paginarum (les voix sortant du livre, le livre capable de capturer les voix réelles48). Mais c’est aussi une manière de camper l’image toute moderne d’un auteur pourvu d’une individualité qui ne se réduit pas à ses écrits (« il semble que nous les entendons parler, que nous vivons avec eux ») – une telle intrication de l’homme et de son œuvre ne pouvant manquer d’être amplifiée au xixe siècle, par exemple sous la plume pittoresque de Nodier, qui goûte les Ana comme des « procès-verbaux naïfs de la science et de la bonhommie des temps passés » où il peut voir « Pierre Pithou en bonnet de nuit, Gabriel Naudé en pantoufles, Joseph Scaliger en robe de chambre49 ».
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50 Voir dans Pensées , éd. Sellier, op. cit., respectivement p. 721-744 et p....
60Dans le paratexte de la première édition des Pensées, aussi bien que dans la mise en scène de l’Entretien avec Monsieur de Sacy et des trois Discours sur la condition des grands50 on retrouve cette insistance sur l’authenticité d’une voix d’auteur :
51 Approbation de M. T. Fortin, Docteur en théologie de la Faculté de Paris, ...
L’étroite liaison que j’ai eue avec M. Pascal durant toute sa vie m’a fait prendre un singulier plaisir à lire ces Pensées, que j’avais autrefois entendues de sa propre bouche. Ce sont les entretiens qu’il avait d’ordinaire avec ses amis51.
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52 Sur ce point, voir par exemple A. McKenna, De Pascal à Voltaire, 1670-1734...
61Le fait de rabattre l’écrit entièrement sur une oralité antérieure est d’autant plus étonnant au seuil de l’édition de Port-Royal que les éditeurs gomment ce modèle conversationnel : les fragments proprement dialogués ont pour la plupart disparus en 1670-167852. Alors pourquoi poser comme préalable le modèle de la voix de l’auteur ?
62D’une part, il s’agissait vraisemblablement de renforcer l’ethos préalable de l’auteur avant l’entrée dans le livre, de consolider d’emblée l’autorité d’un auteur dont l’aura aurait pu être ternie par l’imperfection de l’écrit lacunaire. Les pièces du péritexte et du paratexte insistent pour ce faire sur l’éloquence naturelle de Pascal (aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, comme on avait pu le voir déjà dans les Provinciales) :
53 Vie de M. Pascal, dans Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., p. 120.
Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce qu’il voulait ; […] non seulement il disait tout ce qu’il voulait, mais il le disait en la manière qu’il voulait, et son discours faisait l’effet qu’il s’était proposé. Et cette manière d’écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui était si propre et si particulière qu’aussitôt qu’on vit paraître les Lettres au Provincial, on vit bien qu’elles étaient de lui, quelque soin qu’il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches53.
63Gilberte ne justifie certes pas, dans la Vie, le style détaché des Pensées, qu’elle n’évoque guère. Mais la même image de l’expression toujours naturelle et percutante de Pascal, à l’écrit comme à l’oral, revient dans la préface de 1670 comme dans l’Entretien avec M. de Sacy ou dans les trois Discours, comme une promesse qu’on retrouverait, même dans des fragments, quelque chose du génie de l’auteur. Il y allait donc moins d’une distinction écrit/oral à proprement parler, que d’une opposition entre la fausse éloquence (pédante) et la familiarité, le naturel, qu’on pouvait retrouver dans tous les genres promouvant alors une nouvelle prose familière : l’entretien (écrit ou oral), la lettre, la conversation, etc.
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54 Voir chez B. Lamy : « un discours perd la moitié de sa force lorsqu’il n’e...
64D’autre part, cette insistance sur la performance orale servait à valoriser un élément rhétorique essentiel, l’actio, souvent décrite alors comme une force efficace54, ou pour mieux dire une chaleur, provoquée la présence de l’auditoire, comme le suggère Pascal lui-même :
Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. C’est que le lieu, l’assistance les échauffe et tire de leurs esprits plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur. (S464)
65La hantise de la froideur liée à l’écrit transparaît souvent à l’époque, où on l’oppose, selon une métaphorique thermique, à la chaleur de l’entretien. Cette insuffisance de l’écrit face aux ressources de la conversation est dénoncée par les mêmes termes dans l’avertissement du Menagiana :
55 A. Galland, « Avertissement », Menagiana, op. cit., n. p.
Encore que nous aions leurs ouvrages [des grands savants modernes], il est certain que l’imagination & la mémoire excitées par la chaleur de l’entretien, fournissent bien des choses que la lecture ne fournit pas dans le cabinet55.
66L’éditeur tire ici argument de la complémentarité de l’écriture savante et de la rhétorique de la familiarité pour justifier la publication d’un recueil de propos rapportés.
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56 « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. ...
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57 « Platon & Xénophon qui étoient du nombre de ses Disciples ont eu soin de ...
67Évidemment, rien de commun entre la mondanité d’un Ménage et l’élaboration écrite du naturel par Pascal. Mais la confrontation du métadiscours révèle une opposition cruciale dans le renouveau d’une rhétorique qui se détourne, au cours du siècle, des règles oratoires pour s’adapter aux codes de l’honnêteté, pour se donner comme toujours communicante, même virtuellement. C’est ce présupposé qui mène Pascal à peindre plaisamment Platon et Aristote en auteurs honnêtes et non pédants, qui auraient composé leurs œuvres les plus sérieuses en causant entre amis (S45756), comme les éditeurs d’Ana annexeront sans vergogne les écrits de Xénophon et Platon à leur genre : de véritables « Socratiana57 ».
b) L’auteur et le groupe
68Cette question de l’œuvre élaborée au contact du groupe est le deuxième aspect de l’idée de naturel concertée par les recueils. La scénographie des Ana est là encore précieuse pour comprendre des enjeux qui ne sont pas étrangers à l’entreprise du « comité de Port-Royal ».
69Dans les Ana de la fin du siècle surtout, les éditeurs accentuent la dimension conversationnelle des recueils, notamment en mettant en scène l’auteur parmi le groupe de ses allocutaires. L’austère Scaligerana est par exemple réédité dans les années 1690 avec un frontispice qui force le trait de cette idéologie conversationnelle, en montrant un Scaliger complètement anachronique, déguisé en mondain fin de siècle, conversant plaisamment avec ses amis dans un jardin, et non plus enfermé dans le cabinet des Dupuy :
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70Dans le Menagiana, l’empreinte des éditeurs est mise en scène jusque dans la typographie et la mise en page ; pour montrer l’origine conversationnelle des séquences, une marque spécifique à chaque contributeur indique qui a rédigé tel propos :
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71Ce procédé original tend à faire exister le groupe au principe du recueil en accentuant l’intimité des éditeurs et de l’auteur éponyme, pour accréditer l’origine auctoriale des propos. Mais un autre effet contradictoire apparaît de toute évidence : l’énonciation personnelle du maître est fragilisée puisqu’à chaque fragment se voit rappelé son caractère hétérographique. Par la suite, les rééditions du Menagiana vont à chaque fois grossir le volume de pseudo pensées de Ménage, dont les colporteurs sont de plus en plus éloignés de la source vive de la parole du maître. En vingt ans, le livre a triplé de volume, et si les éditeurs prennent parfois le soin de signaler ce qui vient d’eux, c’est de manière complètement erratique : bon nombre des soi-disant « pensées de Ménage » sont finalement à attribuer à autrui. À partir de ce cas d’école, on peut se demander si tout texte reposant sur le principe des « pièces détachées », et surtout des « propos rapportés », n’est pas susceptible de se voir annexer une quantité indéfinie de « détachements », d’excroissances supplémentaires.
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58 M. Escola, « Pascal ou la dernière main », dans La Bruyère, t. II : Rhétor...
72Cette figuration du groupe et ses conséquences sur les contours d’une œuvre permettent de ressaisir dans leur contexte les problèmes, bien connus, des interférences des éditeurs de Port-Royal dans le « texte-de-Pascal ». Je me contente de rappeler ces éléments souvent évoqués par la critique. La préface et les approbations, on l’a vu, mettent en scène le groupe ayant présidé à l’édition ; leur intimité avec Pascal et le fait qu’ils aient recueilli la conférence de 1658 qui donnait le dessein du texte les rendent dépositaires de la mémoire de l’œuvre : « la sacralisation du texte-de-Pascal fonde et légitime l’existence d’une communauté, et cette communauté fonde et légitime en retour l’existence d’un texte58 ». La conséquence de cette écriture de groupe revendiquée est l’intégration, parfois non signalée, de fragments qu’on ne retrouve dans aucune copie :
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59 Voir Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., n. 1, p. 586.
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60 Voir M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal, op.cit., p. 61.
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61 Voir L. Thirouin, M. Pérouse et G. Proust, « Une “nouvelle pensée” de Pasc...
73Marqué d’un fleuron comme les autres pensées, ce fragment est souvent rejeté par les éditions modernes59, au motif qu’il n’apparaît donc pas dans les copies, et qu’il provient dès lors des éditeurs60. En regard de cette « nouvelle pensée » intégrée ou non dans les éditions, on peut s’interroger sur le statut de S739 et S740, dont la source unique est également l’édition de Port-Royal de 1678 et qui se voient pourtant intégrées dans l’édition Sellier. Sans entrer dans le débat philologique61, ces brefs relevés montrent le problème de la part de l’auteur dans un recueil où les sources sont polymorphes et l’exécution hétérographe.
B. La part de l’auteur
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62 L’Entretien avec M. de Sacy par exemple, n’est-il pas « partie intégrante ...
74De cette confrontation entre la question classique de la limite à donner au corpus pascalien62 et les éditions augmentées du Menagiana évoquées plus haut (où chacun, au fil du temps, se pique de sa petite addition) émerge l’idée de l’extension théorique d’un texte comme les Pensées : en un temps où la fiction du propos rapporté pouvait être partie prenante du corpus des auteurs, quel statut donner à tous ces dits mémorables qui gravitent autour du texte donné comme les Pensées-de-Pascal ?
1. Les « dits mémorables » dans la Vie de M. Pascal de G. Périer
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63 J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, Société d’édition d’enseignement...
75L’estompement des contours fixes à donner aux Pensées commence dès la Vie de l’auteur par sa sœur. Celle-ci intègre, en effet, dans la trame biographique, la citation de fragments qu’on retrouve dans le corps de l’œuvre, ce qui oriente l’interprétation de ces passages comme autant de « véritables confidences63 ». Ainsi de S15 :
Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. […] Ne suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra. (S15)
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64 La réécriture de Port-Royal valide cette lecture, en gommant, comme bien s...
76Alors que le « je » peut être ici interprété non comme coréférent à l’auteur, mais comme un énonciateur universel, pris comme représentant de l’humaine condition64, la Vie de M. Pascal valide plutôt l’hypothèse biographique en proposant une histoire des origines de cette pensée :
65 Vie de M. Pascal, dans Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., p. 131....
Non seulement il n’avait point d’attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. […] Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur ; car, pour l’avoir toujours présente, il l’avait écrit de sa main sur un petit papier séparé, où il y a ces mots : « il est injuste qu’on s’attache à moi [… = S15]65 ».
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66 Voir aussi le texte évoqué supra, n. 33 : Marguerite Périer, « Récit de ce...
77Cette figuration d’un fragment comme issu de l’expérience de l’homme aboutit à un jeu de vases communicants, non seulement entre l’œuvre et la vie de l’auteur, mais encore entre le texte et le paratexte66.
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67 Ibid., p. 136-137.
78Cette histoire de la genèse du « petit papier séparé » contenant S15 amène à se poser la question des paroles rapportées par Gilberte ; on trouve en effet dans la Vie tout un ensemble d’apophtegmes, ou paroles exemplaires, mis en situation67 :
68 Ibid., p. 136. Je souligne.
Quand on lui en demandait la raison [de sa crainte de guérir quand il est malade], il disait : « C’est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie ». […].
Voilà une partie des instructions qu’il nous donnait pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenait une si grande place dans son cœur ; c’est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité68.
79Le terme d’échantillon reprend la logique métonymique envisagée plus haut : le fragment de parole est ici donné comme exemplaire de l’existence en son entier, par un processus fréquent dans le cadre hagiographique destiné à montrer par la partie (actes et mots) la perfection du tout de l’homme. Cette mise sur le même plan, par le vraisemblable biographique, de paroles rapportées et des pensées écrites tend à conférer un caractère extensif à l’idée d’un corpus pascalien.
2. Le canon et l’apocryphe
80La tradition n’a d’ailleurs pas manqué d’annexer à l’œuvre certains de ces propos rapportés qui circulaient dans les textes plus ou moins contemporains, dans la volonté de donner à lire le plus possible de Pensées-de-Pascal – ambition qui caractérise l’histoire éditoriale de ce texte. Par exemple, Brunschvicg intègre en 1897 le fragment suivant :
69 Opuscules et Pensées, éd. L.Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897, §16.
Certains auteurs parlant de leurs ouvrages disent : « Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un « chez moi » à la bouche. Ils feraient mieux de dire : « Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc. » vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur69.
81Ce propos provient en fait d’une sorte d’Ana de la fin du siècle, écrit sous pseudonyme par un chartreux, Bonaventure d’Argonne, dont rien n’indique qu’il aurait connu Pascal :
70 Vigneul-Marville [Bonaventure d’Argonne], Mélanges de littérature et d’his...
M. Pascal disoit de ces Auteurs, qui parlant de leurs Ouvrages, disent, mon Livre mon Commentaire, mon Histoires, &c. qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, & toûjours un chez moi à la bouche. Ils feroient mieux, ajoûtoit cet excellent homme, de dire, nôtre Livre, nôtre Commentaire, nôtre Histoire, &t. vû que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur.
Cela me fait ressouvenir d’une vitreque je remarquai un jour dans la Chapelle d’un petit village de Bourgogne, sur laquelle un vieillard s’étoit fait peindre à genoux, & un enfant à côté de lui, aux pieds duquel on lisoit en lettres gothiques : Cette vitre a été donnée par M. Jacques Lubin Greffier & Tuteur d’Innoncent Lubin, aux dépens toutefois dudit pupille70.
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71 Brunschvicg ne s’y trompe d’ailleurs pas, et l’éviction de ce fragment est...
82Réinsérée ainsi dans le fragment composite d’où elle vient, suivie d’une analogie assez triviale faite par Bonaventure lui-même, la « pensée » perd de son autorité et se trouve replongée dans le mouvement des on-dit qui remplissent les pages de tels recueils. Il s’agit ici véritablement d’un fragment de Pascaliana, avec ce que le terme contient de soupçon d’apocryphe, ce mélange de vraisemblable et d’absence d’authentification, fondé sur la célébrité d’un individu et sur l’image populaire qu’on peut se faire de sa pensée71.
83Les fragments de ce genre sont aujourd’hui collectés après le texte des Pensées, par exemple dans l’édition de la Pléiade, où ils sont classés dans une section à part, comme une sorte d’appendice douteux mais auquel on ne saurait complètement renoncer. De même, Sellier, dans la section finale de son édition, reprend au manuscrit Guerrier un fragment qui met en scène le dispositif de la conversation avec Roannez, un des proches et concepteur de l’édition princeps :
M. De Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m’agrée, ou me choque, sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » – Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque. (S804)
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72 Voir Port-Royal insolite. Recueil de choses diverses 1670-1671, éd. J. Les...
84Le Recueil de choses diverses, véritable Port-Royaliana des années 1670, fournit également un propos attribué à Pascal, et recueilli des années après sa mort72. Je ne cite pour finir que l’exemple le plus frappant de cette tradition apocryphe de Pascaliana, collecté dans un recueil très postérieur d’anecdotes :
73 Anecdotes recueillies par Le Roy de Saint-Charles, manuscrit cité dans Pas...
M. Duteil dit le même jour [21 août 1757], qu’il a entendu il y a plus de trente ans […] M. D’Etémar, qui le tenait de M. Couet, dire qu’on rapporta un jour au P. Thomassin ce qu’avait dit de lui M. Pascal, qu’il avait beaucoup d’érudition, mais point d’esprit et de jugement ; et que ce père répliqua que M. Pascal avait beaucoup d’esprit, mais point d’érudition73.
85Cette sorte de téléphone arabe qui multiplie les enchâssements de discours rapportés conduit à un propos éculé qu’on pourrait attribuer à n’importe qui. On aperçoit ici la limite extrême de ce continuum qui sépare le canon des œuvres de cette myriade d’apocryphes, qui n’attestent sans doute de rien d’autre que de cette propriété acquise par l’auteur : celle d’appartenir à ces écrivains consacrés, dont la seule figure, dotée non seulement d’une œuvre écrite mais aussi d’une existence mythifiée, devient apte à produire, même après sa mort et de manière plus ou moins incontrôlée, des discours crédités d’une autorité.
86Ainsi, les Pensées telles que nous les lisons aujourd’hui ne sont bien évidemment pas un Pascaliana. Ouvrages mineurs s’il en est, et proprement incommensurables, disproportionnés aux Pensées, les Ana permettent toutefois de ressaisir certains traits du texte pascalien en montrant la récurrence de divers problèmes : discontinuité et pensée organique du tout, influence de la lecture annotante et des ordres de classement en usage dans les collections de formes brèves, matérialité livresque de ces dernières ; promotion du modèle conversationnel, qui s’accompagne d’un tropisme vers l’apocryphe ; mais aussi construction d’une figure d’auteur qui est en voie de devenir l’écrivain, produit de la conjonction de l’homme-et-l’œuvre. Poussiéreux monuments dédiés à des auteurs relégués dans l’oubli, les Ana donnent à voir les ratés dans l’histoire d’un genre : celui des « pensées détachées », qui ne pouvait sans doute se soutenir que par une œuvre antérieure, un dessein sous-jacent, et la puissance d’une écriture.
Notes
1 Dénigrant les Ana apocryphes servant à faire passer des fadaises sous le nom de grands auteurs, J. Bernier écrit : « on a bien plus débité [des Menagiana, Arlequiniana, Furetiriana, & semblables pauvretés] que cette fine marchandise [à savoir les Pensées de Monsieur de La Rochefoucauld et de Monsieur Pascal et autres] […]. Ainsi après du faux Arlequin, il ne faudra plus afin [d’] achever de nous dégoûter, que nous donner du Pascariel pour du Pascal. » (Réflexions, pensées et bons mots qui n’ont pas encore été donnés, par le sieur Pépinocourt, Paris, Guillaume de Layne, Laurens d’Houry, Simon Langronne, Charles Osmond, 1696, n. p.). Sur ce rapprochement dans la critique contemporaine, voir M. Escola, « Excerpta ex ore : l’auteur mis en œuvre », compte-rendu de F. Wild, Naissance du genre des Ana, Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Champion, 2001, Dix-Septième Siècle, n° 222, 2004/1, p. 133-138.
2 « Pensée. Se dit de quelque belle parole, de quelque dit notable d’un homme d’autorité. Les Pensées de Pascal. ». (Furetière)
3 « Préface », Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Desprez, 1670, rééd. G. Couton et J. Jehasse, Saint-Étienne, Centre interuniversitaire d’éditions et de rééditions, 1971, n. p. Voir aussi dans Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2000, t. II, p. 1052-1082.
4 A. Cantillon, Le Pari-de-Pascal, Étude littéraire d’une série d’énonciations, Paris, Vrin, 2014 ; M. Escola, « Pascal ou la dernière main », dans La Bruyère, t. II : Rhétorique du discontinu, Paris, Champion, 2001, p. 151-170.
5 Voir le livre de référence sur cette édition : M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.
6 Comme on a coutume de nommer le duc de Roannez, Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Filleau de la Chaise, Goibaud du Bois, et le comte de Brienne, qui orchestrent l’édition dite de Port-Royal, en étroite liaison et parfois en désaccord avec les Périer (la sœur aînée de Blaise, Gilberte, Florin, beau-frère de l’auteur et Étienne, son neveu).
7 Lettre attribuée par la tradition à Brienne, du 7 décembre 1668 (Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, éd. Lafuma, Éditions du Luxembourg, 1951, t. II, p. 121-127).
8 « Préface », Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., n. p.
9 Ibid. Je souligne.
10 Scaligeriana sive Excerpta ex ore Josephi Scaligeri. Per F.F.P.P. [fratres Puteanos], Genève, P. Colomiès, 1666. Sur l’histoire éditoriale complexe de cet ouvrage, voir J. Delatour, « Pour une édition critique des Scaligerana », Bibliothèque de l’École des Chartes, n° 156/2, 1998, p. 407-450.
11 Préface d’A. Daillé au Scaligerana. Editio altera, ad verum exemplar restituta, & innumeris iisque foedissimis mendis, quibus prior illa passim scatebat, diligentissimè purgata, Coloniae-Agrippinae, [i. e. Rouen], G. Scagen, 1667 (reproduite et traduite du latin par F. Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712), op. cit., p. 630).
12 Voir F. Wild, « Les protestants et les ana », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, t. 138, avril 1992, p. 49-75 ; je me permets également de renvoyer à ma contribution sur le sujet : « Publication posthume et censure bienveillante. L’exemple des Ana », dans Y. Leclerc, L. Macé, C. Poulouin (dir.), Censure et critique, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 173-184.
13 Sur ce point, voir M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), op. cit., p. 385, p. 468 et passim.
14 Préface d’A. Daillé au Scaligerana, op. cit., p. 631. Je souligne.
15 L. Garon, « Avis de l’auteur », Le Chasse-ennuy ou l’honneste entretien des bonnes compagnies, divisé en V Centuries, Paris, Bontemps, 1600, « trop tost » [1608 ?], n. p.
16 Approbation de Monseigneur de Comenge, Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Desprez, 1670, rééd. G. Couton et J. Jehasse, op. cit., n. p.
17 Voir par exemple P. Force, « Invention, disposition et mémoire dans les Pensées de Pascal », XVIIe Siècle, n° 181, 1993, p. 757-772.
18 Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier Poche, 2011, p. 386-450.
19 Les divers manuscrits du Scaligerana avaient été copiés dans les trois ordres alors traditionnellement utilisés chez les savants : tantôt dans l’ordre chronologique (date à laquelle le propos est prononcé) ; tantôt dans un ordre thématique – « Judicia authorum » (auteurs chrétiens, puis païens et modernes), matières « ad Biblia pertinentia et theologiam », puis « Miscellanea » ; tantôt dans l’ordre adopté par les versions imprimées d’après le dernier manuscrit, l’ordre alphabétique, lequel dispersait une matière en elle-même désordonnée. Voir J. Delatour, « Pour une édition critique des Scaligerana », art. cit.
20 B. Beugnot, « Florilèges et Polyantheae : diffusion et statut du lieu commun à l’époque classique », dans La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, 1994, p. 134. Beugnot poursuit : « l’habitude intellectuelle du fragment conduit à une lecture volontiers parcellaire qui isole et juge des détails plus qu’elle n’apprécie un ensemble et son organisation interne ; cette dispersion du regard critique répercute sur un texte donné la procédure même du florilège qui efface l’œuvre au profit du trait : le bouquet ignore le jardin où il est né. »
21 Sorberiana, ou bons mots, rencontres agreables, pensées judicieuses et observations curieuses de M. Sorbiere [1691], Paris, Vve Cramoisy, 1694, p. 2.
22 Sur l’imprégnation de la rhétorique biblique chez Pascal, voir L. Susini, « Pour un Pascal juif. Ordre du cœur et rhétorique sémitique dans l’œuvre pascalienne », Retorica biblica e semitica 3, R. Meynet et J. Oniszczuk (dir.), Bologne, EDB, 2013, p. 317-345, et ici même.
23 Le manuscrit du Scaligerana que possédait Vassan était en effet non classé. Voir supra note 19.
24 « Avertissement », Menagiana, sive excerpta ex ore Aegidii Menagii, Paris, Florentin et Pierre Delaulne, 1693, n. p.
25 Ibid., p. 13. Je souligne.
26 H. Basnage de Beauval, Histoire des ouvrages des sçavans, Amsterdam, M. Charles le Cene, [mai 1699], 1731, vol. IV, t. XIII-XVI, p. 191. Je souligne.
27 Menagiana, op. cit., « Table des Matières », renvoyant au récit p. 286 : » M. Coquelin aïant quitté la perruque, étoit presque méconnaissable. En ce temps-là il fit l’ouverture d’une des Conférences archiepiscopales, fort bien à son ordinaire. Mons. de Vert luy dit : Monsieur, je ne vous ay reconnu qu’à votre éloquence ».
28 Voir A. Moss, Les Recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance [1996], Genève, Droz, 2002.
29 On pense aux Elegantiæ ou Annotationes de Lorenzo Valla, ou aux Varia electiones d’Ange Politien. Sur ce type de textes, voir J.-M. Chatelain, « La note comme fondement de la lecture humaniste », dans J. Dürrenmatt (dir.), La Note d’autorité. Aperçus historiques (XVIe-XVIIIe s.), Littératures classiques, n° 64, 2008, p. 21-32, ou, du même, « Les recueils d’adversaria aux XVIe et XVIIe siècles : des pratiques de la lecture savante au style de l’érudition », dans Fr. Barbier et al. (dir.), Le Livre et l’historien : études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, Droz, 1997, p. 169-186 ; voir aussi É. Décultot, « L’art de l’extrait », dans É. Décultot (dir.), Lire, copier, écrire : les bibliothèques manuscrites et leurs usages au XVIIIe siècle, Paris, éd. du CNRS, 2003.
30 Scaligerana, éd. de 1667, op. cit.
31 Sur ce point, voit Fr. Goyet, « À propos de “ces pastissages de lieux communs” (le rôle des notes de lecture dans la genèse des Essais) », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 5-6, juillet-déc. 1986, p. 11-26 et n° 7-8, janv.-juil. 1987, p. 9-30.
32 On retrouvera ce procédé dans les fragments 750 et suivants, non enregistrés par C2 (édition Ph. Sellier, p. 602 sqq.).
33 « On me demande si j’ai lu moi-même tous les livres que je cite.
Je réponds que non certainement ; qu’il aurait fallu que j’eusse passé ma vie à lire de très mauvais livres ; […]. » (Marguerite Périer, « Récit de ce que j’ai ouï dire à M. Pascal mon oncle, non pas à moi, mais à des personnes de ses amis en ma présence », dans Pascal, Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, op. cit., t. II.)
34 Mentionnons un autre modèle, fondé cette fois sur l’œuvre écrite : ces recueils nommés Esprits, collections de formes brèves consacrées à un seul auteur qui commencent alors à paraître : Jean Puget de la Serre, L’Esprit de Sénèque, ou les plus belles pensées de ce grand philosophe, Paris, A. Soubron, 1657, et plus tard, par exemple, éd. Charles-Étienne Pesselier, L’Esprit de Montaigne, ou les Maximes, pensées, jugements et réflexions de cet auteur rangées par ordre ([1759], Paris, s. l., 1767.
35 J. C. Wolff, Préface au Casauboniana, Hambourg, C. Libezeit, 1710 (reproduite et traduite par F. Wild, Naissance du genre des Ana, op. cit., p. 663-693, ici p. 691 ; je souligne).
36 « […] Il n’y aura personne qui ne juge […] quel eût été l’ouvrage entier si Monsieur Pascal eût pu recouvrer sa parfaite santé et y mettre la dernière main, lui qui savait disposer les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnait un tour si particulier, si noble, et si relevé à tout ce qu’il voulait dire, qui avait dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu’il avait jamais faits » (« Préface », Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., n. p.).
37 V. Cousin, Des Pensées de Pascal, Rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition de cet ouvrage, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1843, Avant-Propos, p. IX.
38 Outre l’ouvrage de M. Escola cité plus haut, voir L. Marin, « L’écriture fragmentaire et l’ordre des Pensées de Pascal », dans Penser, Classer, Écrire, dir. B. Didier et J. Neefs, P. U. de Vincennes, 1990, repris dans Pascal et Port-Royal, PUF, 1997, p. 51-70.
39 La Vie de M. Pascal est publiée chez Desprez en 1686, bien qu’elle ait été prévue par le privilège dès 1677 pour l’édition de 1678. Les premiers éditeurs en avaient donc eu connaissance.
40 Bolæana ou Entretiens de M. de Monchesnay avec l’Auteur,, dans Les Œuvres de M. Boileau Despréaux, Paris, B. Alix, 1740, p. XVI à LXV.
41 D. Maingueneau, Phrases sans texte, Paris, Colin, coll. » U », 2012.
42 Maximes saintes et chrestiennes, tirées des lettres de messire Jean Du Verger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, Paris, J. Le Mire, 1649.
43 Sur tous les procédés évoquant l’énonciation sentencieuse, et plus généralement l’« effacement de l’ancrage » dans les Pensées, voir G. Magniont, Traces de la voix pascalienne : examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Lyon, P.U.L., 2003, p. 21 sqq.
44 Respectivement S680 (p. 510 de l’édition au programme), S57 (p. 175) et S132 (p. 209).
45 Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 263.
46 Voir F. Wild, Naissance du genre des Ana, op. cit., p. 209.
47 Scaligerana, Perroniana, Pithoeana et Colomesiana, ou Remarques historiques, critiques, morales et littéraires de Jos. Scaliger, J.-Aug. De Thou, et P. Colomiès, éd. Des Maizeaux, Amsterdam, Covens et Mortier, 1740, « Épitre », n. p. Je souligne.
48 Voir R. Chartier, « Livres parlants et manuscrits clandestins. Les voyages de Dyrcona », Inscrire et effacer : culture écrite et littérature, XIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Seuil, 2005, p. 101-125, ici p. 101.
49 Ch. Nodier, Une corbeille de rognures, Tournai, s. l., 1836, p. VII-VIII.
50 Voir dans Pensées , éd. Sellier, op. cit., respectivement p. 721-744 et p. 745-753.
51 Approbation de M. T. Fortin, Docteur en théologie de la Faculté de Paris, Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 104.
52 Sur ce point, voir par exemple A. McKenna, De Pascal à Voltaire, 1670-1734, Oxford, The Voltaire Foundation, 1990, p. 104, et M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal, op. cit., p. 323 et passim.
53 Vie de M. Pascal, dans Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., p. 120.
54 Voir chez B. Lamy : « un discours perd la moitié de sa force lorsqu’il n’est plus soutenu de l’action et de la voix : c’est un instrument qui reçoit la force de celui qui le manie. Les paroles sur le papier sont comme un corps mort qui est étendu par terre. Dans la bouche de celui qui les profère, elles vivent ; elles sont efficaces : sur le papier elles sont sans vie, incapables de produire les mêmes effets », La Rhétorique, ou L’art de parler [1675], Paris, Nyon, 1741, p. 286.
55 A. Galland, « Avertissement », Menagiana, op. cit., n. p.
56 « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riants avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leurs Politiques, ils l’ont fait en se jouant » (S457).
57 « Platon & Xénophon qui étoient du nombre de ses Disciples ont eu soin de conserver dans leurs écrits ce qu’ils luy avoient entendu dire, & on pourroit donner à ces écrits le nom de Socratiana, puis qu’ils contiennent ce qu’ils avoient appris dans les conversations qu’ils avoient eues avec luy » (« Avertissement », Menagiana, op. cit., n. p.).
58 M. Escola, « Pascal ou la dernière main », dans La Bruyère, t. II : Rhétorique du discontinu, op. cit., t. II, p. 152.
59 Voir Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., n. 1, p. 586.
60 Voir M. Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal, op.cit., p. 61.
61 Voir L. Thirouin, M. Pérouse et G. Proust, « Une “nouvelle pensée” de Pascal », Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 27, 2005, p. 3-6.
62 L’Entretien avec M. de Sacy par exemple, n’est-il pas « partie intégrante de l’apologie » ? (Ph. Sellier, dans Pensées, op. cit., p. 721) ? Les trois Discours sur la condition des grands ne sont-ils pas des « pensées » que Pascal aurait négligé d’écrire (ibid., p. 746) ?
63 J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1976, p. 100.
64 La réécriture de Port-Royal valide cette lecture, en gommant, comme bien souvent, l’expression du je : « Il est injuste qu’on s’attache à nous […]. » (Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 264).
65 Vie de M. Pascal, dans Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, op. cit., p. 131. Voir le même phénomène pour le « petit papier » évoqué p. 133, repris en S759, à partir du manuscrit Périer.
66 Voir aussi le texte évoqué supra, n. 33 : Marguerite Périer, « Récit de ce que j’ai ouï dire à M. Pascal mon oncle, non pas à moi, mais à des personnes de ses amis en ma présence », dans Pascal, Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, op. cit., t. II).
67 Ibid., p. 136-137.
68 Ibid., p. 136. Je souligne.
69 Opuscules et Pensées, éd. L.Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897, §16.
70 Vigneul-Marville [Bonaventure d’Argonne], Mélanges de littérature et d’histoire, Rouen, A. Maurry, 1700, t. II, p. 203 [parfois appelé Vigneul-Marvilliana].
71 Brunschvicg ne s’y trompe d’ailleurs pas, et l’éviction de ce fragment est réglée dès l’édition Brunschvicg-Boutroux-Gazier (Œuvres complètes, Paris, Hachette, coll. « Les Grands écrivains de la France », 1904-1914, t. XII-XIV).
72 Voir Port-Royal insolite. Recueil de choses diverses 1670-1671, éd. J. Lesaulnier, Paris, Klincksieck, 1992, f° 257 v° : « M. Pascal voulait que toutes les façons de parler en vers fussent françaises et bonnes. Qu’elles soient nobles et soutenues, à la bonne heure ! Autrement c’est du galimatias. »
73 Anecdotes recueillies par Le Roy de Saint-Charles, manuscrit cité dans Pascal, Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », op. cit., p. 1091. Je souligne.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Karine Abiven
Université Paris Sorbonne, EA 4509- STIH