Dossier Acta Litt&Arts : Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures
Composition de l’énonciation et configuration du lieu de l’énonciation
Texte intégral
Préambule
1Quelques mots préliminaires à propos du titre. Je nomme énonciation ce qui est habituellement nommé discours voire énoncé ; ici il s’agira d’énonciation écrite ; c’est-à-dire d’écrits. Je préfère employer le mot « énonciation » pour ne pas faire comme s’il existait des énoncés qui seraient détachables voire détachés, voire indépendants d’un événement ou d’une action d’énonciation.
2Donc les Pensées seront ici une énonciation écrite ou plutôt un ensemble toujours organisé d’énonciations écrites ; on sait que ces énonciations sont, édition après édition, toujours singulières : l’énonciation écrite éditoriale de Ph. Sellier diffère grandement de celle de Port-Royal, mais aussi grandement de celle de M. Le Guern, etc. et aussi de l’énonciation originale, celle du manuscrit autographe ; cela devient aveuglant dès que l’on s’attache de très près à tel ou tel fragment.
3Prenons par exemple un extrait de diverses énonciations du fragment 301 (numérotation Sellier), qui font varier, en particulier, la valeur du pronom « je ». Dans l’ordre nous donnons l’énonciation Sellier, puis celle du manuscrit autographe, et enfin celle de la transcription Tourneur, dite « paléographique » :
1 NB. : l’édition Le Guern place « (Je ne dis pas bien) » après « exprimées c...
Mais Dieu n’ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en était indigne et ayant voulu néanmoins les produire afin qu’elles fussent crues, il en a prédit le temps clairement et les a quelquefois exprimées clairement, mais abondamment en figures, afin que ceux qui aimaient les choses figurantes s’y arrêtassent (je ne dis pas bien) et que ceux qui aimaient les figurées les y vissent1.
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2 Maeda, Yoïchi, “Le premier jet du fragment pascalien sur les deux infinis”,...
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3 Dans l’édition Le Guern, par exemple, qui donne : « les a quelquefois expri...
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4 Dans l’édition Sellier, qui donne : « s’y arrêtassent (je ne dis pas bien) ».
4La transcription Tourneur nous permet de suivre l’autographe. La première ligne s’achève par « ce peuple », la deuxième par « les produire », et la troisième par « le temps clairement ». La rédaction s’est poursuivie par « Et les manières en figure », suivi de la parenthèse « (Je ne dis pas bien). On voit clairement au-dessous du début de « Et les manières en figure » un de ces traits de plume qui marquent, dans les fragments autographes la fin d’un segment avant l’écriture d’un autre segment. Ce qui donne à croire que le « premier jet » (pour parler comme Yoïchi Maeda2) s’achève bien par cette parenthèse c’est que la ligne qui commence par « ceux qui aimaient les choses figurantes » est visiblement insérée difficilement entre l’expression rayée et le trait de plume de séparation. Dans un second temps donc « Et les manières en figure » a été rayé et remplacé par deux lignes insérées dans ce qui était des lignes de blanc : « Et les a quelquefois exprimées clairement mais abondamment en figures afin que ceux qui aimaient les choses figurantes s’y arrêtassent et que ceux qui aimaient les choses figurées les y vissent ». La différence entre ces diverses énonciations écrites (le manuscrit et les diverses éditions, dans lesquelles la parenthèse vient occuper différentes places, atteint la valeur du « je » présent dans cette parenthèse. S’agit-il d’un « énonciateur qui revient sur le propos qu’il vient de tenir, pour le modaliser, ou de ce même énonciateur qui commente son énonciation ? Le manuscrit laisse peu de doutes sur ce point puisque la parenthèse y apparaît comme un repère que le scripteur laisse pour l’avenir ; il serait d’ailleurs juste de penser que, si l’on ne publie pas le passage rayé (en indiquant d’une façon ou d’une autre que c’est un passage rayé), l’on ne doit pas non plus publier la parenthèse. Les éditions qui ne publient pas le passage rayé et publient cependant la parenthèse laissent planer un doute sur sa valeur, puisqu’il ne reste alors dans ce passage plus aucune trace de ce qui, dans le manuscrit, est commenté comme n’étant pas bien dit, et qu’il y demeure en revanche plusieurs actions dont on pourrait dire qu’elles ne sont pas bien. Par exemple, et selon la place attribuée à la parenthèse, il serait légitime d’affirmer3 que l’énonciateur dit que les « choses » ont été exprimées par Dieu à ce peuple « clairement », mais pas vraiment bien, puisqu’elles ne l’ont été qu’en figure ; ou bien qu’il4 déclare que ceux qui s’arrêtent aux « choses figurantes » ne font pas bien, puisque c’est exactement dans les Pensées-de-Pascal et à de multiples reprises une façon d’agir qui correspond à la mauvaise façon de lire les écritures.
5Quant à « lieu », dans l’expression « lieu d’énonciation », il doit être pris dans son acception la plus large, la plus abstraite : ce qui est extérieur à une chose mais qui la contient le plus étroitement possible ; je garde ce vague par choix (on peut regarder à l’entrée « lieu » de l’Encyclopédie -- de Diderot et d’Alembert -- une présentation de toutes les discussions philosophiques de l’époque moderne à partir des définitions aristotéliciennes et scolastiques) ; les relations entre composition de l’énonciation et configuration du lieu de l’énonciation seront expliquée ensuite.
Trois faits scripturaires
6Je commencerai par rappeler deux ou trois faits scripturaires (de divers ordres) absolument fondamentaux lorsque l’on veut dire quoi que ce soit de valide sur les Pensées-de-Pascal :
1. L’inachèvement
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5 Sur cette forme de discontinuité, et sur les raisons qui autorisent à consi...
7L’inachèvement est ici tout à fait singulier (il y a inachèvement et inachèvement). Le texte que nous avons frappe par sa désorganisation : les traditions de commentaires y ont vu ou bien les matériaux d’un édifice à construire ; ou bien les débris d’un édifice ruiné (voir le bandeau en haut de la première page des Pensées dans les éditions de Port-Royal) : un brouillon morcelé ou fragmenté5 … Bref, il y aurait bien quelque chose comme un ordre et de l’ordre ; mais lequel ?
8Nous pouvons considérer par exemple la fameuse Pensée :
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Pyrrhonisme.
J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable.
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6 Les Pensées nous obligent à inverser le rapport qu’Oswald Ducrot, dans ses ...
9Certes quelqu’un dit ici « je » et indique l’ordre qu’il va suivre « ici » ; et cependant, nous sommes d’ores et déjà dans le vif de notre sujet ; ce « je » qui est-ce ? est-ce l’auteur ? ou cet énonciateur est-il un locuteur6 pyrrhonien mis en scène dans une brève fiction ? L’inachèvement empêche de l’affirmer sans laisser la place au doute ; d’autant plus que ce fragment est intitulé « pyrrhonisme » et que, donc, rien en nous permet de penser que ce ne soit pas un pyrrhonien qui ici s’exprime.
2. La pseudonymie
10Nous avons à l’intérieur d’une Pensée la présence d’un pseudonyme qui est le cryptogramme anagrammatique de la présence-absence du nom de l’auteur (ou de la dissimulation du nom de l’auteur) : Salomon de Tultie.
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7 Louis Marin, « Secret, dissimulation et art de persuader chez Pascal », art...
11Rappelons l’analyse de Louis Marin7 : le premier recueil (factice) des Lettres à un Provincial (1657) paraît sous le nom de Louis de Montalte ; des œuvres mathématiques attribuées à Pascal sont publiées sous le nom d’Amos Dettonville (1659) ; c’est-à-dire l’un et l’autre pendant la période supposée (et hautement probable) de la rédaction des Pensées ; et dans le fragment 618, autographe pascalien, le second paragraphe attribue le premier paragraphe écrit au recto du papier dont le second paragraphe occupe le verso, à « Salomon de Tultie ». Or ces trois noms sont mutuellement anagrammatiques les uns des autres ; ils désignent tous les trois, d’une façon ou d’une autre, Pascal comme auteur, mais seulement au moyen de pseudonymes.
3. Les pronoms et le substantif « Homme »
12L’usage des pronoms et du mot homme est vertigineux : alternent « on / je » (souvent un « je » universel) / « L’homme » / « ils » / « nous » / « vous » … et tout cela tournant très vite.
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8 Jean Demorest, Dans Pascal, 1953, p. 188.
13À ce propos, il convient de citer d’abord Jean Demorest qui décelait dans les Pensées-de-Pascal un « pur dialogue […] entre l’homme et son âme8 » :
9 Ibid.
Le dialogue superficiellement entretenu par Pascal et son incroyant n’est qu’une lointaine réflexion de l’aventure interne9.
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10 Ibid.
14Pour Demorest, Pascal est un poète, qui dans le déploiement de la polyphonie parvient à susciter le « chœur des hommes10 » :
11 Id., p. 189.
La fluidité des personnes, la convergence répétée de Pascal et de l’incroyant en “nous”, est une marque de la solidarité humaine ressentie par un poète. Et même cet “on” synonyme de l’homme générique, ce monstre abstrait, léger de toute notre insouciance, lourd de notre misère, est plus réel qu’un héros tragique. Cet “on”, où la masse humaine se concentre informe, est plus nous-mêmes que Phèdre ou Polyeucte11.
15La question « qui parle ? » et « à qui ? » est ainsi perpétuellement centrale dans les Pensées. Nous pouvons regarder deux exemples qui mettront en évidence le problème d’identification du locuteur ou de l’énonciateur (ou, pour le dire autrement, d’assignation de l’énonciation, ou encore autrement de composition de l’énonciation) posé par cet inachèvement et par la multiplication des « personnes » ou « personnages » :
Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute. (143)
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12 Stéphane Natan, Les Pensées de Pascal : d’un projet apologétique à un text...
16Qui est ce « je » ? Stéphane Natan y voit un philosophe rationaliste12 ; comme il n’y est pas question de raison mais de pensée et que dans les Pensées la pensée ne se réduit pas à l’usage de la raison, nous y voyons plutôt un spiritualiste pas nécessairement rationaliste et possiblement antirationaliste dont le propos s’accorde fort bien avec la fin du grand fragment sur les trois ordres :
De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une seule pensées cela est impossible et d’un autre ordre. (339)
17La question ne peut que rester ouverte. En tout cas, même si nous optons pour le penseur spiritualiste antirationaliste, rien ne nous autorise à considérer que ce « je » serait celui de l’auteur, puisqu’il demeure toujours possible qu’il s’agisse d’une construction fictionnelle dans une note prise pour mémoire. Fiction comme ces deux interlocuteurs dont l’un puis l’autre disent « je » (« me » puis « je ») :
84
Pourquoi me tuez-vous ? » - « Et quoi, ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave et cela est juste.
18Ou encore, en 102 qui parle, qui dit « je » ? peut-on supposer que c’est une confidence pascalienne autobiographique plutôt que l’expression d’une vérité universelle au moyen du pronom « je » ?
Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis, le petit espace que je remplis et même que je vois […].
19Mais alors peut-on dire que dans le suivant c’est l’auteur qui parle ? De quel droit et pour quelles raisons le ferions-nous ?
24
Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l’homme et ceux qui le prennent de le blâmer et ceux qui le prennent de se divertir et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.
20De même dans le suivant, pourtant traditionnellement analysé comme l’énonciation par l’auteur lui-même de sa méthode d’argumentation et de persuasion :
163
S’il se vante, je l’abaisse
S’il s’abaisse, je le vante
Et le contredis toujours
Jusques à ce qu’il comprenne
Qu’il est un monstre incompréhensible.
21La liste serait longue.
22Louis Marin tire de ces trois faits scripturaires des conséquences qui me semblent particulièrement convaincantes :
13 Louis Marin, La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 349-350.
Il se pourrait bien que le fragment pascalien, la forme digressive et éclatée de sa logique, l’énumération ouverte indéterminée de sa syntaxe, le pseudonyme dans l’anonyme, soient autant de signes cohérents d’une position neutre, neutralisée-anéantie, du sujet de discours, d’un discours totalement persuasif parce qu’ouvert en lui-même, par ses lacunes, à son origine et à sa fin, par le double manque qui les caractérise. Le “discours” pascalien appellerait, du même coup, à l’ouverture, puisque ce n’est pas un autre moi qui s’y découvrirait comme affirmant sa vérité, mais puisque la vérité dans son affirmation y apparaîtrait comme manque et provocation ; discours où le moi s’affirme comme absence ; discours où le jugement parce qu’il se brise, le raisonnement parce qu’il éclate en fragments et ne s’achève pas, laissent vacantes les places que l’autre devrait y occuper13.
23Je ne dirai rien de la question de la persuasion et de la provocation ; je me contente de souligner le rapport entre le manque de sujet de discours (quel qu’il soit, auteur ou lecteur) et le manque de vérité. Louis Marin tire ces conclusions de l’état de cet écrit, et sans se poser (ou plus exactement en déclarant que cette question n’a pas à être posée) la question du caractère essentiel ou accidentel de cet inachèvement ainsi discontinu.
24Nous voyons bien cependant que la façon dont une certaine forme d’affirmation de la vérité dans et par ce discours est reliée à cette forme du discours (et à l’anéantissement du sujet du discours), consonne avec une interprétation générale possible et plausible des Pensées-de-Pascal : qu’il faut anéantir, supprimer le moi ; et que la vérité erre cachée parmi les hommes.
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14 Dans Papers on French Seventeenth Century Literature, 1983, n°10, p.635 à ...
25Nous non plus nous ne nous demanderons pas si cet inachèvement ainsi discontinu est essentiel parce que se poser cette question conduit immanquablement à répondre par l’affirmative. J’en veux pour preuve l’article bien connu de Jean Mesnard, « Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous la forme de fragment14 » qui, tout en s’opposant à la théorie de Lucien Goldmann selon laquelle cette fragmentation serait essentielle affirme que
15 Id., p. 648.
Si Pascal avait achevé son œuvre et si toute trace de sa genèse avait disparu, la rédaction continue qu’elle aurait offerte aurait évidemment obéi aux mêmes principes de méthode et d’esthétique. C’est-à-dire qu’on y verrait subsister dans une large mesure des noyaux, des foyers de rayonnement, aussi bien dans l’ensemble que dans le détail15.
26Ce que montre bien cet article c’est que, d’une façon ou d’un autre cet état d’inachèvement ainsi discontinu impose son fait à toute analyse.
Le défaut de sujet du discours et la composition des énonciations
27Que faire donc si l’on accepte de considérer que le constat suivant n’est pas complètement erroné, à savoir que dans une tel inachèvement ainsi discontinu le sujet du discours fait partout défaut (et d’abord, ce sujet de discours qu’est un auteur). Que faire c’est-à-dire comment lire les Pensées sans oublier sans cesse ce défaut, sans faire comme si ce n’était pas une donnée fondamentale, sans se réfugier dans le déni de cette réalité, dans le confort du « je sais bien mais quand même » ?
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16 Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, tel est le titre d’un recueil paru voic...
28Je ne vais pas me demander si Pascal a écrit les Pensées-de-Pascal16 ; nous verrons cependant quel sens pourrait avoir une telle question dans la perspective que nous essayons de dessiner aujourd’hui.
29Nous allons tout d’abord regarder comment se combinent et coexistent diverses composantes de l’énonciation à partir d’un exemple pris dans le grand fragment du Pari (fragment 680 ; fragment « infini rien » ou « Discours de la machine » selon le titre inventé par Philippe Sellier.
Version Sellier :
Ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam : et puis, vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas ! S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens. - « Oui, mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. »
Examinons donc ce point et disons : Dieu est, ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare.
Version Brunschvicg :
Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam ; et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas ! S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens. – « Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte de blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. » – Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer ; il y a un chaos infini qui nous sépare.
30Le grand fragment « Infini rien » (qui se trouve dans chacune de ces deux éditions même s’il n’a pas la même extension dans l’une et dans l’autre) donne par moment (à plusieurs reprises) en représentation une scène d’interlocution.
31On peut considérer que dans les deux éditions il y a déjà, avant ce passage, des moments d’interlocution. Tout commence en effet, dès le premier segment (si l’on prend « Infini rien » pour le titre du fragment) ou bien dès le deuxième segment (si l’on prend « Infini rien » le premier segment) par « notre » ; puis au segment suivant revient ce même adjectif ; le quatrième segment commence par « nous », pronom qui revient souvent par la suite, et à plusieurs reprises en position d’anaphore. Il ne semble pas cependant que l’on puisse interpréter cela comme une amorce de dialogue, dans laquelle l’un dans interlocuteur s’associerait son ou ses partenaires de discussion. Cependant, soudain, ce « nous » fait place à un « je » qui manifeste alors la présence d’un énonciateur qui apparaît dans l’action qu’il accomplit de renvoyer à un propos tenu quelques segments auparavant par le « nous » (« Or j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature » renvoie à « Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature »). Aussi ce « nous », rétrospectivement, apparaît-il comme un pluriel possiblement scindé entrer un locuteur et un voire plusieurs interlocuteurs. Dans les deux segments qui suivent ce « nous » semble se reconstituer dans sa massivité opaque universelle. Notons que pour ce qui est du début du fragment les deux éditions que nous comparons en ce moment ont la même organisation. Et puis, aussi soudainement que le « je » était tout à l’heure apparu, arrive un « vous » (dans le passage cité ci-dessus) qui précède de quelques mots l’introduction des signes de ponctuation qui sont les marqueurs de l’interlocution rapportée au discours direct.
32Dans aucune de ces deux éditions, malgré leurs différences, ne se rencontrent avant ce passage des signes de ponctuation de répartition de l’énonciation entre plusieurs composantes ; et l’analyse qui précède permet de deviner les raisons de cette absence.
33Il n’existait pas au XVIIe siècle de signes graphiques codifiés de l’interlocution (pas de signes typographiques) ; et rien dans le manuscrit autographe ne peut s’interpréter dans ce sens. Comme nous le voyons les deux éditions ajoutent des signes d’interlocution ; mais de façon différente et ainsi répartissent différemment les composantes de l’énonciation (dit autrement composent différemment l’énonciation).
34Lorsque les lecteurs rencontrent un tiret et des guillemets ils interprètent cela comme le signe d’un changement dans l’interlocution ; et comme les propos qui suivent ces signes ont tous les caractères d’une réponse en forme d’objection ils sont induits à considérer que ces signes signalent l’entrée en action d’un interlocuteur, et que, par conséquent ce qui précède sont les propos d’un autre interlocuteur, premier locuteur de cette interlocution.
35Ce qui est embarrassant (et à partir de maintenant nous sommes obligés de traiter séparément les deux énonciations puisque chacune suit sa propre logique) dans l’édition Sellier (ce sera tout aussi embarrassant dans l’édition Brunschvicg parce que ça ne peut pas ne pas être embarrassant) c’est que, une fois le propos de cet interlocuteur terminé, l’énonciation retourne à son état antérieur, alors que pourtant de toute évidence c’est un dialogue qui se poursuit. Il devient donc clair que dans l’énonciation Sellier il n’y a qu’une composante de l’énonciation qui soit marquée comme locuteur (pour être exact comme interlocuteur d’un premier locuteur qui n’est pas, lui marqué comme tel par la ponctuation) et il en sera ainsi dans le reste du fragment. Cela ne manque pas d’être problématique puisque, comme nous venons de le constater, l’on était auparavant dans ce fragment passé insensiblement d’une énonciation sans énonciateur (avec cependant un « nous » pouvant prêter à diverses interprétations) à l’apparition d’un énonciateur à la première personne qui ne semble pas particulièrement engagé dans une interlocution puis à nouveau à des énonciations en « nous » peu déterminables Donc , et c’est cela qui est problématique, le retour, après l’apparition de la composante marquée, à de l’énonciation non marquée produit une composition binaire de l’énonciation, avec d’un côté un interlocuteur ( disons « quelqu’un qui est dirigé vers la conversion ») et de l’autre une composante complexe puisqu’elle confond locuteur / énonciateur / énonciation sans énonciateur . Cela conduit à penser que l’une de ces composantes (celle qui à certains moments est en position de direction) correspond peu ou prou à cet auteur.
36Par contraste, l’énonciation Brunschvicg, alors qu’elle commence comme Sellier, introduit un signe de différence juste après la fin du passage entre guillemets, à l’aide d’un tiret. Ce n’est donc pas tout à fait la même composante que celle du début du fragment, sans être pour autant un locuteur placé sur le même plan que l’interlocuteur dirigé, puisque ses propos sont certes précédés d’un tiret, mais qu’ils ne sont pas mis entre guillemets. Par contraste avec ces deux interlocuteurs tout ce qui précède le passage entre guillemets semble une énonciation sans énonciateur ou une énonciation prise en charge par un énonciateur englobant. Ce qui signifie qu’il y a selon cette édition dans ce fragment une composante de l’énonciation qui est englobante et deux interlocuteurs ; autrement dit, si l’on relie la composante englobante à l’auteur, les deux autres composantes, qui sont deux interlocuteurs, celui qui dirige et celui qui est dirigé, en sont définitivement séparés et dans cette édition on ne peut pas dire que c’est Pascal qui dirige un incrédule vers la religion. Cette énonciation fait davantage encore puisqu’elle invente une quatrième composante, après « examinons donc ce point, et disons » ; la brève phrase « Dieu est, ou il n’est pas » est en effet présentée avec les marques du discours direct et cela montre qu’elle est dite par les deux interlocuteurs ensemble, ce qui se comprend puisque cette énonciation réunit les deux interlocuteurs à peu près équitablement (même si c’est le locuteur dirigeant qui parle le premier). Cependant l’énonciation des deux Copies de Port-Royal est « Dieu est où il n’est pas », ce qui manifeste que l’énonciation écrite d’une telle alternative, même à titre provisoire dans un discours de direction spirituelle, n’était pas, pour les proches de Pascal, facile à comprendre. L’énonciation Brunschvicg fait ainsi, par l’invention de cette quatrième composante, apparaître un lieu commun aux deux interlocuteurs dans le temps même de leur désaccord, dont on peut penser qu’il n’est pas inutile à l’entreprise de tentative de conversion.
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17 Jean Demorest, Dans Pascal, op. cit., p. 188
37Ajoutons pour finir cette analyse que Lafuma ne fait pas apparaître de signes de ponctuation ; cela ne change pas grand-chose : le travail a à être fait (c’est peut-être préférable de ne pas le faire et de laisser ainsi les lecteurs libres de le faire) ; il faut bien faire quelque chose de cette énonciation composée d’une façon si incertaine … on peut interpréter cette incertitude ; par exemple dire que dans ce mouvement dans lequel il s’agit de donner la religion (cf. fragment 142) cette incertitude tient au fait qu’il y a partage d’un lieu commun, celui qui permet le passage de l’un à l’autre (ce qu’exprime si fortement la fin de la discussion du Fragment « Infini rien », lorsque la composante qui dirige dit qu’il « parie maintenant », ce qui a permis à Lucien Goldmann de dire que pour Pascal, croire c’est parier, ce qui a été fortement critiqué, et en premier lieu par Henri Gouhier, son directeur de thèse pourtant si bienveillant et ouvert à la discussion. Autre interprétation possible, plus englobante : celle de Jean Demorest selon qui le dialogue se passe à un niveau plus profond, intérieur, dans un lieu où les situations deviennent interchangeables17.
38Comment pouvons-nous donc concevoir les articulations entre les énonciations, telles qu’elles sont composées, et les lieux de leurs énonciations ? Il convient de remarquer avant tout que ce superposent chaque fois au moins deux lieux dénonciation : le premier qui est celui de la rédaction manuscrite, et l’autre qui est celui (un peu plus de deux cents ans ou un peu plus de trois cents ans plus tard) de la publication dans un livre imprimé. Et il faudrait aussi évoquer le grand nombre de médiations d’autres énonciations et d’autres lieux , tout d’abord les copies effectuées par l’entourage de Pascal, qui linéarisent et mettent en ordre les fragments entre eux et les segments à l’intérieur de chaque fragment ; et puis les autres éditions. En précisant cela nous passons sous silence, parce que ce n’est pas notre propos ici, les autres médiations (autres énonciations, orales celles-ci le plus souvent, et les autres lieux d’énonciation) qui permettent d’aller d’une édition à sa lecture par quelqu’un.
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18 Voir notre tentative d’étude des éditions Brunschvicg à cette adresse : ht...
39Il n’est pas trop difficile de faire une description du lieu de l’énonciation d’une édition des Pensées-de-Pascal ; de faire apparaître par exemple ses diverses inscriptions institutionnelles et ses enjeux. Cette description permet de faire apparaître certaines relations entre la composition de l’énonciation et la configuration de son lieu. Les diverses pièces liminaires sont particulièrement utiles puisqu’elles permettent d’inférer le lieu depuis l’énonciation18.
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19 Voir Louis Marin « L’ “invention” du corps mystique sur deux textes de Pas...
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20 Comme celui que nous avons appliqué à la série d’énonciations du Pari-de-P...
40Pour ce qui est maintenant de l’énonciation manuscrite autographe et du lieu de son énonciation que l’on ne peut pas réduire à la personne de son auteur, puisque le sujet de discours fait défaut, il apparaît que la configuration de ce lieu est tout à la fois extrêmement large et confus. On peut en effet voir circuler et comme flotter dans l’énonciation toute une masse humaine, dans une grande profondeur historiographique, anthropologique et sociologique ; masse à laquelle on peut ajouter un dieu, qui apparaît à plusieurs reprises en position de locuteur, ou bien dans la fameuse prosopopée de la sagesse divine, ou bien dans la matérialisation de sa voix et de son corps dans un des écrits pascaliens que l’on peut juger mystiques, le Mystère de Jésus19. Prendre acte du manque de sujet de discours doit conduire à ne plus se demander ce que fait Pascal, quelles sont ses relations avec ces différentes composantes de cette énonciation, mais à essayer de comprendre comment cette énonciation, dans son état d’inachèvement ainsi discontinu, parvient à susciter tout un monde comme celui-ci, et à essayer de décrire précisément quel est ce monde. Prenons l’exemple du fragment 404 et de Mitton : ne pas croire que Pascal dialogue avec Mitton, mais se demander quelle est la place occupée par Mitton et par le « nous » qui lui est prêté de ce fragment, à l’intérieur de ce monde créé par cette énonciation ; problèmes auxquels on ne peut trouver de solution qu’en prenant en compte les effets produits par les médiations des énonciations et en essayant de les démêler par un travail de philologie critique20.
Notes
1 NB. : l’édition Le Guern place « (Je ne dis pas bien) » après « exprimées clairement ».
2 Maeda, Yoïchi, “Le premier jet du fragment pascalien sur les deux infinis”, Études de langue et littérature françaises, n° 4, Tokyo, 1964, p. 1-19 (contrairement à ce que l’on peut lire dans certaines bibliographies cet article n’est pas en japonais, mais en français ; on peut le lire maintenant en libre accès sur le site de la SJLLF).
3 Dans l’édition Le Guern, par exemple, qui donne : « les a quelquefois exprimées clairement (je ne dis pas bien) ».
4 Dans l’édition Sellier, qui donne : « s’y arrêtassent (je ne dis pas bien) ».
5 Sur cette forme de discontinuité, et sur les raisons qui autorisent à considérer qu’il s’agit de fragmentation, et sur celles qui s’y opposent, voir Marc Escola, La Bruyère II, rhétorique du discontinu, Paris, H. Champion, 2001, p. 136-170. Nous nous permettons aussi de renvoyer à nos ouvrages, Pascal, Pensées, Paris, éd. Atlande, 2015, p. 56-62, et Le Pari-de-Pascal, étude littéraire d’une série d’énonciations, Paris, Vrin, 2014, p. 169-173.
6 Les Pensées nous obligent à inverser le rapport qu’Oswald Ducrot, dans ses travaux sur la polyphonie, institue entre énonciateur et locuteur. Pour lui, il y a polyphonie lorsqu’un locuteur fait entendre plusieurs énonciateurs dans un même énoncé. L’un des exemples qu’il donne dans Les Mots du discours, Paris, Minuit, 1980, p. 5,5 est ce vers de l’école des femmes “Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas”, dans lequel le locuteur, Arnolphe, fait entendre deux énonciateurs, le mari trompé qui, croyant ce que lui dit son épouse infidèle “plaint“ le “galant” et lui, Arnolphe, qui commente ces propos et souligne la naïveté du mari par la relative “qu’il ne perd pas”. Dans les Pensées, la structure fréquemment dialogique des fragments fait apparaître plusieurs interlocuteurs (le plus souvent deux) et aussi une autre composante de l’énonciation, que l’on peut considérer comme l’énonciateur et que la critique a souvent tendance à identifier à l’auteur, voire à la personne de Blaise Pascal (voir ci-dessous l’analyse des deux énonciations éditoriales d’un passage du Pari-de-Pascal). Compte tenu de cette façon qu’ont les Pensées-de-Pascal de multiplier les composantes de l’énonciation et de les confronter il nous semble que l’on ne doit pas s’attendre à y rencontrer ce phénomène de pluralisation d’un seul locuteur.
7 Louis Marin, « Secret, dissimulation et art de persuader chez Pascal », article de 1981 repris dans Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, p. 109-116. Voir aussi une présentation synthétique de ces analyses dans Alain Cantillon, Pascal …, op. cit., p. 90
8 Jean Demorest, Dans Pascal, 1953, p. 188.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Id., p. 189.
12 Stéphane Natan, Les Pensées de Pascal : d’un projet apologétique à un texte poétique, Paris, Connaissances et savoirs, 2005, p. 82.
13 Louis Marin, La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 349-350.
14 Dans Papers on French Seventeenth Century Literature, 1983, n°10, p.635 à 649.
15 Id., p. 648.
16 Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, tel est le titre d’un recueil paru voici quelques années (Littératures, 2007, n° 55).
17 Jean Demorest, Dans Pascal, op. cit., p. 188
18 Voir notre tentative d’étude des éditions Brunschvicg à cette adresse : http://dossiersgrihl.revues.org/3660
19 Voir Louis Marin « L’ “invention” du corps mystique sur deux textes de Pascal » (article de 1989), repris dans Pascal et …, op. cit., p. 329-343.
20 Comme celui que nous avons appliqué à la série d’énonciations du Pari-de-Pascal.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Alain Cantillon
Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle / Membre du Grihl (EHESS-Paris 3)