Dossier Acta Litt&Arts : Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures

Marc Escola

Penser contre « Pascal ». Jansénisme ou révolution

Initialement paru dans : S. Rabau dir., Lire contre l’auteur, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Essais et savoirs », 2012, p. 21-49. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de ses éditeurs.

Texte intégral


En janvier 2009, je livrais à un éditeur le manuscrit d’une édition d’un bref texte attribué à Pascal, connus sous le titre de
Trois Discours sur la condition des Grands, assorti d’une anthologie des Pensées politiques qui leur sont traditionnellement associées. Selon l’usage de la collection qui devait l’accueillir, j’avais fait suivre le texte d’une (très) brève postface que je titrais « Petit traité de l’usurpation légitime » ; outre les indispensables éclaircissements historiques quant à la première publication du texte et quelques réflexions sur l’étrange statut d’un « Discours » qui n’a jamais été couché par écrit par « Pascal » et qui fut pourtant donné à lire post mortem sous son nom, j’y esquissais ce qui était bien une thèse politique : si les Discours nous enseignent que l’origine de l’autorité et la fondation de la loi ne peuvent se revendiquer finalement que d’elles-mêmes, qu’elles sont donc une violence sans fondement, la soumission au pouvoir, comme le pouvoir lui-même, se trouve pouvoir être pensée sous un jour essentiellement institutionnel — la révolte politique apparaissant comme naturelle sans être pour autant de droit. Je refermais cette postface sur cette question, qui fut aussi un temps celle de Walter Benjamin, et plus récemment mise en débat entre Jacques Derrida et Giorgio Agamben : comment se soustraire et répondre à la violence du droit qui déclare illégitime tout ce qui ne le reconnaît pas, sinon par un autre coup de force ?
La directrice de la collection me fit très vite savoir qu’elle jugeait ma postface « incomplète » ; j’arguais de la brièveté imposée (7 500 signes), mais il apparut très vite qu’elle estimait mon propos biaisé ou tendancieux :
la lecture que je proposais, qui faisait des Trois Discours une dénonciation de l’illégitimité de tout pouvoir, en laissant ouverte en retour la question de la légitimité de la révolte politique, omettait de rappeler que si Pascal nous apprend que tout pouvoir n’a pas d’autre origine qu’un coup de force, l’ordre établi devient pour lui juste du fait même de son institution, dans l’exacte mesure où il préserve de ce qui est pour Pascal le « pire des maux » : la guerre civile. À l’interprétation que je donnais du texte, je me voyais ainsi opposer un énoncé de Pascal, et me trouvais pris en flagrant délit de faute professionnelle, sous la seule forme que nous lui connaissons dans notre milieu : aucune interprétation ne peut être tenue pour valide si elle est contredite par un énoncé de l’auteur. Ou, pour paraphraser ce que fut à peu près la position de la directrice de collection : « Vous faites dire à Pascal quelque chose qu’il ne dit pas, puisqu’il dit tout le contraire », ou plus exactement : « Si vous prétendez présenter la pensée politique de Pascal, vous devez tenir compte de l’ensemble de ses énoncés, sans écarter ceux qui gênent ou même contredisent votre interprétation », et donc finalement : « à titre personnel, vous pouvez bien penser ce que vous voulez, mais vous ne pouvez pas vous réclamer de Pascal si vous pensez contre ce qu’il a donné à penser ». Je me trouvais du même coup — est-il besoin de le souligner ? — suspecté de me livrer à un usage idéologique du texte qui trahissait la pensée de l’auteur au bénéfice d’un propos politique très indépendant des enjeux originels de l’œuvre. Un troisième péché m’était implicitement imputé : le péché d’anachronisme, si je prêtais à Pascal un idéal révolutionnaire dont son époque et son milieu ne pouvaient avoir seulement l’idée.
J’éprouvais sur le coup un sentiment irréfléchi de culpabilité à l’égard de ce qui est bien une faute professionnelle ; je promis donc ce qu’on voulut : quelques interpolations dans le texte de ma postface comme en Quatrième de couverture, qui vinssent rappeler l’argument des « guerres civiles ». Exposant quelques jours plus tard ma mésaventure à un collègue qui se trouve éditer de son côté quelque autre texte de l’âge classique et qui se dit offusqué d’une telle ingérence, j’arguais que l’autorité à laquelle je cédais n’était nullement celle de la directrice de collection, que je me pliais simplement à la déontologie du travail d’édition et de notre discipline : nulle interprétation de la pensée d’un auteur n’est recevable si on peut lui opposer un énoncé de ce même auteur, et c’est l’une des lois cardinales du commentaire que de s’obliger à envisager le texte qu’on se donne comme un tout cohérent dont on ne peut soustraire tel ou tel énoncé en fonction des besoins de l’interprète.
En dépit de mes ultimes corrections, un éminent spécialiste de Pascal auquel j’avais fait parvenir mon édition, n’en jugea pas autrement, qui m’adressa ses remerciements en ces termes
 : « Votre “Petit traité” me paraît très juste. Une nuance, cependant : la fin semble justifier la révolte, ce qui, pour moi aussi, coule de source. Mais sur ce point Pascal ne nous suivrait pas, au contraire. » Ce qui s’entend aisément : vous n’obtiendriez pas l’aveu de Pascal pour votre interprétation — sauf à la nuancer considérablement, dans les termes qui sont précisément les siens et que vous ne pouvez méconnaître.
Ce qui s’entend moins bien, nonobstant la connivence affichée au passage, proprement politique (et quelque peu inattendue), c’est le sens que l’on peut donner à « couler de source » dans pareil jugement. Qu’est-ce donc qu’une thèse qui « coule de source » si elle est reconnue dans le même temps comme l’antithèse de la pensée de l’auteur ?
Les pages qui suivent tenteront d’élucider ce curieux syntagme ; elles sont à lire comme l’exposé d’une sorte de cas d’école, et l’expression d’un tardif regret à l’égard d’un coupable sentiment de faute professionnelle.

  • 1 Notamment dans Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Des Pouvoirs de l’...

1Pascal fut-il un penseur politique ? Dans l’ensemble des œuvres qui lui sont attribuées et si l’on s’excepte quelques « fragments » politiques tardivement versés au corpus des Pensées, on ne peut guère alléguer qu’un titre qui regarde ouvertement la question du pouvoir : les trois Discours sur la condition des Grands, largement méconnus jusqu’aux commentaires que Louis Marin en a donnés1 et qui enferment une manière d’énigme.

  • 2 En 1679, le Traité de l’éducation d’un prince sera repris, en même temps qu...

  • 3 Une tradition très tardive identifie ce jeune élève, sans preuve convaincan...

2Non pas d’abord celle de leur signature, encore que l’on puisse s’interroger longuement (on y viendra) sur la paternité de ce bref opuscule : les Trois discours de M. Pascal sur la condition des grands sont en quelque façon une œuvre sans auteur ; ils furent insérés sous ce titre en 1670 — huit ans après la mort de celui que ses amis regardaient à l’égal d’un saint dont il convenait de conserver les moindres fragments comme autant de reliques, et l’année même de la parution des Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets — dans un recueil de petits traités intitulé De l’Éducation d’un prince, pour leur part publiés sans nul nom d’auteur, sinon celui pseudonymique du « sieur de Chanteresne », mais dont Pierre Nicole n’a jamais nié la paternité2. Au vrai, ces Discours sans auteur ne forment pas même un texte : si l’on en croit la (courte) Préface anonyme de l’édition originale, « feu M. Pascal » n’a rien laissé dans ses papiers qui regardât la question de l’éducation du prince, dont « on » l’avait pourtant « souvent ouï dire qu’il n’y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer ». Au lieu du livre perdu ou toujours différé, que sommes-nous alors appelés à lire sous le nom de Pascal et en mémoire de lui ? Non pas, « on » nous en « assure », quelque centon de propos politiques écartés de la première édition des Pensées et cousus ensemble par un pasticheur de talent, mais la vive parole de Pascal disparu, gravée dans la mémoire d’un témoin si complètement fidèle qu’il efface jusqu’à son patronyme : la transcription, à « sept ou huit ans » d’intervalle, de ce qu’« une personne » anonyme a su « retenir » de « trois discours que [Pascal] fit à un enfant de grande condition » qui n’est pas davantage nommé3.

3La difficulté est ailleurs, et elle est proprement théorique, qui suppose d’entrer dans la lettre du texte. Le premier Discours s’ouvre sur une (brève) parabole adressée à un « enfant de grande condition » qu’une voix anonyme entend préparer à un juste exercice de sa grandeur :

  • 4 Ibid. , p. 13-14, comme pour les citations suivantes.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.
Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en place où il était : il cachait cette dernière pensée et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui4 […].

4D’une simplicité toute évangélique, la parabole appellerait une patiente glose : on la trouvera dans les commentaires de L. Marin déjà signalés. On s’arrêtera seulement ici sur l’évidente fonction de la figure : elle donne « l’image » d’un roi appelé à régner par le seul fait du hasard, par une ressemblance toute fortuite avec le roi légitime, d’un roi qui n’a donc nul titre à régner mais qui se pliera à la qualité royale que le peuple lui reconnaît, et qui exercera finalement le pouvoir en usurpateur légitime. Il parlera et agira publiquement en roi, tout en sachant qu’il n’est pas le roi, qu’il ne tient pas son droit à régner de sa nature mais du seul hasard, et de l’habitude, soit encore : de la coutume.

5C’est ce que la moralité explicitement tirée de la fable à l’usage du jeune élève nous enseigne ensuite : il n’y a pas de différence de nature entre les Grands et le peuple ; le hasard de la naissance, puis la coutume, et l’arbitraire des lois instituées, sans autre fondement que l’imagination des hommes, décident de toute grandeur.

6On s’accordera sur le caractère résolument laïque de la parabole comme de son « application » : nulle mention de la Providence dans le hasard du naufrage ; nulle allusion à la doctrine d’une monarchie de droit divin, sinon peut-être par la mention de la « ressemblance » du naufragé avec le » roi perdu » dont il n’est pas dit qu’il a quitté l’île : il y est peut-être toujours, mais caché aux yeux de tous (absconditus) — encore cette ressemblance n’est-elle présentée que comme une illusion, à laquelle le peuple veut croire et défère, et que le naufragé-roi connaît seul comme telle… On est là aux antipodes de l’idée du roi comme représentant de Dieu sur terre, que l’on trouve à cette date chez la plupart des théoriciens orthodoxes, et par exemple dans la pensée politique de… Pierre Nicole. Le rôle dévolu par Pascal au hasard et à l’arbitraire de la coutume annule le principe même d’une délégation ou filiation de l’autorité divine dans l’autorité politique.

Le chaînon manquant

7On achoppe très vite ensuite, au fil de ce premier Discours, sur ce qui résonne comme une aporie logique : de l’illégitimité foncière de toute grandeur comme de tout pouvoir, le texte ne nous invite pas à conclure à leur fragilité mais à leur nécessité : ces lois, qui n’ont pas d’autre fondement que l’arbitraire des hommes, qui n’ont rien de lois naturelles ou divines, qui sont injustes en elles-mêmes faute d’un premier principe transcendant, il n’est pas permis de les transgresser — « il est injuste de les violer », sans que l’auteur se sente tenu ici de dire pourquoi : il manque à l’évidence un maillon dans la chaîne du raisonnement.

Je ne veux pas dire qu’ils [i.e. vos biens] ne vous appartiennent pas légitimement, et qu’il soit permis à un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l’erreur du peuple, parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait à y renoncer, au lieu qu’il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne.

8Le rôle de « Dieu » dans l’affaire n’est pas si clair — et c’est pourtant sa mention qui fait toute la différence entre le roi-naufragé de la parabole et la situation historique de « l’enfant de grande condition » à laquelle elle est destinée : une fois instituées par l’arbitraire de la coutume, les lois reçoivent la garantie de Dieu, et le fait de la loi devient un droit sacré — mais rien ne vient dire toutefois pourquoi Dieu apporte ainsi sa caution au seul produit de l’imagination des hommes…

9S’en suit l’énoncé d’une morale pratique à l’usage des Grands : « si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous n’avez rien naturellement au-dessus d’eux. » Et l’impératif du secret à garder sur l’égalité foncière entre les hommes — encore cet impératif n’est-il pas catégorique : « ne découvrez pas [au peuple] ce secret, si vous voulez. » Ce qui laisse au moins songeur quant aux effets de sa révélation toujours possible — une parabole au fond y suffit, un simple mot : « le secret du roi, c’est qu’il n’est pas le roi ».

10On retrouve la même difficulté au fil du Second discours, que le troisième ne tranche pas davantage (on laissera le lecteur en faire seul l’épreuve en se reportant au détail du texte).

11Leçon de « justice » à l’adresse des Grands : il faut apprendre à distinguer entre Grandeurs d’établissement et Grandeurs naturelles. Les premières sont toutes arbitraires : produits de la coutume et du désir des hommes. Arbitraires et pourtant nécessaires dès lors qu’instituées : « après [leur] établissement, il est injuste de [les] troubler ». Ces grandeurs d’établissement ne requièrent qu’un respect formel, mais celui-ci entier — quand les grandeurs naturelles (le mérite réel) appellent l’estime réelle. Il y aurait même injustice à exiger un respect naturel pour les grandeurs d’établissement, et symétriquement un respect d’établissement pour une grandeur naturelle ; mais là encore, il n’est rien dit de l’opération qui rend légitimes des grandeurs n’ayant pas d’autre fondement qu’arbitraire — du mécanisme par lequel une grandeur qui n’a rien d’effective parvient à extorquer une forme de respect universel. Pourquoi donc faut-il, Duc, que je vous salue si je n’ai pas à vous estimer ? De quel ordre est cette « nécessité »-là, et en quoi donc serait-il injuste de la troubler ? Nul besoin apparemment d’en appeler ici et une nouvelle fois à la garantie de Dieu.

12L’armature logique des Discours, pourtant solidement charpentés, semble ainsi souffrir d’un déficit, comme si la démonstration accusait une ellipse, d’autant plus sensible peut-être qu’elle intervient au point de tension de la chaîne argumentative. Elle amorce une sorte de logique métonymique qui invite à produire l’argument manquant — ou à aller le chercher ailleurs, dans « un autre texte du même auteur », selon le réflexe philologique le mieux reçu : l’habitude s’est de fait très tôt établie de mettre en relation le raisonnement des Trois Discours avec une série de « fragments » figurant dans ce que la tradition nomme les « papiers de Pascal » en postulant donc qu’ils ont bien le même auteur.

Des Discours aux Pensées, et retour

13Ces « pensées politiques » pour la plupart absentes, c’est-à-dire écartées, de la première édition des Pensées supervisée par Arnaud et Nicole en 1670, sont à peu près celles que Brunschvicg avait classées dans la section V de sa propre édition à la fin du XIXe siècle, et qu’on a pris l’habitude de lire solidairement avec le texte des Trois Discours — il est en effet difficile de nier que les deux ensembles entretiennent une relation étroite.

14En témoigne exemplairement cet énoncé qui délivre la formule même de l’énigme posée par les Trois Discours :

  • 5 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la conditi...

La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies5.

15Quelle causalité nécessaire s’exerce dans ce passage de l’institution à la justice, c’est-à-dire du fait au droit ?

16Convenablement réunie, la série des « pensées politiques » fournit la réponse à cette énigme, par deux biais au moins : 1) elle délivre une théorie de la justice, qui semble pouvoir éclairer l’usage des termes « justes » et « injustes » dans les Discours ; 2) elle fournit d’autre part le chaînon manquant dans le raisonnement enté sur la parabole du roi-naufragé : la guerre civile, régulièrement présentée dans les Pensées comme une conséquence sûre de toute violation de l’ordre établi, aussi injuste soit-il dans son principe même, et qui rend donc nécessaire l’obéissance aux lois. Mieux encore : 3) la série vient théoriser l’incomplétude des Trois Discours qui apparaissent dès lors comme un simple moment, et un moment trompeur, dans une réflexion théorique qui procède par « gradations » ou paliers — passons pour l’heure sur ce paradoxe qui veut que le « texte » fragmentaire et inachevé apparaisse ainsi comme plus complet que le texte suivi des Trois Discours.

171)
La théorie pascalienne de la justice s’énonce à plusieurs reprises dans la série, sans vraie variation. On la trouve exprimée dans toute sa violente clarté au sein de la pensée intitulée « Justice force » :

  • 6 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la conditi...

Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste6.

18Il y avait deux solutions logiques à l’antinomie de la justice et de la force : l’on pouvait fortifier la justice, l’on pouvait justifier la force. Mais du fait qu’il est toujours loisible à la force de contester la justice, il n’y a jamais qu’une issue : tel est, dans l’implacable structure d’un syllogisme, le scandale de la force justifiée.

192)
En quoi la thèse intéresse-t-elle l’énigme que les Trois Discours laissait entière ? En ce que l’injustice de la force justifiée est donnée comme nécessaire, pour préserver d’une situation pire encore ; telle autre pensée nous invite à le comprendre, en offrant ainsi le chaînon manquant :

  • 7 Ibid., n° 2 [Br. 320 ; Laf. 977 ; S. 786].

Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d’une reine ? L’on ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux7.

  • 8 On se reportera aux « fragments » numérotés 13, 27 et 12 (pour la version c...

20L’argument des guerres civiles est réitéré tout au long de la série8. Le premier des Trois Discours invitait le Grand à garder le secret, « s’il le voulait » : on apprend ici qu’il le doit absolument, s’il veut garantir la continuation de son pouvoir. Retenons la formulation la plus explicite qui se souvient de Montaigne, et s’enracine dans la conviction que la justice véritable est inconnue aux hommes tout comme la loi naturelle leur demeure absolument inconnaissable :

  • 9 Le pronom a pour antécédent le « tiers indifférent » que le bon sens voudra...

  • 10 Tromper.

  • 11 Saint Augustin (Cité de Dieu, IV, 31, cité de mémoire d’après Montaigne, I...

  • 12 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condit...

Sur quoi la fondera-t-il9, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore.
Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard, qui a semé les lois humaines, en avait rencontré une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point [de générale].
Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle avec le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. […]
De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi ; elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que, s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États, est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent, et les Grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n’est pas sans exemple. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper10 ; et un autre bon [ou : bien] politique : Cum veritatem qua liberatur ignoret, expedit quod fallatur11. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin12.

213)
La série prévoit aussi bien la place dévolue à une réflexion sur l’illégitimité foncière de tout pouvoir qui ferait l’économie de l’argument des guerres civiles et de la paix sociale, comme tout lecteur des Discours pourrait être tenté de le faire.

  • 13 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condit...

Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi vont les opinions se succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière13.

22Une interprétation des Trois Discours qui théoriserait un possible droit de révolte contre un pouvoir toujours arbitrairement institué s’énoncerait donc depuis la position du demi-habile qui croit triompher aisément de l’illusion dans laquelle on maintient le peuple, sans apercevoir la « raison des effets ». Et telle ne saurait être apparemment la position du « chrétien parfait » que Pascal est réputé épouser ici comme ailleurs.

23A-t-on ainsi circonscrit le problème, en demandant à « Pascal » d’interpréter « Pascal » ? On a certes éclairé les textes les uns par les autres, et aperçu au moins que la crainte de la guerre civile jouait un rôle majeur dans la pensée politique attribuable à l’auteur. Il se pourrait toutefois qu’un chaînon demeurât manquant à un autre endroit de la chaîne — car qui nous dit pourquoi la guerre civile serait toujours à éviter ? Pascal certes ne dit pas autre chose : la guerre civile est bien « le plus grand des maux », celui qu’il faut éviter à tout prix, fût-ce au prix de ce scandale que constitue la reconnaissance de l’injuste comme juste. Mais si l’on se demande pourquoi l’ordre social serait voué à demeurer toujours le même, et si la force ne pourrait pas changer de camp, Pascal n’est plus là pour répondre de notre réponse. S’il n’y a pas de raison de principe qui légitime l’ordre établi, lequel n’est jamais fondé en droit mais seulement sur le consentement du peuple « pipé » quant à la valeur des lois, et sur son libre assujettissement par les vertus de « l’imagination », on ne devrait donc conclure en aucun cas à la possible légitimité d’une révolte ? On objectera que Pascal a répondu une fois pour toutes par la négative, mais c’est alors dans le premier des Trois Discours et nullement dans la série des Pensées politiques : Dieu, qui est « le maître » des biens de ce monde comme de l’autre, « a permis aux hommes de faire des lois pour les partager » si bien que « quand ces lois sont une fois établies », « il est injuste de les violer ». Injuste aux yeux de hommes comme au regard de Dieu qui a apporté sa caution à ces lois. Mais qui ne voit que, telle qu’invoquée dans les Discours, la caution de Dieu pourrait bien n’avoir pas d’autre statut que celui dévolu à l’imagination et à la coutume dans les Pensées : un simple instrument aux mains de la force qui cherche à se confondre avec la justice pour ne pas avoir à soutenir une guerre perpétuelle ? Soit à peu près le statut de ce que l’on nomme aujourd’hui une idéologie.

24L’interprétation canonique de la pensée politique de Pascal nous enferme dans cette circularité problématique : on demande dans un premier temps aux Pensées de résoudre l’énigme posée par les Trois Discours (s’il est injuste de troubler l’ordre établi, c’est que la guerre civile est le pire des maux — ce que les Discours n’énoncent pas explicitement), mais ensuite, s’il advient que le raisonnement pragmatique (« c’est un jeu sûr pour tout perdre » que de contester la légitimité de ces lois que l’on sait arbitraires) nous paraisse incomplet, on fait jouer l’argument de la volonté divine que l’on doit alors aller chercher dans les Discours puisqu’on ne le trouve pas dans les Pensées qui théorisent la justice comme force justifiée, et qui ne disent nullement qu’il est « injuste de violer les lois » mais simplement qu’il est toujours périlleux de les remettre en cause. Au-delà, pour contenir le glissement des textes, c’est la figure d’un « Pascal » profondément chrétien et respectueux de l’insondable volonté divine que l’on doit nécessairement convoquer.

Jansénisme ou révolution

  • 14 Erich Auerbach, Pascals politische Theorie, dans Vier Untersuchungen zur G...

25On empruntera maintenant à plus fin lecteur une autre formulation de l’effet que produit le scandale de la force justifiée. Dans un essai intitulé « La théorie politique de Pascal » datant de 1946, Erich Auerbach proposait un long commentaire de la « pensée » justice force précédemment citée14. Il y mettait en évidence le rôle dévolu à l’argument des guerres civiles, en s’interrogeant sur le rôle joué par le souvenir de la Fronde dans la genèse de la pensée politique de Pascal, et en indiquant clairement la pente vertigineuse de la thèse politique.

On ne peut démontrer que ses idées politiques aient été nourries par un quelconque malaise né des circonstances [de la Fronde], et c’est d’ailleurs improbable ; il se tint complètement à l’écart d’une participation à la Fronde, qu’aurait sans doute légitimée sa tradition familiale. À aucune autre époque [qu’au lendemain de la Fronde ?] il n’aurait été néanmoins pensable qu’un homme de son rang social et intellectuel pensât et agît politiquement comme il l’a fait. Il exprime l’idée que toutes les institutions politiques reposent sur l’imagination, le hasard et la violence, de la manière coupante et paradoxale qui lui est particulière, et dans laquelle […] résonnent parfois des thèmes autres que chrétiens — une attitude critique qui est certes destinée à fonder des conclusions ultra-chrétiennes, mais qui serait capable, dans ses effets, de déborder largement ce dessein.

  • 15 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condit...

26Qu’il y ait dans les Pensées un peu plus qu’un souvenir de la Fronde, on en a toutefois l’assurance, si l’on souligne dans la série des « pensées politiques » une occurrence au moins (déjà citée) du verbe « fronder », et telle dénonciation de « l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force15 ». Pourquoi « prétendue » ? Parce qu’elle n’est pas plus juste que la force qu’elle entend combattre : « C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. » S’agissant de la Fronde, il faut encore rappeler ce passage de la très hagiographique Vie de Pascal par Gilberte Périer :

  • 16 Vie de M. Pascal, par Gilberte Périer, [S., p. 127] ; rappelons que cette ...

Il avait un si grand zèle pour l’ordre de Dieu qu’il ne pouvait souffrir qu’il fût violé en quoi que ce soit ; c’est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi qu’il résistait à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des prétextes toutes les raisons qu’on donnait pour excuser cette rébellion ; et il disait que, dans un État établi en république comme Venise, c’était un très grand mal de contribuer à y mettre un roi, et à opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l’a donnée ; mais que, dans un État où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect qu’on lui doit que par une espèce de sacrilège ; puisque c’est non seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s’opposer sans résister visiblement à l’ordre de Dieu ; et qu’ainsi on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu’elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l’on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observait cette maxime si sincèrement qu’il a refusé en ce temps-là des avantages très considérables pour n’y pas manquer. Il disait ordinairement qu’il avait un aussi grand éloignement pour ce péché-là que pour assassiner le monde ou pour voler sur les grands chemins ; et qu’enfin il n’y avait rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté16.

27Où l’on voit que pour défendre l’orthodoxie politique de Pascal et, au-delà, celle de la communauté de Port-Royal en butte à l’hostilité du pouvoir royal, mieux vaut en appeler au principe d’une monarchie de droit divin… Il reste que les textes laissés par Pascal s’en dispensent de façon manifeste, au profit d’une tout autre conception du pouvoir — notamment dans ces Trois Discours dont Gilberte semble à cette date ignorer jusqu’à l’existence…

28Erich Auerbach, qui s’en tient aux seuls « fragments politiques », s’efforce pour sa part de conjurer en ces termes la pente révolutionnaire de la pensée politique de Pascal :

Les mêmes idées se retrouvent dans [les Discours et dans les Pensées] : l’ineptie et la contingence des institutions humaines s’y expriment d’une manière qui serait ultra-révolutionnaire dès lors qu’on cesserait de la placer dans le cadre augustinien. […]

29Quitte à se débattre plus loin avec ce doute :

[Pascal] constate avec les moyens de la raison et de l’expérience, que les institutions et la marche de ce monde reposent sur le hasard et l’arbitraire : que notre ordre terrestre n’est que folie. Il pense servir la foi en constatant de façon énergique et convaincante la misère et l’injustice, l’arbitraire et la folie des fondements de notre vie. Mais c’est pour dire ensuite que le chrétien, en toute connaissance de ces folies, doit leur obéir, non parce qu’il les respecte, mais parce qu’il respecte la volonté de Dieu qui pour, pour punir les hommes, […] les a assujettis à ces folies ; parce qu’elles sont donc la seule justice qui nous revienne justement. 
Tout cela, à mon sens, est certes inattaquable dogmatiquement, mais tellement exagéré par l’accentuation excessive de certains thèmes et par l’introduction (bien peu humble d’un point de vue chrétien) de jugements rationnels, que la foi, élevée sans ménagement jusqu’au paradoxe, doit presque nécessairement dégénérer en son contraire. En français, folie signifie aussi bien la sottise que la déraison ; je ne fais guère violence à Pascal, je n’exagère qu’un peu, en résumant sa pensée comme suit : « l’organisation du monde est déraison et violence ; le chrétien est tenu d’obéir à la déraison, ne doit pas lever un doigt pour y remédier ; car ce règne de la déraison et de la violence est la volonté de Dieu, il est la véritable justice que nous méritons ; le triomphe de la déraison et de la violence, le triomphe du mal sur la terre est la volonté de Dieu. 
On ne trouverait guère d’hommes qui vivent dans un tel paradoxe et veulent rester chrétiens. […] Au XVIIIe siècle, Voltaire et d’autres ont précisément fait de la pensée de Pascal le point de départ d’une polémique rationaliste et anti-chrétienne : on voit que le pas est vite franchi.

30Ou encore, en revenant au « fragment » justice force :

Il n’y a pas de justice hors de celle qui se trouve aux mains de la force. La force est-elle donc “juste”, est-elle bonne ? Oui elle est juste, mais elle n’est pas bonne, elle est mauvaise : notre monde est mauvais, mais il est juste qu’il en soit ainsi. Il est vrai que cette dernière idée ne figure plus dans notre fragment, mais elle doit être reconstituée à partir des autres déclarations de Pascal, car elle livre la clé de l’ensemble.

31Pour rendre finalement la thèse compatible avec ce que l’on sait de l’auteur, Erich Auerbach est par deux fois contraint d’ajouter au texte ; il est en outre assez curieux que dans cette « reconstitution » l’argument des guerres civiles ne soit plus rappelé ; c’est une tout autre idée, absente comme telle des textes considérés, que le philologue se sent tenu d’introduire régulièrement : le thème augustinien d’un monde foncièrement mauvais en conséquence de la Chute, et que le chrétien doit accepter comme tel — comme le fait de la volonté divine et comme une juste punition, encore qu’incompréhensible aux hommes. En d’autres termes, le conservatisme politique est ici présupposé comme une conséquence de la théologie augustinienne. Gilberte Périer ne cherchait pas à dire autre chose — mais précisément : le principe d’une monarchie de droit divin est autrement plus cohérent dans cette perspective que les thèses explicites de « Pascal ».

32Dans son effort pour « restituer » la pensée politique de Pascal au prix de quelques audacieuses interpolations, Erich Auerbach nous donne encore à comprendre ceci : le problème ne tient pas tant ici au fait que, par le jeu de l’Histoire, les conséquences que l’on peut extrapoler d’une thèse débordent la pensée que l’on peut raisonnablement imputer à l’auteur trois siècles en amont ; c’est plutôt que la morale pratique explicitée par l’auteur (il est toujours injuste de violer les lois) est aux antipodes de celle que l’on peut tout aussi raisonnablement inférer dans le fil de la démonstration (si le droit n’est que le fait de la force, et qu’il n’existe pas de loi humaine qui puisse se réclamer d’un principe de justice transcendant, il est toujours possible à la force de changer de camp). Dès lors que « l’on cesse de la placer dans un cadre augustinien », la thèse de Pascal qui ne se réclame ici nullement des présupposés théologiques de Port-Royal, devient indéniablement « ultra-révolutionnaire ».

L’autorité de l’auteur

33Que convient-il alors de penser face à des textes qui nous invitent à penser contre ce que l’on sait de l’auteur ? Et comment accorder jansénisme et révolution ? On proposera pour finir une sorte de panorama des solutions théoriquement admissibles : on en distinguera trois, dont deux seulement se trouvent attestées dans les travaux académiques sur Pascal. Semblablement confrontées à la nécessité de penser contre l’auteur, ces trois solutions à l’antinomie « jansénisme ou révolution » ont toutes en partage de « rappeler » l’autorité de l’auteur au moment même où l’on risquerait de commencer à penser contre lui — en inventant un autre auteur qui puisse répondre de la tension interne aux textes, mais qui se trouve être simplement un autre visage du même : ce sont autant de logiques herméneutiques. On fera donc par trois fois l’épreuve de ce que notre discipline ne peut finalement se résoudre à penser contre l’auteur — qu’il n’est pas pour elle d’autre garantie imaginable dans l’interprétation d’un texte que l’autorité de l’auteur.

Logique de l’attribution

34La solution la plus simple, mais aussi la plus coûteuse en regard des traditions établies consisterait à refuser tout uniment l’attribution à « Pascal » du texte des Trois Discours — à ne pas présupposer donc la théologie augustinienne à l’arrière-plan du texte. Nul critique ne s’y est jamais risqué, alors même que les arguments ne manquent pas pour ce faire, car c’est alors sur les intentions d’un autre auteur qu’il faudrait pouvoir statuer : Pierre Nicole, lequel a bel et bien décidé de la publication de ces Discours en 1670 et de leur attribution à « feu M. Pascal ».

  • 17 Soulignons, quant au statut seulement oral de ce qui nous est pourtant off...

35Il faut revenir à la Préface de l’édition originale des Discours pour en peser les termes : rien d’autre que ce témoignage, laissé d’abord anonyme, ne vient attester l’existence d’une situation où Pascal aurait prononcé des « discours » de ce genre, avec une ambition directement politique ; pour souligner aussi l’étrange statut de ces « textes » dès lors qu’« on » nous informe que Pascal n’a rien laissé par écrit qui regardât la question du pouvoir et de l’éducation du Prince : l’édition de Port-Royal des Pensées, dont P. Nicole a été l’un des maîtres d’œuvre ayant décidé d’écarter les fragments les plus politiques en gage d’orthodoxie, ce propos liminaire vient accréditer du même coup cette lacune, mais non pas donc ce silence, l’année même de la parution des Pensées17.

36En l’absence de tout autographe comme de tout autre témoignage concordant, rien n’empêche de regarder comme abusive ou fallacieuse cette attribution à Pascal d’un texte qui ne voit le jour que huit ans après sa mort. Mais c’est alors sur l’intention de Pierre Nicole, qui revendique un peu plus tard la paternité du volume De l’Éducation du Prince où les Trois Discours sont insérés, et du même coup leur Préface, que l’interprète doit pouvoir se prononcer, en même temps que sur le sens de cette attribution explicite à « feu M. Pascal » — d’autant que les thèses défendues par Pierre Nicole dans le reste du recueil, et notamment dans l’essai De la Grandeur, divergent notablement de celles attribuées à Pascal, qu’elles s’emploient même à réfuter, en reconnaissant régulièrement dans toute Grandeur une image de l’autorité divine. Il faudrait alors prêter à Pierre Nicole une stratégie de prudence ou de dissimulation particulièrement retorse — la volonté d’illustrer l’ambivalence de la doctrine politique inspirée par la théologie augustinienne, conservatrice ici, possiblement révolutionnaire là. On voit mal que Nicole ait pu prendre un tel risque, à l’heure où Port-Royal devait affronter l’hostilité du régime, et en se jouant ainsi de la précieuse autorité de Pascal. Cette logique de la (dés)attribution aurait en outre pour conséquence de couper radicalement les Trois Discours de la théorie de la justice qui manifestement les anime. Mais peut-être serait-ce une façon de laisser pleinement résonner ce qu’a de troublant l’unique mention de Dieu en leur sein : cette garantie divine apportée aux lois établies par la seule coutume, qui ne manquerait pas dès lors d’apparaître comme une ruse de la force et une construction idéologique.

37Lire les Trois Discours comme s’ils n’étaient pas de Pascal reste finalement une façon de substituer un auteur à un autre pour éviter d’avoir à penser contre (ce qu’on croit savoir de) l’auteur : c’est se condamner à inventer sinon un auteur hétérodoxe du moins, selon le mot du temps, une stratégie « libertine ».

  • 18 Voir l’article de Judith Schlanger, « Le précurseur », dans Le Temps des œ...

La logique du précurseur18

  • 19 Lucien Goldmann, Le Dieu caché [Gallimard, 1959 ], Paris, Gallimard, « Tel...

38On la trouvera à l’œuvre dans les pages que Lucien Goldmann consacre à la politique pascalienne dans Le Dieu caché, où cette logique joue de façon assez voyante19. La thèse est bien connue : Goldmann reconnaît en Pascal un penseur dialectique, mais d’une dialectique qui n’est pas encore ce qu’elle devait être deux siècles plus tard : un matérialisme historique ; comme Phèdre est une augustinienne à laquelle la grâce a manqué, Pascal serait un marxiste auquel ferait seulement défaut une philosophie de l’histoire. On s’en convaincra aisément ; « l’attitude politique de Pascal » est d’emblée posée comme « sans doute conservatrice » : « puisqu’il n’y a aucun espoir intramondain de réaliser une loi valable, et puisque pour la perspective tragique, tout ce qui n’est pas absolument valable sans plus, est également non valable, aucun changement de l’ordre social ou politique ne saurait amener la plus légère amélioration. Il entraînerait par contre des “guerres civiles” qui sont “le plus grand des maux” ». La question est rejetée dans une note : « Il serait intéressant de se demander pourquoi les guerres civiles sont-elles [sic] “le plus grand des maux” », pour recevoir plusieurs réponses également hypothétiques ; la première est endogène :

À l’intérieur du système, il nous semble que cette appréciation se justifie par le fait qu’elles seraient le divertissement intramondain par excellence, qui détournerait l’espoir du seul domaine où il peut avoir une valeur authentique, de l’éternité.

39Sensible à l’insuffisance de l’explication systémique, et faute de pouvoir alléguer quelque fragment où le thème des guerres civiles se trouverait lié à celui du divertissement, Goldmann jette à la va-vite deux autres hypothèses, sans trop se soucier de les hiérarchiser :

Il s’ajoute néanmoins, chez Pascal, une hostilité toute personnelle aux guerres civiles, qui dépasse les exigences du système (il y a encore bien d’autres “divertissements”) et se rattache, d’une part, à la situation historique de la noblesse de robe et du jansénisme et, d’autre part, peut-être aux souvenirs personnels de la Fronde et des suites de la révolte des “Va-nu-pieds” en Normandie.

40Lucien Goldmann ne s’y attarde pas davantage, mais il est manifeste qu’il a perçu tout comme Erich Auerbach que ce qui est donné par l’auteur comme la raison ultime du raisonnement ne peut pas en constituer le terme dernier — qu’il y a une pente de la démonstration qui excède ce que Pascal en délivre, et qui nous mène aux antipodes de ses conclusions.

41Mais c’est surtout la théorie de la justice qui retient Goldmann, lequel ne fait pas mystère de la ligne d’analyse qu’il entend suivre :

Dans ses réflexions sur les rapports entre la justice et la force, Pascal [a] élaboré les éléments d’une analyse réaliste et pénétrante de l’ordre social que nous voudrions maintenant esquisser dans ses grandes lignes à la lumière du développement ultérieur de la pensée dialectique.

42Car le procès de la société instruit par Pascal ne doit pas être confondu avec « les innombrables témoignages analogues qui l’ont précédé ou même suivi jusqu’à la naissance du marxisme » : Lucien Goldmann rappelle, sans plus de précisions, que « pendant tout le Moyen Âge, dans les sectes chrétiennes surtout », comme plus tard au XVIIIe siècle, « la critique de la propriété privée et de l’ordre social et politique fleurit d’une manière ininterrompue ».

Mais avant comme après Pascal, chez les penseurs non dialectiques, cette critique utopique ou révolutionnaire reste une critique unilatérale et abstraite.
L’ordre existant, la richesse des uns, la misère des autres, les privilèges, tout cela est foncièrement mauvais et doit être remplacé par un autre ordre, idéal. À la cité terrestre, il faut substituer le royaume de Dieu sur terre, à la société fondée sur l’ignorance ou la superstition, un ordre social rationnel et conforme à la nature humaine, au droit positif le droit divin ou le droit naturel, etc.
La pensée tragique (comme la pensée dialectique) par contre réunit toujours le oui et le non. […] Dans le cas de l’ordre social, des privilèges de richesse ou de naissance, le penseur dialectique sait que, tout en étant des iniquités qu’il faudra surmonter et remplacer par un ordre meilleur, ce ne sont pas moins pendant un certain temps des réalités nécessaires et positives ayant, tant qu’elles constituent la condition indispensable du développement des forces productives, une réelle valeur humaine. 
Du point de vue de la communauté idéale, le mal par excellence, c’est l’égoïsme, la défense des intérêts privés, fondée elle-même sur l’existence de la propriété individuelle […]. Pour Hegel, cependant, la ruse de la raison fait qu’à travers cet égoïsme et grâce à lui le bien se réalise et l’histoire progresse. […]
Mais, si chez Hegel et Marx, la perspective historique permet de surmonter l’opposition entre le bien et le mal, entre la négativité et la positivité des institutions sociales, le problème est beaucoup plus complexe pour Pascal qui, avec le même point de départ, n’a pas cette ouverture. 
Pascal sait qu’aucune règle juridique ou morale ne réalise la véritable justice ou le vrai bien. Toutes les lois humaines sont insuffisantes. […]
L’idéal aurait été de réunir la justice et la force pour réaliser des lois, en même temps efficaces et équitables. Malheureusement, cela est impossible pour l’homme qui est obligé de choisir, et qui pour assurer l’équilibre et la paix choisit la force et sacrifie la justice. […]
Ce qui domine la société (Pascal parle de la société en général, nous dirons la société capitaliste, fondée sur l’égoïsme individuel), c’est l’opposition des individus, la lutte des uns contre les autres, qui se présente chez Pascal comme chez Kant sous la forme abstraite de la lutte de l’homme contre l’homme, pour devenir chez Hegel la lutte entre le maître et l’esclave, et prendre enfin chez Marx la forme concrète de la lutte des classes. Et Pascal sait très bien que si c’est la force, “les cordes de nécessité” qui “décident [de ?] la structure sociale”, les rapports de force engendrent cependant par la suite des idéologies, des “cordes d’imagination”.
Et ces idéologies deviennent des facteurs réels de domination qui seront d’autant plus nécessaires à ceux qui en profitent qu’ils ne possèdent plus une force réelle. […]
Pour être concentrée en quelques formules lapidaires et précises, la critique de l’autorité de la justice et de l’ordre social ne saurait être plus radicale. Mais il ne faut pas se laisser prendre trop vite, ce négateur radical, cet anarchiste, est en même temps le conservateur le plus absolu qui affirme non seulement la nécessité mais encore la valeur des privilèges et des iniquités sociales. […]
La richesse est ici identifiée à la force, à la possibilité de disposer du travail des autres, et c’est pour cela même qu’on lui accorde une valeur.
Et la pensée dialectique de Pascal, comme plus tard celle de Goethe, de Hegel ou de Marx, reconnaît le bien fondé de cette attitude, mais la limite aussitôt en montrant en même temps le caractère négatif de la richesse, son iniquité, et chez Hegel et chez Marx, la misère matérielle des exploités, la misère spirituelle des exploitants et le caractère historique et transitoire de cette utilité sociale de la propriété privée, de la richesse et de l’ordre bourgeois.
Mais si la perspective historique permet à Hegel et à Marx d’intégrer ces deux positions, en apparence opposés, la critique de l’ordre social et la reconnaissance de son utilité, dans l’idée d’une évolution dont cet ordre est le véhicule temporaire et qui finira par le dépasser, cette perspective n’existe pas chez Pascal.

43Blaise Pascal juste avant Karl Marx… Pascal est ce dialecticien qui, faute d’une perspective historique et parce qu’il reste pénétré des convictions idéologiques de sa classe comme de son temps, ne sera pas parvenu à imaginer l’indispensable Aufhebung qui seule donne son sens à l’Histoire. Goldmann règle ainsi la tension qu’il perçoit dans les « pensées politiques » de Pascal en troquant un auteur contre un autre : il suffit d’ajouter deux doigts de matérialisme historique pour pouvoir attribuer finalement à Marx la pensée politique de Pascal, dont les textes sont donnés en quelque sorte comme incomplets. La logique métonymique du précurseur nous enseigne comment Hegel ou Marx surmontent la contradiction : elle laisse intacte l’aporie pascalienne ; ici encore, on ne pensera pas contre Pascal, abandonné à une position conservatrice qui se trouve au fond présupposée : on pensera avec Marx qui se trouve avoir achevé la pensée de Pascal de la seule façon logiquement possible, et politiquement recevable.

La logique de l’interpolation

44Elle vient ponctuer l’article d’Erich Auerbach déjà cité, où le critique allemand achoppe sur la même contradiction entre la pente révolutionnaire du raisonnement et les conclusions conservatrices professées sur le plan pratique.

45Erich Auerbach ne cherche pas à triompher de la tension interne aux textes qui fait « qu’élevé jusqu’au paradoxe », « la foi doit presque nécessairement dégénérer en son contraire ». En bon philologue, il cherche à l’expliquer en mettant au jour les sources de la pensée politique de Pascal : la conclusion sera que Pascal a puisé à deux traditions différentes, qu’il a contaminées séparément avec les thèses augustiniennes, sans trop se soucier des effets de ce double attelage.

  • 20 Il faut chercher ailleurs, dans « De la physionomie » (III, 12), les réfle...

46La première tradition s’incarne dans un unique auteur : Montaigne. Erich Auerbach signale après d’autres les nombreux emprunts de Pascal au dernier des Essais (III, 13 : « De l’expérience »), mais aussi à « l’Apologie de Raimond Sebon » (II, 12) — deux grandes méditations sceptiques sur l’arbitraire des lois, sur le risque qu’il y a à les ramener à leur origine, et sur la force de la coutume. Or, Erich Auerbach ne le signale pas, mais cette réflexion sur l’arbitraire des lois n’est nullement articulée chez Montaigne à la crainte de la guerre civile — à l’exception d’une rapide couture dans l’essai « De l’expérience » où le simple rappel de « ces guerres civiles où nous sommes » amène la réflexion fameuse : « les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre ». Montaigne ne dit pas qu’on doit les respecter par crainte de la guerre civile — puisque précisément elles n’en ont point préservé son temps20.

47Selon Erich Auerbach, la pensée politique de Pascal serait par ailleurs en prise sur une autre tradition : celle des théoriciens de la raison d’État, dont celle de Hobbes, son exact contemporain.

Hobbes, lui aussi, tient la nature humaine pour mauvaise ; lui aussi exige, afin de la dompter, un État fort qui ne soit pas lié par des règles morales dans l’accomplissement de ses tâches, et auquel, dit-il, il faut absolument obéir, car il est seul capable d’assurer la paix et d’empêcher la révolution. Pour Hobbes aussi, les lois de cet État n’ont d’autre fondement légitime que sa force, et c’est pourquoi on leur doit certes une obéissance absolue, mais non une foi intérieure. » […] pur État garant : garantir la liberté ou plutôt la tranquillité de l’individu.
De tout cela, Pascal est très proche ; toutefois, comme il n’a pas le souci purement négatif de la tranquillité de l’individu mais celui, positif, de son âme immortelle, les mêmes idées prennent chez lui une coloration tout autre. Sans doute souligne-t-il comme Hobbes la nécessité et la légitimité de l’État autoritaire, mais il montre avec bien plus de profondeur et d’insistance encore que la “légitimité” est mauvaise ; chez lui, il ne s’agit pas tant d’une prestation réciproque entre État et individu — où l’individu devrait obéissance et sacrifice matériel à l’État, et l’État, paix et sécurité à l’individu — que de la soumission du chrétien au mal de ce monde, indépendamment du fait que le mal lui offre ou non une prestation en retour.

48Pascal aurait donc cru pouvoir faire servir les idées nominalistes des théoriciens de la raison d’État à une radicalisation du thème augustinien, qui veut que le chrétien doit obéir à la force même mauvaise. On est là au dénouement de l’article d’Auerbach, qui avance pour finir l’hypothèse d’une sorte d’interpolation :

[Pour Pascal] non seulement la force en tant qu’institution est originellement mauvaise, mais il s’ensuit également que son exercice ne peut jamais être autre chose qu’injustice et folie. Pour parvenir à cette conclusion extrême, il fallait les idées pessimistes et nominalistes des théoriciens de la raison d’État. Ces idées, Pascal les a greffées sur celles d’Augustin, créant une construction qui, malgré son christianisme apparemment exacerbé, contient bien des éléments de connaissance mondaine (weltlich), voire des germes de critique sociale révolutionnaire ».
Les théoriciens de la raison d’État, avec plus ou moins de radicalité, en y applaudissant ou en s’en offusquant à demi, avaient presque tous enseigné que l’État, s’il voulait réellement remplir ses tâches, ne pouvait pas respecter les lois morales ; […] que son droit allait aussi loin que son pouvoir, et reposait sur celui-ci. Pascal a fait sien cet enseignement. Mais ses prédécesseurs examinaient l’État pour l’État, voyaient en l’État une valeur ; ils se félicitaient, comme Machiavel, de sa dynamique vivante, ou tout au moins s’intéressaient vivement, comme Hobbes, au profit qu’il est en mesure d’apporter à l’homme vivant ici et maintenant, si on l’institue convenablement.
Tout cela est parfaitement indifférent à Pascal. Il n’existe pas pour lui de vie dynamique interne à l’État, et si elle existait, il la tiendrait pour foncièrement mauvaise ; le meilleur des États ne l’intéresse pas, car tous sont également détestables. Il greffe sur l’augustinisme la doctrine de la raison d’État et parvient ainsi au paradoxe de la force pure et mauvaise à laquelle il faut docilement obéir, sans considération pour le profit éventuel qu’on peut en attendre, mais aussi sans dévouement, ou plutôt par dévouement à Dieu.

49Avec cette ultime note, qui laisse au moins songeur :

Contrairement à l’alliance entre les idées de Montaigne et celles de Port-Royal […], celle que nous évoquons ici entre raison d’État et augustinisme a sans doute été une démarche inconsciente, car Pascal ne connaissait guère les théoriciens politiques de son époque et, en tous cas, ne les a pas approfondis.

50Si l’hypothèse philologique n’y suffit pas, que l’inconscient s’en mêle : l’explication laisse intacte la tension perçue dans les textes de Pascal, qu’on tiendra finalement pour l’effet d’une contamination « inconsciente »… On rapportera tel thème à Montaigne, tel autre à Hobbes ou à Machiavel, le reste à Saint-Augustin, et les tensions à l’inconscient ; avec trois ou quatre auteurs de plus, c’est bien le diable si l’on n’arrive pas à sauver le christianisme de Pascal.

51Le paradoxe que forge ainsi Erich Auerbach pour le reconnaître ensuite dans les textes de Pascal est au fond celui de l’augustinisme même comme théologie du Dieu caché : le monde est mauvais ; on doit l’accepter comme tel, en tant qu’il relève d’un dessein de Dieu qui nous demeure inconnaissable ; et il serait illusoire de prétendre fonder un monde plus juste, privés que nous sommes de l’idée de la vraie justice, qui n’appartient qu’à Dieu. Mais c’est là ce que Pascal ne dit nullement, et qu’il faut ajouter à ses textes pour les rendre cohérents, à la faveur donc d’une « reconstitution », comme le confesse ingénument Erich Auerbach.

52Les trois solutions successivement envisagées — défaire l’attribution à Pascal, faire de lui le précurseur de Karl Marx ou rapporter les tensions perceptibles à une pluralité de traditions que Pascal a cru pouvoir « greffer » sur les thèses augustiniennes — tendent par des biais différents à substituer un auteur à un autre pour éviter de penser contre (ce que l’on sait de) l’auteur, pour ne pas avoir à lire un texte contre son auteur supposé.

  • 21 Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 1996.

  • 22 Richard Rorty, « Le parcours du pragmatiste », dans Umberto Eco, Interprét...

  • 23 Stanley Fish, Quand lire c'est faire. L'autorité des communautés interprét...

53Distinguera-t-on toutefois les scrupules d’Erich Auerbach de la tentation de Lucien Goldmann en recourant à la trop commode distinction établie naguère par Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation (mais déjà dans Lector in fabula) entre interprétation et usage d’un même texte21 ? Erich Auerbach offrirait une « interprétation » de la pensée de Pascal en tentant de rendre compte d’une contradiction sans jamais sortir du cadre de référence qu’on peut imputer à l’auteur (dût-on faire appel à l’inconscient), et sans parvenir à la lever vraiment ; Lucien Goldmann « userait » des textes de Pascal pour faire éclater la supériorité de la dialectique historique sur la dialectique tragique. L’un regarde en amont du texte pour restituer la pensée de Pascal, l’autre vers l’aval en pensant avec Karl Marx depuis Pascal, ou en lisant Pascal depuis Karl Marx dont il s’agit de conforter le statut. Posons plutôt avec Richard Rorty que l’interprétation est un usage comme un autre, que la seule chose que l’on puisse faire avec un texte, comme avec toute chose, c’est d’en faire usage22. La lecture « janséniste-conservatrice » des textes politiques de Pascal, apparemment mieux conforme à ce que l’on peut savoir de ses positions propres et de celles de son milieu, est un usage au même titre que la lecture « révolutionnaire ». Seules diffèrent les visées respectives de ces deux lectures — et le public qu’il s’agit finalement de convaincre sinon de séduire ; lecteurs d’Erich Auerbach et lecteurs de Lucien Goldmann forment « deux communautés interprétatives » distinctes23 : à chacune sa vraisemblance et sa rhétorique critiques, où la « fidélité » n’est que l’autre nom d’une conviction, et peut-être d’une croyance.

54On aura au moins perçu chez l’un comme chez l’autre la nécessité d’ajouter aux textes attribués à Pascal quelques fragments surnuméraires aussi bien qu’allographes pour conjurer la tentation devant laquelle les Discours sur la condition des Grands place chacun de ses bénévoles lecteurs : penser contre « Pascal » — contre son propos explicite, contre ce qu’on peut raisonnablement savoir des idées de l’auteur, de son époque, de son milieu. En quoi logique du précurseur et logique de l’interpolation sont bien encore des logiques herméneutiques, qui ne connaissent pas d’autre autorité que celle de l’auteur — dût-on attribuer tel énoncé à Saint Augustin ou laisser Karl Marx achever « Pascal ».

55Penser contre l’auteur supposerait de s’arracher à un tel horizon : Pascal n’a pas pu dire ce que pourtant je crois lire dans les textes qu’on lui impute ? Je le dirai alors comme mien, en instituant ce vouloir-lire en une manière de devoir : « Pascal » m’amènera jusqu’au point où je dois commencer à parler en mon nom — à un tout autre public que celui de 1670, et dans une finalité nécessairement différente ; je penserai aussi loin que possible avec lui, jusqu’au moment où ce que j’ai à énoncer, je ne chercherai plus à le couvrir du manteau de son autorité : je ne le dirai pas tant contre lui que pour moi, en donnant congé à la question de la signification pour affirmer un écart, et revendiquer un usage au présent des textes du passé. Si « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher », penser contre l’auteur, cela s’appelle peut-être, finalement, philosopher.

Notes

1 Notamment dans Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993 ; et dans une série d’articles recueillis à titre posthume dans : Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997.

2 En 1679, le Traité de l’éducation d’un prince sera repris, en même temps que les Discours de M. Pascal…, au tome II des Essais de Morale dûment signés alors par Pierre Nicole.

3 Une tradition très tardive identifie ce jeune élève, sans preuve convaincante, à Charles-Honoré de Chevreuse, dont Claude Lancelot fut un temps le précepteur, né en 1646 du duc de Luynes qui avait été pour sa part le traducteur des Meditationes de René Descartes. Voir notre édition du texte : Blaise Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands, suivis de Pensées sur la politique, édition établie et commentée par Marc Escola Paris, Fayard, « Mille et une nuits », 2009, où l’on trouvera le texte de cette Préface, ainsi qu’une bibliographie.

4 Ibid. , p. 13-14, comme pour les citations suivantes.

5 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des grands, op. cit., n° 10. Cet énoncé est référencé dans les principales éditions des Pensées de la manière suivante :
Blaise Pascal, Opuscules et pensées, publiés avec une introduction, des notices et des notes, par M. Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1897, n° 312. [abrégé ci-après Br.]
Blaise Pascal. Pensées, Texte établi par Louis Lafuma, suivi d'une étude de Jean Mesnard, précédé d'un avertissement de Samuel S. de Sacy, Paris, le Club du meilleur livre, 1958, n° 645. [abrégé ci-après Laf.]
Blaise Pascal. Pensées, édition établie, d'après la copie de référence de Gilberte Pascal, par Philippe Sellier, Paris, Mercure de France, 1976, n° 350. [abrégé ci-après S.]

6 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des grands, op. cit. , n° 11 [Br. 298 ; Laf. 103 ; S. 135].

7 Ibid., n° 2 [Br. 320 ; Laf. 977 ; S. 786].

8 On se reportera aux « fragments » numérotés 13, 27 et 12 (pour la version cynique, ou machiavélienne) de notre édition (Ibid.)

9 Le pronom a pour antécédent le « tiers indifférent » que le bon sens voudrait voir décider de l’ordre du monde. Pascal démarque ici ouvertement les formules célèbres de l’« Apologie de Raymond Sebon » (II, 12) de Montaigne (on y reviendra).

10 Tromper.

11 Saint Augustin (Cité de Dieu, IV, 31, cité de mémoire d’après Montaigne, II, 12 toujours) : « Belle religion que celle où alors que l’homme cherche la vérité libératrice, on croit que le mensonge lui est utile. » (notre trad.).

12 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des grands, op. cit. , n° 19 (nous soulignons). [Br. 294 ; Laf. 60 ; S. 94].

13 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des grands, op. cit. , n° 23. [Br. 337 ; Laf. 90 ; S. 124]. Voir aussi n° 24 & 25.

14 Erich Auerbach, Pascals politische Theorie, dans Vier Untersuchungen zur Geschichte der französischen Bildung, Berne, A. Francke, 1951 ; traduction française par Diane Meur, dans Le Culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, Paris, Macula, « Argo », 1998, p. 87-90 (comme pour les citations suivantes).

15 Pensées sur la politique, dans Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des grands, op. cit. , n° 19 (Br. 294, Laf. 60, S. 94), & n° 14 (Br. 878, Laf. 85, S. 119).

16 Vie de M. Pascal, par Gilberte Périer, [S., p. 127] ; rappelons que cette biographie, rédigée probablement dès après la mort de Pascal (1662) et qui connut d’abord une circulation manuscrite, fut mise à profit par le fils de Gilberte, Étienne, dans un premier projet de préface pour l’édition de Port-Royal des Pensées, finalement écarté en 1670 ; le texte de cette Vie ne fut imprimé qu’en 1684.

17 Soulignons, quant au statut seulement oral de ce qui nous est pourtant offert à lire comme un texte, qu’il n’en va pas autrement pour un grand nombre des textes attribués à Pascal : L’Entretien avec M. de Sacy sur Épictète et Montaigne, donné dans les Mémoires de Fontaine, et même les Pensées qui n’apparaissent comme les brouillons préparatoires à une apologie de la religion chrétienne qu’en vertu de l’allégation, par les premiers éditeurs des Pensées mais jamais autrement attestée, d’une conférence que Pascal aurait donnée sur ce sujet et qui en délivrait le « plan »…

18 Voir l’article de Judith Schlanger, « Le précurseur », dans Le Temps des œuvres. Mémoire et préfiguration, Jacques Neefs (dir.), Saint-Denis Presses Universitaires de Vincennes, 2001.

19 Lucien Goldmann, Le Dieu caché [Gallimard, 1959 ], Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 311 sq., ( ici comme pour les citations suivantes). Précisons que Lucien Goldmann ne veut connaître que les « pensées politiques » dans l’édition Brunschvicg, et qu’il ignore apparemment tout des Trois Discours.

20 Il faut chercher ailleurs, dans « De la physionomie » (III, 12), les réflexions de Montaigne sur les guerres civiles dans une digression sur le thème du remède pire que le mal (« est-il quelque mal en une police qui vaille être combattu par une drogue si mortelle ? »), où l’auteur des Essais s’en prend surtout aux prétextes religieux allégués par les partis en lutte.

21 Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 1996.

22 Richard Rorty, « Le parcours du pragmatiste », dans Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, op. cit. , p. 97.

23 Stanley Fish, Quand lire c'est faire. L'autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007. Voir le compte rendu proposé dans Acta fabula de cette tardive traduction française : Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », Acta Fabula, Janvier 2008 (Volume 9, numéro 1), URL : http://www.fabula.org/revue/document3780.php [page consultée le 1 septembre 2011].

Pour citer ce document

Marc Escola, «Penser contre « Pascal ». Jansénisme ou révolution», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures, mis à jour le : 31/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/189-penser-contre-pascal-jansenisme-ou-revolution.

Quelques mots à propos de :  Marc  Escola

Université de Lausanne
En 2009 (date de la communication d’où est issu l’article), Marc Escola était professeur à l’université de Paris 8.

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