Dossier Acta Litt&Arts : Les conditions du théâtre : la théâtralisation
Du politique au spectaculaire, du réel au théâtral. L’assassinat de Concini en 1617 et ses représentations
Résumé
L’année 1617, au cours de laquelle le jeune roi Louis xiii s’empare du pouvoir, enchaîne des événements de nature à la fois historique et artistique et peut permettre d’éprouver les concepts de « théâtralisable » et de « théâtralisé » à l’aune de la réalité et de la fiction, de l’actualité politique et du spectacle.
À travers trois événements (un ballet de cour, un coup d’état, une tragédie), pris dans un même engrenage, on s’attachera à comprendre selon quels critères le réel est théâtralisable et à l’inverse comment le théâtralisé fait apparaître le réel, selon quelle cohérence l’enchaînement des actions obéit et selon quelle puissance les images captent l’attention.
La Délivrance de Renaud, ballet joué devant la cour, constitue un spectacle-avertissement : il théâtralise un épisode de la Première Croisade et joue en même temps avec l’actualité. Puis l’assassinat des Concini est un réel annoncé, qui se déploie dans une série d’épisodes inattendus et empreints de théâtralité. Enfin la tragédie attribuée à Pierre Matthieu, La Magicienne étrangère, met en scène le réel advenu comme un devoir de mémoire.
Texte intégral
1Au cours de l’année 1617, le jeune Louis xiii s’empare du pouvoir. L’enchaînement des événements, à la fois historiques et artistiques, qui contribuent à ce coup d’État, peuvent permettre d’éprouver les concepts de théâtralisable et de théâtralisé, d’analyser ce faisant les rapports qu’entretiennent la réalité et la fiction, l’actualité politique et le spectacle1.
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2 Anne Surgers souligne la conjonction du ballet de cour, La Délivrance de Re...
2On va le voir, le même objet s’affiche sous trois formes2. D’abord le jeune roi fait jouer devant la cour La Délivrance de Renaud, un ballet qui peut se comprendre comme un avertissement. Puis, pour éliminer ses adversaires, a lieu le coup d’État. Il se déploie dans une série d’épisodes inattendus et spectaculaires, qui, pour certains, échappent à la mise en scène du roi. Enfin plusieurs pièces de théâtre commémorent l’action du roi, parmi lesquelles La Magicienne étrangère, tragédie attribuée à Pierre Matthieu qui retiendra notre attention.
3Quels sont les ingrédients de la réalité qui possèdent déjà en eux-mêmes une théâtralité et une spectacularité, qui peuvent alors nourrir la représentation, qu’il s’agisse d’un ballet de cour ou d’une pièce de théâtre ? Quel rapport entretiennent réalité et fiction ? En comparant ces trois moments, nous examinerons en amont la théâtralisation du projet, puis le coup d’État dans ses aspects spectaculaires, enfin la mise en scène qui en est faite au théâtre.
La théâtralisation du projet
4C’est en novembre 1616 que s’est nouée la conjuration initiée par le jeune roi Louis xiii pour écarter les Concini du gouvernement3. Le roi n’a alors que 15 ans. C’est à peu près à cette date que Marie de Médicis, mère du roi et régente du royaume, souhaite présenter devant la Cour, au début de l’année qui vient, un spectacle de danse. Elle associe son fils à ce projet4.
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5 Ce poème est écrit en 1581.
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6 Un livre est édité peu de temps après, il comprend le livret, la musique, l...
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7 C’est-à-dire une action inhabituelle, aux motivations entremêlées, mue par ...
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8 C’est la définition que Marie Terral-Vidal donne de ce terme emprunté à la ...
5Le jeune Louis xiii choisit de s’inspirer de la Jérusalem délivrée, épopée en vers du poète italien Le Tasse5, qui raconte la Première Croisade, et retient les épisodes relatant les aventures de Renaud et Armide, un chevalier chrétien ensorcelé par les charmes d’une ennemie et libéré par ses compagnons d’armes. Le jeune roi se met au travail, coordonne la réalisation du ballet et le dimanche 29 janvier 1617, Louis xiii fait représenter devant la cour, dans la Grande Salle du Louvre, un ballet qui s’intitule La Délivrance de Renaud6. Par le message textuel et visuel, le ballet sert ses intérêts politiques et, pourrait-on dire, s’apparente à un acting out7, « une parade qui laisse transparaître ce qu’elle cache8 », un avertissement à peine voilé.
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9 Pierre Chevallier, Louis XIII, Paris, Fayard, 1979, p. 126.
6Il faut souligner l’ampleur des moyens musicaux, chorégraphiques et scénographiques mis en œuvre qui font de ce ballet un événement. Plusieurs membres éminents de la Cour participent au ballet. A la fois omniprésent et en retrait de l’action principale, Louis xiii tient plusieurs rôles (celui du roi, puisqu’on ne peut oublier qui il est et ce qu’il représente, du Démon du feu purificateur et de Godefroy de Bouillon, le chef militaire), mais non le rôle principal de Renaud, comme s’il ne fallait pas trop souligner la comparaison entre d’une part le guerrier désarmé et sous influence et d’autre part le roi empêché de gouverner. La salle est comble, le spectacle mêle musique, décors merveilleux, textes dits et chantés, chorégraphie. Il dure deux heures et demie9.
7L’action du ballet peut être résumée en quelques tableaux essentiels :
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10 Comme dans le récit tassien, le ballet entremêle récit historique, figures...
1. Le premier tableau rappelle l’idéal référent de la fonction royale. Surplombant l’assemblée au lieu le plus élevé, le roi ouvre le ballet et incarne le Démon du feu10, celui qui purifie de la corruption, rappelant ce qu’est la force d’un vrai roi. À l’avance est énoncée une morale de l’histoire : comme un feu, la puissance du roi est faite pour purifier, brûler ce qui est corrompu. Dans les lignes qui suivent et qui s’intègrent à la description du ballet, Etienne Durand, auteur de l’édition du ballet, précise les intentions politiques de Louis xiii :
11 Discours au vray du ballet dansé par le Roy, etc., op. cit., p. 5-6.
[…] il se vêtit encore de la sorte à dessein de témoigner sa bonté à ses sujets, sa puissance à ses ennemis, et sa Majesté aux étrangers, il savait bien, que c'est le propre du feu d’épurer les corps impurs et de réunir les choses homogènes et semblables, séparant l’or et l’argent de toute autre matière moins noble et moins riche, comme c'est le principal désir de sa Majesté, de rappeler tous ses sujets à leur devoir, et les purger de tous prétextes de désobéissance11.
2. Le deuxième tableau montre la situation initiale du récit, inacceptable, qui s’oppose aux principes affichés précédemment. Inoccupé et indolent, Renaud est prisonnier de la magicienne Armide sous la garde de plusieurs démons. Plus loin une nymphe nue chante un hymne au plaisir mais aussi à la lâcheté, qu’on pourrait résumer par le slogan des années 1960, « make love, not war », loin des idéaux de la chevalerie ou de la royauté. Citons les propos de la nymphe :
Il [Renaud] doit plutôt faire la guerre
Sous Amour qui peuple la terre,
Que de perdre la fleur de ses jours les plus beaux
Sous Mars qui peuple les tombeaux.
3. L’acmé du ballet correspond au moment où le héros prend conscience de son ensorcellement et s’en délivre. Partis à son secours, les soldats tombent sur Renaud. Sur le bouclier tendu par les soldats, Renaud voit son reflet : un corps alangui sous l’effet des charmes d’Armide. Cette vision de lui-même l’ébranle et le libère aussitôt de ses chaînes intérieures.
4. Les derniers tableaux racontent la déroute d’Armide et de ses Démons protecteurs, l’effondrement du monde merveilleux qu’elle gouvernait et le triomphe de l’armée chrétienne : c’est la délivrance complète de Renaud.
8Si ce ballet, adapté d’une œuvre de fiction, se déroule dans un décor merveilleux (une montagne creusée d’une grotte et précédée d’un parterre de fleurs, un jardin enchanté, des fontaines d’or), il fait néanmoins écho à des faits historiques. On y discerne les rapports que le représenté entretient avec la réalité : à la fois l’histoire de la Première Croisade et l’actualité politique en France. Des détours permettent d’aborder un sujet délicat et brûlant : l’emprise des Concini sur Marie de Médicis. Ce ballet est une sollicitation au déchiffrement à travers une poétique des symboles (l’allégorie du feu notamment) et le personnage d’Armide, qui est à la fois magicienne et étrangère et peut être comparée à Léonora Concini, dite la Galigaï, venue d’Italie, qu’on accuse de s’être emparée avec son mari des rênes du pouvoir et qu’on soupçonne de sorcellerie.
9Ce spectacle au contenu anticipateur s’appuie néanmoins sur la tradition du ballet de cour et l’intrigue d’une épopée en vers. Les schèmes culturels de la littérature servent à donner une structure dramatique et chorégraphique au ballet, mais encore à déchiffrer le réel. Principe de rhétorique aussi : un discours politique, même le plus innovant et le plus contestataire de l’ordre existant, a tout intérêt à puiser dans une fable déjà connue, revêtir des formes qui enchantent et cultiver l’ambiguïté.
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12 Dans le texte publié par Etienne Durand, de nombreuses gravures illustrent...
10Le sens du ballet est aussi déchiffrable à travers certaines images. On en retiendra trois qui laissent une empreinte forte : la grotte, élément du décor, grotte utérine pourrait-on dire, d’où sortira définitivement le héros, allant vers la lumière, comme s’il s’agissait d’une seconde naissance et qui illustre l’émancipation du roi à l’égard de sa mère ; le miroir du bouclier, objet de scène qui constitue pour Renaud un lieu de réflexivité, de reproche mutique devant sa propre aliénation et son « idéal du moi » entaché, puis de ressaisissement immédiat de soi, marqueur aussi de la prise de conscience du roi Louis xiii face à la situation politique du pays ; la pointe agressive de la figure finale du ballet qui ressemble à une troupe de fantassins armés de piques chargeant le public12, suscitant l’effroi et ajoutant à l’intention politique la force possible de l’exécution.
11Une intrigue qui s’apparente à un désenvoûtement psychique et à une délivrance physique, la présence intense du roi personnifiée par le feu purificateur, des images associant le plaisir du spectaculaire, la confidence intime et le rêve d’anticipation : autant d’éléments qui donnent à ce ballet l’expression d’une volonté, d’une prise en main du réel. Par le faste des moyens engagés et par son succès, La Délivrance de Renaud est à lui seul un événement politique.
La théâtralité du coup de majesté
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13 Voir Yves-Marie Bercé, « Les coups de majesté des rois de France, 1588, 16...
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14 Voir : Pierre Chevallier, Louis xiii, op. cit. ; Christian Petitfils, Loui...
12Les historiens ont coutume d’appeler cet événement un « coup de majesté »13. Il s’agit d’un ensemble de faits qui ont conduit en quelques semaines sur ordre du roi à l’assassinat de Concino Concini (24 avril 1617), puis à l’arrestation et à la condamnation à mort de Léonora Dori, dite La Galigaï, son épouse (du 28 avril au 8 juillet 1617), enfin à l’exil de Marie de Médicis, mère du roi et régente, au château de Blois (3 mai 1617)14. D’un coup, le pouvoir change de mains.
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15 Le terme est d’Hélène Duccini (Ibid., p. 340).
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16 Ainsi dans la gravure intitulée Histoire véritable de la vie et mort de Co...
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17 Voir Hélène Duccini, « Chapitre vi. 24-25 avril 1617 : l’assassinat du mar...
13Aussitôt la presse et l’opinion publique ont perçu l’importance de cet événement et ce qu’il avait de spectaculaire. Sous forme pourrait-on dire de « bande-dessinée15 » ou de magazine d’actualité à sensation, des placards16 relatent les différents épisodes de ce bouleversement politique, en insistant sur les deux aspects les plus spectaculaires : d’une part l’assassinat de Concini et le lynchage de son cadavre à travers les rues de Paris, d’autre part la condamnation à mort en place publique de son épouse Léonora. En même temps que d’informer, d’afficher un parti-pris, il s’agit de raconter la grandeur et la misère d’un destin, de créer des émotions chez le lecteur, de montrer que la vérité peut dépasser la fiction17.
14Revenons à l’événement factuel. Ce coup de majesté est motivé pour l’essentiel par un conflit de nature politique. Le jeune roi ne supporte plus l’emprise qu’a sur le gouvernement l’entourage de sa mère, notamment le couple Léonora et Concino Concini. Conflit politique qu’amplifient les intrigues de la noblesse, ravie quand l’autorité souveraine est affaiblie, mais aussi conflit psychologique tant le sentiment d’humiliation du roi est exacerbé.
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18 Pierre Chevallier, Louis xiii, op. cit., p. 167.
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19 Jean-Christian Petitfils, Louis xiii, op. cit., p. 281.
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20 Dans son Histoire de France, Michelet s’étonne aussi de cet acte manqué sa...
15C’est le 24 avril à dix heures que tout se joue. Concini arrive au Louvre, accompagné d’une cinquantaine de personnes. Entrée théâtrale, mais imprudente. Occupé à lire une lettre, il s’est séparé du plus gros de sa suite18. Vu la disposition des lieux, Concini vient de passer en terrain ennemi sans s’en rendre compte. Nicolas de L’Hospital, marquis de Vitry, associé à la conjuration, avait été prévenu par « trois tours de chapeau19 » que Concini était entré dans l’enceinte du Louvre. Sur la passerelle, il le croise mais sans du tout s’en apercevoir. L’inquiétude l’envahit : « Où est le maréchal ? » « Mais le voilà », lui répond-on. Étrange acte manqué de Vitry qui, attendant Concini pour l’arrêter, ne le voit pas et le cherche alors qu’il est dans les murs, tout près de lui20 ! Trac, imminence d’un instant décisif, préfiguration inconsciente de l’élimination physique qu’il va accomplir, alors que les ordres sont seulement d’arrêter Concino Concini — sauf s’il y a rébellion ? La défaillance du regard, l’hésitation qu’il ne peut cacher, la trahison de ses propres gestes offrent là un suspense narratif, exploitable au théâtre.
16Se reprenant et le voyant enfin, Vitry saisit Concini par le bras et lui déclare : « De par le roi, je vous arrête ! » « À Moi ! », répond Concini, reculant et mettant la main à son épée. Aussitôt, considérant qu’il y a résistance, Vitry se met à hurler : « Tue ! tue ! » L’escorte de Vitry sort ses pistolets et tire à bout portant21. À l’autre bout du Louvre, Louis xiii patiente. Enfin averti de la bonne exécution du projet, il se montre à une fenêtre et, devant une foule de gentilshommes, déclare : « Merci ! Grand merci à vous ! À cette heure, je suis roi… ». Puis, à une autre fenêtre, il s’adresse aux soldats de garde et conclut en leur criant : « Aux armes ! Aux armes ! Compagnons !22 ». Une façade de palais, plusieurs fenêtres qui s’ouvrent, et à chaque fois le maître des lieux qui apparaît : il y là une scénographie et une mise en scène qui marquent la théâtralisation qui est faite de l’événement.
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23 Armand Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu, « Livre viii », Mémoire...
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24 Épisode raconté par les historiens déjà cités.
17Mais l’affaire n’est pas terminée. Le peuple « enivré de fureur23 » impose sa participation à l’événement : il va être à la fois acteur et spectateur. L’acharnement sur le corps de Concini va se poursuivre. Sur la passerelle du Louvre, on l’a transpercé de balles, de coups d’épée, dépouillé, enterré à la dérobée ; dans les rues de Paris, on va l’avilir par tout un rituel macabre. Le peuple déterre le corps de Concini, le met en pièces et le brûle. Un corps transformé en marionnette, agité en tous sens dans la rue, mis à nu, puis mis en pièces, puis brûlé24. Mais Concino Concini reste une figure, une présence qui va continuer de hanter l’opinion, être le sujet de libelles, de gravures et de tragédies.
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25 Richelieu, Mémoires, op. cit., p. 167.
18La réussite politique de la conjuration est totale. Victime d’un matricide politique, Marie de Médicis est reléguée à Blois. Par ailleurs, on fait juger La Galigaï, épouse de Concini. Condamnée à mort pour « crime de lèse-majesté divine et humaine », elle est décapitée en place publique, ses restes sont jetés dans un brasier et tous ses biens confisqués. Ce dernier aspect de l’événement a particulièrement retenu l’attention des contemporains. Dans ses Mémoires sur le règne de Louis xiii25, Richelieu décrit notamment l’effet que le spectacle de son supplice produit sur la foule :
Par un subit changement, tous ceux qui assistèrent au triste spectacle de sa mort devinrent tous autres hommes, noyèrent leurs yeux de larmes de pitié de cette désolée au lieu d’assouvir leur cœur de son supplice qu’ils avaient tant désiré et au lieu qu’ils étaient accourus pour la voir comme une lionne qui après avoir fait beaucoup de carnage était prise dans les rets et prête à subir la vengeance des maux qu’elle avait faits, elle leur parut comme une brebis qu’on menait à la boucherie, et l’eussent voulu racheter de leur propre sang.
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26 Gilles Declercq établit la distinction suivante entre les termes spectacul...
Description qui mêle témoignage sur le châtiment, observation dans toute sa variété de la foule spectatrice, dont le désir de vengeance et la terreur devant le châtiment finissent par se muer en pitié, éloge funèbre implicite de la condamnée dont la dignité face à la mort émeut, allégorie animale qui à la façon d’un oxymore la compare simultanément à une lionne et à une brebis, rend la personnalité de la Galigaï complexe, à la fois inquiétante et attachante, renforce la visualisation de la scène, fait ainsi d’un événement judiciaire et politique une fable morale. Richelieu ne commente pas l’événement, mais décrit strictement ses effets sur le peuple et tire de sa réception une leçon sur la grandeur et la misère de l’homme. Le réel revêt ici une spectacularité26 qui suscite des émotions et des réflexions en retour.
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27 C’est-à-dire entre les années 1570 et 1620. Voir Christian Biet (dir.), Th...
19Outre que l’entreprise est réussie, cet événement s’est transformé en spectacle de la cruauté, dans la tradition du théâtre d’alors ayant pour vocation de « répondre au goût du public qui aime les émotions violentes, l’horreur spectaculaire et les actions terribles27 ». Dans ses épisodes successifs, qu’il soit calculé ou spontané, l’événement s’avère à la fois empreint de théâtralité et de spectacularité, une mécanique de réception déjà rôdée et un dispositif structurant le regard sont déjà en place dont peut s’emparer une poétique de la scène.
La théâtralisation de l’événement historique
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28 A savoir : La perfidie d’Aman, mignon et favori d’Assuerus (tragédie écrit...
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29 Voir : La Magicienne étrangère, tragédie en laquelle on voit les tyranniqu...
20En 1617, dans les mois qui suivent le coup de majesté, on dénombre au moins quatre œuvres dramatiques qui s’inspirent des événements qu’on vient de relater28. Notre attention se portera sur une seule, La Magicienne étrangère29, tragédie attribuée à Pierre Matthieu qui s’intéresse au deuxième volet de l’événement : le jugement et la condamnation de l’épouse de Concini.
21Le titre met en évidence l’accusation majeure de sorcellerie qu’on a faite à Léonora Concini. C’est sous son autre nom de Galigaï qu’elle apparaît dans la pièce. Entre le ballet de cour évoqué plus haut et cette tragédie, un parallèle peut être établi entre les personnages d’Armide et de Galigaï, qui toutes deux sont d’origine étrangère et pratiquent la magie. Dans les deux cas, le propos est moral et idéologique : anéantir la corruption, préserver le royaume. La leçon de la tragédie est ici confirmative, alors que celle du ballet était programmatique.
22Cette tragédie en quatre actes débute par une scène où le roi converse avec ses courtisans, rappelle les torts commis par les Concini, les malheurs qu’ils ont engendrés dans le royaume et le juste châtiment qui a été réservé à Concino Concini :
Qui était le chaos de la confusion,
Qui était l'argument de la division,
Qui était le pivot des discordes civiles,
Qui était le tison qui embrasait mes villes :
Bref qui fut le chaos, l'argument et l'auteur,
De cela que Pandore a versé de malheureux
Dessus les lys français, dû depuis que l'envie
L'enhardit sourdement d'attenter sur ma vie :
Mais puisque ses desseins ont été sans effet,
Puisqu'un Mars de Victry l'a bravement défait,
Éteignons en ce siècle à jamais sa mémoire.
Puis, de concert, le roi et les courtisans considèrent que Galigaï devrait subir le même sort que son époux, à la fois parce qu’elle a été complice et inspiratrice, mais encore parce qu’elle pratique la magie et s’en serait vantée (I, 1).
23Centrée sur Galigaï, l’action retrace quelques moments-clés du coup de majesté : la décision du roi de faire condamner l’épouse de Concini, le procès, puis l’exécution publique. Alternent des scènes du monde visible (politique et juridique) et du monde invisible des Enfers où séjourne Concini alors qu’il s’apprête à accueillir son épouse. La composition dramatique n’est pas sans rappeler le genre de la moralité médiévale, opposant vice et vertu. Dans une tirade d’aveu, Galigaï détaille ses recettes de magicienne (II, 2) :
Tantôt des loups garous j'amassais les entrailles,
De la graine de Chus, des têtes de corneilles,
Du duvet de Lanier, du myrthe paphien,
Du pavot endormant, du sable égyptien,
De l'encens masculin, des pépins de citrouilles,
Du suaire de mort, et des os de grenouilles,
De quoi en moins d'un rien je faisais par mes vers,
Pâlir le clair Titan, en trembler l'univers.
24Si le texte reste conforme pour l’essentiel aux faits historiques et si les situations ont une tonalité réaliste (conversations de la cour, enquête des juges, délibérations du tribunal), la trame dramatique intègre des figures allégoriques, telles que les trois Furies volant au secours de Galigaï, ou l’Ange Gardien, dont le rôle est de protéger le royaume. Des images fortes nourrissent les répliques, elles donnent à voir non seulement la pratique de la magie comme on vient de le voir, mais aussi le paysage de la mort (images inspirées de la mythologie antique) ou encore la misère du peuple et la guerre civile, maux causés par les exactions du couple Concini. La tragédie entrelace donc d’un côté le documentaire et l’actualité politique, de l’autre la morale et la religion, comme s’il fallait à la fois montrer le réel et prendre de la distance par rapport à lui.
L’indessinable frontière entre théâtre et réalité
25À travers ces trois exemples (une intention politique annoncée par un ballet de cour, un événement politique subissant les aléas de la spontanéité populaire, une tragédie qui reconstitue l’actualité récente), quelques pistes peuvent être dégagées de manière à cerner la notion de théâtralisable, un réel que peut s’approprier la scène, et à l’inverse comment le théâtralisé peut représenter le réel.
26Dans La Délivrance de Renaud, la communication politique peut être imprégnée de théâtralité, pour affirmer la majesté d’un roi et la grandeur de son projet politique, mais aussi pour chercher à rendre crédible un avertissement. À cet égard, la mobilisation et le déploiement de moyens considérables pour mettre en scène le ballet, l’implication même du roi comme organisateur et comme acteur visent à susciter la peur auprès du public, non seulement pour servir la dramaticité du récit, mais aussi de manière performative dans le contexte politique d’alors. La scène s’apparente à une manœuvre militaire destinée à impressionner l’adversaire. Ici théâtralisé et théâtralisable se mêlent, le ballet est à la fois la mise en spectacle d’un épisode épique et l’annonce d’un possible, le réel pouvant advenir par l’effet du théâtre.
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30 La dramaticité « réfère au système des faits aristotélicien, à la conduite...
27Dans les deux volets que constituent l’assassinat de Concini et la condamnation à mort de Galigaï, l’événement politique possède une dramaticité30 et une spectacularité dans l’agencement de ses différentes séquences et dans les images qui les ponctuent, deux aspects qui seront ensuite exploités par les auteurs dramatiques. Le réel s’est accompli, sa manifestation sensationnelle le proclame et tous les supports de communication s’emparent du « choc des images ». Cependant, quelle part de théâtralité tient à la préparation méticuleuse du complot par le roi louis xiii, à la mise en place d’un dispositif structurant le regard des courtisans et du peuple ? Quelle autre part de théâtralité tient aux circonstances ? On pourrait se demander si l’événement n’est pas le théâtralisé d’une intention, déjà mise en spectacle trois mois auparavant — sauf que par deux fois la réaction du public dépasse le projet politique : une première fois quand le peuple parisien transforme l’élimination de Concini en happening, s’acharnant sur son cadavre et composant un rituel macabre, une seconde fois lors de l’exécution de Galigaï quand la foule se met à pleurer devant la dignité de la suppliciée. À rebours du programme strictement conçu par le roi, le spectateur est devenu acteur et permet d’inscrire l’événement du côté du théâtralisable : la spectacularité l’a emporté sur la théâtralité.
28À l’instar des divers supports de communication écrits de l’époque (libelles, chansons, poèmes, placards), La Magicienne étrangère met en scène l’événement. Le théâtralisable est devenu théâtralisé, la réalité représentation. Toutefois la transformation de l’événement s’est opérée avec recul, en tirant parti de ses caractéristiques dramatiques et spectaculaires avec discernement, en privilégiant la leçon politique et morale. Le théâtralisé s’accompagne ainsi d’une prise de distance par rapport au théâtralisable, qui permet à l’agencement des faits tels que retenus dans la tragédie de tamiser une actualité encore brûlante, de simplifier le réel pour le comprendre, de l’investir d’un sens qui convient à tous, au roi comme au peuple.
29Dans ces trois exemples, les déplacements constatés entre théâtralisable et théâtralisé s’opèrent dans les variations du récit, l’agencement des actions, mais aussi dans la sélection et l’invention des images. Ce qui semble en jeu, c’est à la fois l’intentionnalité et la force performative que peut revêtir un avertissement politique, la construction d’un dispositif idéologique à travers la scène, mais aussi la place du spectateur dans le monde, spectateur captif ou actif, déchiffreur d’un avertissement, acteur de l’événement ou méditant une leçon politique et morale.
Notes
1 La présente contribution doit beaucoup à Gilles Declercq, mon directeur de thèse, et à Romain Bionda, organisateur de la journée d’études Les conditions du théâtre. Le théâtralisable et le théâtralisé à l’Université de Lausanne, qui m’ont aidé par leurs précieuses remarques. Je tiens à les remercier vivement.
2 Anne Surgers souligne la conjonction du ballet de cour, La Délivrance de Renaud, avec d’une part l’événement politique, d’autre part deux tragédies portant sur le même sujet en aval : Anne Surgers, « Quand les allégories étaient vivantes. Scénographie, salle, décors, costumes du Ballet de La Délivrance de Renaud », dans La Délivrance de Renaud. Ballet dansé par Louis xiii en 1617, éd. Greer Garden, Turnhout, Brepols, coll. « Epitome Musical », 2011, p. 85-130.
3 Il s’agit de Concino Concini et Léonora Dori, dite la Galigaï, son épouse. Ils sont proches de Marie de Médicis, qui est régente du royaume, et ont pris un ascendant sur elle. Voir Jean-Christian Petitfils, Louis xiii, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2014, p. 265.
4 Ibid., p. 268.
5 Ce poème est écrit en 1581.
6 Un livre est édité peu de temps après, il comprend le livret, la musique, la description de la scénographie ainsi que des illustrations : Discours au vray du ballet dansé par le Roy, le dimanche xxixe jour de janvier 1617 [La Délivrance de Renaud], avec les desseins, tant des machines et apparences différentes, que de tous les habits, des Masques, Paris, Pierre Ballard Imprimeur de la Musique du Roi, 1617. Le texte de La Délivrance de Renaud et la préface sont d’Étienne Durand. René Bordier participe à l’écriture des textes en vers. La musique est confiée à Pierre Guédron, surintendant de la musique du roi, Gabriel Bataille et Antoine Boesset. Les machines sont l’œuvre de Thomas Francine, Intendant Général des Eaux et Fontaines. Il est prévu un orchestre de 45 instruments (luths, violons, trompettes, tambours) et un chœur de près de cent voix.
7 C’est-à-dire une action inhabituelle, aux motivations entremêlées, mue par une grande énergie, prenant une forme hétéro-agressive et signant le retour du refoulé, en reprenant les caractéristiques de l’acting out, telles que définies dans Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 6e éd., 1978.
8 C’est la définition que Marie Terral-Vidal donne de ce terme emprunté à la psychanalyse. Voir : « L'acting out ou l'échappée sur la scène du monde », dans Figures de la psychanalyse, n° 19, Lettres de l’inconscient, dir. Gisèle Chaboudez, 2010, p. 229-234.
9 Pierre Chevallier, Louis XIII, Paris, Fayard, 1979, p. 126.
10 Comme dans le récit tassien, le ballet entremêle récit historique, figures allégoriques (démon du feu, démon des fous, des avaricieux, etc.) et merveilleux (magicienne, jardin enchanté).
11 Discours au vray du ballet dansé par le Roy, etc., op. cit., p. 5-6.
12 Dans le texte publié par Etienne Durand, de nombreuses gravures illustrent le ballet de La Délivrance de Renaud. L’une d’elles (p. 16), la dernière de l’ouvrage, représente quatorze gentilhommes formant une pointe et s’avançant vers le public « avec tant d’ordre et de disposition », précise le commentaire.
13 Voir Yves-Marie Bercé, « Les coups de majesté des rois de France, 1588, 1617, 1661 », dans Complots et conjurations dans l’Europe moderne. Actes du colloque international organisé à Rome, 30 septembre-2 octobre 1993, Rome, Publications de l'École française de Rome, n° 220, 1996, p. 491-505.
14 Voir : Pierre Chevallier, Louis xiii, op. cit. ; Christian Petitfils, Louis xiii, op. cit. ; Hélène Duccini, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis xiii, Lyon, Champ Vallon, 2003.
15 Le terme est d’Hélène Duccini (Ibid., p. 340).
16 Ainsi dans la gravure intitulée Histoire véritable de la vie et mort de Conchini, prétendu marquis d'Ancre et mareschal de France, et de sa femme, trois parties composent le placard : un bandeau gravé et réparti en neuf cases qui correspond aux épisodes de l’événement, un texte écrit avec verve et le sens de l’anecdote qui commente chaque case comme des bulles de bande dessinée, puis en dernier le rappel détaillé et plus objectif des faits, indépendamment des illustrations. Voir Hélène Duccini, Ibid., p. 342.
17 Voir Hélène Duccini, « Chapitre vi. 24-25 avril 1617 : l’assassinat du maréchal d’Ancre », Ibid., p. 318-374.
18 Pierre Chevallier, Louis xiii, op. cit., p. 167.
19 Jean-Christian Petitfils, Louis xiii, op. cit., p. 281.
20 Dans son Histoire de France, Michelet s’étonne aussi de cet acte manqué sans s’y appesantir : « Il le prit au moment où il venait le matin faire sa visite ordinaire à la reine. Il était sur le pont du Louvre avec cette grosse escorte. Vitry était si effaré, qu'il le passa, sans le voir, l'ayant devant les yeux. » (Jules Michelet, Histoire de France, nouvelle éd. revue et augmentée, t. xiii, Richelieu et la Fronde, Paris, A. Lacroix, 1877, p. 210.)
21 Épisode raconté par les historiens déjà cités.
22 Épisode raconté par les historiens déjà cités.
23 Armand Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu, « Livre viii », Mémoires du Cardinal de Richelieu sur le règne de Louis XIII depuis 1610 jusqu’à 1635 (1610-1629), dans Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xviiie, t. 7, éd. Joseph-François Michaud et Baptistin Poujoulat (éditeur du commentaire analytique du code civil), Paris, Guyot frères, 1837, p. 159.
24 Épisode raconté par les historiens déjà cités.
25 Richelieu, Mémoires, op. cit., p. 167.
26 Gilles Declercq établit la distinction suivante entre les termes spectacularité et théâtralité : « Les deux notions concernent le regard, mais par spectacularité nous entendons un état du monde, ensemble de signes ou d’objets, qui se donne à voir ; la spectacularité est une donnée de réception. Inversement par théâtralité, nous entendons un dispositif de structuration du regard relevant de la poétique ». (Gilles Declercq, « Pathos et théâtralité. Pour une économie cognitive des passions », dans Michael Rinn [dir.], Émotions et discours. L'usage des passions dans la langue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 219-245, également en ligne.)
27 C’est-à-dire entre les années 1570 et 1620. Voir Christian Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (xvie-xviie siècle), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. xxvi.
28 A savoir : La perfidie d’Aman, mignon et favori d’Assuerus (tragédie écrite par un anonyme), La Magicienne étrangère (tragédie attribuée à Pierre Matthieu), La Victoire du Phoebus français contre le Python de ce temps (tragédie écrite par un anonyme), La Perséenne ou la Délivrance d’Andromède (tragédie de Jean Boissin de Gallardon). Voir Hélène Duccini, Faire voir, faire croire, op. cit., p. 338, 371 et 372-373.
29 Voir : La Magicienne étrangère, tragédie en laquelle on voit les tyranniques comportements, origine, entreprises, dessein, sortilèges, arrêt, mort et supplice, tant du Marquis d'Ancre que de Léonor Galligay sa femme, avec l'aventureuse rencontre de leurs funestes ombres, par un bon français neveu de Rotomagus, Rouen, éd. David Geuffroy et Jacques Besongne, 1617 ; La Magicienne étrangère, publication par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, Théâtre Classique, septembre 2015, également disponible en ligne.
30 La dramaticité « réfère au système des faits aristotélicien, à la conduite de l’action dans la dramaturgie classique ». (Gilles Declercq, « Pathos et théâtralité », art. cit.)
Bibliographie
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Pierre-Louis Rosenfeld
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3