Dossier Acta Litt&Arts : Les conditions du théâtre : la théâtralisation

Cécile Vilvandre

La saynète d’entreprise: le spectacle d’une médiation en prise directe sur la réalité

Résumé

Le théâtre d’entreprise est un puissant outil de communication et un spectacle divertissant au service de l’entreprise. Une des modalités les plus couramment pratiquées est l’écriture de saynètes qui en reprennent les codes et le vocabulaire pour servir des objectifs managériaux. Face au théâtre de répertoire se rapportant au monde du travail, qui évoque souvent les aspects sombres de la sphère professionnelle, les sujets abordés par le théâtre d’entreprise offrent l’avantage de la véracité, de situations vécues telles que les communications interpersonnelles, le travail d’équipe, les risques psycho-sociaux, la sécurité et la diversité au travail. L’intervention du média théâtre dans le milieu de l’entreprise crée un espace artistique et symbolique où sont représentées des situations du monde du travail pour amener le public à réfléchir sur son propre vécu. Dans ce contexte, la caractéristique essentielle de l’écriture de la saynète d’entreprise n’est pas le texte, c’est le mouvement entre l’écrit et le geste avant, pendant et après la représentation, car l’auteur produit son œuvre en même temps que son public. L’enjeu de notre étude sera d’explorer le fonctionnement de l’écriture instrumentale qui permet à ces scénarios de se constituer en théâtre.

Texte intégral

1Parler de théâtre d’entreprise semble à priori difficilement concevable. On imagine mal le contexte sérieux et rationnel de l’entreprise accueillant un spectacle théâtral autrement que sous la forme d’animations événementielles pour dynamiser ou divertir les employés, lors d’opérations de relations publiques variées (conventions, congrès, anniversaires, assemblées générales). Pourtant depuis une trentaine d’années, le théâtre est progressivement devenu un phénomène interne aux organisations qui ont désormais recours à celui-ci dans leurs actions de formation et de communication interne.

  • 1 Laurent Lesavre, Scènes de management. Le théâtre au service de l’entrepris...

  • 2 « L’effet miroir est une expression lancée par Carl Gustav Jung […] à propo...

  • 3 Durant les années 1970, le Théâtre de l’Aquarium, installé à la Cartoucheri...

2Selon la définition que propose Laurent Lesavre, le théâtre d’entreprise consiste en « la mise en scène orientée sur une problématique dans un contexte d’entreprise pour attirer l’attention sur la problématique en question et encourager une attitude favorisant le changement1 ». Cette forme de théâtre évoque, en autres, des saynètes qui sont représentées sur un espace scénique le plus souvent restreint, et relativement dépouillé, avec peu d’accessoires et peu d’éléments de décor. Ces pièces portent généralement sur des thèmes managériaux qui relèvent de l’actualité d’une organisation. Elles ont pour vocation d’amener le public à réfléchir sur son propre vécu, en abordant des sujets sensibles de la sphère professionnelle, en vue de les « dédramatiser » en les dramatisant, et d’ouvrir ainsi la voie au dialogue et à l’action. L’équipe artistique qui intervient en entreprise est dirigée par une sorte d’« homme orchestre », à la fois comédien, scénariste et concepteur de formation, aidé de comédiens-formateurs. Ces personnes connaissent le milieu de l’entreprise car, dans la majorité des cas, elles y ont travaillé, et ont suivi, souvent à posteriori, une formation en art dramatique. En alliant leur connaissance de l’entreprise et leur goût pour les arts, ces comédiens sont en tout cas convaincus que le théâtre (et l’art en général) a un rôle important à jouer dans le monde professionnel. Ainsi pour écrire son scénario, le concepteur-scénariste analyse avec ses yeux d’artiste un sujet délicat concernant l’entreprise, pour pointer des aspects comportementaux et relationnels qu’il transmet aux employés. En tant que modalité théâtrale d’intervention sociale, ce théâtre à vocation pédagogique apporte une histoire commune à tous les participants qui assistent à une théâtralisation de leur réalité : il exploite l’effet miroir2. Ce phénomène d’identification facilite leur prise de conscience : quand un salarié voit un autre salarié sur scène confronté aux mêmes difficultés que lui, il se sent impliqué émotionnellement et suit le cheminement de son « double » en terme de comportement et de réflexion. Jean-Pierre Sarrazac observe à propos de la création de La Jeune Lune au Théâtre de l’Aquarium3 :

  • 4 Bernard Faivre, « Le comédien porte-parole. À propos de La Jeune Lune au Th...

Aux deux bouts du processus de création […], au moment de l’enquête comme à celui de jouer s’effectue pour l’acteur […] un apprentissage de l’écoute : entendre profondément, jusque dans leurs replis de silence, les récits des travailleurs, mais aussi s’adresser au spectateur — à chaque spectateur et non à un public indistinct — pour détecter ses questions silencieuses, pour répondre à sa muette interview. Une première fois, l’acteur s’est mis à l’écoute : devant les travailleurs, les militants. Il le fera une seconde fois, vis-à-vis de son public, afin de transférer sur ce dernier la fonction de questionner les personnages qui peuplent son récit4.

  • 5 J.-P. Sarrazac, « Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du Conteur », dans ...

3Ainsi la mise en scène de situations d’entreprise offre-t-elle un espace symbolique, un dispositif de mise à distance où les non-dits vont pouvoir être exprimés. Les saynètes d’entreprise s’inspirant directement de situations vécues, leur témoignage vise à atteindre une valeur rare, qui est la véracité, « cet état subjectif de la vérité5 ». La volonté des artistes n’est pas de se poser en porte-paroles, mais en donneurs de paroles : le spectacle n’a pas pour seul but de faire passer un message mais également de « délier les langues » et faciliter l’expression des spectateurs qui sont invités à commenter la situation dramatique lors de parenthèses interactives, ou même à intervenir directement dans la représentation.

4Par conséquent même si, au départ, l’émergence d’un théâtre au service de l’entreprise ne poursuit pas une finalité artistique, dès lors il s’agit de se demander s’il y a un sens à parler de théâtre d’entreprise comme d’une forme spécifique de théâtre. Le théâtre d’entreprise étant le résultat de deux cultures professionnelles qui se rencontrent, chacune avec leur système de valeurs, leurs finalités, leurs modes d’opérations, nous définirons dans un premier temps le champ d’intervention du média théâtre dans le milieu de l’entreprise, avec la présentation des deux méthodes d’écriture existantes : le théâtre d’entreprise « clé en main » né du besoin de l’entreprise en termes de formation interne (dont l’auteur principal en France dès 1986 est Michel Fustier) et le théâtre d’entreprise « sur mesure » (inventé par Christian Poissonneau en 1984 au Canada). Dans un deuxième temps, nous analyserons quels sont les aspects que cette modalité de théâtre appliqué emprunte au théâtre d’art pour créer l’adhésion des spectateurs, et provoquer une réflexion de chacun sur le sujet. En ce sens, le théâtre d’entreprise met les effets d’un certain théâtre d’art au service de la médiation dont il est lui-même l’outil. Finalement nous verrons que la vocation didactique de ce théâtre offre un espace interactif aux professionnels de l’entreprise où ils peuvent négocier leurs divergences.

Le champ d’intervention du média théâtre dans le milieu de l’entreprise : les saynètes « clé en main » et « sur mesure »

5Bien que le théâtre d’entreprise soit évoqué pour parler de l’existence d’une pratique théâtrale dans l’entreprise, le lieu de la représentation ne permet pas de définir cette modalité de théâtre qui peut se jouer un peu partout, dans une multiplicité de scènes. Par ailleurs son public n’est pas uniquement constitué de salariés car ce théâtre s’adresse à tous ceux à qui l’entreprise a quelque chose à dire (y compris des agents externes comme le client et les fournisseurs). Michel Fustier, expert en management et pionnier du théâtre d’entreprise en France dans les années 1980, souligne que l’entreprise est aussi une institution fortement culturelle :

  • 6 M. Fustier, L’entreprise mise en pièces … de théâtre. 5 comédies sur la qua...

C’est au sein de l’entreprise […] que les hommes et les femmes se modèlent eux-mêmes dans l’exercice de métiers difficiles ; […] [elle est donc] le point de rassemblement où une large majorité de la population, toutes classes confondues, se retrouve chaque jour pour tenter, souvent sans succès, d’y parler le même langage6.

  • 7 Béatrice Aragou-Dournon et Philippe Détrie, Le Théâtre d’entreprise. Quand ...

6Si donc ce théâtre trouve ses sujets au sein de l’entreprise, et met en scène des situations empruntées à la vie de l’entreprise, la démarche artistique de ce théâtre « n’est pas une fin en soi. Il ne cherche pas une finalité générale, c’est un instrument au service d’une finalité d’entreprise7 ».

7À ses origines en France, le théâtre d’entreprise s’est d’abord manifesté sous la forme d’animations événementielles pour surprendre, dynamiser ou divertir, lors d’opérations de relations publiques variées. Ces spectacles qui relèvent autant de la création artistique que de la production événementielle véhiculent des enjeux, défendent des idées et valorisent une image. C’est ainsi qu’est né le théâtre « prêt à jouer », un outil proposé par l’équipe de « Théâtre et Congrès » fondée en 1987 et dirigée par M. Fustier.

  • 8 M. Fustier a eu l’amabilité de m’accorder un entretien à Villeurbanne en ma...

8Reprenons comment tout a commencé. M. Fustier, prend le départ, comme il me l’a expliqué8, un peu par hasard. Avant de créer l’équipe de Théâtre et Congrès à Lyon, il a d’abord exercé de nombreux métiers. De formation philosophique et littéraire, il a été enseignant, directeur administratif, consultant et formateur, spécialiste des problèmes de stratégie, et a écrit de nombreux ouvrages techniques, notamment sur la créativité. Dans les années 1980, il travaillait aussi pour France Inter où Pierre Billard, dans son programme « Mille et un jours » s’était donné pour objectif de servir chaque jour à ses auditeurs une petite tranche de vie dans le style le plus direct. Michel Fustier était devenu dans l’équipe en quelque sorte le spécialiste de la vie professionnelle. Pour écrire ses pièces « industrielles », comme il les appelle, il n’avait qu’à puiser dans ses souvenirs.

9Un jour en 1986, René Droin, l’un de ses amis ingénieur dans une grosse société métallurgique, entend à la radio une de ses pièces intitulée Pertes et profits (ou le mystère des coûts cachés). R. Droin lui téléphone car il veut absolument que cette pièce soit jouée lors du prochain congrès de l’Association Française pour la Qualité qu’il est chargé de préparer. Rapidement la pièce est montée et, lors du congrès en question, le public répond avec enthousiasme. Le personnage principal de cette pièce n’est pas un personnage totalement imaginaire. Mr Blanchard, c’est son nom, était manœuvre de fabrication dans une petite société de produits chimiques où M. Fustier a travaillé autrefois. Dans la pièce, Blanchard se livre à des analyses inquiétantes sur les conséquences de sa démotivation et de son laisser-aller. Il parvient de cette façon à obtenir du directeur une grosse augmentation et une promotion. La théorie des « coûts cachés » n’est pas non plus un produit sorti de son esprit mais le fruit d’une analyse très pertinente conduite par Henri Savall, professeur à l’Université de Lyon III Jean Moulin, comme le rappelle encore l’auteur lors de l’entretien. Cet universitaire avait été progressivement amené à découvrir que nombre de phénomènes économiques importants de l’entreprise (une grève, un départ inattendu, l’absentéisme) échappent dans ce qu’ils ont d’essentiel à l’analyse comptable.

10C’est ainsi qu’est née la pièce Pertes et profits, historiquement considérée comme la première pièce de théâtre d’entreprise en France. Il continue alors à écrire des pièces sur les thèmes à la mode à l’époque : la qualité, la formation et la communication. Avec l’accord de ses clients, il réunit les œuvres dramatiques dans un catalogue de pièces standard qui compte bientôt une vingtaine de titres, que sa compagnie Théâtre et Congrès se charge de produire un peu partout en France. Le théâtre « clé en main » propose un ensemble de pièces déjà écrites, parmi lesquelles l’entreprise peut choisir celle qui correspond le mieux à ses besoins. Les problèmes sont abordés par un angle général bien que des adaptations « après coup » soient prévues pour mieux correspondre à ce qui est attendu des commanditaires. Dans le cadre d’actions d’animation et de déroulés pédagogiques, les thèmes de ces pièces sont analysés par le public concerné. En 1989, M. Fustier publie son premier recueil de théâtre d’entreprise intitulé L’Entreprise mise en pièces… de théâtre, qui réunit cinq pièces en un acte sur la qualité, dont chacune recèle une valeur artistique intrinsèque : Pertes et profits ou le mystère des coûts cachés, La Solution du chef, N’y a plus de chefs, Monsieur Patron saisi par la qualité et La Terrifique Histoire du petit marchand d’amidon. Bientôt, l’auteur constate que ses pièces, écrites au départ pour de grandes manifestations collectives, sont dorénavant utilisées par les services de formation des entreprises pour leurs séminaires. En jouant sur les cordes de l’humour et de l’affectif, le théâtre d’entreprise crée l’adhésion et transforme l’émotion en source d’action. Pour y parvenir, les formateurs font appel au comique, au réalisme des situations et à l’authenticité des sentiments. Ils se servent des pièces comme « études de cas » sur lesquels ils font travailler leurs employés stagiaires. C’est par exemple le cas de la pièce Le Manager gentilhomme, ou encore de Dezaigne-moi un produit qui est présentée comme une pièce pédagogique.

11C’est précisément là où le lien entre théâtre et entreprise se soude véritablement, le théâtre apportant à l’entreprise un nouveau support pédagogique. Christian Poissonneau le comprend et encouragé par les effets positifs du théâtre qu’il pratiquait en milieu scolaire, développe une activité de théâtre en entreprise au Canada. Il crée, à la même époque que M. Fustier, en 1984 exactement, « Théâtre à la Carte » (TAC) qu’il exporte en Ile-de-France en 1991, et qui devient la société leader du théâtre d’entreprise en France. Son exemple est vite suivi dans de nombreux pays européens et les idées novatrices de TAC sont aussi à l’origine du réseau international Team Act International : en 1996 la société Ion débute au Luxembourg, et la société A Hermès en Belgique ; en 1999 Acto Seguido est créé à Barcelone et CreaDevelop à Genève ; finalement deux dernières entreprises rejoignent le réseau sous le nom de Team Act, l’une à New York en 2001, et l’autre à Londres en 2002.

12Nous observons que les noms que M. Fustier et C. Poissonneau ont choisis pour leurs sociétés définit bien l’orientation du théâtre qu’ils offriraient à l’entreprise : d’un côté Théâtre et Congrès propose un théâtre qui conserve une portée générale, et qui prend naissance lors d’un congrès en 1986 et d’un autre TAC, un théâtre à la carte ou encore « sur mesure », c’est-à-dire des pièces écrites pour un commanditaire, et traitant d’un problème spécifique concernant sa société. Ces deux personnes se rencontrent en 1991 lors du premier Festival International de Théâtre d’Entreprise qui se tient à Nantes. Ce festival qui était une plate-forme pour présenter les pièces écrites pour les entreprises, remporte un immense succès et le théâtre d’entreprise devient grâce à lui un fait social. Si M. Fustier est généralement considéré comme le créateur du théâtre d’entreprise « prêt à jouer », C. Poissonneau est bien le précurseur de l’écriture « sur mesure » qui est restée la pierre angulaire de l’activité théâtrale en entreprise. Si cette méthode d’écriture « sur mesure » offre l’avantage de créer une pièce spécifique à une entreprise et à une problématique, elle met aussi constamment en péril la qualité artistique de la pièce en tentant de répondre aux modifications du scénario souhaitées par le commanditaire. D’un théâtre au service de l’événementiel, le théâtre d’entreprise est progressivement devenu un phénomène plus interne à l’entreprise car plus volontairement associé aux projets managériaux. Les entreprises mais aussi d’autres types d’organisations sociales ont désormais recours au théâtre dans leurs actions de formation et de communication interne.

Une dramaturgie classique au service de la médiation théâtrale

13Réunir un corpus de textes qui permettrait d’analyser les caractéristiques des saynètes d’entreprise s’est avéré difficile, car très peu de ces pièces ont été publiées et, dans la majorité des cas, les compagnies de théâtre d’entreprise sont très réticentes à vouloir les divulguer pour éviter d’être concurrencées. Par ailleurs, dans le cas de l’écriture « sur mesure », les textes reviennent aux commanditaires, ce qui implique qu’ils sont souvent hors d’accès car ils contiennent des informations relevant de la sphère professionnelle.

14Les saynètes que j’ai pu finalement réunir présentent majoritairement une histoire bien structurée et une dramaturgie peu élaborée. Leur durée relativement courte (généralement de 20 à 30 minutes) et les contraintes techniques de la représentation (l’espace scénique généralement réduit et l’absence possible de toute forme de décor et d’éclairage sophistiqué) justifient l’application du modèle dramaturgique de la pièce « bien faite » ou encore du théâtre de boulevard, tel qu’il a été défini par Michel Corvin :

  • 9 M. Corvin, Le théâtre de boulevard, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 19...

La pièce « bien faite » est d’ordinaire totalement artificielle, mais d’un artifice rendu invisible, car les exigences de rationalité et de vraisemblance du spectateur entrent en conflit avec une exigence plus forte, celle de l’effet : il faut, pour qu’ils soient appréciés — je dirais même pour qu’ils soient perçus — que le dialogue, les sentiments, les situations, les personnages soient construits selon les lois anciennes de la rhétorique : gradation, antithèses, symétries, procédés prosodiques ou stylistiques, amplification de toute nature. Le théâtre de boulevard est d’abord un théâtre de langage9.

  • 10 Directeur de la communication.

15En voici un exemple. La pièce de Philippe Détrie, Le Dernier des communicants, de facture très classique, est découpée en trois scènes (exposition, conflit et dénouement), commençant chacune par une conversation téléphonique qui jalonne la progression continue de l’action jusqu’à l’heureux dénouement. À la scène 1, Boris annonce à sa grande déception, par téléphone, à un collègue d’une autre agence : la nomination de Millevoix au poste de « DirCom »10. Mais la situation pour lui s’améliore : à la scène 2, Le Lem, le directeur d’agence, propose téléphoniquement à boris le poste de correspondant de communication interne. La pièce finit en apothéose : à la scène 3, Le Président annonce, toujours dans une conversation téléphonique, à son attachée de direction Isabelle, sa décision de promouvoir boris au poste de directeur de la communication interne au siège. L’exposition est très courte, donnant au spectateur les éléments nécessaires à la compréhension de la représentation et commence de manière très conventionnelle. Par l’immersion in media res, les salariés reconnaissent immédiatement les enjeux de la situation. L’action démarre en effet alors que boris est en pleine conversation téléphonique :

Boris est à son bureau. Il téléphone à un collègue d’une autre agence.

  • 11 B. Aragou-Dournon et Ph. Détrie, Le Théâtre d’entreprise, op. cit., p. 88.

Boris
Ah oui ! Je ne sais vraiment pas d’où il vient, ce Millevoix. Tu te rends compte que c’est notre nouveau directeur de la communication interne !11

16Le théâtre d’entreprise encourage autant que possible la confrontation d’opinions divergentes. Cette priorité donnée à la dialectique permet de reconnaître l’Autre dans sa différence, de remettre en question sa propre pensée, d’élargir les points de vue. En définitive le travail d’écriture dramaturgique pour l’entreprise suit les mêmes contraintes qu’un texte classique. Ph. Détrie le rappelle :

  • 12 Ibid., p. 68-69.

Un texte s’inscrit dans trois logiques […] : l’histoire, les personnages et la dramatisation. L’histoire. […] L’efficacité dramatique passe par une intrigue, des rebondissements, des retournements de situation, en un mot des coups de théâtre. Les personnages. […] Le contraste est sans doute le moyen d’expression le plus efficace dans un dialogue : contraste des attitudes, des caractères, des situations, des idées. La dramatisation. La narration suit ainsi une ligne, une courbe d’intensité en fonction des temps forts de l’histoire et des caractéristiques des personnages12.

  • 13 Ibid., p. 90.

  • 14 Ibid., p. 92.

17Dans Le Dernier des communicants, Boris qui est cadre moyen, prend la voix du personnel de l’entreprise. Ses critiques sur la difficulté à communiquer sont autant de ressentis avec lesquels les spectateurs pourront s’identifier : « Mais aucune attention à nos problèmes, aucune écoute de mes propositions13. » ; « C’est très irritant d’être toujours les derniers prévenus alors qu’on est les premiers concernés14. ». De son côté Isabelle, porte-parole de la présidence, croyant bien faire, s’oppose systématiquement aux opinions de Boris, et se fait écho dans chaque scène des bonnes pratiques à suivre en matière de communication. Les trois messages ci-contre pourraient par exemple faire l’objet d’une réflexion au cours d’un déroulé pédagogique avec le public :

  • 15 Ibid., p. 93.

Isabelle
Les remises en cause peuvent être profitables, mais pas au détriment de la cohésion d’une équipe de cadres15. (Scène 1)

  • 16 Ibid., p. 100.

Isabelle
La communication, c’est d’abord un outil de management pour associer chacun aux objectifs de l’entreprise. Destiné au salarié, oui, mais en priorité au service de l’entreprise16. (Scène 2)

  • 17 Ibid., p. 103.

Isabelle
La communication interne, c’est sans doute la fonction la plus exposée dans une organisation. Tu sais qu’aujourd’hui tout est un problème de communication17. (Scène 3)

  • 18 Ibid., p. 94.

  • 19 Ibid., p. 96.

18À la fin de la scène 1 la conversation s’enflamme et isabelle conclut : « Il me semble que ton attitude générale ne favorise pas la communication18 ». La scène s’achève sur l’annonce d’une lettre anonyme circulant dans l’entreprise CJP. D’autre part, comme l’indique encore Isabelle, l’auteur de la lettre a du souci à se faire car Millevoix, le DirCom, vient d’être remercié par le président. Quelle interprétation faut-il donner à cet indice ? Aurait-il congédié Millevoix ? Boris parviendra-t-il à le remplacer ? Dans la scène 2, l’interrogatoire d’Isabelle se poursuit. L’alternance de temps forts et de moindre tension rythme l’action. Le lem, le directeur d’agence, téléphone à Boris pour lui proposer un poste de correspondant de communication, ce qui ne manque pas d’offusquer Isabelle : « C’est le comble ! Je viens ici pour essayer de comprendre ton attitude et tes pratiques en matière de communication, et on te propose un poste de correspondant19 ». Elle se sent donc à son tour victime des incohérences d’un univers sans foi ni loi. Cet entretien souligne, par ricochet, les bonnes pratiques à adopter car Isabelle conseille à Boris de démontrer plus de docilité envers la direction à l’avenir. Elle finit par lui annoncer qu’elle ne va rien lui épargner dans son rapport, et lui fait comprendre qu’elle sait qu’il est l’auteur de la lettre anonyme. Mais, coup de théâtre, le téléphone retentit ; c’est Le Président qui souhaite parler à Isabelle.

19À la scène 3, celle-ci est chargée d’annoncer la bonne nouvelle. La pièce se termine avec une morale sous-jacente : le franc-parler et la perspicacité de Boris ont conquis Le Président qui souhaite lui offrir le poste de directeur de la communication interne au siège. Boris est bon joueur et, malgré sa victoire, il consent à un compromis avec Isabelle :

Isabelle
Mon rapport était juste, non ?

Boris
Mais je comprends que je dois irriter.

Isabelle Un temps.
Pour être honnête… je dois avouer que j’ai bien aimé ta lettre. Même si je persiste à trouver le procédé peu élégant.

  • 20 Ibid., p. 108.

Boris
Je n’ai jamais eu l’intention de nuire à Millevoix, mais avoue aussi qu’il a eu ce qu’il méritait. Tellement suffisant…20.

20Dans un autre style, une pièce de M. Fustier intitulée L’Art de congédier, vingt variations à l’usage des chefs d’entreprise, reproduit le modèle musical des variations sur un thème donné. Sur le modèle thématique du licenciement, l’auteur multiplie vingt-deux situations qui exposent ce qui pourrait se passer entre un chef du personnel et l’employé qu’il est chargé de congédier.

21Voici le texte de base :

Le Chef du personnel
C'est vous, Dupont ?

Dupont
Oui, monsieur le chef du personnel.

Le Chef du personnel
Entrez, asseyez-vous.

Dupont
Merci.

Le Chef du personnel
Je vous ai convoqué pour vous communiquer la décision, intervenue le 7 Juillet dernier, de vous congédier.

Dupont
Je suis déjà au courant.

Le Chef du personnel
Il faut que les choses soient officielles.

Dupont
Oui, c'est mieux.

Le Chef du personnel
Date d'effet : 31 Août.

Dupont
Correct.

Le Chef du personnel
Motif : réorganisation du service ... Vous appréciez ?

Dupont
J'apprécie.

Le Chef du personnel
Voici votre dernier bulletin de paie, légal en tous points : congés payés, préavis, indemnité : arrondi au franc supérieur.

Dupont
Merci, monsieur le chef du personnel.

Le Chef du personnel
C'est naturel, Dupont, c'est naturel. Pour solde de tout compte. Signez ici.

Dupont
Voilà.

Le Chef du personnel
Voici également votre certificat.

Dupont
« Certifie avoir employé ... » C'est très bien.

Le Chef du personnel
Il ne vous reste plus qu'à rendre votre bleu de travail.

Dupont
Le voici. (Il est en caleçon) Au revoir, monsieur le chef du personnel.

Le Chef du personnel
Au revoir, Dupont. Vous avez toujours été un employé modèle. Nous vous regretterons.

Dupont
Je vous remercie. Ç'a été un plaisir.

  • 21 M. Fustier, Sept comédies aigües, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’his...

Le Chef du personnel
Chômez-vous bien...21

22Nous observons combien ce texte illustre l’idée d’un canevas neutre et direct dont les variations qui lui succèdent sont autant d’exemples de licenciement qui pourraient se multiplier à l’infini : licenciement pour motif économique ou pour motif personnel, ou encore pour faute grave. Les saynètes fournissent des éclairages sur des relations patron/employés : de la plus joyeuse (comme dans L’Avenir est à vous) à la plus désenchantée (dans Tout s’écroule), évoquant tour à tour la colère, la détresse ou même le recours au chantage de l’employé, et la mauvaise foi de l’employeur (comme dans Je vous donnerais bien ma place). L’auteur caricature aussi l’effet du licenciement sur un cadre dynamique, ou dans le plus pur style Grand siècle comme ci-dessous :

Lecomte
Non merci, croyez-moi, je ne peux supporter
Le poste humiliant que vous me décrétez.
Et puisque mon rival, contre toute justice,
Obtient sans coup férir le prestigieux office
De présider à la recherche des produits :
Je vous quitte, Monsieur, avant d’être éconduit.

  • 22 Ibid., p. 131.

Le Super Intendant
Dominez, s’il vous plaît, cette indigne colère.
Comment voudriez-vous que Leroy la tolère…22

23Grâce au rire, le spectacle trouve son équilibre : les comédiens jouent sur toutes les palettes de l’émotion suivant les situations, d’autant plus qu’alterner le rire et les larmes permet encore de se rapprocher de la vie. Les titres des pièces de Théâtre à la carte, en grande partie parodiques, annoncent le caractère comique de cette forme de théâtre : Le Changement fait de la résistance ; On ne badine pas avec le stress ; Liberté, égalité, diversité.

  • 23 Dans L’Art de congédier…, s’agissant d’un sujet sensible, l’usage de la ca...

24Cependant si on ne peut se permettre de faire rire avec des personnages caricaturés grossièrement car les personnes qui les ont inspirés sont dans la salle23 le comique facilite la théâtralisation des conflits et des dysfonctionnements de l’entreprise. À titre d’exemple, les répliques du personnage de Boris dans Le Dernier des communicants empruntent essentiellement au registre comique afin de rendre « digestes » des messages autrement difficiles à accepter :

  • 24 B. Aragou-Dournon et Ph. Détrie, Le Théâtre d’entreprise, op. cit,, p. 97.

Isabelle
Souviens-toi de l’histoire du licenciement de votre comptable, Gilbert. Tu avais affiché sauvagement en grand : « Victime d’un mauvais règlement de comptes. »24

[…]

  • 25 Ibid., p. 98.

Boris
Le Lem lui a dit devant tout le monde : « Vous rendez vos comptes en retard. Désormais vous n’aurez plus de comptes à rendre du tout. »25

[…]

  • 26 Idem.

Boris
Vous, au siège, vous voulez bien faire communiquer les gens, mais uniquement s’ils sont d’accord entre eux et avec la direction26.

[…]

  • 27 Ibid., p. 99.

Boris
Comme les notes de service qui sont illisibles… Remarque, ce n’est pas grave, il y en a toujours une autre après qui annule et remplace les précédentes…27

25Voici un autre trait d’humour plus ancré dans l’univers professionnel, qui est tiré d’une saynète de L. Lesavre, L’Achat du crayon (version 1) : l’intégrisme des procédures, une pièce basée sur l’absurdité d’un besoin immédiat de crayon à papier face à la rigidité d’une réponse technologique :

La Cadre
[…] Bonjour Jérôme, j’voudrais un crayon à papier s’il te plaît.

Le responsable du stock
Hein ?! Un crayon de papier mais pour quoi faire, avec les agendas numériques, t’en as pu b’soin […] c’est complètement révolu le crayon de papier.

  • 28 Laurent Lesavre, Scènes de management. Le théâtre au service de l’entrepri...

la cadre
[…] Et moi ça fait quinze ans que je mâchouille mon bout de crayon de papier, je ne peux pas m’arrêter comme ça, du jour au lendemain, tu m’vois mâchouiller la souris de l’ordinateur ?28

Un espace interactif où se négocient des divergences

26La société TAC souligne :

  • 29 Voir en ligne sur leur site Internet (18/01/2017)

Le théâtre permet de toucher, avec tact, l’individu au plus près de ce qu’il est, grâce à l’émotion. […] Les besoins cachés derrière les émotions sont plus facilement identifiables et aident les spectateurs à développer leur empathie et les comportements adéquats29.

27Théâtre à la carte privilégie donc le principe de proximité avec le public et revendique une esthétique réaliste. Compte tenu du rôle pédagogique du scénariste, celui-ci aide d’abord le commanditaire à formuler sa demande et à déterminer la nature de son besoin. Pour cela, il doit vérifier ses sources avant de se lancer dans l’écriture d’un spectacle, afin que la représentation soit un véritable moment de vérité et de partage. Une phase de recueil d’informations auprès d’un panel représentatif du public cible permet de faire un état des lieux. Ce moment est fondamental pour optimiser la performance de l’intervention ; il serait désastreux que le recueil d’informations soit faussé et que les situations mises en scène ne correspondent pas à la réalité. Les messages que les comédiens sont chargés de faire passer demeurent évidemment dans le cadre déontologique qu’ils s’imposent : le théâtre d’entreprise n’est pas un théâtre à la solde du patron, comme on le lui reproche quelquefois ; au contraire l’objectif est d’autoriser tous les membres de l’entreprise concernés à aborder le sujet. Par conséquent, dans la saynète d’entreprise, salariés et dirigeants apparaissent à la recherche d’un équilibre et négocient leurs divergences. Lors de ce travail de recherche sur la thématique pointée par le commanditaire, le scénariste saisit très vite où sont les enjeux relationnels, comportementaux et émotionnels de ce sujet. Pour ce faire, il tente de décrypter des comportements, de lire entre les lignes, et de deviner les non-dits pour embrasser la réalité du quotidien au travail. En ce sens Jean-Louis Rapini de la société de théâtre d’entreprise Guichets fermés, se dit

  • 30 L. Lesavre, Scènes de management, op. cit., p. 51.

davantage dialoguiste qu’auteur, l’histoire est moins importante que ce qui se dit entre les gens, que ce qu’ils font. Quand je prends mes notes j’écris comme on me parle, ce qui assure l’effet miroir30.

28Par l’adaptation au public qu’il implique, l’auteur s’adresse aux spectateurs avec les bons codes, les situations qui les touchent et les situations qu’ils ont connues : un audit ou un contrôle de qualité, l’entretien d’évaluation ou d’embauche, dans des lieux comme l’endroit où se trouve la machine à café, l’accueil, la salle d’attente, la terrasse où l’on fume. Le fait que ce théâtre soit en quelque sorte « imposé » à un public captif lui donne une résonance particulière. Chaque mot devra être pesé et chaque intervention maîtrisée dans le dispositif fictionnel. En effet, les spectateurs n’ont généralement pas choisi d’assister à la représentation théâtrale. Ils sont souvent pris de court, c’est le fameux « effet surprise » que définit très bien C. Poissonneau :

  • 31 C. Poissonneau et I. Moisan, Le travail mis en scène, op. cit., p. 156.

Selon le contexte, le lieu, les participants, on peut imaginer toutes sortes d’entrées en matière surprenantes : depuis le faux consultant rasoir jusqu’aux interpellations musclées contre la direction, en passant par les faux conjoints de salariés qui viennent témoigner ou encore une irruption de faux policiers menant l’enquête. Quel est l’intérêt ? Accrocher l’attention, faire monter l’adrénaline, faire appel aux émotions pour préparer le terrain de l’intervention théâtrale qui intervient juste après31.

29La logistique simplifiée du théâtre d’entreprise trouve sa justification dans le fait que celui-ci se déplace jusqu’aux salariés. Elle s’adapte donc à des conditions souvent précaires. Mais le lieu neutre de la représentation participe aussi à la vocation pédagogique de cette forme dramatique ; ainsi le spectateur peut-il se concentrer sur le contenu du spectacle. Parfois aussi la séparation entre la scène et la salle est presque inexistante, surtout quand le public est peu nombreux. Les comédiens en entreprise n’utilisent pas non plus de costumes spécifiques, mais plutôt quelques accessoires qui tiennent plus du symbole. C’est donc sur le comédien que tout repose : c’est grâce à son jeu que ce dernier fera imaginer aux spectateurs les lieux les plus variés.

30Le théâtre d’entreprise n’est pas seulement un révélateur, c’est aussi un réformateur. Dans les années 1990, on assiste à une implication directe des salariés dans le dispositif artistique, ce qui permet d’aborder des actions correctrices. Ceci passe par l’apprentissage d’une meilleure communication, et une prise en compte essentielle des facteurs humains comme l’émotion, le stress, les inquiétudes face aux changements, et plus globalement la quête de sens dans l’univers de l’entreprise. Nous allons voir que c’est dans un paysage mouvant de collaboration que le texte en constante évolution s’élabore.

31La saynète d’entreprise est un scénario en constante évolution, un espace ouvert à la liberté créatrice qui place le spectateur en relation avec les forces de son environnement professionnel. M. Fustier observe que dans les années 1992-93 :

  • 32 M. Fustier, « Les débuts en France du Théâtre dit d’entreprise”, dans Fra...

Une nouvelle tendance se fait jour, qui ne contredit pas la précédente mais au contraire qui la renforce […] L’impact du théâtre dans l’entreprise est encore plus grand si ceux qui montent sur scène sont les hommes et les femmes qui y travaillent. […] Le théâtre, non plus seulement pour mais par l’entreprise. Et d’autant plus pour qu’il est par32 ».

32Cela revient à dire que, dorénavant, il ne s’agit plus de délivrer au spectateur une histoire dans laquelle il va s’impliquer plus ou moins activement, mais de solliciter l’inventivité du spectateur qui, avec le performeur, va co-constituer l’événement théâtral.

33Contrairement à l’effet de transparence qui tendait à supprimer toute perception de la médiation dans le théâtre événementiel, la vocation didactique de ce théâtre d’entreprise permet à celui-ci d’offrir le spectacle d’une médiation ou plutôt, une médiation théâtralisée en prise directe sur la réalité. Ce geste de témoigner concerne aussi bien l’écriture que la mise en scène et que le jeu. C’est en cela qu’il constitue un « dispositif » pour le théâtre. Les procédés utilisés sur scène opèrent un effet de distanciation, souvent favorisé par des parenthèses interactives, où les comédiens stoppent la représentation et échangent avec le public sur ce qui vient d’être joué. Le cas échéant, la scène est reprise en intégrant des éléments nouveaux proposés par ce dernier. Ces scènes d’interaction avec le public rythment l’une des productions théâtrales les plus récentes de C. Poisonneau, intitulée Un emploi nommé désir. Ce spectacle, écrit à partir de témoignages de terrain recueillis par les bénévoles de Solidarités Nouvelles face au Chômage, montre la réalité quotidienne des chercheurs d’emploi : les préjugés et l’image dégradée les concernant, ainsi que l’isolement social dont ils souffrent.

  • 33 poissonneau Christian, Bande annonce d’Un emploi nommé désir, disponible e...

34Dans cette pièce, Marie, jeune quinquagénaire, est licenciée du jour au lendemain. Avec humour et sans pathos, les spectateurs assistent au quotidien d’une femme qui se bat pour retrouver un emploi mais qui voit progressivement s’éloigner l’espoir de reprendre une vie active. Comme l’explique C. Poissonneau dans un entretien publié sur le web, « le rôle du comédien est d’être suffisamment à l’écoute du public pour pouvoir ensuite reprendre en improvisation ce que le public a apporté33 ». Il l’interroge pour savoir ce qu’il a pensé de la situation jouée, si les personnages ont eu raison ou tort d’agir comme ils l’ont fait, s’il y avait d’autres solutions. Par exemple C. Poissonneau dans le rôle du Conjoint, s’adressant au public, déclare à propos de son épouse :

Conjoint
Je peux essayer de la faire entrer dans ma boîte.

public
Ben, oui, oui…

  • 34 Idem.

Conjoint
La question est de savoir si j’en ai envie quoi…34.

35Un peu plus tard, les comédiens stoppent la représentation et distribuent aux spectateurs du papier pour que, par petits groupes de deux ou trois personnes, ils notent très rapidement les préjugés les plus fréquents au sujet des demandeurs d’emploi. La pièce reprend. Deux collègues de travail sont en train de « tailler un costard » à un troisième :

- Pourtant il a le temps de s’occuper de lui. Il paraît qu’il s’est fait viré, il est au chômage.

- Non !

- Si, si. Si, si.

- Oh, remarque, ça ne m’étonne pas. Si tu avais vu comme c’était un glandeur quand il était étudiant. Ça ne m’étonne pas qu’il n’ait pas changé.

Les préjugés annotés par les spectateurs sont rapportés par l’un des personnages sous forme d’improvisation :

- Tu vois, c’est le genre de mec à profiter du système. Tu vois, il se fait assister, là !

  • 35 Idem.

Etc.35.

36De cette façon les spectateurs reçoivent en pleine face le reflet de leurs préjugés et en rient, admettant finalement que ces idées toute faites qu’ils avaient listées, avaient bien pu être aussi un peu les leurs à un moment donné.

37La plupart du temps, la parenthèse interactive permet aux comédiens de rejouer une scène grâce aux conseils et aux apports des spectateurs. Quand les comédiens sentent que cela est possible, ils peuvent suggérer à des spectateurs de les remplacer dans les situations jouées. D’autres fois, lors d’un déroulé pédagogique, c’est l’opération inverse qui est proposée : par exemple un atelier de créativité commence par une réflexion de groupe sur un sujet donné. Puis les participants doivent restituer le fruit de leur réflexion sous forme de saynète. Ils sont aidés par les comédiens qui les conseillent dans le choix des idées fortes à retenir. Ce sont leurs bons réflexes mais aussi leurs erreurs qui servent de support aux échanges. De ce fait, c’est la réalité sans risque que l’on propose à l’employé stagiaire de revivre : le comédien endosse le rôle d’un personnage qu’il s’est lui-même construit mentalement, en fonction des besoins de l’employé avec lequel il joue, et réagit aux paroles de son interlocuteur, en fonction de la psychologie de son personnage. À travers le jeu théâtral l’employé peut donc avoir la sensation d’être dans la vraie vie, avec un vrai interlocuteur. De cette manière, la saynète déroule les problèmes de chaque protagoniste, ses frustrations, ses pensées, ce qu’il comprend des mots de l’autre. Pour sa part, le spectateur identifie les raisons du décalage et par conséquent les causes du conflit. Ce dispositif artistique l’aide donc à sortir de son prisme personnel car il emprunte au théâtre l’émotion de vivre une situation par procuration, le changement de point de vue et, partant, la meilleure compréhension de ce qui l’entoure, de ce qu’il est.

Perspectives

38Depuis les années 1980, le théâtre d’entreprise ne cesse d’évoluer. La place de l’image dorénavant incontournable et omniprésente, les supports médias ne cessant de se développer, le théâtre d’entreprise s’est saisi de ces évolutions techniques pour innover. Chez TAC productions, le modèle des saynètes « de catalogue » ou encore « clé en main » a évolué vers les « vidéos sur étagère » conçues sur des thématiques professionnelles génériques qui permettent aux entreprises de communiquer rapidement lors d’événements présentiels, ou lors de formations à distance. Des WebTV, sous forme de fictions d’entreprise à partir de scénarios « sur mesure » sont aussi créées. En 2005, Ph. Détrie et Hervé Sériex, avec la complicité de 28 dirigeants co-paroliers, écrivent une comédie musicale d’entreprise en 4 actes, intitulée Les Bienheureux de la marge brute, qui remporte un énorme succès en France jusqu’en 2007. Elle a été finaliste du Prix Découverte 2006 aux Musicals de Béziers et sélectionnée au prix Phénix 2006 de la meilleure opération de communication événementielle, décernée par l’Union Des Annonceurs. Au cours de ces trente dernières années, le média théâtre est devenu un support de l’identité de l’entreprise, en mettant en spectacle le travail et l’organisation. Il renvoie au vécu quotidien, met en scène les symptômes, les tensions et les conflits, sous forme ludique, humoristique ou parodique. Il s’agit d’un outil très fort sur le plan émotionnel pour faire évoluer des situations d’entreprise. Car, tel un comédien expert qui, sur une scène de théâtre, doit jouer une partition et lui donner du sens, un collaborateur en entreprise doit travailler, certes, selon certaines contraintes, mais il dispose aussi d’une marge de liberté dont il va pouvoir se servir pour jouer efficacement son rôle sur la scène professionnelle.

  • 36 C. Poissonneau et I. Moisan, Le Travail mis en scène, op. cit., p. 22.

39En définitive, au fil des années, ce théâtre a gagné en densité : son style d’écriture est désormais plus riche en émotions et en nuances. Le fait de « dire théâtralement » en se servant des atouts du théâtre comme la parabole, l’humour ou le ton décalé, permet de prendre du recul et de créer un terrain propice pour désamorcer les conflits et favoriser une prise de parole authentique. L’association du théâtre et de l’entreprise était-elle alors si étonnante ? C. Poissonneau et I. Moisan répondent que l’entreprise est pour le théâtre une source inépuisable d’inspiration : « les scénaristes n’ont souvent qu’à écouter les témoignages des salariés rencontrés pour avoir la matière de pièces entières pleines de rebondissements36 ». Inversement,

  • 37 37 Ibid., p. 25.

le théâtre apporte un lien entre les gens de l’entreprise, une façon de se parler qui n’existe plus. […]. En formation, l’outil théâtre permet de ne pas s’enfermer dans les concepts mais de plonger dans la réalité des comportements37.

Notes

1 Laurent Lesavre, Scènes de management. Le théâtre au service de l’entreprise, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2013, p. 22.

2 « L’effet miroir est une expression lancée par Carl Gustav Jung […] à propos de ce que l’on voit chez l’Autre : le reflet de soi-même.» (Christian Poissonneau et Isabelle Moisan, Le travail mis en scène. Idées reçues sur le théâtre d’entreprise, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2011, p. 48.)

3 Durant les années 1970, le Théâtre de l’Aquarium, installé à la Cartoucherie à Paris, pratique principalement la création collective sous la direction de Jacques Nichet. Il s’agit de créer des spectacles à partir d’improvisations, réécrites par l’ensemble de la troupe. La Jeune Lune tient la vieille lune toute la nuit dans ses bras est une création collective de 1976 sur les occupations d’usines, qui traite de questions relatives à la représentation du monde ouvrier.

4 Bernard Faivre, « Le comédien porte-parole. À propos de La Jeune Lune au Théâtre de l’Aquarium », dans Études Théâtrales, n° 51-52, Le geste de témoigner. Un dispositif pour le théâtre, dir. Jean-Pierre Sarrazac, Catherine Naugrette et Georges Banu, Louvain-la-Neuve, 2011, p. 90-91.

5 J.-P. Sarrazac, « Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du Conteur », dans Études Théâtrales, n° 51-52, ibid., p. 23.

6 M. Fustier, L’entreprise mise en pièces … de théâtre. 5 comédies sur la qualité, Paris, Les Éditions d’organisation, 1989, p. 16.

7 Béatrice Aragou-Dournon et Philippe Détrie, Le Théâtre d’entreprise. Quand l’entreprise se met en scène, Paris, Liaisons, 1998, p. 14.

8 M. Fustier a eu l’amabilité de m’accorder un entretien à Villeurbanne en mars 2016.

9 M. Corvin, Le théâtre de boulevard, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1989, p. 44-45.

10 Directeur de la communication.

11 B. Aragou-Dournon et Ph. Détrie, Le Théâtre d’entreprise, op. cit., p. 88.

12 Ibid., p. 68-69.

13 Ibid., p. 90.

14 Ibid., p. 92.

15 Ibid., p. 93.

16 Ibid., p. 100.

17 Ibid., p. 103.

18 Ibid., p. 94.

19 Ibid., p. 96.

20 Ibid., p. 108.

21 M. Fustier, Sept comédies aigües, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1991, p. 110.

22 Ibid., p. 131.

23 Dans L’Art de congédier…, s’agissant d’un sujet sensible, l’usage de la caricature était sans doute justifié.

24 B. Aragou-Dournon et Ph. Détrie, Le Théâtre d’entreprise, op. cit,, p. 97.

25 Ibid., p. 98.

26 Idem.

27 Ibid., p. 99.

28 Laurent Lesavre, Scènes de management. Le théâtre au service de l’entreprise, Grenoble, PUG, coll. « Management et Innovation », 2011, p. 105-106.

29 Voir en ligne sur leur site Internet (18/01/2017)

30 L. Lesavre, Scènes de management, op. cit., p. 51.

31 C. Poissonneau et I. Moisan, Le travail mis en scène, op. cit., p. 156.

32 M. Fustier, « Les débuts en France du Théâtre dit d’entreprise”, dans Françoise Leplâtre (dir.), La Formation se met en scène ou les mille et une vertus du théâtre, Centre Inffo, juin 1996, p. 74.

33 poissonneau Christian, Bande annonce d’Un emploi nommé désir, disponible en ligne, consultée le 23 janvier 2017.

34 Idem.

35 Idem.

36 C. Poissonneau et I. Moisan, Le Travail mis en scène, op. cit., p. 22.

37 37 Ibid., p. 25.

Bibliographie

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sarrazac Jean-Pierre, « Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du Conteur », dans Études Théâtrales, n° 51-52, op. cit.

Pour citer ce document

Cécile Vilvandre, «La saynète d’entreprise: le spectacle d’une médiation en prise directe sur la réalité», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les conditions du théâtre : la théâtralisation, Théâtre (du) politique, mis à jour le : 08/10/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/209-la-saynete-d-entreprise-le-spectacle-d-une-mediation-en-prise-directe-sur-la-realite.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Vilvandre

LLA/CREATIS – Université de Toulouse 2 Jean Jaurès