Dossier Acta Litt&Arts : Les conditions du théâtre : la théâtralisation

Cristina Tosetto

Note de lecture : “Le théâtre de Baudelaire” de Roland Barthes

Résumé

Cette note propose une réflexion sur le célèbre essai de Roland Barthes : « Le Théâtre de Baudelaire ». Nous défendons la thèse selon laquelle l’auteur des Paradis artificiels donne des éléments à Barthes pour installer le texte de théâtre dans sa dimension artificielle et non factice.

Texte intégral

  • 1 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, n° 8,...

  • 2 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Charles Baudelaire, Œuvr...

  • 3 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Essais critiques, Paris,...

1« Le Théâtre de Baudelaire » de Roland Barthes est d'abord publié en juillet-août 1954 dans la revue Théâtre populaire1, puis en 1955 dans une édition des Œuvres complètes de Charles Baudelaire2. Enfin, Barthes le réédite dans ses Essais critiques de 19643.

  • 4 Le terme existait bien avant que Barthes ne l’utilise et avait déjà été déf...

  • 5 « Pour Brecht la scène raconte, la salle juge, la scène est épique, la sall...

2Pourquoi évoquer cet article lorsqu’on interroge la notion de « théâtralisable » ? Nous soutenons l’idée que si Barthes y livre sa définition du mot « théâtralité »4, il dessine d’un même trait sa conception personnelle du théâtralisable en promouvant notamment un théâtre démystifié des habitudes des scènes « bourgeoises ». Dans le même numéro de Théâtre populaire où est publié initialement « Le Théâtre de Baudelaire », rappelons que Barthes expose en effet, au sein de la rubrique « Chroniques », ses observations au sujet du spectacle de Bertolt Brecht Mutter Courage et esquisse l’idée d’un « spectateur critique », fondement d’un théâtre véritablement populaire5. Ainsi, dans « Le Théâtre de Baudelaire », sa définition du mot « théâtralité » affiche le désir d’un homme qui aspire à un théâtre différent de celui qui lui est contemporain.

3Lisons :

  • 6 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. c...

Une notion est nécessaire à l’intelligence du théâtre baudelairien, c’est celle de théâtralité. Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation. Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante, chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations ; la parole fuse aussitôt en substances. Une chose frappe au contraire dans les trois scénarios de Baudelaire que nous connaissons (j’accorde peu de crédit à Idéolus, œuvre à peine baudelairienne) : ce sont des scénarios purement narratifs, la théâtralité, même virtuelle, y est très faible6.

4 
Selon Barthes,

  • 7 Ibid., p. 48.

Baudelaire avait le sens aigu de la théâtralité la plus secrète et aussi la plus troublante, celle qui met l’acteur au centre du prodige théâtral et constitue le théâtre comme le lieu d’une ultra-incarnation où le corps est double, à la fois corps vivant venu d’une nature triviale, et corps emphatique, solennel, glacé par sa fonction d’objet artificiel7.

  • 8 Ibid., p. 47.

5Une théâtralité qu’il tient pour « authentique8 » se révèle donc à Barthes lorsque Baudelaire donne des indications de jeu concernant la corporéité des acteurs qui incarnent les personnages :

  • 9 Idem.

Ce n’est donc pas lorsque Baudelaire parle de mise en scène, qu’il est le plus près d’un théâtre concret. Ce qui appartient chez lui à une théâtralité authentique, c’est le sentiment, le tourment même, pourrait-on dire, de la corporéité troublante de l’acteur. Baudelaire propose ici que le fils de don Juan soit joué par une jeune fille, là que le héros soit entouré de belles femmes chargée toutes d’une fonction domestique, là encore que l’épouse de l’Ivrogne présente dans son corps même cette apparence de modestie et de fragilité qui appelle le viol et le meurtre9.

6Or la « corporéité troublante de l’acteur » renvoie selon Barthes à une « catégorie première de l’univers baudelairien : l’artificialité ».

7Cela amène Barthes à distinguer deux niveaux de « duplicité » : l’artificiel et le factice.

  • 10 Idem.

Le corps de l’acteur est artificiel, mais sa duplicité est bien autrement profonde que celle des décors peints ou des meubles faux du théâtre ; le fard, l’emprunt des gestes ou des intonations, la disponibilité d’un corps exposé, tout cela est artificiel, mais non factice, et rejoint par là ce léger dépassement, de saveur exquise, essentielle, par lequel Baudelaire a défini le pouvoir des paradis artificiels : l’acteur porte en lui la sur-précision même d’un monde excessif, comme celui du haschisch, où rien n’est inventé, mais où tout existe dans une intensité multipliée10.

8Le corps de l’acteur renvoie ainsi à un monde excessif, où tout est perçu avec une plus grande intensité, au contraire des « décors peints » que Barthes assigne au seul théâtre bourgeois. Barthes dénonce en effet

  • 11 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. ...

toute une esthétique de l’expressivité grossière, coupée de ses motifs dramatiques, ou, si l’on préfère, un formalisme de l’acte théâtral conçu dans ses effets les plus flatteurs pour la sensibilité petite-bourgeoise11.

Or en ce qui concerne Baudelaire, il précise :

  • 12 Idem.

Chaque fois que Baudelaire fait allusion à la mise en scène, c’est que, naïvement, il la voit avec les yeux du spectateur, c'est-à-dire accomplie, statique, toute propre, dressée comme un mets bien préparé, et présentant un mensonge uni qui a eu le temps de faire disparaitre les traces de son artifice12.

9Pourtant, en analysant quelques-uns des personnages baudelairiens, Barthes en découvre justement qui lui apparaissent comme étant puissamment théâtraux. Baudelaire leur aurait, selon Barthes, prêté la corporéité artificielle des acteurs — alors que ses indications de mise en scène ne ne relèvent aucunement de la théâtralité, puisqu’elles visent à effacer la duplicité du théâtre. Elles se fondent ainsi dans le mensonge.

10En général, dans la presse française des années cinquante, le terme « théâtralité » était utilisé pour indiquer la qualité théâtrale d'une œuvre dramatique, la conformité de cette œuvre aux règles de l'art théâtral. Ces règles indiquaient la manière de composer l’œuvre dramatique dont le modèle général était celui de la « pièce bien faite ». Ces règles devraient permettre de rendre le texte traduisible sur scène. Une œuvre dramatique devait donc respecter ces règles pour être intelligible une fois présentée sur scène et pour produire un effet sur le spectateur. Les décors peints et les meubles faux du théâtre participent à l’esthétique de la « pièce bien faite » car ils servent à faire croire au spectateur qu’il voit les lieux décrits dans la pièce. Or Barthes refuse de considérer comme théâtral ce qui produit un effet « mensonger » sur le spectateur.

11 
Il faut souligner que « Le Théâtre de Baudelaire » de Barthes est à l’origine d’une conception sémiologique du mot théâtralité, qui souhaite introduire le théâtre dans sa dimension proprement scénique. Selon Joseph Courtes et Algirdas-Julien Greimas, il s’agit d’une conception

  • 13 Joseph Courtes et Algirdas-Julien Greimas, « théâtralité », dans Trésors d...

selon laquelle la théâtralité est tout ce qui se passe sur la scène au moment du spectacle, c’est-à-dire tous les langages de manifestation qui concourent à la production du sens, à l'exception du texte verbal lui-même13.

Or, paradoxalement, dans « Le Théâtre de Baudelaire », Barthes fait part d’une expérience de lecteur. En effet, Barthes ne fait pas référence à une scène de théâtre. Il fait référence à sa propre scène mentale qui s’éveille à la lecture. Ainsi, il fait l’expérience de la théâtralité en tant que lecteur du texte. Cette théâtralité n’a rien à voir avec les règles qui, pour la critique, déterminaient si un texte est théâtral (les lois de la composition dramatique). Barthes considère que même un roman ou une poésie peuvent être théâtraux si le lecteur est mis en présence d’un ensemble d’éléments qui vont constituer pour lui « une épaisseur de signes et de sensations ». Cette épaisseur l’amène à bâtir sa scène mentale comme s’il devenait spectateur d’une mise en scène théâtrale. Barthes fonde sa définition sur un aller-retour entre le texte et la scène. Il faut donc souligner que, dans « Le Théâtre de Baudelaire », la théâtralité n’exclut pas le texte de théâtre, mais se fonde sur celui-ci.

  • 14 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. ...

  • 15 « La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale » (He...

  • 16 Le fait de parler d’une scène mentale qui s’éveille à la lecture est cohér...

12Que veut donc dire Barthes lorsqu’il précise que la théâtralité est une « donnée de création », en opposition à la « réalisation » ? On pourrait croire que cette perception de la théâtralité concernerait l’auteur qui inscrit la théâtralité dans son œuvre. Mais quand Barthes affirme que « chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations14 », il fait bien référence à sa propre expérience de lecteur créatif, spectateur de sa propre « scène mentale ». La définition de la théâtralité considérée telle « le théâtre moins le texte » peut s’interpréter comme une invitation au lecteur/spectateur à faire abstraction de l’œuvre qu’il lit et à se laisser emporter par la théâtralité du texte qui s’érige à la manière d’« une épaisseur de signes et de sensations ». Il ne s’agit pas d’affirmer que la représentation est une essence déjà inscrite dans le texte (comme c’est le cas pour Henri Gouhier15), mais de réinstaller le théâtre, après des siècles d’inféodation à la littérature, dans sa dimension proprement scénique16.

  • 17 Ibid., p. 47.

13Pourquoi donc Baudelaire ? Baudelaire donne des arguments à Barthes d’une part pour critiquer le modèle imposé par le théâtre bourgeois, et d’autre part pour exprimer son propre désir d’installer le texte de théâtre dans sa dimension artificielle (« où tout existe dans une intensité multipliée17 ») et non factice (bâtie sur des mensonges). Voici pourquoi il s’intéresse à l’auteur des Paradis artificiels.

Notes

1 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, n° 8, juillet-août 1954, p. 45-52.

2 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, Paris, Club du Meilleur Livre, 1955.

3 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 41-47.

4 Le terme existait bien avant que Barthes ne l’utilise et avait déjà été défini de plusieurs façons. Or Barthes prend soin de le redéfinir selon une acception particulière. Avant la publication du « Théâtre de Baudelaire », il avait d’abord utilisé le terme dans deux papiers au sujet de Don Juan de Molière mis en scène par Jean Vilar. L’un est paru dans le n° 5 de Théâtre populaire de janvier-février 1954 (« Don Juan » ; repris dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Le Seuil, 2002, p. 461) et l’autre dans le n° 12 des Lettres nouvelles de février 1954 (« Le silence de Don Juan » ; repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 453). Par la suite, il revient sur la notion de « théâtralité » dans une interview de 1964 (« Littérature et signification », dans Tel Quel, n° 16, 1964, p. 30-33), où il décrit le théâtre de Brecht comme un « théâtre de la signification ». Barthes réédite l’interview en clôture de ses Essais critiques (Paris, Le Seuil, 1964, p. 258-291) où elle rejoint « Le Théâtre de Baudelaire ».

5 « Pour Brecht la scène raconte, la salle juge, la scène est épique, la salle est tragique. Or, cela est la définition même d’un grand théâtre populaire. » (Roland Barthes, « Mutter Courage de Bertolt Brecht au Théâtre Sarah Bernhardt par le Berliner Ensemble », dans Théâtre populaire, n° 8, juillet-août 1954, p. 96.)

6 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. cit., p. 46.

7 Ibid., p. 48.

8 Ibid., p. 47.

9 Idem.

10 Idem.

11 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. cit., p. 51.

12 Idem.

13 Joseph Courtes et Algirdas-Julien Greimas, « théâtralité », dans Trésors de la langue française, CNRS, t. 16, Paris, Gallimard, 1994, p. 179.

14 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Théâtre populaire, op. cit., p. 46.

15 « La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale » (Henri Gouhier, « Théâtre occidental, la théâtralité », dans Encyclopædia Universalis, en ligne. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/theatre-occidental-la-theatralite/.).

16 Le fait de parler d’une scène mentale qui s’éveille à la lecture est cohérente avec l’idée selon laquelle « on ne devrait jamais aborder la moindre question d’esthétique théâtrale sans s’installer auparavant, ne fut-ce que mentalement, face à la scène » (Jean-Pierre Sarrazac, « L’invention de la théâtralité, en relisant Bernard Dort et Roland Barthes », dans Esprit, n° 228, 1997, p. 60).

17 Ibid., p. 47.

Bibliographie

Pour citer ce document

Cristina Tosetto, «Note de lecture : “Le théâtre de Baudelaire” de Roland Barthes», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les conditions du théâtre : la théâtralisation, La Théâtralité en questions, mis à jour le : 08/10/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/219-note-de-lecture-le-theatre-de-baudelaire-de-roland-barthes.

Quelques mots à propos de :  Cristina  Tosetto

Doctorante en Histoire du Théâtre à l’Université Bordeaux Montaigne, en cotutelle avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 et l’Université DAMS de l’Alma Mater Studiorum de Bologne