Dossier Acta Litt&Arts : Le laboratoire du roman. Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes
Présentation. “Oevres font qui m’abelissent” : un roman laboratoire
Texte intégral
1Trois cents tisseuses en un « prael clos » et, dans le verger voisin, une pucelle lisant « en un romans » : sa dernière et plus terrible aventure confronte Yvain à deux images de la condition féminine qui sont aussi deux métaphores de l’art du roman, le textum et la lectura. Les tissus précieux que confectionnent les jeunes prisonnières ravissent l’amateur d’art qu’est le chevalier, mais les efforts et la peine des ouvrières choquent son sens moral :
dameseiles que j’ai veües
an cest chatel, don sont venues,
qui dras de soie et orfrois tissent,
et oevres font qui m’abelissent ?
Mes ce me desabelist mout
qu’ele sont de cors et de vout
meigres et pales et dolantes… (Le Chevalier au lion, v. 5221-5527)
2Découvrir la fabrique de l’œuvre confronte le héros aux possibles tensions qui se font jour entre le plaisir esthétique et la valeur éthique. Si l’ancien courtisan d’Arthur, habitué à s’emparer de ce qui lui plaît pour en jouir, n’a d’abord guère été sensible à ces questions, elles habitent désormais l’homme revenu de la folie et devenu le Chevalier au lion.
3L’étrange château de la Pire Aventure tend à la littérature courtoise du xiie siècle un miroir ambigu, éclairant ses modes de production et de réception. À travers cette ultime merveille, Le Chevalier au lion se révèle un laboratoire où s’élabore un genre émergent, caractérisé par la réflexivité, la polysémie et souvent l’ironie : le roman.
4La journée d’étude dont on lit ici les actes, organisée à l’Université Grenoble Alpes en décembre 2017, invite à pénétrer dans ce laboratoire d’écriture. Elle étudie trois gestes expérimentés par Chrétien de Troyes dans Le Chevalier au lion et qui s’avèreront féconds pour l’évolution du genre.
5Le premier fait converger trame romanesque et traces mythiques. À la manière d’un archéologue, le romancier édifie son œuvre en creusant les couches profondes des mythes et des rites, en particulier ceux liés à la canicule comme l’a montré Philippe Walter. Dans une nouvelle étude, celui-ci invite notamment à repérer, sous le soleil brûlant de l’été qui transforme Yvain en chevalier léonin, les ombres d’antiques héros comme Amycos, gardien d’une fontaine magique chanté par le poète grec Théocrite. Il nous convie à observer de plus près le textum de résurgences assumées et de variations décalées que fabrique Chrétien de Troyes à partir des anciens mythes solaires.
6Élaborer un roman, c’est aussi mettre à l’essai les valeurs fondatrices de la société contemporaine. Honneur et humiliation, orgueil et altruisme, luxure et affection : autant de comportements que Chrétien place en tension dans son livre. Le roman s’impose en effet dès le xiie siècle comme un espace littéraire délibératif. L’univers où l’écriture romanesque a pris son essor en français, les cours princières du xiie siècle, est un monde où, idéalement, la parole circule, si l’en en croit la description teintée d’humour que Chrétien livre de la cour d’Arthur à l’orée du Chevalier au lion. On y débat surtout d’une question : comment penser les rapports entre les hommes, et plus spécifiquement entre les hommes et les femmes ? Les deux contributions de cette partie s’attachent à montrer comment la composition narrative du Chevalier au lion permet à Chrétien de complexifier ces débats. Corinne Pierreville suggère de voir dans le parcours d’Yvain un cheminement vers la révélation du véritable amour, mais aussi la découverte d’une autre relation possible entre hommes et femmes, celle de l’amitié qui unit Yvain et Lunette. Estelle Doudet prend appui sur la notion de caritas, objet de vives discussions théologiques au xiie siècle, pour étudier la manière dont celle-ci s’articule à son antonyme, l’orgueil, pour dessiner des dynamiques de progression dans la vertu et dans le vice. Le romancier déploie ces dynamiques pour donner au voyage d’Yvain son mouvement singulier, entre errance face à l’autre et quête de soi.
7À l’instar des tisseuses de la Pesme Aventure, Chrétien travaille enfin au sein même de la matière qu’est l’écriture. Son œuvre enjoint à ses récepteurs de voir et d’écouter, en imitant les parents de l’héritière du château, « acodés » auprès de leur fille pour la regarder et l’entendre lire (v. 5361-5362). Dans cette perspective, Corinne Denoyelle propose une étude analytique des dialogues dans Le Chevalier au lion. L’histoire d’Yvain et de Laudine, personnages beaucoup plus habiles en l’art de la parole que ne le sont Érec, Lancelot ou Perceval, se déroule en effet au sein d’un texte porté par le flux des voix vives. Constellée de marques d’oralité, animée d’échanges agressifs ou complices, l’écriture romanesque se donne à entendre comme une polyphonie.
8De la musique, donc, avant toute chose. En choisissant le terrain d’expérimentation qu’est l’octosyllabe, Danièle James-Raoul nous découvre ce qui est sans doute le geste le plus innovant de Chrétien et le moins perceptible pour le public du xxie siècle. Faisant jouer les rythmes d’un vers souple, portant la rime vers des richesses inexplorées jusqu’alors, l’écrivain compose un tissu musical qui s’entrelace aux mots et fait chatoyer leurs sens.
9Livre-opéra, texte à la fois clôturé et « sanz fin » (v. 6801), Le Chevalier au lion s’offre ainsi comme le récit accompli d’une histoire dont l’interprétation reste ouverte, confiée à des lecteurs qu’elle ne cesse « d’abelir » et de surprendre.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Estelle Doudet
Université Grenoble Alpes / UMR CNRS 5316 Litt&Arts
Institut universitaire de France