Dossier Acta Litt&Arts : Le laboratoire du roman. Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes
Le Chevalier au lion : orgueil et charité
Texte intégral
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1 Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, éd. Félix Lecoy, Paris, Honoré Champ...
1Au seuil du Conte du graal, Chrétien de Troyes trace de son dédicataire Philippe d’Alsace un célèbre portrait idéalisé. Selon le romancier, le comte est un meilleur chevalier qu’Alexandre le Grand car dédaignant la « vaine gloire » de l’action égoïste, il se conduit en homme charitable et fait le bien avec discrétion, presqu’en se cachant : « charité qui de sa bone oevre / pas ne se vante, ençois la coevre1 ». La charité ne se limite pas ici à l’assistance prodiguée aux nécessiteux ; elle est l’autre nom des relations que l’homme noue avec Dieu :
2 Le Conte du graal, op. cit., p. 6, v. 47-50.
Dex est charitez, et qui vit
en charité, selonc l’escrit,
Sainz Pos lo dit et je le lui,
il maint an Deu et Dex an lui2.
2Le contraste que le Conte du graal établit entre la réputation usurpée du conquérant antique et les vrais mérites du prince chrétien permet en fait à Chrétien de Troyes d’esquisser les valeurs à l’aune desquelles se mesure la société du xiie siècle : les qualités de l’honneur, de la renommée gagnée au combat et de la supériorité sociale, revendiquées par les bellatores ; les vertus de l’altruisme et de l’exigence spirituelle, promues par les oratores.
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3 « Conparé ai mon nonsavoir » (« j’ai payé cher ma folie ») constate Yvain à...
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4 Dans l’édition citée, les occurrences d’orguel apparaissent aux vers 281 (l...
3La plupart des romans du Champenois mettent en scène les tensions mais aussi les possibles accords qui articulent ces deux économies de la grandeur. Ils suggèrent en général que les valeurs guerrières de la chevalerie sont potentiellement dangereuses si elles ne sont pas tempérées par les qualités morales que prisent les clercs. La majorité des analystes s’accordent aujourd’hui à voir dans Le Chevalier au lion l’illustration de cet apprentissage romanesque, le héros se voyant brutalement révélé son « nonsavoir », cette folie présomptueuse due à une compréhension égoïste des actions attendues du bon chevalier, avant d’adopter un comportement plus courtois et plus attentif aux autres sous une nouvelle identité 3. Il n’est donc pas surprenant que le lexique de l’orgueil scande régulièrement le déroulement des aventures d’Yvain, une insistance qui a déjà attiré l’attention des chercheurs4. Plus étonnante en revanche est la relative rareté de la vertu de charité dans ce texte ; seule l’aide apportée par l’ermite à Yvain ensauvagé est explicitement qualifiée ainsi : « par charité prist le boens hom » (v. 2841). Cet apparent déséquilibre, que la critique a rarement souligné jusqu’ici, est toutefois nuancé par l’usage différencié que l’auteur du Chevalier au lion fait de ces notions dans la construction de son œuvre. Si les mots qui disent l’orgueil se déploient de manière récurrente dans les descriptions et les dialogues entre personnages, l’unique apparition de la charité est associée à une action, un modeste geste de don accompli en silence mais dont les conséquences sont essentielles dans la suite du récit.
4Mettant en rapport la réflexion esquissée dans le prologue du Conte du graal et la composition du Chevalier au lion, je propose l’hypothèse que le couple conceptuel de l’orgueil et de la charité est l’une des lignes de force interprétatives des aventures d’Yvain. Mais si le roman de Chrétien se fait par là l’écho d’un des plus importants débats théologiques du xiie siècle, il ne se réduit pourtant pas à illustrer l’antagonisme du pire des vices et de la plus grande des vertus chrétiennes dans une œuvre de divertissement. Il met au contraire en œuvre l’orgueil et la charité en tant que processus évolutifs et fait de leurs différentes étapes un principe de composition qui donne au Chevalier au lion sa singularité.
Caritas, une notion en débat au XIIe siècle
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5 Le syntagme « je le lui » (Conte du graal, v. 49) pourrait suggérer la lect...
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6 I Co 13, 1-7 : « La charité [l’amour] prend patience, elle rend service, el...
5Pour mieux saisir ce que recouvrent les notions d’orgueil et de charité au xiie siècle, revenons un instant aux vers liminaires du Conte du Graal. Il s’y trouve un petit détail problématique : la citation « Dex est charitez » – que nous traduisons aujourd’hui par « Dieu est amour » – est issue des épîtres de saint Jean (I, 16), et non pas de celles de saint Paul auxquelles Chrétien fait pourtant allusion et qu’il dit avoir « lues », c’est-à-dire récitées à haute voix pour un auditoire5. Que la confusion soit ou non volontaire, cette référence erronée rappelle l’importance cruciale du concept de caritas dans la pensée paulinienne. Une pensée et un concept particulièrement familiers aux clercs du xiie siècle, puisqu’ils ont inspiré les principaux théologiens du temps : Richard de Saint-Victor, Bernard de Clairvaux, Pierre Abélard entre autres ont consacré de longues analyses à l’hymne à la charité développé dans la première épître aux Corinthiens6.
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7 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés de la violente charité (De quatu...
6Leurs publications ont mis en valeur deux caractéristiques du concept de charité essentielles pour le travail ultérieur de Chrétien. En tant que puissance d’amour inspirée de Dieu, la caritas est pour ces théologiens une vertu totalisante susceptible d’inclure dans sa grâce toutes les formes d’attachement tendant vers l’union avec les autres hommes et vers la divinité. Alors que le latin médiéval distingue usuellement le transport vers Dieu appelé caritas ou dilectio et l’amour du prochain nommé amor, Richard de Saint-Victor a ainsi choisi d’utiliser indifféremment ces termes dans son traité De quatuor gradibus violentae caritatis7 afin de souligner que tout amour, terrestre ou spirituel, passionné ou compassionnel, relève de cet élan. La fin’amor érotisée est théoriquement une forme possible de charité, à condition qu’elle soit vécue comme un don à l’autre.
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8 Bernard de Clairvaux, De gradibus humilitatis et superbiae, dans Opera, éd....
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9 Le caractère inamissible de la charité, autrement dit l’impossibilité de pe...
7En outre, Richard de Saint-Victor, de même que Bernard de Clairvaux dans son ouvrage De gradibus humilitatis et superbiae8, conçoivent la charité et son contraire l’orgueil non pas comme des qualités innées et stables chez certains hommes et certaines femmes, mais comme des processus qui supposent chez chaque humain des degrés d’acquisition et éventuellement de perte9. Les deux penseurs invitent par conséquent à comprendre et à montrer l’orgueil et la charité sous la forme d’un double gradus, terme que l’on peut traduire par « échelle » ou par « étape » et qui suggère un cheminement intérieur. Or le roman chevaleresque et courtois, une forme d’écriture conçue par des clercs pour un lectorat laïc, valorise la mobilité de ses personnages et l’agilité interprétative de ses récepteurs ; il a donc pu être un terrain propice à l’exploration fictionnelle des différents gradus vers le péché d’orgueil et vers la vertu amoureuse qui étaient discutés par les théologiens contemporains.
8Si l’on lit les aventures d’Yvain dans cette perspective, il apparaît que les processus concurrents qui soutiennent la propagation de l’arrogance et l’expansion de l’amour ont permis à Chrétien de complexifier l’organisation progressive du Chevalier au lion. En effet, les gradus de l’orgueil et de la charité soutiennent le double parcours horizontal et vertical, physique et mental qui caractérise ce roman. Orgueil et charité s’y présentent sous la double forme d’étapes successives qui ponctuent la quête d’Yvain, et d’une échelle de valeurs que le développement de la fiction invite les lecteurs à questionner.
Yvain ou les échelles de l’orgueil
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10 Le Chevalier au lion [désormais Lion], p. 146, v. 71-85.
9Dès les premiers épisodes du Chevalier au lion, des paroles s’élèvent pour dénoncer dans le royaume supposément idéal du « boen roi de Bretaingne » un univers dominé par le paraître et l’orgueil. Keu accuse Calogrenant de flatter la reine Guenièvre par une politesse hypocrite10, puis se moque des prétentions guerrières d’Yvain en dénonçant son attitude de matamore :
Aprés mangier sanz remuer
vet chascuns Loradin tuer… (v. 593-594)
Molt se vanta de grant orguel ! (v. 2188)
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11 Lion, p. 266, v. 2258.
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12 « Qu’il n’a soing de lor conpaignie », Lion, p. 180, v. 690 ; « toz seus »...
10Certes, le sénéchal « ranponeus » est lui-même une incarnation de l’arrogance. Connaissant l’habitude qu’a Keu de réclamer l’honneur d’ouvrir les engagements militaires, Yvain, devenu le nouveau maître de Landuc, a beau jeu de faire faire « la tourneboële » à son adversaire imprudent, en le désarçonnant devant la cour d’Arthur11. Toutefois le châtiment ridicule infligé au sénéchal n’invalide pas sa dénonciation des chevaliers prompts à se vanter de faux exploits amoureux et guerriers, un défaut déjà blâmé dans le prologue du roman. Au contraire, parce que Keu est lui-même châtié pour son outrecuidance, ses railleries à l’égard d’Yvain apparaissent à la fois risibles et crédibles. Le narrateur n’a d’ailleurs de cesse de rappeler que le fils du roi Urien, craignant le déshonneur que pourrait jeter sur lui l’aventure malencontreuse de son cousin Calogrenant et piqué par les insinuations insultantes du sénéchal, a souhaité s’engager seul dans l’aventure de Brocéliande, accomplissant par là son premier geste d’orgueil12.
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13 Lion, p. 192, v. 932, p. 214, v. 1325, p. 224, v. 1515.
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14 Saint Augustin, Les Confessions, livre X, xli, Turnhout, Brepols, Biblioth...
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15 « D’autre part ra tel covoitié / de la bele dame veoir », Lion, p. 226, v....
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16 La possible influence de De gradibus superbiae, traité rédigé par saint Be...
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17 « Dame, voir, ja ne vos querrai / merci… », Lion, p. 250, v. 1977-1978.
11Si la confrontation avec la merveille dans la première partie du récit permet apparemment à Yvain de prouver sa valeur, elle lui offre aussi l’occasion de progresser aveuglement dans l’échelle des vices. La temeritas du personnage, cette tendance à l’action impétueuse et irréfléchie que le récit taxe à plusieurs reprises de folie13, s’aggrave sous l’influence de sa cupiditas. Dans la première Épître de saint Jean (I, 2, 16) puis dans les commentaires influents qu’en a donnés saint Augustin14, la cupiditas résume les désirs humains incontrôlés, quels que soient leurs objets. L’envie compulsive qu’éprouve Yvain en contemplant Laudine est significativement qualifiée de convoitise, l’habituelle traduction de cupiditas en ancien français15. De fait, l’enchaînement rapide des péripéties qui suivent l’enfermement d’Yvain au château de Landuc, du coup de foudre pour sa suzeraine au mariage précipité des deux amants, peut être interprété à la lumière de ce désir effréné qui fait dévaler les degrés d’orgueil détaillés par saint Bernard16. Sont particulièrement mis en valeur dans cet épisode les dangers de la curiositas, l’attention obsessionnelle portée au spectacle de la belle veuve ouvrant bientôt la voie à l’agitation des passions, au désir charnel et à l’affirmation de soi, même lorsqu’Yvain semble se soumettre à la volonté de son aimée17.
12La progression dans l’orgueil va de pair avec un double mouvement d’emballement et de prédation souligné par des métaphores animales. Celle du cheval prenant le mors aux dents s’insinue dans le discours de Gauvain lorsqu’il incite son ami à rompre ses liens matrimoniaux et à courir les tournois :
Ronpez le frain et le chevoistre,
s’irons tornoier moi et vos. (v. 2502-2503)
13L’image de l’oiseau de proie s’attachait déjà à Yvain lors de son combat contre Esclados, qu’il poursuit « si com girfauz grue randone » (v. 880). Une métaphore identique resurgit lorsque le héros combat Alier (« com fet li faucons les cerceles », v. 3191) ; mais dans ce cas, le mouvement de prédation est le fait du comte agressif contre la dame de Norison qu’Yvain défend.
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18 Jactance, vanité et présomption sont les quatrième, sixième et septième de...
14L’une des stratégies les plus remarquables de Chrétien de Troyes est en effet d’assouplir le processus évolutif esquissé par les théologiens en subordonnant le nombre et le rythme de ses étapes à la logique du roman et de ne pas réserver au seul protagoniste – et à la première partie du récit – le parcours vers le péché suprême. Les aventures qu’Yvain affronte après sa crise de démence offrent ainsi un nouvel éclairage sur le gradus superbiae. Les rencontres successives donnent à voir une progression dans l’arrogance maléfique, chaque adversaire se présentant comme un avatar de l’orgueilleux que le chevalier au lion a pu ou aurait pu être. À l’agressivité du comte Alier convoitant le fief et probablement la personne de la dame de Norison, succède la jactance du géant Harpin qui promet d’infliger les derniers outrages à la nièce de Gauvain. La vanité du jeune roi de l’Île aux pucelles, qui n’a pas su résister aux redoutables fils du netun, s’entrelace à la présomption de l’aînée de Noire Épine qui souhaite affirmer brutalement sa préséance sur sa cadette18. Le monde arthurien apparaît rongé par une prolifération de créatures orgueilleuses que combattent Yvain et son lion, degré par degré.
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19 I Pierre 8 : « Soyez sobres, veillez. Votre adversaire, le diable, comme u...
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20 « Le leüns signifie/ le fiz Sainte Marie », Philippe de Thaon, Le Bestiair...
15Le choix du compagnon d’Yvain peut lui aussi être interprété dans cette perspective. Le lion est au xiie siècle un animal au symbolisme ambivalent. Les œuvres spirituelles et allégoriques – à l’image des bestiaires dont les premiers chapitres sont généralement consacrés à l’étude du lion – l’associent tantôt à la vertu tantôt au vice. Une axiologie négative, inspirée entre autres des épîtres de saint Pierre qui ont décrit Satan par des comparaisons léonines19, fait du roi des bêtes l’image du roi des péchés : le lion représente l’orgueil. Mais une axiologie positive, légitimée par l’analogie entre le lion et le Christ déjà argumentée par Isidore de Séville dans ses Étymologies et reprise par Philippe de Thaon dans son Bestiaire20, rapproche au contraire la bête qui dort les yeux ouverts et le Sauveur, guide des hommes dans les ténèbres, impitoyable envers ses ennemis et doux aux humbles. Le lion figure alors la vertu christique par excellence, la caritas.
16Située quantitativement parlant à l’exacte moitié du roman de Chrétien, la mise en scène de la rencontre entre Yvain et le lion insiste justement sur le sentiment vertueux qui s’empare d’eux et qui les rapproche. Yvain, saisi de « pitiez » devant l’animal en danger, va à son secours ; le lion délivré s’agenouille en mimant une gestuelle d’hommage et en pleurant « par humilité » :
que pitiez li semont et prie
qu’il face secors et aïe
a la beste gentil et franche.
[…]
Et puis si se ragenoilloit
et tote sa face moilloit
de lermes par humilité. (v. 3369-3371 ; 3395-3397)
17Le chevalier compatissant et la bête humanisée s’apprivoisent grâce à un respect et un attachement mutuels qui sont, pour tous deux, des qualités acquises grâce à la rencontre de l’autre. Au xive siècle, Guillaume de Machaut admirera encore la merveille de ce compagnonnage fondé sur l’amour universel de la charité :
21 Guillaume de Machaut, motet 5, Poésies lyriques, éd. Victor Chichmaref, Pa...
Et c’est tout cler que monseignor Yvain
par bien servir, non pas par vasselage,
conquist l’amour dou grant lion sauvage21.
Progresser dans la charité
18Le rôle majeur que joue la rencontre du lion dans le parcours par Yvain d’un nouveau gradus caritatis incite à observer la portée allégorique des créatures sauvages qui peuplent l’ensemble du Chevalier au lion, en particulier celle des « bestes » vivant dans les essarts traversés à trois reprises. Les taureaux, ours et léopards surveillés par un bouvier près de la fontaine de Brocéliande sont les premiers acteurs du récit à être explicitement désignés comme des êtres d’orgueil :
tors salvages, ors et lieparz
qui s’antreconbatoient tuit
et demenoit si grant bruit
et tel fierté et tel orguel,
– se voir conuistre vos an vuel –,
c’une piece me treis arriere,
que nule beste n’est tant fiere
ne plus orguelleuse de tor. (v. 278-285)
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22 Sur cette interprétation, voir Éléonore Andrieu, « Si le destraing par mi ...
19Parce que le vilain parvient à garder ses bêtes assemblées en les y contraignant par la force et par la peur (« si l’estraing si par les .ii. cors […] que les autres de peor tranblent », v. 345, 347), l’essart qu’il domine invite probablement les lecteurs à méditer sur les moyens de contenir la violence des bellatores au sein du monde féodal22. Mais le lieu est polysémique et il peut tout aussi bien apparaître comme un espace de réflexion sur les rapports sociaux qu’engendre l’orgueil, résumés par la dialectique de la contrainte et de la soumission. Celle-ci est déjouée et rejouée positivement dans le troisième essart : Yvain y rencontre le lion et fait avec lui la découverte active et libre de la caritas ; de là, ils s’engagent ensemble dans un cheminement vers la justice et vers la miséricorde. Ce n’est donc probablement pas un hasard si le thème explicite de la charité surgit dans l’étape intermédiaire représentée par le deuxième essart du roman, où se réfugie Yvain frappé par la démence :
Et tant conversa el boschage,
com hom forsenez et salvage,
c’une meison a un hermite
trova, molt basse et molt petite,
et li hermites essartoit.
[…]
De son pain et de sa porrete
par charité prist li boens hom,
si li mist fors de sa meison
desor une fenestre estroite. (v. 2829-2833 ; 2840-2843)
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23 Parmi les nombreuses études dédiées à cet épisode, voir notamment Peter Ha...
20La charité de l’ermite est offerte dans sa forme la plus simple, celle de l’assistance matérielle aux démunis. Le don d’une humble nourriture obtenue par le travail réintègre le fou dans l’univers civilisé et lui réapprend la réciprocité qui caractérise l’échange humain23.
21Mais si l’essart intermédiaire inaugure la reconstruction des rapports sociaux sous le signe de la caritas, il ne figure encore pour Yvain que le seuil du parcours d’amour dont il va franchir pas à pas les étapes. Auprès de la dame de Norison et de Lunette prisonnière, le chevalier s’engage d’abord par reconnaissance, dans un geste de « guerredon » rendant justice à celles qui l’ont aidé. Par la suite, le combat contre le géant Harpin est décidé par compassion pour la nièce de Gauvain et à l’encontre de « l’orgueil » égoïste qu’il y aurait à laisser à la merci du monstre la famille d’un ami :
De la pitié que il l’en prant
li respont :
[…] Dex m’an desfande
c’orguiauz en moi tant ne s’estande
que a mon pié venir les les ! (v. 3936-3937 ; 3977-3979)
22Enfin, l’aide apportée à la cadette de Noire Épine comme aux prisonnières de la Pesme Aventure est déliée de toute motivation autre que le refus de l’injustice et l’amour du prochain. L’enchâssement des deux aventures fait d’ailleurs dialoguer la miséricorde montrée par Yvain à la population du château – Yvain pardonne leurs offenses, « et si vos an claim je quites » (v. 5784) – et la justice royale qu’il fait triompher grâce à son duel avec Gauvain. Au fil de l’errance est donc gravi un gradus caritatis qui, aux yeux de ses bénéficiaires, rapproche le chevalier au lion du Christ :
ne ne cuit pas qu’eles feïssent
tel joie come eles li font
a Celui qui fist tot le mont,
s’Il fust venu de ciel an terre. (v. 5774-5777)
23Pourtant, la progression vertueuse d’Yvain dans le roman n’a pas pour objectif avoué la spiritualisation du personnage. L’objectif du chevalier reste la reconquête de Laudine, alors même qu’Yvain ne se bat pas directement pour elle et que l’élévation de son époux dans les échelons de la charité ne semble guère concerner la dame de Landuc. À première vue, la disjonction entre fin’amor et caritas, c’est-à-dire entre l’intrigue principale du récit et les valeurs que le roman de Chrétien met en mouvement, paraît totale. Mais cette impression est nuancée lors de l’épisode du sauvetage de Lunette condamnée au bûcher. Yvain pourrait alors se dévoiler à sa dame et reconquérir son affection ; il n’en fait rien, préférant suggérer qu’il lui reste encore bien des étapes à parcourir pour payer ce qu’il doit :
Toz quites, dame ? Nel feroie !
Plus doi que randre ne porroie. (v. 4603-4604)
24Il n’est peut-être pas indifférent que Lunette, qu’Yvain vient ici de sauver, soit fêtée par les « pauvres dames » de Landuc. Elles sont heureuses de voir hors de danger une conseillère secourable qui incite Laudine à pratiquer envers elles la charité :
Par son consoil nos revestoit
ma dame de ses robes veires. (v. 4360-4361)
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24 « Que nus n’est mes frans et cortois, / einz demande chascuns einçois / po...
25En arrachant Lunette au bûcher, Yvain n’est donc pas seulement venu en aide à l’une de ses alliées ; il a sauvegardé un personnage qui incarne le désintéressement et le souci des autres, vertus rares à Landuc comme ailleurs24. En rétablissant les relations entre l’opératrice de charité qu’est Lunette, les pauvres dames de la cour et leur suzeraine Laudine, le chevalier au lion accède à un statut de conjux, de protecteur du lien social. Il ne peut certes s’agir que d’une première étape vers la reconquête de son véritable rôle d’époux, mais le franchissement de ce degré est loin d’être négligeable, surtout si l’on considère que l’amour conjugal est l’une des principales formes de la caritas universelle.
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25 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés de la violente charité, op. cit...
26Cette position est au xiie siècle celle de Richard de Saint-Victor. Dans son traité De quatuor gradibus violentae caritatis, contemporain du Chevalier au lion, le théologien a choisi l’amour conjugal comme point de comparaison à l’amour de Dieu25. La relation entre époux, aussi brûlante selon lui que peut l’être l’élan vers la divinité, se décline en quatre degrés : l’embrasement des cœurs se consolide en attachement réciproque puis devient un sentiment exclusif. Cependant, une trop grande ardeur entre les amants peut se tourner en haine et en folie :
Immo, quod magis mirum est, sepe sub uno eodemque tempore sic odiunt ut tamen per desiderium estuare non desinant, et sic diligunt ut tamen velut ex odio persequi non desistant.
26 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés, op. cit., p. 142-143, § 16, l....
Et même plus étonnant encore, en un même moment ils sont tout à la haine sans pourtant cesser de brûler de désir et tout à l’amour sans cesser de se poursuivre de leur haine26.
27Aux yeux de Richard de Saint-Victor, la même progression est observable dans l’amour de Dieu, à ceci près que, dans sa dernière étape, la passion sacrée parvient à une telle intensité que l’individu s’efface et se fond dans l’union avec ce qu’il aime.
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27 Michel de Certeau, La Fable mystique, I (xvie- xviie siècle), Paris, Galli...
28Le Chevalier au lion fait lui aussi converger deux formes d’attachement, le gradus amoris représenté par la liaison d’Yvain et de Laudine et le gradus caritatis parcouru par le chevalier au lion. Mais selon la belle formule de Michel de Certeau et suivant un mouvement qui caractérise la littérature vernaculaire du xiie siècle, l’Unique change ici de scène27 : si dans le traité de théologie, l’amour en couple sert de comparant à l’amour divin, dans le roman courtois la fin’amor est la source et le suprême degré de la caritas universelle. Parce qu’il parvient à comprendre qu’il a trop vite assouvi un désir d’union qui aurait dû être le but de sa quête, Yvain transfigure ce qui était l’ultime étape de la passion érotique selon Richard de Saint-Victor, la haine de soi et la folie, en nouveau départ. Grâce aux aventures qui l’ont initié à l’élan compassionnel, le héros paraît capable – avec l’aide de la charitable Lunette – de mener son mariage au point où ce dernier se confond avec l’amour sacré. Le roman peut alors se refermer, non sans ironie peut-être, sur la promesse d’une fusion « sanz fin » entre les parfaits amants :
des qu’ele a fet la pes sanz fin
de monseignor Yvain le fin
et de s’amie chiere et fine. (v. 6801-6803)
29L’orgueil et la charité ont été au cœur de la pensée chrétienne du xiie siècle en tant que vice et que vertu définitoires de l’humanité. Ils ont toutefois été considérés par les théologiens moins comme des pôles axiologiques fixes que comme des échelles de valeurs déployées en de multiples degrés. Une véritable théologie de la charité s’est alors esquissée au cours d’importants débats, dont témoignent des œuvres majeures comme celle de saint Bernard et de Richard de Saint-Victor. Genre destiné au divertissement des nobles laïcs mais conçu par des clercs, le roman s’est rapidement emparé de ces discussions contemporaines, en particulier l’univers de fiction sans légitimité antique, peuplé de personnages au destin ouvert et au comportement mobile qu’est le roman breton, constitué par Chrétien de Troyes en laboratoire de nouvelles formes et de nouvelles questions. Les échelles de l’orgueil et de la charité y ont trouvé un déploiement inattendu mais finalement compréhensible. L’orgueil n’est-il pas le principal péché qui guette les nobles guerriers et les hommes de cour que le genre met en scène et auquel il s’adresse ? La caritas n’est-elle pas l’autre nom de l’amour dont l’écriture romanesque explore les nuances courtoises ?
30Certes, les romans de Chrétien de Troyes ne sont pas des traités de théologie. Le gradus superbiae déroulé par Le Chevalier au lion ne suit pas strictement la progression dans le mal suggérée par les traités et le gradus caritatis parcouru par Yvain échappe aux programmations théoriques. Mais leur dynamique organise en profondeur la composition de l’œuvre, lui insufflant son mouvement général et soutenant ses subtils effets de miroitement. Reste que Le Chevalier au lion n’est pas seulement une interprétation fictionnelle de réflexions contemporaines sur l’orgueil et la charité des hommes. En articulant ces valeurs à la trame d’un texte complexe, il les a mises en question, appelant son public à les aborder avec une distance réflexive.
Notes
1 Chrétien de Troyes, Le Conte du graal, éd. Félix Lecoy, Paris, Honoré Champion, 1990, p. 6, v. 42-43.
2 Le Conte du graal, op. cit., p. 6, v. 47-50.
3 « Conparé ai mon nonsavoir » (« j’ai payé cher ma folie ») constate Yvain à la fin du roman ; Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. Corinne Pierreville, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 514, v. 6772.
4 Dans l’édition citée, les occurrences d’orguel apparaissent aux vers 281 (les bêtes sauvages de l’essart), 1798 (excuses de Laudine à Lunette), 2188 (reproches de Keu à Yvain), 5736 (reproches du seigneur de la Pesme Aventure à Yvain) ; orguelle est cité v. 4131 (Harpin de la Montagne) ; orguelleuse v. 285 (les bêtes sauvages de l’essart) ; orguiauz v. 3978 (Yvain face à l’humiliation de la famille de Gauvain). Voir le concordancier en ligne du Chevalier au lion : https://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/cetm/actua.htm [consulté en décembre 2017]. L’importance accordée au péché d’orgueil dans Le Chevalier au lion a été soulignée entre autres par Rasmus Thorning Hansen, « Monsters and miracles in Yvain », dans Monsters, Marvels and Miracles : Imaginary Journeys and Landscapes in the Middle Ages, éd. Leif Sondergaard et Rasmus Thorning Hansen, Odense, Odense University Press, 2005, p. 113-144.
5 Le syntagme « je le lui » (Conte du graal, v. 49) pourrait suggérer la lecture à haute voix des textes évangéliques au moment d’un service religieux, un acte régulièrement pris en charge par les diacres au XIIe siècle. Sur ce vers et ce qu’il suggère du statut clérical de Chrétien de Troyes, voir Jean-Guy Gouttebroze, « Saint Pol le dit et je le lui. Chrétien de Troyes lecteur », Romania, n°114, 1996, p. 524-535.
6 I Co 13, 1-7 : « La charité [l’amour] prend patience, elle rend service, elle ne jalouse pas, elle ne plastronne pas, elle ne s’enfle pas d’orgueil, elle ne fait rien de laid, elle ne cherche pas son intérêt, elle ne s’irrite pas, elle n’entretient pas de rancune, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle trouve sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout. » (Traduction œcuménique de la Bible, TOB, 1988).
7 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés de la violente charité (De quatuor gradibus violentae caritatis), éd. Gervais Dumeige, Paris, Vrin, 1955.
8 Bernard de Clairvaux, De gradibus humilitatis et superbiae, dans Opera, éd. Jean Leclercq, Rome, Éditions cisterciennes, 1957-1977, t. 3, p. 13-59. Pour une présentation de ce traité dans la perspective de l’humilité et de l’humiliation, autres thèmes importants des romans de Chrétien, voir Michel Zink, L’Humiliation, le Moyen Âge et nous, Paris, Albin Michel, 2017, p. 69.
9 Le caractère inamissible de la charité, autrement dit l’impossibilité de perdre cette qualité, a fait l’objet de vives controverses entre Pierre Abélard et Bernard de Clairvaux au milieu du xiie siècle ; voir Michel Messier, Agapè, recherches sur l’histoire de la charité, Paris, Fides, 2007, p. 319-326.
10 Le Chevalier au lion [désormais Lion], p. 146, v. 71-85.
11 Lion, p. 266, v. 2258.
12 « Qu’il n’a soing de lor conpaignie », Lion, p. 180, v. 690 ; « toz seus », v. 691.
13 Lion, p. 192, v. 932, p. 214, v. 1325, p. 224, v. 1515.
14 Saint Augustin, Les Confessions, livre X, xli, Turnhout, Brepols, Bibliothèque Augustinienne 14, 1992, p. 213-261.
15 « D’autre part ra tel covoitié / de la bele dame veoir », Lion, p. 226, v. 1538-1539.
16 La possible influence de De gradibus superbiae, traité rédigé par saint Bernard vers 1125, sur cet épisode du Chevalier au lion, a été étudiée par Rasmus Thorning Hansen, « Monsters and miracles in Yvain », art. cit.
17 « Dame, voir, ja ne vos querrai / merci… », Lion, p. 250, v. 1977-1978.
18 Jactance, vanité et présomption sont les quatrième, sixième et septième degrés de l’échelle d’orgueil décrite par saint Bernard dans le De gradibus superbiae.
19 I Pierre 8 : « Soyez sobres, veillez. Votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. » (Traduction œcuménique de la Bible, TOB, 1988).
20 « Le leüns signifie/ le fiz Sainte Marie », Philippe de Thaon, Le Bestiaire, éd. Emmanuel Walberg, Lund, Möller/Paris, Welter, 1900, p. 3, v. 47-48.
21 Guillaume de Machaut, motet 5, Poésies lyriques, éd. Victor Chichmaref, Paris, 1909, t. II, p. 491, v. 26-28.
22 Sur cette interprétation, voir Éléonore Andrieu, « Si le destraing par mi le cors : droit et violence dans l’essart (Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes) », dans Droit et violence dans la littérature du Moyen Âge, éd. Philippe Haugeard et Muriel Ott, Paris, Garnier, 2013, p. 39-51.
23 Parmi les nombreuses études dédiées à cet épisode, voir notamment Peter Haidu, « The Hermit’s Pottage : Deconstruction and History in Yvain », The Romanic Review n°74, 1983, p. 1-15 ; Eugene Vance, « Chrétien’s Yvain and the ideologies of change and exchange », Yale French Studies n°70, 1986, p. 42-62.
24 « Que nus n’est mes frans et cortois, / einz demande chascuns einçois / por lui que por autrui ne fait, / sanz ce que nul mestier en ait ! » (Lion, p. 382, v. 4375-4378).
25 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés de la violente charité, op. cit., § 2, l. 8-10.
26 Richard de Saint-Victor, Les Quatre degrés, op. cit., p. 142-143, § 16, l. 12-14.
27 Michel de Certeau, La Fable mystique, I (xvie- xviie siècle), Paris, Gallimard, 1982, p. 13 ; sur les mouvements de sécularisation et de sacralisation qui travaillent la pensée de l’amour au xiie siècle, voir Véronique Ferrer et Jean–René Valette, « C’est à l’éternité que je t’emprunte », dans L’Unique change de scène, écritures spirituelles et discours amoureux (xiie- xviie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 9-37.
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Quelques mots à propos de : Estelle Doudet
Université Grenoble Alpes / UMR CNRS 5316 Litt&Arts
Institut universitaire de France