Dossier Acta Litt&Arts : Les enjeux de la 'dispositio' au théâtre: les exemples d''Esther' et 'Athalie'
L’alternance comme principe de disposition dans Esther ou les intermittences de la grâce
Texte intégral
-
1 Jean Racine, Esther [1689], éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Fol...
-
2 Particulièrement à partir du chapitre 4 jusqu’au chapitre 7 ; avec les addi...
-
3 Jean Racine, Esther, éd. cit., p. 28.
-
4 Voir Anne Piéjus, Le Théâtre des Demoiselles. Tragédie et musique à Saint-C...
-
5 Pour visualiser, consulter les croquis du précieux Mémoire de Mahelot, éd. ...
-
6 Selon l’expression de Victor Hugo en 1827, cité par Jean Rohou dans Bilan c...
-
7 J. Racine, Esther, éd. cit., p. 38.
1L’« espèce de poème1 » d’Esther, selon la formule racinienne, a une disposition originale tant par rapport à la source biblique que par rapport au modèle de la tragédie classique. Elle est une sélection, un réaménagement et une condensation en vingt-quatre heures de divers moments du Livre d’Esther2 qui couraient sur plusieurs jours. En trois actes, et non cinq, la pièce a encore l’originalité d’insérer du chant, allie alexandrins déclamés et vers mêlés chantés en solo ou en chœur, de sorte que Georges Forestier a pu la qualifier de « tragédie dévote alternée3 ». Mais la musique y trouve une place non seulement dans les intermèdes mais aussi à l’intérieur des actes : elle n’a pas une simple fonction d’ornement ni de détente pour l’attention, le chœur a une fonction dramaturgique4. Par ailleurs, autre spécificité par rapport au classicisme, l’action se déroule dans trois lieux différents représentés et prévoit même un décor double simultané au dernier acte ; le dispositif rappelle en cela les décors baroques du premier xviie siècle5. On a pu souligner la ténuité de l’action et le lyrisme de ce poème moral ; Victor Hugo le qualifiait de « ravissante élégie6 ». Les circonstances d’écriture de la pièce, ses buts et contraintes pédagogiques (faire la part des petits rôles et donc émietter la prise de parole, faire chanter, impliquer le groupe, plaire à des imaginations juvéniles, etc.) peuvent expliquer en partie le manque de « rigueur » classique de ce « poème ». Racine justifie ainsi dans sa préface le fait de ne pas avoir « gardé » l’unité de lieu « avec la même rigueur qu[’]autrefois » parce qu’il voulait rendre ce divertissement « plus agréable à des enfants », en introduisant de « la variété dans les décorations7 ».
-
8 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, livre IV, chap. ...
-
9 Marc Douguet, « Entrée en scène, entrée en acte », Agôn, n° 5 (L'Entrée en ...
-
10 À l’acte I, la didascalie de transition de la scène 3 à 4 note « Le chœur ...
-
11 Nous invitons à l’étude du verbe « descendre » dans la pièce, dont les que...
2Cependant, d’autres entorses aux règles classiques nous interpellent et n’ont pas de rapport avec des mobiles pédagogiques. Si l’unité de temps semble respectée, la pièce a la grande spécificité de commencer le soir, ce qui nous semble rare dans la production classique, les tragédies commençant le plus souvent avec le lever du soleil. Par ailleurs, une autre originalité interpelle dans Esther. L’abbé d’Aubignac dans La Pratique du théâtre (dont Racine possédait un exemplaire qu’il annotait), rapporte qu’il a « quelquefois ouï disputer, si dans un même acte un même acteur pouvait paraître plusieurs fois8 ». Dans les faits, d’après Marc Douguet9, si l’on ne prend en compte que les personnages principaux et que l’on se limite au genre tragique, les auteurs classiques n’enfreignent généralement jamais plus d’une fois dans une pièce cette règle de ne faire entrer qu’une fois un personnage par acte. Or, dans Esther, le chœur à l’acte I, Aman et Hydaspe à l’acte II, Aman et Assuérus à l’acte III, ont deux entrées par acte. Plus subtilement encore, dans l’acte I et III, ils « se retirent », « s’éloignent10 » au fond ou sur le côté du théâtre, pour revenir ensuite, et ce, très vite après leur dernière sortie. Cette infraction à la règle est soulignée et ménagée avec une telle subtilité par le dramaturge qu’elle nous semble non seulement assumée mais lourde de sens. Elle crée des effets esthétiques quasi-cinématographiques de champ/contre-champ, de changement de focalisation et de simili-aparté. Elle nous semble également propice à des lectures allégoriques et avoir une portée métaphysique : si Esther est une pièce mettant en scène l’action de la Grâce dans le monde, elle en met en scène non seulement la descente11 transcendante, ou l’apparition immanente dans le « je-ne-sais-quel » charme d’Esther, mais aussi ses intermittences.
Commencer le soir : un jour liturgique
3La disposition des trois actes dans Esther prévoit une éclipse symbolique très forte : la nuit occupe le premier entracte. Cette organisation est d’autant plus remarquable qu’elle n’était pas strictement nécessaire : dans sa condensation de l’histoire biblique, Racine aurait pu commencer le matin très tôt et finir le soir, tout en gardant sa disposition des actes. Une telle solution aurait seulement laissé entendre une simultanéité entre le moment où Esther apprend le décret, et l’insomnie du roi. Mais elle aurait eu pour conséquence de raccourcir plus encore le temps de gestation de la décision d’Esther : dans la Bible, trois jours se déroulent entre la nouvelle du décret et la première entrevue avec le roi. Racine certes condense jusqu’à l’unité de temps les événements mais ne veut pas manifestement oblitérer l’idée biblique d’une maturation patiente par la prière nocturne et la veille. La disposition racinienne tend à rendre presque simultanées la veille des Juifs en prière, ordonnée par Esther, et l’insomnie d’Assuérus. C’est presque au moment où Esther puis le chœur prient et veillent qu’Assuérus a son mauvais rêve.
-
12 L.-G. Benguigui, Les Sources juives d’Esther et d’Athalie, op. cit., p. 12...
4Cette nuit-entracte est encore l’occasion du songe d’Assuérus. Cet épisode n’apparaît pas strictement dans la Bible, qui parle seulement d’insomnie, ou, dans les additions des Septante, d’un rêve, mais pour Mardochée. Selon Lucien Benguigui12, ce songe d’Assuérus pourrait être inspiré d’un midrache de la littérature rabbinique, qui envisage un contenu pour le songe d’Assuérus (mais beaucoup plus explicite que celui de Racine) puis fait explicitement le parallèle entre sommeil de Dieu et sommeil du roi, pour faire d’Esther le livre du réveil de Dieu.
-
13 Livre d’Esther, dans Tobie, Judith et Esther traduits en français avec une...
5Par ailleurs, les pièces avec un songe qui ont probablement influencé Racine, comme le Polyeucte de Corneille ou la Mariane de Tristan L’Hermite, toutes deux des pièces à sujet saint et qui avaient probablement été déjà jouées à Saint-Cyr, situent le songe juste avant l’ouverture de la pièce et non en son sein. En épousant le mouvement du soleil, la tragédie classique traditionnelle nous habitue à une forme de progression continue et cumulative de l’action. Au contraire, ce singulier entracte nocturne dans Esther introduit une rupture et une ouverture sur une temporalité autre, celle du sommeil. Ce thème rattache la pièce à l’esthétique baroque du début du siècle. Surtout, cette respiration ménage une place pour une causalité inconsciente et potentiellement divine dans la pièce : Assuérus est travaillé malgré lui dans son rêve par son inconscient ou par Dieu. Pour Sacy dont les commentaires13 s’appuient sur les additions des Septante, c’est Dieu qui empêche Assuérus de dormir.
-
14 Nous nous référons à la Présentation Générale de la Liturgie des Heures, d...
-
15 Saint Basile le Grand, Grande Règle, Resp. 37, 3, cité par la Présentation...
-
16 Psaume 140, verset 2.
6De plus, faire commencer la pièce le soir tout en respectant une durée courte de vingt-quatre heures assimile le temps de la pièce à la journée liturgique juive, mais aussi chrétienne, qui commencent le soir. On peut noter quelques similitudes entre l’acte I et les vêpres, bien que les psaumes servant de sources aux chants du chœur à l’acte I ne nous semblent par relever des vêpres. Cet office de la liturgie des Heures contient une introduction, un hymne, deux psaumes, un cantique du Nouveau Testament, une lecture brève, un répons bref, le chant du Magnificat, enfin les prières d’intercession et de conclusion. D’après la Présentation Générale de la Liturgie des Heures14, ces derniers offices sont célébrés quand le jour baisse, afin selon saint Basile le Grand, « de rendre grâce pour ce qui, en ce jour, nous a été donné, ou pour ce que nous avons fait de bien15 ». La prière que l’on fait monter « comme l’encens en présence du Seigneur » selon le psaume 140, et dans laquelle « l’élévation de nos mains » devient comme « le sacrifice du soir16 » constitue un rappel de la rédemption. Saint Cyprien recommande :
17 Saint Cyprien, De l’oraison dominicale, cité par la Présentation Générale ...
Au coucher du soleil et à la fin du jour, nous devons encore remplir le devoir de la prière. Le Christ est le véritable soleil et la véritable lumière. Lorsqu’au déclin du jour, nous demandons que la lumière brille de nouveau sur nous, nous implorons la venue du Christ qui nous donnera la grâce de l’éternelle clarté17.
Aux vêpres, on se rappelle le soir au cours duquel le Christ s’est donné en sacrifice : soir de la Cène et de l’agonie au mont ou jardin des oliviers, soir de sa mort où il avait les bras « élevés » sur la croix. Enfin, on y chante le Magnificat, cantique de Marie, qui commémore l’Annonciation de la naissance mystérieuse de Jésus-Christ par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. Or, dans la pièce, Esther encourant ses filles à chanter prononce ces deux vers très proches du psaume 140 qui sert de programme aux vêpres :
18 J. Racine, Esther, I, 2, v. 196-197.
Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents.
Monter comme l'odeur d'un agréable encens18.
7Un peu plus loin, elle évoque son propre sacrifice en lien avec le jour tombant :
19 Ibid., I, 3, v. 313-316.
Déjà la sombre nuit a commencé son tour.
Demain quand le soleil rallumera le jour,
Contente de périr, s'il faut que je périsse,
J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice19.
Par ailleurs, dans sa prière, Esther évoque l’attente du Messie au vers 268.
8Outre ces passages, on peut surtout noter l’extraordinaire entrée de Mardochée. Racine ne cache pas son caractère potentiellement invraisemblable et merveilleux. Il a supprimé les eunuques de la Bible qui servait de médiateurs entre Esther et son oncle. Certes il estompe ainsi l’atmosphère du sérail et cache la dimension sexuelle du récit, peu propice à une pièce pour jeunes filles, mais il aurait pu avoir recours à des messagers. Et pour respecter la réclusion d’Esther dans un monde féminin, éloigné du regard des hommes, il aurait pu donner cette fonction à une messagère telle élise, ce que le texte lui-même nous semble suggérer : en effet, à l’acte I, l’entrée de Mardochée et la surprise d’Esther redoublent très nettement l’entrée d’élise et la surprise d’Esther de la première scène ; ensuite, dans l’acte III scène 5, élise n’apparaît plus dans les listes de noms au moment où le roi Assuérus demande qu’on aille chercher Mardochée. Il n’est pas extrêmement clair si l’ordre du roi est accompli par élise ou par un garde, sachant qu’il faut garder des gardes pour l’arrestation d’Aman à la scène suivante. élise n’a guère de fonction dramaturgique sinon de permettre la scène d’exposition, son rôle tend à doubler celui du chœur et de Mardochée. Certes, l’objectif scolaire de la pièce peut expliquer ce manque d’économie et cet émiettement des rôles. Mais il n’explique pas pourquoi Racine choisit de faire de l’apparition de Mardochée auprès d’Esther un grand événement.
-
20 Livre d’Esther, 4.
9En effet Mardochée apparaît de manière inattendue et extrêmement frappante aux yeux d’Esther, contrairement à la source biblique : dans la Bible, Esther entend seulement parler du comportement de deuil ostentatoire de Mardochée20. Racine amplifie le pathétique de l’annonce du décret par cette irruption fracassante sur la scène d’un homme recouvert de cendre. Racine, qui excelle en hypotypose, aurait pu choisir de donner un tableau verbal de la tristesse hyperbolique de Mardochée. Au contraire, il choisit d’en donner un équivalent scénique. Mardochée n’apparaît que deux fois sur scène dans la pièce, qu’il encadre : il lance et clôt l’action. Il n’est pas traité de manière psychologique, comme un personnage dont il faudrait exposer les intentions, mais comme une apparition merveilleuse et une image forte. Racine ne cache pas l’invraisemblance du fait qu’un homme réussisse à s’infiltrer dans les appartements d’une reine perse au soir ; au contraire, il le souligne par la réaction qu’il prête à Esther :
21 J. Racine, Esther, I, 1, v. 156-161.
Que vois-je ? Mardochée ? Ô mon père, est-ce vous ?
Un ange du Seigneur sous son aile sacrée
A donc conduit vos pas, et caché votre entrée ?
Mais d’où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,
Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux ?
Que nous annoncez-vous21 ?
Ces quelques vers nous semblent autoriser une lecture figurative : par cette entrée, Racine a volontairement assimilé Mardochée à un ange, comme s’il était une figure de l’ange Gabriel à l’Annonciation, épisode raconté dans les évangiles.
-
22 « Tu veux donc bien qu’Esther ait place en ton image, / Que ses traits les...
-
23 Saint Jean Eudes, L’éducation des filles sur le modèle de l’enfance admira...
-
24 Livre d’église, latin-françois, contenant none, vespres et complies, pour ...
10Faire d’Esther une préfiguration de la Vierge Marie qui consent à la volonté divine est une idée courante au xviie siècle. Dans les Louanges de la Sainte Vierge composées en rimes latines par saint Bonaventure et mises en vers français par Pierre Corneille (1665), ouvrage relevé par René Jasinsky dans son livre Autour de l’Esther racinienne, Esther est une ombre de Marie22. Jean Eudes, prêtre réformateur formé à l’Oratoire, fondateur de séminaires en Normandie et rattaché traditionnellement à l’école française de spiritualité, développe également le parallèle entre les deux femmes sur plusieurs pages dans un ouvrage à visée éducative intitulé L’éducation des filles sur le modèle de l’enfance admirable de la très sainte Vierge Marie, mère de Dieu (1678)23. Nous avons également trouvé un bréviaire parisien du xviiie siècle, issu de la réforme liturgique néo-gallicane (contemporaine des représentations d’Esther), qui prévoit deux antiennes tirées du Livre d’Esther pour les vêpres de la fête de l’Assomption de la Vierge au 15 août24.
-
25 Cette comparaison entre l’épisode du serpent d’airain du désert dans le ch...
-
26 Apocalypse de saint Jean, chapitre 12.
11Esther est une préfiguration de Marie car elle sauve le peuple juif de l’extermination par son obéissance et sa douceur comme Marie sauve l’humanité du péché par son obéissance et sa douceur de mère du fils de Dieu. Esther s’oppose au personnage diabolique d’Aman, qui peut s’apparenter au serpent de la Genèse, d’autant qu’Aman est élevé au supplice comme le serpent d’airain du désert est élevé, lui-même annonçant l’élévation du Christ en croix : ce sont deux images d’élévation dont le sens est inversé25. Esther terrasse le serpent Aman comme la femme de l’Apocalypse, souvent associée à Marie, lutte contre le dragon dans la vision de Jean26. Esther et Marie sont des femmes qui sauvent par leur simple consentement et leur obéissance au Seigneur. Certes, l’annonce du décret de mort par Mardochée n’est pas heureuse comme celle de la naissance de Jésus, même si cette dernière est illégitime. Mais dans les deux cas, deux jeunes femmes acceptent de se mettre au service de la volonté divine et plus précisément de mettre au service du salut de leur peuple une caractéristique propre à leur féminité : charme d’Esther, maternité de Marie.
12Ce premier acte vespéral crée enfin une résonance entre le sacrifice d’Esther et celui du Christ au soir de la Passion, résonance amplifiée par le deuxième phénomène que nous avons évoqué, les doubles entrées.
Doubles entrées ou fausses sorties
13En effet, à l’acte I, le chœur a l’originalité de se « retirer » au fond du théâtre pendant la prière d’Esther à la scène 4. Mécaniquement, le chœur a ainsi deux scènes séparées par une courte éclipse, qui n’est pas tout à fait une absence, puisqu’il reste « au fond du théâtre ». Un tel mouvement ne peut pas passer inaperçu : il s’agit du chœur, entité collective, masse de corps dont les déplacements sont forcément plus difficiles à ménager. La convention veut probablement que le chœur n’entende pas la prière qu’Esther prononce : il s’agit précisément de permettre à la reine de se recueillir et de dialoguer avec Dieu dans l’intimité. En même temps, le chœur ne sort pas, il ne disparaît pas : il est comme un second plan dans le champ de vision du spectateur, un second plan dans un tableau, il fait ainsi contrepoint. La « mise en veille » du chœur n’est que partielle et ce mouvement induit une coprésence singulière entre Esther et lui. C’est Esther qui a demandé « qu’on s’éloigne un moment » au vers 247 et la didascalie précise que le chœur « se retire ».
-
27 Augustin d’Hippone, La Doctrine chrétienne / De doctrina christiana, trad....
14Ce « retrait » et cet « éloignement » sont très forts symboliquement dans une pièce qui a pour sujet, selon Racine lui-même dans sa préface, une histoire pleine de « leçons de détachement du monde au milieu du monde même ». En créant cette discontinuité volontaire, que la règle de liaison des scènes et la stricte continuité classique de l’action n’auraient pu ménager, Racine signale la nécessité chrétienne de s’extraire provisoirement de l’action pour y agir en chrétien. Racine semble ménager des respirations dans le déroulé des faits qui signalent l’action divine au sein de la causalité terrestre et horizontale des événements. Il épouse le mouvement de Jésus lui-même alternant entre prédication publique et prière dans le désert. Esther en effet se prépare par cette prière pour apparaître devant le roi, à qui elle va devoir faire un discours. Augustin conseillait au prédicateur dans La Doctrine chrétienne d’être « un homme d’oraison avant d’être un orateur27 » : de même, Esther se recueille avant d’intercéder pour son peuple par la prise de parole en public. Le contrepoint de cette présence chorale au fond du théâtre est nécessaire en ce qu’il rappelle ce dualisme paradoxal de la condition chrétienne.
15De plus, ce retrait du chœur à la veille du sacrifice, nous semble rappeler la prière du Christ au jardin des oliviers. En effet, dans les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, on peut lire :
28 Évangile selon saint Matthieu 26, 38-39.
29 Évangile selon saint Marc, 14, 34-35.
30 Évangile selon saint Luc, 22, 40-41.
Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici et veillez avec moi.
Et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon père, s’il est possible, faites que ce calice s’éloigne de moi ; néanmoins que ma volonté ne s’accomplisse pas, mais la vôtre28.
Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici et veillez.
Et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna contre terre, priant que, s’il était possible, cette heure s’éloignât de lui29.
Lorsqu’il fut arrivé en ce lieu-là, il leur dit : Priez, afin que vous n’entriez point en tentation.
Et s’étant éloigné d’eux environ d’un jet de pierre, il se mit à genoux, et fit sa prière30.
-
31 On en trouve une édition facilement accessible : Les Mystères de Jésus : r...
La prière d’Esther, dans la Bible, appartient aux additions des Septante. Elle n’est pas aussi contextualisée que dans la pièce, on sait seulement qu’Esther a quitté ses ornements royaux pour les marques du deuil, mais on ne sait si elle est seule. Racine ajoute donc le chœur des jeunes filles : ce chœur est comme les disciples au jardin des oliviers. Cette similitude de situation, presque subliminale, entre le sacrifice d’Esther et le sacrifice christique, est d’autant plus probable qu’à Port-Royal, les religieuses avaient l’habitude de méditer la vie du Christ en se l’appliquant à elles-mêmes. Ainsi Jacqueline Pascale, dans Le Mystère de la mort de notre Seigneur Jésus-Christ31 lit la Passion du Christ comme un éclairage sur ce qu’elle doit faire et quitter au moment de sa prise de voile. Racine ménage ainsi un tableau avec au second plan des jeunes Israélites qui demeurent présentes, bien qu’éloignées, et qu’Esther a invitées à veiller jour et nuit avec tous les autres Juifs de Suse, comme le Christ invite les apôtres à veiller le soir à Gethsémani :
32 J. Racine, Esther, I, 3, v. 239-242.
Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus,
À prier avec vous jour et nuit assidus,
Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire,
Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère32.
-
33 Livre d’Esther, 4, 16.
Cette demande de veille et de jeûne est présente dans le Livre d’Esther33. Interpelle ici une contradiction temporelle probablement liée à l’adaptation de la pièce à l’unité de temps classique : Esther demande de veiller « jour et nuit » et de garder le jeune « pendant trois jours », alors même qu’elle annonce qu’elle va le lendemain apparaître devant Assuérus et va lui offrir un festin le jour même. La symbolique de l’alternance jour/nuit est conservée par la disposition racinienne, mais les « trois jours » ne sont pas accomplis, seulement évoqués. Cette persistance du chiffre « trois » a cependant une valeur symbolique car il rappelle les trois jours menant à la résurrection du Christ.
-
34 D’après le chœur de l’acte II, scène 8, v. 739-740. Assuérus peut préfigur...
16Ce mouvement d’oscillation du chœur de l’acte I est le pendant inverse de la sortie d’Assuérus à la scène 4 de l’acte III : le roi semble alors sortir, ou plutôt passer sur le côté de la scène représentant les jardins, comme pour se recueillir et prendre une décision, pendant que les autres personnages demeurent. Assuérus s’adresse même au « Ciel » au vers 1138. Le « ciel » a pour lui une signification particulière puisque Assuérus est un idolâtre qui rend un culte aux étoiles34 :
J’étais donc le jouet… Ciel, daigne m’éclairer.
Un moment sans témoins cherchons à respirer.
Appelez Mardochée, il faut aussi l’entendre.
35 J. Racine, Esther, III, 4, v. 1138-1140.
Le Roi s’éloigne35.
On note aussi l’oraison jaculatoire que Racine insère juste après, assumée par une « jeune israélite » :
36 Ibid., III, 4, v. 1141.
Vérité que j’implore, achève de descendre36.
-
37 Ibid., II, 3, v. 542.
17Encore une fois, cette rupture crée une ouverture à l’intervention divine et casse la causalité linéaire des faits : le discours d’Esther n’a pas une efficace immédiate sur le souverain, qui se trouve d’abord déboussolé et a besoin de « respirer ». Racine signale ainsi que l’effet du discours d’Esther n’est pas seulement rhétorique et humain. De même l’évanouissement à l’acte II peut être compris comme une double entrée qui signale l’action divine à travers la faiblesse humaine elle-même. Assuérus est dès le début construit comme un roi inquiet qui peine à se retrouver avec lui-même, qui subit à la fois l’empressement des courtisans et des affaires, qui se présente comme victime des « embarras du trône37 ». À l’acte II scène 3, on le voit cherchant un lien de confiance avec Asaph, avec qui il demande à se retrouver seul, et à qui il avoue sa faute et son oubli. Ce désir de solitude et de repos est ainsi préparé par l’acte II et trouve son paroxysme à l’acte III.
18Contrairement à la fausse sortie du chœur à l’acte I, celle d’Assuérus à l’acte III est reprise de la Bible :
38 Livre d’Esther, 7, 7-8.
Le roi en même temps se leva tout en colère ; et étant sorti du lieu du festin, il entra dans un jardin planté d’arbres. Aman se leva aussi de table pour supplier la reine Esther de lui sauver la vie, parce qu’il avait bien vu que le roi était résolu de le perdre.
Assuérus, étant revenu du jardin planté d’arbres, et étant rentré dans le lieu du festin, trouva qu’Aman s’était jeté sur le lit où était Esther, et il dit : Comment, il veut même faire violence à la reine en ma présence et dans ma maison ! à peine cette parole était sortie de la bouche du roi, qu’on couvrit le visage à Aman38.
19On remarque que le décor double de l’acte III est directement inspiré de l’épisode biblique : Racine en a tiré la scénographie de l’acte, entre jardins et salon du festin, et sa disposition en deux volets, d’abord dans les jardins jusqu’au milieu de la scène 3, puis dans le salon. Par ailleurs, ce jardin planté d’arbres a sans doute un sens allégorique très fort : il rappelle à la fois le jardin d’Eden et le mont des oliviers, le festin pour sa part est une image traditionnelle du royaume de Dieu à venir. Enfin, le passage d’un lieu à l’autre est ménagé par l’arrivée du chœur à la scène 3, la musique et le chant pouvant produire une sorte de fondu-enchaîné. L’arrivée du chœur pousse Hydaspe et Aman à entrer dans le salon, un groupe de personnages en chasse un autre. Cette disposition permet un changement de focalisation très net dans les deux cas. Le retour d’Assuérus change radicalement la vision que le spectateur avait d’Aman au pied d’Esther, à la faveur d’une ambivalence sur l’expression « mains hardies » : on voyait un ennemi supplier, Assuérus nous le fait voir comme un séducteur-violeur et/ou comme le meurtrier du songe. Le début de la scène 3 quant à elle est comme une scène d’aparté qui permet d’avoir le point de vue horrifié du chœur sur Aman, que, pendant les deux premières scènes, le public a moins vu terrible que blessé dans son amour-propre.
20Enfin, dernier cas d’entrée double : à l’acte II, Aman et Hydaspe entrent deux fois. Comme pour l’acte III, Racine tire de la Bible l’espace et la disposition de son acte :
39 Livre d’Esther, 6, 4.
Le roi ajouta en même temps : Qui est là dans l’antichambre ? Or, Aman était entré dans l’antichambre la plus proche de la chambre du roi pour le prier de commander que Mardochée fût attaché à la potence qu’il avait préparée39.
21Le texte par un retour en arrière précise qu’Aman attendait dans l’antichambre depuis longtemps, mais ne nous donne guère plus d’indication et ne nous représente aucun dialogue précédant l’arrivée du roi. Racine choisit de donner à voir Aman avant Assuérus, dans l’espace très symbolique de la salle du trône. Cette antéposition peut signifier le désir d’usurpation du trône qui habite Aman, bien que Racine ait soin de prêter à Hydaspe l’initiative d’entrer dans la salle. C’est une idée originale et forte de Racine. De même Racine met d’abord dans la bouche d’Hydaspe l’idée de la potence, et ne montre pas un Aman qui sait déjà ce qu’il veut. Comme dans les autres cas d’entrée double, un personnage reste en toile de fond, le spectateur le sait proche, prêt à revenir d’une seconde à l’autre. Mais cette fois-ci il ne semble pas qu’Aman soit visible. Cette présence absente crée une menace et montre la relativité du pouvoir d’Assuérus, qu’on sait mal entouré bien avant qu’il n’apparaisse. Ce dernier cas d’entrée double semble avoir moins une portée métaphysique que politique.
22Ainsi l’alternance, que nous avons appelée aussi oscillation, nous semble au cœur de la disposition d’Esther. L’alternance du jour et de la nuit, les oscillations des personnages sur un théâtre lui-même dédoublé, dramatisent la descente de « la Vérité » et ménagent des ruptures qui sont autant d’espace pour de potentielles interventions divines.
Notes
1 Jean Racine, Esther [1689], éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 2007, « Préface », p. 36.
2 Particulièrement à partir du chapitre 4 jusqu’au chapitre 7 ; avec les additions des Septante ainsi que des éléments de littérature rabbinique, selon Lucien-Gilles Benguigui dans Les Sources juives d’Esther et d’Athalie, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 118-122.
3 Jean Racine, Esther, éd. cit., p. 28.
4 Voir Anne Piéjus, Le Théâtre des Demoiselles. Tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand Siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000, 2e partie, chap. 6, « Dramaturgie de l’insertion musicale ».
5 Pour visualiser, consulter les croquis du précieux Mémoire de Mahelot, éd. P. Pasquier, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2005. Le manuscrit est également consultable sur Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90631697).
6 Selon l’expression de Victor Hugo en 1827, cité par Jean Rohou dans Bilan critique, Paris, éditions Nathan, 1994, p. 12.
7 J. Racine, Esther, éd. cit., p. 38.
8 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, livre IV, chap. 1 (« Des personnages ou acteurs, et ce que le poète y doit observer »), éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 400.
9 Marc Douguet, « Entrée en scène, entrée en acte », Agôn, n° 5 (L'Entrée en scène), 2012, [en ligne : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2346, mis à jour le 28/11/2015].
10 À l’acte I, la didascalie de transition de la scène 3 à 4 note « Le chœur se retire vers le fond du théâtre » ; à l’acte III, on lit à la transition de la scène 3 à 4 : « Le Roi s’éloigne ».
11 Nous invitons à l’étude du verbe « descendre » dans la pièce, dont les quelques occurrences clés ponctuent l’action.
12 L.-G. Benguigui, Les Sources juives d’Esther et d’Athalie, op. cit., p. 122-128.
13 Livre d’Esther, dans Tobie, Judith et Esther traduits en français avec une explication tirée des Saints Pères et des auteurs ecclésiastiques, éd. et trad. L.-I. Lemaître de Sacy et P. Thomas Du Fossé [1688], Bruxelles, Eugène Henry Fricx, 1714 [https://books.google.fr/books?id=WERqu6ycqngC], p. 463.
14 Nous nous référons à la Présentation Générale de la Liturgie des Heures, d’après la traduction établie sous l’autorité de la Commission internationale francophone pour les traductions et la liturgie, disponible sur le site officiel du Service National de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle, www.liturgie.catholique.fr. Certes moderne, ce document se réfère à une très longue tradition venant des Pères de l’église, et notamment à Basile de Césarée et Cyprien de Carthage.
15 Saint Basile le Grand, Grande Règle, Resp. 37, 3, cité par la Présentation Générale de la Liturgie des Heures. Voir aussi Les Ascétiques ou Traités spirituel de saint Basile le Grand, trad. M. Godefroy Hermant, Paris, Jean Du Puy, 1673 [https://books.google.fr/books?id=UpUCAAAAQAAJ&], Grande Règle, Réponse 37, p. 192.
16 Psaume 140, verset 2.
17 Saint Cyprien, De l’oraison dominicale, cité par la Présentation Générale de la Liturgie des Heures. Voir aussi Saint Cyprien, De l’oraison dominicale, dans Traités, trad. M. l’abbé Thibaut [1869], éd. H. Leclercq, Poitiers, 1909 [www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/cyprien/] ou Œuvres complètes de Saint-Cyprien, trad. M.N.S. Guillon, t. I, Paris, J. Angé et Cie, 1837 [https://books.google.fr/books?id=UpUCAAAAQAAJ], p. 115.
18 J. Racine, Esther, I, 2, v. 196-197.
19 Ibid., I, 3, v. 313-316.
20 Livre d’Esther, 4.
21 J. Racine, Esther, I, 1, v. 156-161.
22 « Tu veux donc bien qu’Esther ait place en ton image, / Que ses traits les plus beaux servent d’ombres aux tiens, / Toi dont les actions, toi dont les entretiens / Ont tant d’humilité, tant d’amour en partage. » (Louanges de la Sainte Vierge composées en rimes latines par saint Bonaventure et mises en vers français par Pierre Corneille, Paris, Gabriel Quinet, 1665 [https://books.google.fr/books?id=ldrx5KpKx04C], cité dans René Jasinsky, Autour de l’Esther racinienne, Paris, Nizet, 1985, p. 151.)
23 Saint Jean Eudes, L’éducation des filles sur le modèle de l’enfance admirable de la très-sainte vierge Marie, mère de Dieu, dédiée à la Reine, Paris, René Guignard, 1678 [https://books.google.fr/books?id=dUNSYsuEJboC], p. 66-69.
24 Livre d’église, latin-françois, contenant none, vespres et complies, pour tous les jours de l’année, selon le bréviaire de Paris, Paris, Libraires associés pour l’usage du diocèse, 1761 [https://books.google.fr/books?id=sJn61NfpLDwC], p. 282 : « Praecepit Rex iis qui in conspectu ejus ministrabat, ut introducerent Reginam coram se, posito super caput ejus diademate. Esther, I. (Le Roi commanda à ses officiers de faire venir devant lui la Reine, portant le diadème sur sa tête.) » et « Habuit gratiam et misericordiam coram Rege super omnes mulieres; fecitque eam regnare. Esther, 2, 17 (Elle acquit dans le cœur et dans l’esprit du Roi une considération plus grande que toutes les autres femmes, et il la fit Reine). »
25 Cette comparaison entre l’épisode du serpent d’airain du désert dans le chapitre 21 des Nombres, l’élévation d’Aman à la potence et l’élévation du Christ sur la croix, est développée par Jean Dubu dans un article partant d’une analyse de la fresque de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine : Jean Dubu, « Esther, Bible et poésie dramatique », dans Racine aux miroirs, Paris, SEDES, 1992, p. 348 sqq.
26 Apocalypse de saint Jean, chapitre 12.
27 Augustin d’Hippone, La Doctrine chrétienne / De doctrina christiana, trad. M. Moreau, Paris, Bibliothèque Augustinienne 11/2, 1997, p. 367.
28 Évangile selon saint Matthieu 26, 38-39.
29 Évangile selon saint Marc, 14, 34-35.
30 Évangile selon saint Luc, 22, 40-41.
31 On en trouve une édition facilement accessible : Les Mystères de Jésus : recueil pascalien, éd. G.-M. Janvier, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2011.
32 J. Racine, Esther, I, 3, v. 239-242.
33 Livre d’Esther, 4, 16.
34 D’après le chœur de l’acte II, scène 8, v. 739-740. Assuérus peut préfigurer les rois mages, païen et scrutateur d’étoiles, qui sont conduits à adorer le roi des Juifs à la Nativité. Les rois mages symbolisent l’élargissement à toutes les Nations de la promesse du salut.
35 J. Racine, Esther, III, 4, v. 1138-1140.
36 Ibid., III, 4, v. 1141.
37 Ibid., II, 3, v. 542.
38 Livre d’Esther, 7, 7-8.
39 Livre d’Esther, 6, 4.
Annexes
Annexe 1
Annexe 2
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Servane L’Hopital
UMR IHRIM