Dossier Acta Litt&Arts : Les enjeux de la 'dispositio' au théâtre: les exemples d''Esther' et 'Athalie'
Dieu propose, le dramaturge dispose : Racine et les adaptations antérieures du Livre d’Esther
Texte intégral
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1 Signalons que la pièce de Montchrestien a fait l’objet d’une réédition dans...
1Le Livre d’Esther fait partie des histoires bibliques les plus fréquemment adaptées par les dramaturges français des xvie et xviie siècles. Nous nous proposons ici d’étudier la disposition des scènes dans la pièce de Racine à la lumière de sa source et des précédentes adaptations théâtrales qui en ont été faites en langue française. On en recense huit, pour lesquelles nous indiquons dans le tableau ci-dessous les références bibliographiques ainsi que le nombre d’actes et la présence éventuelle d’un chœur1 :
La première est encore proche de la naissance de la tragédie française (rappelons que l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, considéré comme la première tragédie en langue française, date de 1550), celle de Du Ryer est déjà représentative de la régularité dramatique.
2Précisons tout de suite qu’il importe peu, pour cette étude, que Racine ait connu ou non ces textes : nous ne cherchons pas à enquêter sur une insoluble influence, mais simplement à mettre en valeur les choix qu’il a faits en les confrontant à ceux de ses devanciers.
Les données du texte biblique
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2 Sur la notion de « sujet », cf. la contribution de Jean-Yves Vialleton dans...
3Afin de bien comprendre le travail de disposition des dramaturges, il convient tout d’abord de revenir à la version hébraïque du texte. Celle-ci pose une série de difficultés. La première tient au fait que le Livre d’Esther comporte une intrigue dont les fils sont si peu unifiés qu’on peut même considérer ceux-ci comme autant d’intrigues à part entière, reposant sur des « sujets » différents2.
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3 Ce schéma reste évidemment approximatif et réducteur : il faudrait notammen...
4On peut en effet en distinguer quatre, que le schéma ci-dessous tente de synthétiser3.
– La première intrigue réunit Assuérus, Vasthi et Esther : Assuérus répudie Vasthi et épouse Esther dans les circonstances que l’on sait.
– La deuxième intrigue est celle du complot contre Assuérus, déjoué par Mardochée qui prévient le roi du danger qui le menace par l’intermédiaire d’Esther. Les eunuques sont pendus. Mardochée n’est pas tout de suite récompensé, mais au cours d’une nuit d’insomnie, le roi se souvient de son action et ordonne à Aman de l’honorer.
– La troisième intrigue est celle, centrale, de la haine d’Aman envers les Juifs : celui-ci obtient du roi les pleins pouvoirs pour édicter leur extermination. Mardochée l’apprend, et presse Esther d’intervenir. Esther révèle son identité et dénonce Aman. Assuérus fait pendre Aman et confie à Mardochée le soin d’édicter en son nom un nouveau décret qui autorise les Juifs à se défendre et qui invalide ainsi, sinon le décret précédent, du moins ses effets.
– La quatrième intrigue rejoue la précédente avec un personnel réduit : Aman hait Mardochée et veut le faire périr. Il commence par dresser une potence destinée à l’accueillir, et va demander au roi l’autorisation de le faire exécuter.
5Ces quatre intrigues forment des touts qui n’appellent aucune continuation (après le mariage d’Esther, il faut par exemple relancer l’action en introduisant un élément nouveau). Elles sont également en partie indépendantes l’une de l’autre : les menées d’Aman contre les Juifs et contre Mardochée peuvent très bien commencer avant qu’Esther deviennent reine.
6Mais, outre que deux d’entre elles ont la même source (la haine d’Aman pour Mardochée), elles sont reliées par quatre liens où la providence divine s’articule à une forme d’ironie dramatique : il faut qu’Esther soit déjà reine pour qu’elle puisse servir d’intermédiaire entre Mardochée et le roi, dans l’affaire des eunuques aussi bien que dans celle de l’extermination des Juifs. Par ailleurs, la caractéristique la plus frappante du Livre d’Esther est certainement la manière dont l’intrigue de la haine d’Aman envers Mardochée est reliée aux deux autres (le complot des eunuques et l’extermination des Juifs) par deux péripéties : en effet, la quatrième intrigue ne s’achève qu’au moment où elle fusionne avec les autres, ce qui se produit à deux reprises. D’une part, Aman va demander la tête de Mardochée précisément au moment où Assuérus se souvient qu’il doit la vie à ce dernier, si bien qu’il devra l’honorer au lieu de le faire périr. D’autre part, il dresse une potence, mais, suite à la révélation d’Esther, c’est lui qui y sera pendu. La micro-intrigue de la haine envers Mardochée admet donc elle-même une duplicité d’action : elle pourrait se terminer par le premier retournement de situation (faire périr/honorer), mais se poursuit sous la forme d’une répétition en mode majeur (pendre/être pendu). Inversement, on pourrait très bien faire l’économie du premier retournement de situation et dénouer directement l’intrigue par l’exécution d’Aman.
7Si cette multiplicité de fils dramatiques pose une difficulté pour l’adaptation dramatique, c’est surtout parce que ceux-ci sont parcourus par une série de problèmes relatifs à la fois la motivation, à la vraisemblance et à la cohérence des actions et des desseins des personnages – problèmes qui ont souvent été soulignés par les exégètes.
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4 Pierre Matthieu, Théâtre complet, éd. cit., p. 23.
8Ni le refus de Vasthi de rejoindre le roi ni la haine d’Aman contre les Juifs et Mardochée ne sont par exemple explicitement motivés dans le texte hébraïque. Nous avons fait figurer sur fond gris différentes explications possibles, avancées soit par les commentateurs, soit par les réécritures et les adaptations postérieures du Livre d’Esther. Est-ce parce qu’elle est fondamentalement orgueilleuse que Vasthi refuse d’obéir au roi ? parce que, dans le contexte particulier de ce banquet, elle juge indigne d’elle de se donner en spectacle devant une assemblée d’hommes ivres ? parce qu’il est de toute façon contraire à la coutume que la reine se montre en public ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un honneur que les Juifs réservent à Dieu que Mardochée refuse de se prosterner devant Aman ? parce qu’il voit en lui le descendant des ennemis de son peuple ? Pourquoi, lors du premier banquet auquel elle invite Assuérus et Aman, Esther se contente-t-elle de convier de nouveau ceux-ci à un second banquet, le lendemain, au lieu d’accomplit sa mission ? « Au dernier moment durant le banquet, ses forces lui font défaut4 », écrit P. Lobbes à propos de l’adaptation de Matthieu : mais c’est une interprétation, et rien dans le texte ne le précise.
9Ailleurs, c’est la disproportion entre la motivation affichée et l’action qui paraît surprenante. Est-ce uniquement parce que Mardochée refuse de se prosterner qu’Aman le déteste ou, là encore à cause de la haine héréditaire entre les Juifs et les Amalécites ? Est-ce uniquement par haine pour Mardochée qu’Aman veut exterminer les Juifs ?
10Mais le problème le plus difficile tient à la cohérence des desseins et des actions des personnages. À trois reprises en effet, un personnage semble avoir oublié ses actions précédentes. Cette inconsistance découle notamment de l’entreprise d’Aman contre Mardochée, qui répète celle contre les Juifs en général : au moment où il décide de dresser une potence et d’aller demander au roi la tête de son ennemi, on pourrait s’attendre à ce qu’Aman fasse référence au fait que celui-ci est de toute façon destiné à mourir avec les autres Juifs. Or ce n’est pas le cas :
5 Livre d’Esther, 5, 9‑14, dans Tobie, Judith et Esther traduits en français ...
Aman sortit donc ce jour-là fort content et plein de joie ; et ayant vu que Mardochée, qui était assis devant la porte du palais, non-seulement ne s’était pas levé pour lui faire honneur, mais ne s’était pas même remué de la place où il était, il en conçut une grande indignation ; et dissimulant la colère où il était, il retourna chez lui, et fit assembler ses amis avec sa femme Zarès. […]
Zarès, sa femme, et tous ses amis lui répondirent : Commandez qu’on dresse une potence fort élevée, qui ait cinquante coudées de haut, et dites au roi demain au matin, qu’il y fasse pendre Mardochée : et vous irez ainsi plein de joie au festin avec le roi. Ce conseil lui plut, et il commanda qu’on préparât cette haute potence5.
Il en va de même pour le roi, qui ordonne que l’on récompense Mardochée sans penser au fait qu’il vient d’autoriser Aman à exterminer son peuple. Ici, le lecteur peut avoir l’impression de lire deux histoires différentes, dont l’une aurait été intégrée à l’autre par un procédé d’interpolation : l’intrigue de la haine d’Aman contre Mardochée et celle de son entreprise contre les Juifs naissent au même moment, mais évoluent ensuite de manière totalement indépendante, comme s’il s’agissait de deux univers parallèles.
11À ces deux difficultés de lecture s’ajoute une troisième, qui se produit à l’intérieur de l’intrigue de l’extermination des Juifs : au moment où Esther révèle son identité, le roi semble avoir oublié qu’il a lui-même accordé à son ministre les pleins pouvoirs pour détruire ce peuple :
6 Ibid., 7, 4‑7.
Car nous avons été livrés, moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et exterminés. Et plût à Dieu qu’on nous vendît au moins et hommes et femmes comme des esclaves ! ce mal serait supportable, et je me tairais en me contentant de gémir ; mais maintenant nous avons un ennemi dont la cruauté retombe sur le roi même.
Le roi Assuérus lui répondit : Qui est celui-là ? et qui est assez puissant pour oser faire ce que vous dites ? »
Esther lui répondit : C’est cet Aman que vous voyez, qui est notre cruel adversaire et notre ennemi mortel. Aman entendant ceci demeura tout interdit, ne pouvant supporter les regards ni du roi ni de la reine.
Le roi en même temps se leva tout en colère6.
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7 Ibid., 2, 10.
Dans le texte biblique, on sait qu’Esther cache son identité (« Esther ne voulut point lui dire de quel pays et de quelle nation elle était, parce que Mardochée lui avait ordonné de tenir cela très-secret7. »), mais le moment de la révélation ne la montre pas explicitement dévoiler qu’elle est juive. Plus encore, le roi n’établit pas le lien entre « nous avons été livrés, moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et exterminés » et l’édit qu’Aman a promulgué en son nom. A. Blanc résume ainsi ce passage dans l’adaptation de Mainfray :
8 P. Du Ryer, Esther – Thémistocle, éd. cit., p. 59.
Hester le supplie alors de lui donner la vie et celle des Hébreux, que l’on veut massacrer sans raison. Qui a donc cette audace ? demande le roi (qui a apparemment perdu la mémoire)8.
Cette remarque expose parfaitement le problème, mais celui-ci est loin d’être propre à la version de Mainfray : il remonte en réalité au texte biblique, et demeure présent dans d’autres adaptations dramatiques. Quant à Sacy, il invoque la providence divine pour expliquer l’étonnement du roi :
9 Livre d’Esther, éd. cit., p. 108.
[Le roi] aurait pu sans doute se souvenir de la demande que lui avait faite Aman quelque temps auparavant, pour faire périr un peuple, qu’il lui avait représenté comme rebelle à ses volontés. Mais peut-être que Dieu permit que ce souvenir s’effaçait de son esprit, afin que l’idée de la cruauté de son ministre le frappât plus sensiblement9.
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10 Sur cette notion et celle de « texte possible », cf. Michel Charles, Intro...
Tout se passe en fait comme si l’on avait affaire à un narrateur amnésique, dont le récit progresserait sur des fondements différents de ceux qu’il a établi : derrière la réaction du roi apparaît un texte « fantôme10 » où Aman aurait comploté contre les Juifs à l’insu du roi.
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11 Cf. notamment le récent commentaire de Jean-Daniel Macchi, Le Livre d’Esth...
12On peut avancer plusieurs explications pour résoudre ces difficultés11 : contexte historique de production, au sein duquel la réponse à ces questions paraissait peut-être évidente pour les lecteurs ; intervention de la providence divine ; dénonciation volontaire de l’absurdité des protocoles de la cour perse (on est notamment en droit de s’interroger sur l’interdiction de se présenter devant le roi, qui joue un si grand rôle dans le dénouement de l’intrigue, mais qui n’est même pas mentionnée au moment où Esther vient avertir le roi du complot des eunuques). Plus généralement, ces zones d’ombre, ces silences et ces dysfonctionnement participe à une forme de merveilleux narratif, caractéristique des récits bibliques : tout comme le merveilleux surnaturel est la suspension (pleinement acceptée par le lecteur) des règles de la nature, celui-ci se définirait comme une suspension de la logique narrative.
Motivation
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12 Sur la notion de motivation dans la dramaturgie classique, cf. notamment J...
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13 Livre d’Esther, trad. cit., 12, 6
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14 Livre d’Esther, trad. cit., 13, 14
13Quoi qu’il en soit, les exégètes aussi bien que les auteurs ont tous cherché à lisser le texte en résolvant ses incohérences et en explicitant les motivations des personnages12 : en actualisant, en d’autres termes, la multiplicité de textes possibles présents dans le texte hébraïque. Ce travail commence dès la Septante, qui suppose que la haine d’Aman envers Mardochée trouve sa source dans le complot que celui-ci avait découvert. Aman aurait été complice des eunuques : « Mais Aman, fils d’Amadath Bugée, avait été élevé par le roi en grande gloire, et il voulut perdre Mardochée et son peuple, à cause de ces deux eunuques qui avaient été tués13. » La prière de Mardochée nous apprend également qu’il refuse de se prosterner devant Aman parce que c’est un honneur réservé à Dieu : « Mais j’ai eu peur de transférer à un homme l’honneur qui n’est dû qu’à mon Dieu, et d’adorer un autre que mon Dieu14. »
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15 Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XI, 6, 1, éd. et trad. J. Weill, Pa...
14La réécriture de l’histoire d’Esther par Flavius Josèphe est également soucieuse d’expliquer les actions des personnages. La désobéissance de Vasthi est ainsi imputée à son respect de la coutume : « Mais la reine, par obéissance aux lois des Perses, qui interdisent aux femmes de se montrer à des étrangers, ne se rendit pas auprès du roi15. »
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16 J. Racine, Théâtre-poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Bib...
15À des degrés divers, les dramaturges ont cherché à minimiser le caractère onirique du texte biblique. Tous suppriment par exemple le double banquet, puisque, comme le souligne G. Forestier, « ce redoublement, typique de la poésie biblique, ne pouvait faire sens dans une pièce de théâtre16. »
16Racine et Du Ryer sont allés beaucoup plus loin dans cette démarche que les autres auteurs, chez qui demeurent de nombreuses invraisemblances. Ainsi, chez Racine, Assuérus oppose la récompense qu’il accorde à Mardochée et le sort qu’il réserve aux autres Juifs, ce qui suffit à satisfaire le spectateur :
17 J. Racine, Esther, II, 3‑5, v. 569‑630.
Il est donc Juif ? Ô Ciel ! Sur le point que la vie
Par mes propres sujets m’allait être ravie,
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ?
Un Juif m’a préservé du glaive des Persans ?
Mais puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit, il n’importe.
[…]
Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui.
Mais plus la récompense est grande et glorieuse,
Plus même de ce Juif la race est odieuse ;
Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat
Combien Assuérus redoute d’être ingrat.
On verra l’innocent discerné du coupable.
Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable17.
De même, le fait qu’Aman veut faire périr Mardochée s’explique par son impatience, que tente de tempérer Zarès :
ZARÈS
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours.
La Nation entière est promise aux vautours
18 Ibid., II, 1, v. 463‑514.
AMAN
Ah ! Que ce temps est long à mon impatience !
[…]
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie18 ?
Selon le principe qu’une invraisemblance avouée est à moitié pardonnée, il suffit en fait de souligner l’étrangeté de l’attitude d’Aman pour prévenir les interrogations que celle-ci pourrait susciter chez le spectateur, et qui seraient dommageables à son adhésion au spectacle s’il était amené à les formuler lui-même.
17Enfin, pour que l’échange entre Esther et le roi respecte une certaine logique, il suffisait de centrer son discours non, comme dans le texte biblique, sur la dénonciation d’Aman (qui n’est pas susceptible d’étonner le roi), mais sur la révélation de son identité :
ESTHER
J’ose vous implorer et pour ma propre vie,
Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné,
Qu’à périr avec moi vous avez condamné.
ASSUÉRUS
À périr ? Vous ? Quel peuple ? Et quel est ce mystère ?
AMAN
Je tremble.
ESTHER
Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père.
De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.
AMAN
Ah Dieux !
19 Ibid., III, 4, v. 1029‑1035.
ASSUÉRUS
Ah ! De quel coup me percez-vous le cœur19 ?
Dans le texte biblique, rien n’explique vraiment pourquoi le roi décide de sauver les Juifs, si ce n’est le fait qu’il semble désormais ignorer qu’il ait accepté les exterminer. Comme, chez Racine, Assuérus a bonne mémoire, il faut justifier son revirement. Après tout, il pourrait se contenter d’exclure du lot Esther comme il vient de le faire pour Mardochée. Il fallait donc ajouter la longue supplique d’Esther où celle-ci défend l’innocence de son peuple :
20 Ibid., III, 4, v. 1045‑1051.
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,
Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,
D’une riche contrée autrefois souverains,
Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères,
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,
N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux20.
Extension
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21 Aristote, La Poétique, chap. 8, 51a32‑34, éd. et trad. R. Dupont-Roc et J....
18Si la structure de l’intrigue biblique oblige les dramaturges à résoudre certaines incohérences entre les différents fils ou à l’intérieur du fil principal, elle autorise également un grand nombre de variations dans la disposition des éléments qui les constituent. Dans la mesure où elles sont en partie indépendantes, l’ordre dans lequel sont représentées les différentes intrigues du Livre d’Esther est en partie libre. Certains événements doivent nécessairement se produire après d’autres, dont ils sont la conséquence, ou qu’ils invalident, mais au-delà de ces relations où la chronologie est fixée, il existe plusieurs cas où un événement peut se dérouler aussi bien avant qu’après un autre, voire être supprimé sans créer d’incohérence. L’histoire d’Esther est donc loin de respecter le principe aristotélicien de l’unité d’action, selon lequel « les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué et bouleversé21. »
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22 Pour les éditions où les numéros de scènes ne sont pas indiqués (Rivaudeau...
19Commençons par envisager les variations à grande échelle, qui concernent l’étendue de l’action dramatique. À côté d’une trame principale présente dans toutes les versions (après la promulgation de l’édit d’extermination des Juifs, Mardochée demande à Esther d’intervenir, celle-ci va trouver le roi, révèle son identité, etc.) on peut distinguer cinq événements que toutes les adaptations n’ont pas retenus. Le tableau suivant les liste dans l’ordre où ils apparaissent dans le texte biblique, et synthétise les choix opérés par les dramaturges, selon que ces événements sont représentés, qu’ils sont supposés avoir eu lieu avant le début de la pièce, ou qu’ils sont tout simplement absents de la diégèse22.
Les deux premiers concerne la répudiation de Vasthi, le troisième et le cinquième, l’histoire du complot dénoncé par Mardochée, tandis que le quatrième constitue le point de départ de l’intrigue principale : c’est la scène où Aman demande au roi l’autorisation d’exterminer les Juifs.
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23 Cf. l’introduction éclairante de Louis Lobbes, dans P. Matthieu, Théâtre c...
20Les trois pièces de Matthieu constituent un cas particulier : en 1585, Esther couvre l’intégralité du récit biblique. En 1589, Matthieu publie deux nouvelles pièces qui se partagent cette matière en reprenant de larges passages d’Esther, amplifiés et augmentés de quelques nouvelles scènes : la césure s’opère entre les scènes 1 et 2 de l’acte II d’Esther : ce qui précède sert à composer Vasthi, ce qui suit, Aman. Nous ne retiendrons désormais de la production de Matthieu qu’Aman, puisque Vasthi ne couvre pas du tout la même période que la pièce de Racine et qu’il n’y a que des divergences minimes dans la disposition des scènes entre Aman et la seconde partie d’Esther23.
21On voit ainsi que, même à ce niveau d’analyse, presque aucun auteur ne fait les mêmes choix, à l’exception de Racine et de l’anonyme, qui se trouvent être les seuls à composer en trois actes : nous verrons que ce n’est pas le seul point commun entre les deux auteurs.
22Les divergences entre les dramaturges s’expliquent à la fois par le fait qu’ils font débuter leur action plus ou moins tôt, mais aussi par l’indépendance entre les différentes intrigues qui coexistent dans le Livre d’Esther, qui autorise plusieurs dispositions possibles. Tandis que dans la Bible l’honneur rendu à Mardochée se situe après la promulgation de l’édit d’extermination, on voit déjà que Rivaudeau et Mainfray ont profiter de l’absence de rapport entre ces deux événements pour reléguer ce fil en amont de la pièce.
Sélection
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24 J. Racine, « Préface », en tête d’Esther, éd. cit., p. 36.
23Une fois délimitée son étendue, il restait à « remplir toute [l’]action avec les seules scènes, que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées24 », c’est-à-dire à disposer les scènes suggérées par le texte biblique. On peut, à ce niveau d’analyse, aligner la pièce de Racine, le texte biblique et les autres adaptations théâtrales sur la base de huit grandes scènes. Elles se succèdent dans l’ordre suivant dans la Bible :
– Mardochée avertit Esther du péril qui menace les Juifs et lui demande d’intervenir.
– Prière d’Esther (addition de la Septante).
– Esther va trouver le roi et l’invite au banquet.
– Une première scène consacrée à Aman, où celui-ci exprime sa haine envers Mardochée et décide de le faire pendre.
– Le roi se souvient que Mardochée lui a sauvé la vie.
– Le roi demande à Aman de rendre hommage à Mardochée.
– Une seconde scène consacrée à Aman, qui exprime son dépit d’avoir dû honorer Mardochée.
– Au cours du banquet, Esther révèle son identité et met en échec l’entreprise d’Aman.
24Certains de ces moments sont composés de plusieurs scènes : le premier est rythmé par les allers et venues des personnages qui servent d’intermédiaire entre Mardochée et Esther, qui ne se rencontrent pas (les suivantes d’Esther, qui l’avertissent que Mardochée se lamente aux portes du palais, puis Athach, qui fait office de message) ; par ailleurs, le banquet qui réunit Esther, Assuérus et Aman est marqué en son milieu par la sortie puis le retour du roi, qui surprend Aman aux pieds d’Esther et croit que celui-ci veut lui faire violence).
25Ce matériau occupe une plus ou moins grande place dans les différentes adaptations théâtrales, selon que les dramaturges font commencer leur action plus ou moins tôt. Il couvre l’intégralité de la pièce chez l’anonyme et chez Racine, les actes IV à V chez Mainfray et Du Ryer, les actes II à V chez Rivaudeau, III à V chez Montchrestien, et III à IV chez Matthieu, qui s’attarde sur l’élévation de Mardochée, la vengeance des Juifs et le sort de l’épouse d’Aman. Les dramaturges y intègrent souvent des scènes originales, qui sont parfois si nombreuses qu’on peine à reconnaître la structure du texte biblique, notamment chez Rivaudeau.
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25 Pour une analyse détaillée du traitement par Racine de la rencontre entre ...
26Certaines scènes font également l’objet d’une structuration différente. Outre d’évidentes variations dans le contenu même du texte, on notera que Du Ryer et Racine sont les seuls à mettre Mardochée et Esther en présence l’un de l’autre ; Mainfray adopte une solution intermédiaire : Mardochée rencontre d’abord les demoiselles d’Esther, qui vont chercher la reine et l’amènent auprès de lui. Par ailleurs, les scènes consacrées à Aman sont la plupart du temps, comme dans le texte biblique, des dialogues avec sa femme Zarès. L’anonyme est le premier à ne pas utiliser ce personnage et à laisser Aman monologuer ; Du Ryer lui prête un confident, Zethar ; chez Racine, Aman est accompagné tantôt de son confident Hydaspe, tantôt de sa femme Zarès25.
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26 Les références au texte biblique correspondent à la traduction de Sacy.
27Abstraction faite de ces variations, on peut établir le tableau d’équivalence suivant, qui rend compte à la fois de l’ordre dans lequel ces huit scènes sont disposées, et de la sélection opérée par les dramaturges, puisque Racine et Matthieu sont les seuls à les retenir toutes. Chaque pièce est résumée, pour la partie concernée, par un tableau d’occupation scénique extrêmement synthétique qui indique les références de la scène en question26 et dresse la liste des personnages impliqués (un cellule noire signifie que le personnage est présent, une cellule blanche, qu’il est absent).
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27 Sur cette spécificité, cf. également la contribution de Servane L’Hopital,...
28Une conclusion s’impose : entre le moment où Mardochée avertit Esther et le banquet final, les dramaturges ne retiennent pas tous les mêmes scènes, mais celles qu’ils représentent sont toujours disposées dans le même ordre que dans le texte biblique. Racine, qui conservent l’intégralité des scènes en question, est le seul à en modifier l’ordre : il place la scène Esther-Assuérus après la séquence constituée de la première scène consacrée à Aman, et de la rencontre entre Aman et Assuérus27.
Interversion
29Cette interversion est possible dans la mesure où les huit scènes retenues par Racine appartiennent à des fils différents de l’histoire d’Esther. On peut modéliser les relations logiques qui les unissent par le schéma suivant, qui constitue une vue détaillée du schéma d’ensemble que nous avons présenté plus haut.
La branche de droite correspond à l’intrigue de l’extermination des Juifs. Celle de gauche, à celle de la haine d’Aman pour Mardochée. Bien qu’elles aient une origine commune, elles sont, à ce moment de l’histoire, parfaitement indépendante, et nous avons vu les problèmes que cette duplicité d’intrigue posait.
30Le texte biblique tisse un lien ténu entre elles : quand Aman décide de faire pendre Mardochée, il oppose la gloire où il se trouve et le dépit qu’il a de voir son bonheur terni par la résistance de Mardochée. Or sa vanité est nourrie non seulement par sa position politique, mais aussi par le fait qu’il vient d’être invité par Esther à dîner avec le roi :
28 Livre d’Esther, trad. cit., 5, 11‑13
Et après leur avoir représenté quelle était la grandeur de ses richesses, le grand nombre de ses enfants, et cette haute gloire où le roi l’avait élevé au-dessus de tous les grands de sa cour et de tous ses officiers, il ajouta : « La reine Esther n’en a point aussi invité d’autres que moi pour être du festin qu’elle a fait au roi, et je dois encore demain dîner chez elle avec le roi. Mais quoique j’aie tous ces avantages, je croirai n’avoir rien, tant que je verrai le Juif Mardochée demeurer assis devant la porte du palais du roi28. »
Mais cette allusion n’est pas nécessaire à la cohérence de l’action : si Matthieu et Mainfray la conservent, Montchrestien et l’anonyme en font l’économie alors que, dans leurs pièces, la scène entre Aman et sa femme se situe bien après l’invitation faite par Esther. Chez Racine, elle n’a pas lieu d’être, puisqu’Aman exprime son dessein de faire périr Mardochée avant qu’Esther vienne trouver le roi.
31Toutes les versions de l’histoire d’Esther sont en fait obligées de linéariser une structure composée de branches distinctes. Il leur faut passer par endroit d’une branche à une autre, de l’extermination des Juifs au péril particulier que court Mardochée. Le texte biblique et les adaptations théâtrales antérieures à Racine (à quelques ellipses près, pour ces dernières) suivent l’itinéraire suivant (représenté par les flèches pleines) :
Racine, pour sa part, adopte un autre parcours :
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29 Antoine Arnauld, « Lettre au Landgrave de Hesse » [avril 1689], dans Nouve...
Définir l’ordre dans lequel les scènes se succèdent et choisir un cheminement parmi d’autres à l’intérieur de l’histoire, c’est ce que le discours critique contemporain appelait « conduire » son sujet, et c’est précisément ce dont Antoine Arnauld loue Racine quand il écrit à propos d’Esther : « C’est une pièce achevée pour ce qui est de la beauté des vers et la conduite du sujet29. » D’autres dispositions seraient possibles, à cette réserve près que l’enchaînement de l’insomnie du roi et de la rencontre entre celui-ci et Aman, qui se trouve justement à sa porte, est constitutive de l’ironie dramatique qui se joue à cet endroit.
32Quels sont, dès lors, les enjeux du choix opéré par Racine ? Il nous semble répondre à deux problèmes de composition dramatique que pose l’adaptation au théâtre du Livre d’Esther. Tout d’abord, un problème de liaison des scènes. La règle de la liaison des scènes, adoptée par la dramaturgie française au tournant des années 1640, exige que deux scènes contiguës d’un même acte soit liées par la présence d’un personnage qui leur est commun et qui demeure sur le plateau. Or l’ordre des scènes tel qu’il est suggéré par le récit biblique implique un certain nombre de ruptures de la liaison des scènes. La prière d’Esther s’enchaîne naturellement avec la scène où Mardochée (ou Athach) est venu la solliciter. Suit un changement de lieu, puisqu’Esther quitte ses appartements pour aller trouver le roi. La scène où Aman annonce son intention d’aller demander la tête de Mardochée au roi est isolée et nécessite par deux fois de renouveler complétement les personnages présents sur le plateau. La scène de l’insomnie et l’entrevue entre le roi et Aman sont en revanche naturellement liées entre elles. On notera que ces trois scènes correspondent à un procédé courant dans la dramaturgie du xviie siècle :
30 Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique (1553‑1770), Paris, Éditi...
Un personnage […] ayant annoncé son intention d’en rencontrer un autre, la scène suivante se transporte auprès de celui-ci, devant qui bientôt se présente le visiteur : on a là une formule de transition entre la technique renaissante par juxtaposition pure et simple de tableaux et la continuité fluide d’un processus unique30.
Ce procédé, qui permet de présenter individuellement deux personnages avant qu’ils se rencontrent, suppose nécessairement que les deux premières scènes soient séparées par une rupture de la liaison des scènes (dans le cadre d’une dramaturgie irrégulière) ou d’un entracte (dans le cadre d’une dramaturgie régulière). La scène du dépit d’Aman pourrait être liée à la précédente, mais les dramaturges, comme le texte biblique, la situent le plus souvent dans un autre lieu (Aman est revenu chez lui), après qu’Aman a accompli l’ordre du roi. Enfin le banquet final ne peut être lié à cette scène qu’en forçant la vraisemblance : il est plus vraisemblable que le lieu change de nouveau et qu’un certain laps de temps s’écoule.
33L’adaptation fidèle de cette partie du récit biblique comporte donc cinq ruptures de la liaison des scènes. Rivaudeau, Matthieu, Montchrestien et Mainfray ne sont nullement gênés par cette discontinuité imposée. Bien antérieures à l’instauration de la règle de la liaison des scènes, leurs pièces sont en grande partie constituées de scènes isolées (dans le tableau synthétique que nous commentions plus haut, les doubles bordures verticales correspondent aux scènes qui ne sont pas liées entre elles). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’étude de la distribution des scènes par acte ne nous semble pas d’un intérêt majeur pour ces textes : il n’y a pas de différence sensible entre les ruptures de la liaison des scènes et les entractes, et les dramaturges paraissent simplement soucieux de regrouper leurs scènes en ensembles de longueur comparable.
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31 Un cellule grise indique un personnage muet ; les bordures verticales poin...
34La pièce anonyme est la première à respecter la liaison des scènes. Elle y parvient en supprimant plusieurs scènes présentes dans les autres versions, et en traitant le banquet final de manière particulièrement originale. La pièce peut être modélisée par le tableau d’occupation scénique suivant31 :
35Aussitôt après qu’Aman est sorti pour obéir au roi (III, 2), Esther paraît :
ASSUÈRE
Va donc, dépêche-toi, fais ce que tu as dit,
Prends mon manteau royal et mon plus riche habit,
Et orne Mardochée, afin que la jeunesse
Qui demeure en Susan admire sa prouesse.
AMAN
Ah ! pauvre misérable, ai-je été si fidel
Pour être surmonté d’un ennemi mortel ?
SCÈNE III
32 Tragédie nouvelle de la perfidie d’Aman, mignon et favori du roi Assuérus,...
ESTHER
Sire, grand Empereur, qui de votre puissance
Surmontez des mauvais la superbe arrogance,
Excusez moi, grand Roi, si j’ose entrer ici32.
Suit alors la dénonciation d’Aman, qui revient peu après pour se faire pendre.
36Le dramaturge traite en fait la scène du banquet final sur le même modèle que la première entrevue où Esther invitait le roi à ce même banquet :
ZATHAR
Sire, voici la reine, elle a quelque nouvelle.
ASSUÈRE
Entrez, Madame, entrez, entrez jeune pucelle,
N’ayez aucune peur.
33 Ibid., I.
ESTHER
Sire, pardonnez-moi
Si j’ose me montrer devant un si grand roi.
[…]
Faites-moi cet honneur, vous et votre mignon,
De venir aujourd’hui dedans mon pavillon
Pour souper à ma table33.
Les modalités de la révélation d’Esther ont changé au cours de la pièce : alors que l’acte I laissait attendre le traditionnel festin, la scène prend finalement la forme d’une nouvelle entrée dramatique d’Esther. Les ruptures qui restent à introduire sont couvertes par les deux entractes, qui isolent la scène où Aman exprime sa volonté de faire périr Mardochée.
37Du Ryer supprime la première entrevue entre Esther et le roi, et lie de manière originale la rencontre entre Esther et Mardochée (IV, 1) et la scène consacrée à Aman (IV, 3) par une rencontre inédite entre celui-ci et Esther, qui feint de détester les Juifs pour pénétrer ses desseins (IV, 2). L’entracte entre les actes IV et V permet de passer dans l’appartement du roi, qui se souvient de la générosité de Mardochée. Le roi sort, Aman reste seul, puis est rejoint par Mardochée. La scène finale est liée au reste de l’acte par un artifice de composition : afin de mettre en présence les quatre personnages principaux, le roi revient sur scène sans que son entrée soit motivée, et il accueille alors Esther en présence d’Aman et de Mardochée.
HAMAN
Enfin… Mais il revient, je crains quelques malheurs.
SCÈNE V
LE ROI, ESTHER, HAMAN, MARDOCHÉE
LE ROI, parlant à quelqu’un des siens
Esther, me dites-vous, vient me trouver en pleurs ?
Haman, suivez votre ordre.
HAMAN
Ô loi trop inhumaine !
Toutefois espérons, je vois venir la reine.
34 Pierre Du Ryer, Esther, op. cit., V, 4‑5, v. 1679‑1683.
ESTHER
Sire, qu’Haman demeure34.
On aboutit au tableau d’occupation scénique suivant :
38Racine se signale par le double respect du texte biblique (il n’ajoute et ne supprime aucune scène) et de la règle de la liaison des scènes. Il y parvient en utilisant à deux reprises des procédés de liaison qui masquent une rupture structurelle dans la disposition des scènes. Celle-ci suit l’ordre suivant :
39À l’acte II, Aman s’entretient avec Hydaspe quand il voit paraître le roi. Il sort et laisse son confident auprès de celui-ci :
AMAN
J’entends du bruit, je sors. Toi, si le roi m’appelle…
35 Jean Racine, Esther, op. cit., II, 1, v. 525‑526.
HYDASPE
Il suffit35.
Le roi continue une conversation commencée hors scène et congédie tous les personnages présents, dont Hydaspe.
36 Ibid., II, 2, v. 526‑528.
Ainsi donc, sans cet avis fidèle,
Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi ?
Qu’on me laisse, et qu’Asaph seul demeure avec moi36.
Hydaspe n’est resté un instant que pour lier les scènes, selon un procédé théorisé par Corneille sous le nom de « liaison de présence sans discours » :
37 Pierre Corneille, « Discours des trois unités, d’action, de jour et de lie...
Un homme qui demeure sur le théâtre, seulement pour entendre ce que diront ceux qu’il y voit entrer, fait une liaison de présence sans discours, qui souvent a mauvaise grâce, et tombe dans une affectation mendiée, plutôt pour remplir ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour aucun besoin qu’en puisse avoir le sujet37.
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38 Jean Racine, Esther, op. cit., II, 2, v. 517.
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39 Sur l’aller-retour d’Aman à l’acte II, cf. également la contribution de Se...
On voit qu’il ne s’agit là que d’une couleur de liaison : il serait possible de faire sortir Aman et Hydaspe avant « J’entends du bruit » sans introduire d’incohérence. Cela éviterait même l’étrange aller-retour d’Aman, qui semble fuir le roi juste après avoir annoncé qu’il allait lui demander de lui abandonner Mardochée. Racine parvient à motiver ce mouvement en invoquant les réalités du monde de la cour : il faut attendre « le moment favorable38 » pour présenter sa requête au prince39.
40Quant à la seconde scène consacrée à Aman, au début de l’acte III, elle est liée au banquet final grâce à un autre subterfuge. Hydaspe annonce l’arrivée du chœur :
HYDAPSE
Les compagnes d’Esther s’avancent vers le lieu.
Sans doute leur concert va commencer la fête.
Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête.
SCÈNE III
ÉLISE, LE CHŒUR
UNE DES ISRAÉLITES (Ceci se récite sans chant.)
C’est Aman.
40 Ibid., III, 2‑3, v. 931‑935.
UNE AUTRE
C’est lui-même, et j’en frémis, ma sœur40.
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41 Sur la typologie des liaisons de scènes, cf. Jacques Scherer, La Dramaturg...
Les personnages qui sortent aperçoivent les personnages qui entrent, et inversement, mais aucune interaction n’a lieu : il s’agit donc de la combinaison d’une « liaison de fuite » et d’une « liaison de recherche », dont on trouve d’autres occurrences dans le théâtre du xviie siècle41, mais qui trahit de manière assez claire un artifice de composition et une liaison des scènes purement superficielle.
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42 Jean Racine, Esther, op. cit., III, 4, v. 1016.
41La scène 3 est elle-même liée à la scène du banquet (III, 4) par une nouvelle liaison de présence sans discours : Assuérus, Aman et Esther entrent sur scène en continuant une conversation déjà commencée, sans prêter attention au chœur et sans que cette entrée soit motivée (« Assuérus, à Esther : Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes42. ») La solution retenue par Racine est donc très proche de celle Du Ryer (entrée immotivée du roi en compagnie d’Esther), mais aussi plus complexe scéniquement (aller-retour d’Aman, insertion d’un chœur).
42Mais le plus intéressant dans le travail de liaison opéré par Racine est justement la modification de l’ordre des scènes. Cette interversion concerne l’acte II, et fait gagner à Racine, par rapport aux données suggérées par le texte biblique, une liaison des scènes supplémentaire, cette fois sans aucun artifice :
ASSUÉRUS
Je vois que la sagesse elle-même t’inspire.
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps. Ce que tu m’as dicté,
Je veux de point en point qu’il soit exécuté.
La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée.
Aux portes du palais prends le Juif Mardochée.
C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui.
Ordonne son triomphe, et marche devant lui.
Que Suse par ta voix de son nom retentisse,
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.
Sortez tous.
AMAN
Dieux !
SCÈNE VI
ASSUÉRUS, seul.
Le prix est sans doute inouï.
Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui.
Mais plus la récompense est grande et glorieuse,
Plus même de ce Juif la race est odieuse,
Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat
Combien Assuérus redoute d’être ingrat.
On verra l’innocent discerné du coupable.
Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable.
Leurs crimes…
SCÈNE VII
ASSUÉRUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR, PARTIE DU CHŒUR
Esther entre, s’appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent sa robe.
43 Ibid., II, 4‑6.
ASSUÉRUS
Sans mon ordre on porte ici ses pas ?
Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?
Gardes. C’est vous, Esther ? Quoi sans être attendue43 ?
Déplacer la séquence Aman/Assuérus/Assuérus-Aman permet en effet de tirer parti du fait que celle-ci peut se raccorder de manière naturelle et fluide avec la scène entre Assuérus et Esther, mais uniquement par sa fin (Assuérus-Aman) et non son début (Aman). Cette solution s’approche (s’inspire ?) de l’acte III de l’anonyme, où Esther vient supplier le roi juste après que celui-ci a rencontré Aman.
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44 Ibid., I, 3, v. 191‑204.
43L’autre problème de composition auquel les dramaturges sont confrontés est l’entrée d’Esther venant spontanément trouver le roi au péril de sa vie. Cet événement est un des traits les plus marquants du Livre d’Esther, et Racine est le dramaturge qui a le plus insisté sur cette transgression : il la prépare notamment par une réplique d’Esther entièrement consacrée à cette question, d’une quinzaine de vers, à l’acte I44. Mais pour donner toute sa force à cette entrée, il faut évidemment qu’elle soit précédée d’une scène où le roi est présent. Or le récit biblique n’en fournit pas la matière.
44Chez Rivaudeau, cette scène n’est pas représentée et est censée avoir lieu hors scène, sans que le dramaturge mentionne le péril que court la reine à se présenter spontanément devant le roi. Du Ryer la supprime complètement. Chez Mainfray, aucune scène ne précède l’entrevue d’Esther et du roi, qui ouvre l’acte V. Chez Matthieu et Montchrestien, il s’agit d’un monologue du roi totalement étranger au texte biblique, où celui-ci vante la beauté de son épouse. L’anonyme imagine une scène initiale entre le roi et ses courtisans qui rappelle le tout début du Livre d’Esther (Assuérus se glorifie de sa puissance, les courtisans le félicitent de la somptuosité du banquet qu’il est en train d’offrir). C’est cette scène qu’Esther vient interrompre, mais la gestion de l’efficacité dramatique n’est guère satisfaisante, dans la mesure où la rencontre entre Mardochée et Esther n’a pas été représentée, et où la question de l’extermination des Juifs n’a encore jamais été mentionnée.
45Racine est le seul qui respecte le texte biblique tout en exploitant pleinement la puissance scénique que peut susciter l’entrée d’Esther. Supposer qu’Assuérus est déjà sur scène parce qu’il vient de recevoir Aman permet de résoudre deux problèmes à la fois. L’économie dramatique suppose en quelque sorte de rentabiliser au maximum la présence d’un personnage sur le plateau : en groupant les deux scènes centrales qui font intervenir Assuérus, Racine peut ainsi construire un acte II qui trouve son unité dans ce personnage et qui se déroule dans un lieu à la fois unique et bien déterminé, la salle du trône.
46La position du roi gagne par la même occasion en consistance, puisqu’il apparaît clairement en position de juge, et qu’il domine le plateau durant plusieurs scènes de suite, accueillant ou congédiant les autres personnages. Avec l’anonyme de 1622, Racine est le seul à renforcer de cette sorte la figure royale – ce qui, au vu du contexte de production de la pièce, n’est guère étonnant.
47Pour aboutir à ce résultat, il fallait entrelacer les fils de l’intrigue autrement que ne l’avaient fait ses prédécesseurs : au lieu de traiter l’intégralité des scènes relatives à l’extermination des Juifs, puis l’intégralité des scènes relatives au sort de Mardochée, il fallait passer des Juifs à Mardochée pour revenir aux Juifs. On aboutit alors à un chiasme combiné à un parallélisme : Esther exprime son dessein d’aller trouver le roi (I, 4) ; Aman exprime son dessein d’aller trouver le roi (II, 1) ; Aman rencontre le roi (II, 5) ; Esther rencontre le roi (II, 6). Cette structure ne permet pas seulement de résoudre des problèmes de composition dramatique ponctuels. Elle contribue à unir deux branches de l’histoire dont on a vu qu’elle était non seulement indépendantes l’une de l’autre, mais aussi en partie contradictoires. Au lieu de l’effet de réduplication que peut susciter la disposition d’origine, Racine construit une opposition forte entre le dessein salvateur d’Esther et le dessein meurtrier d’Aman : au lieu de mener chacun d’entre eux jusqu’à son terme, Racine met en parallèle les deux scènes qui préparent les deux entrevues avec le roi, puis les deux scènes où l’on en voit le succès.
48Dans l’esprit du spectateur, c’est cette opposition qui prévaut, et elle permet justement de donner une couleur d’unité aux deux fils de l’intrigue : l’acte II donne l’impression d’être centré sur la lutte entre deux camps qui plaident tour à tour leur cause auprès du roi, et fait oublier qu’il ne s’agit pas tout à fait du même procès, ni vraiment de la même histoire, puisqu’Aman (qui espérait plaider contre Mardochée) n’est pas exactement l’antithèse d’Esther (qui plaide pour les Juifs, et ignore que Mardochée est menacé d’un péril encore plus pressant).
49Dans le travail de motivation des desseins des personnages, le choix de l’étendue de l’action, la sélection des scènes tirées du texte biblique et leur disposition Racine se montre fidèle au programme de travail qu’il définit dans la préface :
45 Jean Racine, « Préface », en tête d’Esther, éd. cit, p. 36.
Il me sembla que, sans altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l’Écriture sainte, ce qui serait à mon avis une espèce de sacrilège, je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes, que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées45.
La comparaison avec les choix opérés par ces prédécesseurs éclaire la stratégie dispositive de Racine, aussi bien dans les solutions inédites qu’il a trouvées pour résoudre les difficultés posées par le texte biblique que dans celles qu’il partage avec eux. L’interversion des scènes « que Dieu a préparées » est emblématique de la stratégie de Racine : elle montre comment une modification aussi minime dans la disposition du matériau d’origine peut considérablement densifier et unifier le texte.
Notes
1 Signalons que la pièce de Montchrestien a fait l’objet d’une réédition dans Les Tragédies d’Antoine de Monchrestien, Rouen, Jean Osmont, 1604, in-12. Le texte diffère en plusieurs endroits, mais la disposition des scènes reste la même. La pièce de Mainfray et celle de l’anonyme n’ont pas fait l’objet d’une réédition critique. Pour les autres, nous avons utilisé les éditions suivantes : André de Rivaudeau, Aman, éd. R. Reynolds Cornell, dans La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, Florence/Paris, Leo S. Olschki/Presses universitaires de France, coll. « Théâtre français de la Renaissance », 1990 ; Pierre, Matthieu, Théâtre complet, éd. L. Lobbes, Paris, Honoré Champion, 2007 ; Antoine de Montchrestien, Les Tragédies de Montchrestien, éd. L. Petit de Julleville, Paris, Plon, 1891 (qui reproduit l’édition de 1604) ; Pierre Du Ryer, Esther, éd. A. Blanc, dans Esther – Thémistocle, Paris, Société des textes français modernes, 2001 ; Jean Racine, Esther, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 2007. Pour plus de détails sur ces textes, on se reportera notamment à l’introduction d’André Blanc, qui en fait la synthèse. Japien de Marfrière est communément assimilé à Pierre Mainfray (dont il s’agit d’ailleurs du quasi anagramme).
2 Sur la notion de « sujet », cf. la contribution de Jean-Yves Vialleton dans ce même volume.
3 Ce schéma reste évidemment approximatif et réducteur : il faudrait notamment définir précisément le statut des différents nœuds (s’agit-il d’événements ? de situation ?) et des différents liens (rapport chronologique ? logique ?).
4 Pierre Matthieu, Théâtre complet, éd. cit., p. 23.
5 Livre d’Esther, 5, 9‑14, dans Tobie, Judith et Esther traduits en français avec une explication tirée des Saints Pères et des auteurs ecclésiastiques, éd. et trad. L.-I. Lemaître de Sacy et P. Thomas Du Fossé, Paris, Guillaume Desprez, 1688. Nous citerons désormais toujours le Livre d’Esther dans cette traduction.
6 Ibid., 7, 4‑7.
7 Ibid., 2, 10.
8 P. Du Ryer, Esther – Thémistocle, éd. cit., p. 59.
9 Livre d’Esther, éd. cit., p. 108.
10 Sur cette notion et celle de « texte possible », cf. Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1995, p. 176‑210.
11 Cf. notamment le récent commentaire de Jean-Daniel Macchi, Le Livre d’Esther, Genève, Labor et fides, 2016.
12 Sur la notion de motivation dans la dramaturgie classique, cf. notamment Jean de Guardia, Logique du dramatique, Genève, Droz, 2018 [à paraître].
13 Livre d’Esther, trad. cit., 12, 6
14 Livre d’Esther, trad. cit., 13, 14
15 Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XI, 6, 1, éd. et trad. J. Weill, Paris, Ernest Leroux, 1900.
16 J. Racine, Théâtre-poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 1688.
17 J. Racine, Esther, II, 3‑5, v. 569‑630.
18 Ibid., II, 1, v. 463‑514.
19 Ibid., III, 4, v. 1029‑1035.
20 Ibid., III, 4, v. 1045‑1051.
21 Aristote, La Poétique, chap. 8, 51a32‑34, éd. et trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980.
22 Pour les éditions où les numéros de scènes ne sont pas indiqués (Rivaudeau, Matthieu, Montchrestien, Mainfray les deux premiers actes de l’anonyme), nous les reconstituons sur la base des entêtes de scène listant les personnages présents, à l’exclusion des chœurs. Une case noire signifie que la scène est totalement absente, une case grise que l’action se déroule avant le début de l’action, ou hors scène pendant l’action.
23 Cf. l’introduction éclairante de Louis Lobbes, dans P. Matthieu, Théâtre complet, éd. cit.
24 J. Racine, « Préface », en tête d’Esther, éd. cit., p. 36.
25 Pour une analyse détaillée du traitement par Racine de la rencontre entre Esther et Mardochée, des deux scènes consacrées à Aman et de l’aller-retour du roi, cf. la contribution de Servane L’Hopital dans ce volume.
26 Les références au texte biblique correspondent à la traduction de Sacy.
27 Sur cette spécificité, cf. également la contribution de Servane L’Hopital, dont les conclusions recoupent et complètent les nôtres.
28 Livre d’Esther, trad. cit., 5, 11‑13
29 Antoine Arnauld, « Lettre au Landgrave de Hesse » [avril 1689], dans Nouveau Corpus Racinianum, éd. R. Picard, Paris, Éditions du CNRS, 1976, p. 241. Nous remercions Francis Goyet de nous avoir signalé cette référence.
30 Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique (1553‑1770), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1994, p. 128‑129.
31 Un cellule grise indique un personnage muet ; les bordures verticales pointillées indiquent les liaisons de fuite ou de recherche.
32 Tragédie nouvelle de la perfidie d’Aman, mignon et favori du roi Assuérus, op. cit., III, 2‑3.
33 Ibid., I.
34 Pierre Du Ryer, Esther, op. cit., V, 4‑5, v. 1679‑1683.
35 Jean Racine, Esther, op. cit., II, 1, v. 525‑526.
36 Ibid., II, 2, v. 526‑528.
37 Pierre Corneille, « Discours des trois unités, d’action, de jour et de lieu », en tête du Théâtre complet de P. Corneille. Troisième partie, Paris, Augustin Courbé, 1660, éd. Marc Escola et Bénédicte Louvat, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 136‑137.
38 Jean Racine, Esther, op. cit., II, 2, v. 517.
39 Sur l’aller-retour d’Aman à l’acte II, cf. également la contribution de Servane L’Hopital.
40 Ibid., III, 2‑3, v. 931‑935.
41 Sur la typologie des liaisons de scènes, cf. Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 266‑284. Nous nous permettons également de renvoyer à notre thèse de doctorat, La Composition dramatique. La liaison des scènes dans le théâtre français du xviie siècle, dir. Marc Escola, Université Paris 8, 2015 [à paraître chez Droz].
42 Jean Racine, Esther, op. cit., III, 4, v. 1016.
43 Ibid., II, 4‑6.
44 Ibid., I, 3, v. 191‑204.
45 Jean Racine, « Préface », en tête d’Esther, éd. cit, p. 36.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marc Douguet
Université Grenoble Alpes – UMR Litt&Arts