Dossier Acta Litt&Arts : Les enjeux de la 'dispositio' au théâtre: les exemples d''Esther' et 'Athalie'

Francis Goyet

Racine, Esther, I, 5 : essai d’analyse rhétorique

Texte intégral

Introduction

  • 1 Jean Racine, Esther, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard coll. « Folio ...

1Le premier acte d’Esther se termine, pour reprendre le descriptif de Georges Forestier, par une « scène entièrement chantée, où les voix se succèdent et alternent avec les reprises du chœur, paroles de crainte d’abord, proclamations de confiance en la puissance du Dieu protecteur ensuite1 ». Mon propos est ici de compléter ce descriptif succinct par une analyse rhétorique. Si en effet il y a des « paroles » de crainte, puis de confiance, on est face à deux discours, et on peut donc légitimement se demander comment chacun est construit. L’idée même de deux discours qui se suivent, et qui sont de plus antithétiques, suscite à son tour une autre question non moins légitime, celle de leur articulation. Les deux discours sont-ils simplement juxtaposés, ou bien y a-t-il continuité de l’un à l’autre ?

2Pour le dire en termes très simples, la structure binaire de la scène est à la fois évidente et problématique. Du vers 335 au vers 336, le texte passe directement, sans transition aucune, d’une posture de victimes à un cri de victoire :

Des offenses d’autrui malheureuses victimes,
[…] nous portons la peine de leurs crimes.

tout le chœur
Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.

  • 2 Littré, s. v. ritournelle : « Court motif instrumental mis en tête d’un air...

  • 3 Je remercie vivement ma collègue musicologue de l’Université Grenoble Alpes...

  • 4 Dans son manuscrit de 1690, Règles de composition (voir Catherine Cessac, M...

3La musique confirme et même accentue ce changement de registre. Après « leurs crimes », elle introduit une forte séparation (ill. 1). Les instruments jouent seuls neuf mesures, et cette « ritournelle2 » qui annonce le chant suivant est d’emblée en majeur – en ré majeur, aussitôt après une cadence en ré mineur (la première cadence, sur « leurs crimes », étant en sol mineur3). Par rapport au sol mineur du tout début, la ritournelle et le vers 336 sont en ré majeur, lequel est « joyeux et très guerrier » selon Marc-Antoine Charpentier4. La musique souligne donc à sa manière le problème de l’articulation, et, dans ce débat, elle semble à première vue opter pour la thèse d’une juxtaposition brutale entre la « crainte » et la « confiance ».

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Illustration 1
Esther // Tragedie // Tirée de l’Escriture Sainte // Faicte par Mr Racine // Et la Musique // par Mr Moreau […], BnF, Rés. F. 541, p. 36-37
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109675t?rk=21459;2)

4En ce qui me concerne, je vais défendre la thèse inverse, celle de la continuité. Pour le démontrer, le plus logique et le plus simple est de suivre l’ordre du texte, de façon là aussi continue.

Les quatre premier vers (293-296) : l’exorde

5Ces premiers vers sont bien détachés de la suite. Dans l’édition originale (et donc dans celle de Forestier), ils sont suivis d’une ligne blanche et, dans la partition, de trois mesures jouées par les seuls instruments :

une israélite seule
                        Pleurons, et gémissons, mes fidèles Compagnes.
                                À nos sanglots donnons un libre cours.
                                Levons les yeux vers les saintes montagnes,
                                D’où l’Innocence attend tout son secours.

Les deux premiers vers désignent la première grande partie de la scène, du vers 297 (« Ô mortelles alarmes ! ») au vers 335. Les deux vers suivants de l’exorde annoncent la seconde grande partie, à partir du vers 336 sur « le Dieu des combats ». Par rapport à notre problème, la continuité, on note que les rimes sont croisées et font des quatre vers une strophe autonome : c’est là comme un emblème du fait que les deux parties sont a priori liées, et non juxtaposées.

  • 5 Comme le montre Anne Piéjus, qui souligne que le but de Moreau est que l’au...

  • 6 Marie Demeilliez : « l’idée de “lamentation” pour “Pleurons et gémissons” p...

6Le rapport entre les deux premiers vers et la première grande partie n’est pas à démontrer : il suffit de noter la reprise du « Pleurons » initial par le « Pleurez » du vers 298, « Pleurez, mes tristes yeux ». De même, pour le lien entre les deux vers suivants et la seconde grande partie, on peut noter le retour du mot « Innocence » au vers 338, avec la même majuscule. La musique le confirme (ill. 2), Moreau la mettant au service de l’intelligibilité du texte, sans l’obscurcir par des ornements ou un discours musical propre5. Les deux premiers vers sont en sol mineur, avec une mélodie « dépressive » (la ligne mélodique descend6) et un accord final suspensif sur le substantif à la rime, cours (ré-la-fa dièse : dominante de sol, V). Les deux vers suivants commencent par un saut de quarte ascendant qui est celui… du début de la Marseillaise (la-la-la-ré, avec ré sur yeux), puis l’ascension continue, la note la plus haute étant le sol sur le -tagnes de montagnes ; la cadence se termine par quasiment le même accord, mais ici l’accord est conclusif (ré, fa dièse, ré, donc tonique de ré majeur, I). La cadence annonce ainsi la seconde grande partie, qui commence également en ré majeur.

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Illustration 2
Esther // Tragedie // Tirée de l’Escriture Sainte // Faicte par Mr Racine // Et la Musique // par Mr Moreau […], BnF, Rés. F. 54, p. 30-31
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109675t?rk=21459;2)
Le « Simph. » après le mot secours signifie symphonie, « musique exécutée par l’orchestre seul » (Littré, s. v. symphonie, 3e).

  • 7 A. Piéjus, « Composer sur Racine », art. cit., p. 20. Sur la notion de « ty...

7Identifier la première partie de la scène n’est pas difficile : il s’agit d’une lamentation. Voilà qui est déjà en soi un résultat précieux. En effet, la lamentation est l’un des types de discours répertorié, à savoir la « lamentatoria oratio » chez Vossius (1577-1649). Nous allons ainsi pouvoir recourir au descriptif théorique du même Vossius. J’ajouterai que, d’un point de vue musical, l’idée de type de discours va de soi. En effet, comme le souligne Anne Piéjus : « Les situations chantées obéissent, dans Esther et Athalie, à une typologie clairement définie et strictement limitée à certaines situations telles que l’effusion, la lamentation, la présence du divin7. »

8Ensuite, c’est moins facile. L’exorde ne nous aide pas beaucoup pour identifier d’emblée le type de discours dont relève la seconde partie. Pour autant, ses deux derniers vers nous donnent un indice à retenir. La note de G. Forestier signale, à juste titre, que c’est là une citation de l’incipit du bref psaume 121 (120), soit, dans la traduction de Sacy : « [v. 1.] J’ai levé mes yeux vers les montagnes, d’où me doit venir du secours. [v. 2.] Mon secours me doit venir du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. » Or, le résumé que donne Sacy en tête de ce psaume en fait clairement une consolation, laquelle est un autre des types de discours répertorié :

  • 8 Louis-Isaac Lemaître de Sacy, dans La Bible, trad. Sacy, éd. P. Sellier, Pa...

L’auteur de ce psaume console les enfants d’Israël dans leurs peines, en les assurant que, pourvu qu’ils élèvent leurs mains vers le temple et la montagne sainte et qu’ils s’adressent à Dieu avec une entière confiance, il ne les oubliera pas ; mais qu’ils seront délivrés de tous leurs maux8.

Cet indice est d’autant plus à retenir qu’il rappelle la relation dialectique très forte qui unit lamentatio et consolatio. D’un mot, c’est la relation entre désespoir et espoir. Mais en même temps, l’indice est problématique, puisque, à l’évidence, la seconde partie de notre scène n’est pas un discours de consolation. Pour lever la difficulté, il nous faudra revenir sur le sens particulier qu’a le mot de consolation dans la langue de la Vulgate, c’est-à-dire dans le latin des Pères de l’Église. Dieu comme protecteur s’y dit « le Consolateur ».

  • 9 Aristote, Rhétorique, II, 5, début (1382a23-25), trad. P. Chiron, Paris, Ga...

9Pour conclure sur l’exorde, on peut remarquer que son balancement très résumé entre désespoir et espoir reprend celui déjà vu à la scène 3. Venu annoncer le décret contre Israël, Mardochée suscite la crainte ou terreur en soulignant l’imminence du danger, ce qui est conforme à la définition du phobos par Aristote9. Voici la réaction de son auditoire (I, 3, v. 181-186) :

esther
                        Ô Dieu ! qui vois former des desseins si funestes,
                        As-tu donc de Jacob abandonné les restes ?

une des plus jeunes israélites
                        Ciel ! Qui nous défendra, si tu ne nous défends ?

mardochée
                        Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.
                        En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères.
                        Il faut les secourir. […]

Le commentaire de Mardochée est binaire : d’un côté la lamentation (« les pleurs »), de l’autre « l’espoir ». Mais face à la réaction d’Esther et de la jeune fille, il a le mépris habituel et superficiel envers la lamentation, un mépris très genré : elle serait bonne pour les femmes et les enfants – sans doute parce qu’il cherche à susciter chez Esther un sens « mâle » du sacrifice. Il n’entend pas ce qui est surprenant dans ces vers 182-183 qui annoncent le côté binaire de notre scène : d’une part, la lamentation n’est pas le fait des enfants mais de la reine (« As-tu donc de Jacob abandonnés les restes ? ») ; d’autre part et à l’inverse, l’idée de demander secours auprès du « Ciel » n’est pas le fait de la reine mais des enfants. On a ici l’annonce du miracle de notre scène. Les jeunes filles, a priori timorées ou « timides », vont se révéler comme aussi courageuses et confiantes que la reine, précisément parce que, enhardies par celle-ci, elles se tournent vers Dieu. Par comparaison, le « En vous est tout l’espoir » de Mardochée semble curieusement oublier le rôle de Dieu dans l’histoire d’Israël.

10L’exorde de la scène 5 reproduit donc le même balancement binaire, qu’il emblématise avec ses deux impératifs « Pleurons » puis « Levons ». Pleurer revient à regarder vers la terre, vers la perte des biens mortels, ce qui pousse en soi au désespoir : toute lamentation est, selon un titre de Du Bellay, le « chant du désespéré ». Lever les yeux est à l’inverse un changement de regard, c’est-à-dire, dans ce contexte religieux, une conversion. L’exorde annonce que la solution au désespoir sera le « simple » fait de se tourner vers Dieu.

Les vers 297-324 : la lamentatio (1), au plan bipartite

11Esther elle-même a fourni une sorte de définition du discours de lamentation, un peu plus haut (I, 3, v. 129-132) :

                        Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques,
                        Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs,
                        De la triste Sion célèbrent les malheurs.

une israélite seule, chante.
                        Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?

Une lamentation « célèbre les malheurs », en particulier ceux d’une ville ou d’une nation détruite.

  • 10 Guill. Lindanus, Psalterium davidicum […] oratorio artificio, scholijsque ...

  • 11 Joh. Piscator (Joh. Fischer, 1546-1625), « Analysis Psal. CXXXVII », dans ...

  • 12 Voir les résumés de Sacy en tête des chapitres des Lamentations (La Bible,...

12L’adjectif déplorable à l’incipit du cantique suffirait à signaler, comme un mot-marqueur, que l’on est dans une lamentation : selon Littré (s. v. lamentable), il revient au même de dire « La situation de ces personnes est déplorable ou lamentable. » D’un point de vue thématique, et comme l’indique G. Forestier dans ses notes, tout ici respire l’incipit du psaume 137 (136), alors très célèbre : Super flumina Babylonis illic [ou ibi] sedimus et flevimus cum recordaremur Sion… « Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone, et là nous avons pleuré en nous souvenant de Sion. » Les deux impératifs qui ouvrent notre scène 5, « Pleurons et gémissons », sont comme un écho du mouvement du latin, sedimus et flevimus. Selon des commentateurs rhétoriques de ce psaume 137 (136), ses versets 1-7 sont, en grec, un thrène10 et, en latin, un luctus11. La thrénodie (thrènôdia) désigne un chant de lamentations, et en particulier les pleurs que versait dans les cérémonies funèbres la thrènôdos, « pleureuse à gages » ; luctus est sur lugere, la manifestation extérieure de la douleur, d’où l’adjectif lugubre. Enfin, la déploration des malheurs de Sion ou Jérusalem est le sujet des Lamentations par excellence, celles, dans la Bible, de Jérémie12.

  • 13 Le titre des Institutiones peut varier : voir Lawrence D. Green et James J...

13Venons-en à l’analyse proprement dite, c’est-à-dire au découpage des séquences qui construisent le discours de lamentation. Je m’en tiendrai aux deux descriptifs de Vossius, dans sa Rhétorique de 1605 ou 1606 (les Institutiones oratoriae) puis dans sa Rhétorique abrégée de 1621 (la Rhetorica contracta), qui ont de très nombreuses rééditions pendant tout le xviie siècle13. Dans sa Rhétorique longue, Vossius est… très bref :

  • 14 Vossius, Oratoriarum institutionum libri sex, Leyde, J. Maire, 1630, III, ...

Un discours de lamentation tantôt expose les malheurs et en amplifie l’importance, pour exciter la pitié chez autrui ; tantôt suscite la haine contre celui qui est à l’origine du mal ; tantôt fait naître la crainte chez l’auditeur, en lui montrant que les malheurs qui arrivent à un seul [c’est-à-dire à celui qui se lamente] pourraient aussi arriver à d’autres14.

Nous sommes clairement dans le premier cas : s’il est fait mention de « l’impie Aman » (v. 314), la scène 5 ne met pas l’accent sur la haine contre celui-ci ; et ce malheur arrivant à tout le peuple d’Israël, par définition nous ne sommes pas dans le troisième cas.

  • 15 Vossius, Rhetorices contractae […] libri quinque, Leipzig, Cr. Kirchner, 1...

  • 16 Pour résumer Exercices de rhétorique, numéro « Sur l’amplification », dir....

14Le premier cas a donc trois éléments : « exposition » des malheurs (exponit) ; « amplification » (amplificat) ; pitié suscitée chez autrui (misericordiam). Mais ces trois éléments renvoient à deux parties seulement, exposition et amplification. Vossius le confirme dans sa Rhétorique abrégée, où il ne mentionne pas la pitié. Il y redit les deux premiers termes sous la forme suivante : « nous indiquons [significamus] le malheur dans lequel nous serons tombés ; et nous portons à son comble [exaggeramus] l’importance de ce malheur15 ». Exponere est un synonyme habituel de narrare : il peut y avoir une « narration » du fait présent voire futur, c’est-à-dire un exposé de la situation (d’où la formule de « scène d’exposition »). Quant à exaggerare, c’est un intensif d’amplificare. L’amplification, au sens rhétorique du terme, consiste à souligner l’importance, la grandeur d’un fait (magnitudo), et cela passe souvent, mais pas toujours, par une abondance quantitative, laquelle est dite plutôt une dilatatio. « Exagérer », au sens rhétorique, c’est la même chose, mais au degré supérieur : c’est « amplifier » au maximum l’importance d’un fait, et pour ainsi dire la « maximiser », puisque le moderne minimiser rend bien l’inverse de l’amplificatio, à savoir l’attenuatio16.

  • 17 Cicéron, De Inventione, I, lv, 106, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Bel...

  • 18 Cicéron, De Inventione, trad. cit., I, 108. On dit par exemple : « il est ...

  • 19 Cicéron, De Inventione, trad. cit., I, 107 (« toutes les choses qu’ils ont...

15Dans le dispositif bipartite de Vossius, le troisième élément ou pitié est partout, même si l’on peut supposer que c’est surtout l’amplification qui permet d’« exciter la pitié chez autrui ». Il en va de même dans la première grande partie de notre scène : la pitié est partout. Elle est au vers 306, c’est-à-dire dans le passage qui correspond au 1e de Vossius, l’expositio ou narratio : « Faibles agneaux, livrés à des loups furieux ». Elle est aussi dans toute la strophe sur le carnage, passage qui correspond très bien au 2e de Vossius, l’amplificatio ou exaggeratio. Elle est enfin dans la strophe suivante (v. 325-329), « Si jeune encore, / […] Je tomberai comme une fleur, / Qui n’a vu qu’une Aurore. » Tout cela est conforme au descriptif général de l’appel à la pitié chez Cicéron, dont le thème fondamental est « la faiblesse humaine », hominum infirmitas17. Le faibles de « Faibles agneaux » donne donc d’abord la note générale. Ensuite, la strophe du carnage est en soi une amplification (mettre sous les yeux par hypotypose « chacun des malheurs » est le lieu no 5 chez Cicéron), et à la fin de la strophe la reprise des loups par les « tigres » et « léopards » est un passage au comble, une exaggeratio (l’absence de sépulture est le lieu no 818). Enfin, le thème de la mort « si jeune » surenchérit encore, c’est le comble du comble : la jeunesse relève du lieu no 4, mais on est plutôt dans le lieu no 10, où l’on « demonstrat » la faiblesse ou infirmitas19 demonstrare est chez Cicéron le mot latin pour dire l’enargeia ou description vive, non pas démontrer mais montrer, verbe à entendre au sens très fort de cette monstration qui a donné monstre.

16Comme Vossius, la musique de Moreau dégage deux parties, et seulement deux, dans la lamentation de notre scène.

17Le 1e, l’exposition, est le bloc encadré par le vers « Ô mortelles alarmes ! » (v. 297 et 309). À la fin du bloc, ce vers est chanté par « tout le chœur », et la musique le fait chanter deux fois, pour bien marquer un finale – suit un « prélude » de quatre mesures, avec lequel on passe à autre chose. Ce bloc sur les alarmes est l’exposé des malheurs : « Ô mortelles alarmes ! / Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux. » (v. 297-298). Le vers 298 sonne comme la propositio de la lamentation, l’indication de son sujet (« Un si juste sujet de larmes », v. 300). L’hémistiche « Tout Israël périt » condense lui-même l’information fondamentale (la narratio du fait) donnée par Mardochée dès son entrée en scène (I, 3, v. 164) : « Nous sommes tous perdus, et c’est fait d’Israël. »

  • 20 Marie Demeilliez : « le “prélude” instrumental est en ré mineur, puis le p...

18Le 2e, l’amplification, commence avec le prélude instrumental qui introduit le vers 310, « Arrachons, déchirons… » Le changement est très affiché : on quitte le sol mineur pour le ré mineur20 ; on quitte aussi le rythme binaire pour du ternaire (du 6/8). Ensuite, il y a au contraire absence de changement ou de séparation entre la strophe sur le carnage et celle sur la jeunesse, puisque le -pards de « léopards » et le Hé- de « Hélas » (v. 324-325) sont dans la même mesure. Le 2e est donc chez Moreau un long bloc (v. 310-335) qui fait presque exactement le double du 1e. Du reste, il est logique et même attendu que le 2e ou amplification (28 vers chez Racine, 73 mesures chantées chez Moreau) soit plus longue que le 1e ou exposition (12 vers, 35 mesures).

19Du 1e au 2e, nous retrouvons le balancement du vers par lequel Esther, dans la scène précédente, a résumé et indiqué le sort qui attend sa nation (I, 4, v. 260) : « Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger. » Le premier hémistiche est développé dans le 1e, l’exposition. Ses vers 302-304 décrivent la situation présente, qui est le résultat présent d’une action passée : « N’était-ce pas assez qu’un Vainqueur odieux / [Eût] traîné ses enfants captifs en mille lieux ? » Le second hémistiche est développé, à l’intérieur du 2e, dans la strophe sur le carnage (v. 317-324) : « On égorge à la fois les enfants, les vieillards ; / Et la sœur, et le frère », etc. Ces vers décrivent au présent le futur immédiat, par hypotypose, c’est-à-dire de façon fantasmée par la phantasia (l’imagination). Esther, elle, s’arrête là. Sa situation de parole étant tout à fait différente (elle plaide coupable), elle choisit de ne pas susciter la pitié. Elle choisit également de ne pas tirer parti du verbe égorger en le « dilatant », en l’« amplifiant ». On tient d’ailleurs là un cas assez rare où l’on peut dire avec certitude qu’il n’y a pas amplification. À l’inverse, il est clair que les jeunes filles présentes pendant la prière d’Esther ont fort bien entendu le mot égorger dans sa bouche, et ont fort bien saisi, par vive imagination ou phantasia, ce qu’un tel mot impliquait.

  • 21 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 61-69 sur l’hypotypose (enargei...

20Leur façon de déployer ce mot égorger mérite que l’on s’y arrête. La longue strophe des vers 316-324 commence par « Quel carnage de toutes parts ! » Conformément aux indications de Quintilien21, carnage est le mot synthétique ou totum, détaillé ensuite par les omnia, c’est-à-dire tout au sens distributif (« de toutes parts »). Cette amplification portée à son comble développe celle, en deux vers seulement – donc moins « dilatée » –, de Mardochée, lancée elle aussi par le mot synthétique de « carnage » (I, 3, v. 177-179) :

                                cet horrible carnage ?
Le fer ne connaîtra ni le sexe, ni l’âge. [Soit les v. 317-320]
Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours. [Soit les v. 321-324, avec tigres à 324]

Dans ce contexte, on peut se demander si, dans notre scène, le entassés du vers 321 (« Que de corps entassés ! ») n’est pas une discrète indication méta-poétique, tout comme les « membres épars » qui suivent. Le mot latin d’exaggeratio est en effet formé sur le substantif agger, « amoncellement de matériaux de toute espèce », donc « tas », et sur le verbe aggerare, « amonceler, accumuler » (sans ordre). Les deux premiers exemples du Gaffiot pour le verbe sont, précisément, « amonceler des cadavres », chez Virgile, puis « ossements épars ou amoncelés », chez Tacite : ossa disjecta vel aggerata. De même, cumulus qui a donné comble et accumulation signifie en latin « amas, amoncellement ». L’imaginaire de l’exaggeratio porte à son comble la lamentation. À l’entassement des corps et des membres répond de façon douloureuse l’entassement des mots.

  • 22 « Lamentatoria minus artis eget, cum dolor quemvis reddere soleat disertum...

  • 23 Cicéron, De Oratore, I, 94, éd. et trad. E. Courbaud [1922], Paris, Les Be...

21Concluons ces premières remarques sur la lamentation en relevant que pareil entassement des mots ne saurait se confondre avec la grande éloquence. De façon générale, dans le latin de Quintilien l’imaginaire du tas, agger ou acervus, s’oppose à celui de la composition organisée. Celle-ci est seule digne du nom d’art, d’éloquence. Pour reprendre la toute première remarque de Vossius sur la lamentation (dans sa Rhétorique abrégée), un tel discours « nécessite peu d’art, dans la mesure où la douleur suffit à rendre le premier venu disertus22 ». On ne peut pas traduire disertus par « éloquent », parce que ce mot sous la plume de Vossius renvoie à un important passage du De Oratore de Cicéron (I, 94). Celui-ci – ou plutôt l’orateur Antoine – dit avoir connu quelques orateurs « diserts », diserti, mais « pas un seul homme éloquent », eloquens. Le véritable éloquent, en ce sens, est l’idéal inaccessible d’un orateur profondément cicéronien. Antoine définit alors le disert comme « celui qui, s’appuyant sur des opinions moyennes, peut paraître, à un auditoire moyen, suffisamment profond et clair23 ». Quintilien reprend à son compte cette distinction (VIII, pr., 13), en citant explicitement Cicéron, et pour sa part il définit le disertus comme celui qui se contente de « dire ce qu’il faut », satis… dicere quae oporteat.

  • 24 Quintilien, Institution oratoire, X, 7, 15, éd. et trad. J. Cousin, Paris,...

22L’enjeu du mot disertus se mesure au succès ambigu de la formule du même Quintilien : « Pectus est enim quod disertos facit, et uis mentis », « C’est le cœur en effet, et la vigueur de l’intelligence [de l’imagination], qui rendent disertus24 ». L’éloquence du cœur rend disertus, mais pas eloquens. L’éloquence qui part du cœur (et d’une vive phantasia) est sans art. Cette absence d’art en fait assurément une éloquence tout à fait adaptée aux jeunes filles qui composent le chœur d’Esther. Leur discours de lamentation n’est pas de la grande éloquence travaillée avec art, sa vie durant, par un immense orateur – ou par un poète à son sommet, tel Racine. C’est, ou cela se donne à voir comme une éloquence « simple », naturelle (c’est-à-dire en fait biblique). Jusqu’ici dans cette scène 5, on n’est pas encore tout à fait dans le sublime. Les consignes rhétoriques sont élémentaires, du b-a-ba. On dit le malheur que l’on pleure, on l’exagère en entassant les mots – pourvu que ce soit les mots de la Bible, cette seconde nature pour une jeune Israélite, ou pour une chrétienne de 1689.

Les vers 325-335 : la lamentatio (2), hypothèse tripartite

23Le descriptif de Vossius comme la musique de Moreau proposent donc un plan bipartite, exposition puis amplification. Mais Vossius n’a pas la contrainte que nous avons, celle de penser la continuité entre la lamentation et la suite de la scène. Il étudie la lamentation per se, fermée sur elle-même, comme discours en soi à l’intérieur du genre épidictique. Notre problématique nous pousse au contraire à deviner ce qui, dans le développement de la lamentation, permet de négocier le passage à la suite, et à l’action (au genre délibératif : futur immédiat, et non présent). Si la lamentation de notre scène est fermée sur elle-même, le passage au Dieu des combats est une rupture. Pour montrer la continuité, il nous faut penser cette lamentation comme ouverte à autre chose qu’elle-même. Une telle ouverture tient, précisément, à la pitié, à la fois comme thématique et comme partie du discours.

  • 25 Pour les 16 premiers vers (310-324), 35 mesures chantées ; pour les 11 ver...

  • 26 Aristote, Rhétorique, II, 9, début (1386b10), trad. cit., p. 314. La tradu...

24En termes de parties, je proposerais volontiers de scinder en deux le 2e d’amplification, essentiellement pour mieux comprendre la progression au sein du déroulement linéaire. La strophe sur le carnage serait alors le 2e, et la suite sur la jeunesse et l’Aurore serait un 3e – la musique en fait d’ailleurs deux ensembles de longueur équivalente25. En tout état de cause, ce 3e est le moment où le thème de la pitié éclate, comme éclate son Hélas initial. Cela tient au vers « Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ? » Car c’est là renvoyer à la définition même de la pitié, cette fois selon Aristote et non Cicéron. Dans sa Rhétorique, Aristote pose que la pitié est « le fait d’éprouver de la souffrance face à des échecs [des malheurs] immérités », alors que, symétriquement, l’indignation est « le fait d’en éprouver devant des succès immérités26 ». – Ensuite, la strophe suivante et dernière, dite par une autre des jeunes filles, est comme une conclusion de l’ensemble de la lamentation (v. 332-335).

25Commençons ici par la fin. Nous avons vu que le déplorable de « Déplorable Sion » et le « Pleurons et gémissons » sont des marqueurs de début. Y répond un marqueur de fin, dans la strophe finale que voici (v. 332-335) :

                        Des offenses d’autrui malheureuses victimes,
                        Que nous servent, hélas ! ces regrets superflus ?
                        Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,
                        Et nous portons la peine de leurs crimes.

  • 27 Molière, « une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisait...

  • 28 Même chose dans les Regrets de Du Bellay. « Mes justes regrets » (sonnet 4...

Le mot marqueur est regrets. Ce substantif n’a pas ici son sens habituel de « déplaisir d’avoir perdu, ou de n’avoir pu obtenir quelque chose » (pour citer Littré, s. v. regret, 1e). Au pluriel, il signifie « plaintes, lamentations » (Littré, 5e). C’est le sens du mot au titre du recueil de Du Bellay, Les Regrets. Les trois exemples de Littré le confirment27. L’adjectif même de superflu est dans Furetière (s. v. regret, ses italiques) : « Toutes les plaintes qu’on fait pour les morts sont des regrets superflus ». Dire que les regrets sont superflus, inutiles, c’est mettre un point final, clore la lamentation28. Le vers 333 a ainsi un rôle conclusif affiché. Tout Israël périt, et nous avec. Nos pères ne sont plus, et nous-mêmes bientôt nous ne serons plus, victimes innocentes de leur péché à eux : les deux vers 334-335 reprennent, précisément, la fin des Lamentations de Jérémie (V, 7).

26Ce qui est intéressant dans cette suite et fin de la lamentation, ce n’est pas de comprendre comment les arguments ou lieux de la jeunesse (Cicéron) et de l’innocence de la victime (Aristote) peuvent susciter la pitié. Nul n’a besoin de la rhétorique pour cela. L’intéressant est plutôt de voir comment Racine tire parti de la pitié (et du 3e que je propose) pour en faire une transition vers la seconde grande partie de la scène. Tout se passe comme s’il voyait les trois éléments de la définition de Vossius comme trois parties successives. La question de la transition renvoie en tout cas à notre problème, la continuité. Les victimes étant innocentes, on a bien là en effet un tuilage avec le thème de l’Innocence qui va surgir explicitement au vers 338 : non, Dieu ne souffrira pas « Qu’on égorge ainsi l’Innocence » (vers qui récapitule toute la lamentation). L’accent sur l’innocence suscite la pitié, mais prépare déjà le ton de reproche de la seconde grande partie : comment Dieu pourrait-il condamner à mort des innocents ? – En ce sens, c’est une objection, et le « Non, non » (v. 337) est la réponse à cette objection.

  • 29 Le Christ lui-même les associe : Beati qui lugent, heureux ceux qui sont d...

27C’est ici que nous retrouvons la consolation. Car, de façon classique, une lamentatio débouche sur une consolatio29. Si le chœur s’arrêtait au vers 335, sur la citation des Lamentations de Jérémie, la scène serait l’équivalent de ce livre de la Bible. On ne quitterait pas la lamentation. Or, dans l’esprit religieux du temps, ce serait un drame terrible. En rester à la lamentation signifie en rester à l’enfermement du désespoir, et pareil enfermement nie Dieu en niant tout espoir. Ce serait un péché du même ordre que le suicide, réprouvé comme l’on sait par le christianisme. Dans l’ancien contexte religieux, une lamentation ne suscitait donc pas seulement la pitié. Ce type de discours soulevait une question, qui est : va-t-on en rester là ? La lamentation, et après ? Quelle est la suite ? Le public est dans l’attente d’un retournement, il attend et espère que la lamentatio débouche sur autre chose, la consolatio. Malherbe l’a dit avec sa netteté habituelle, à l’incipit de sa Consolation à Monsieur Du Périer : « Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle ? » Non, la douleur ne doit pas durer, et, de façon très étonnante pour nous aujourd’hui, les consolations classiques ont souvent le ton du blâme, le consolateur reprochant au consolé son enfermement dans la douleur.

  • 30 Je résume ici à grands traits les résultats du numéro d’Exercices de rhéto...

  • 31 Mélanchthon, Opera omnia, éd. H. E. Bindseil, Halle, Schwetschke (Corpus R...

28Il y a donc une dramaturgie, une tension dramatique et dialectique dans cette scène 5, comme dans toute situation de douleur. C’est bien connu pour la situation de deuil d’un être cher, à laquelle se réduit aujourd’hui l’idée de consolation30. Le consolateur craint que l’ami endeuillé ne quitte jamais la lamentation, et que celle-ci le renforce même dans son désespoir. Pour paraphraser les vers suivants de Malherbe : « les tristes discours » risquent d’« augmenter » et non d’apaiser la douleur. Par compassion autant que par stratégie, le consolateur commence assurément, lui aussi, par la lamentation, il se joint à celle de l’endeuillé – il se joint au chœur des pleureuses. Mais son but n’est pas d’en rester là, il est de mettre du baume sur le cœur, d’aider l’endeuillé à s’en sortir. Réciproquement, l’endeuillé sait où veut en venir le consolateur, et pour contrer par avance le remède qu’on va lui proposer, il se proclame inconsolable. Lamentatio et consolatio sont tellement en miroir que la première se définit parfois comme l’absence ou le refus de la consolation. Au début de ses Lamentations, Jérémie pose ainsi que Jérusalem est « prodigieusement abaissée, sans qu’elle ait de consolateur » (non habens consolatorem : Lam. 1, 9). Il en va de même dans la lettre de Cicéron que Vossius cite dans sa Rhétorique longue comme exemple de lamentation (Familiares, V, 15, Omnis amor tuus) : à tous ses malheurs, publics et privés, Cicéron ne voit aucune issue, et remercie poliment son correspondant de vouloir le consoler. Mélanchthon commente : la propositio de cette lettre est « pour cette douleur je n’ai aucune consolation » (huic luctu nulla habeo solatia31 ; voir aussi Fam. IV, 5 et 6). Comme les amis de Cicéron, le public de notre scène se demande avec inquiétude si décidément cette lamentatio ne finira pas, si elle restera dans l’impasse du désespoir, avec à l’horizon le suicide.

29Le public de notre scène guette donc les signes de la sortie attendue, espérée. Il guette avec espoir le retour à l’espoir. Dans cette attente, l’appel à la pitié est déjà un signe bienvenu, car un tel appel est « adressé », il vise un destinataire. Jusqu’à la fin de la strophe sur le carnage, les pleureuses ne s’adressaient qu’à elles-mêmes, ce qui souligne leur enfermement. La pitié, elle, s’adresse, consciemment ou non, à quelqu’un qui prendra en pitié. Or, et de façon remarquable, la transition qui mène le 2e à mon 3e est justement une adresse (v. 323-324) : « Grand Dieu ! Tes Saints sont la pâture / Des tigres et des léopards. » C’est la première occurrence du mot Dieu dans la scène, la première forme de tu aussi (avant « Tu vois », v. 361). C’est donc le premier moment où elles « lèvent les yeux », s’extirpent de leur désespoir, de leurs alarmes mortelles pour leurs vies de mortelles. Tout d’un coup, elles ne sont plus seules, dans et par la parole adressée. La suite va montrer que, selon la formule biblique, elles n’auront pas invoqué le nom de Dieu en vain. Elles se rappellent, ou l’Esprit Saint leur rappelle, que la miséricorde de Dieu est infinie : Dieu ne saurait donc être insensible à leur appel à la pitié ou miseratio.

30Sous cet angle, celui de la transition, la citation des Lamentations de Jérémie est instructive, car, dans les Lamentations, le verset cité est lui-même à une place finale, il est dans la « prière à Dieu » qui clôt le livre (son chapitre 5). L’essentiel de cette prière est le plan bipartite de Vossius. D’abord l’exposition, c’est-à-dire un rappel ou narration de tous les outrages subis par Israël abandonné de Dieu : « nous avons porté la peine » de nos pères, qui ne sont plus (verset 7), « Des esclaves nous ont dominés » (v. 8). Suit l’amplification, avec l’équivalent de la strophe sur le carnage : la famine, le viol des femmes et des filles, celui des jeunes garçons, leur mise à mort… « Malheur à nous, parce que nous avons péché ! » (v. 16). Mais, in extremis, vient le retournement tant attendu :

[v. 19.] Mais vous, Seigneur […]. [v. 20.] Pourquoi nous oublierez-vous pour jamais ? Pourquoi nous abandonnerez-vous pour toujours ? [v. 21.] Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons. Renouvelez nos jours comme ils étaient au commencement ; [v. 22.] Quoi qu’il semble que vous nous ayez rejetés pour jamais, et que votre colère soit sans bornes contre nous. [Fin des Lamentations]

C’est peu, en termes de longueur. Mais c’est essentiel. Du fait même que nous étions dans une prière à Dieu, nous savions d’emblée que, en dépit de tout, l’orientation du texte était vers l’espoir : vers la sortie des Lamentations. La narration et l’exagération ici occupent la plus grande partie de la prière, des versets 1 à 18, et pourtant le sens même du texte est donné par le dépassement des malheurs. Narration et exagération sont comme traversées par une faible lueur d’espoir. Il en va de même dans notre scène. L’appel à la pitié (et en particulier le 3e que je propose) est traversé par l’espoir, un espoir qui peu à peu renaît au moment même où, en apparence, on ne fait que continuer à dire le malheur désespérant. Une voix dit secrètement aux jeunes filles : puisque, vu notre jeunesse, nous sommes innocentes et n’avons pas péché, Dieu va nous écouter – et même, oui (« oui, oui », à l’inverse du « non, non », v. 337), quelque chose nous dit qu’il nous écoute, là, présentement.

  • 32 Pour renvoyer d’un mot à la communication ici même de Lauriane Mouraret su...

  • 33 Livre d’Esther, 13, 17 (La Bible, trad. cit., p. 611).

  • 34 « Se consoler » peut signifier « se réjouir de quelque chose », au xvie si...

31« Convertissez-nous à vous, Seigneur. » Et, dans le psaume 80 (79), verset 4 : « Ô Dieu, convertissez-nous, et montrez-nous votre visage [converte nos et ostende faciem tuam], et nous serons sauvés. » Les jeunes filles se convertissent, en ce sens concret où, se détournant du spectacle du carnage, oubliant leurs alarmes trop « mortelles », elles tournent, enfin, leur regard vers Dieu – la conversio se double d’une aversio ou « apostrophe32 ». Mais cette conversion leur est en fait inspirée par Dieu. Car dans une conversion, c’est Dieu qui fait la grâce de convertir, un tel miracle ne peut être que son œuvre. Déjà, dans sa prière des « Additions » des Septante, Mardochée dit : « Changez, Seigneur, nos larmes en joie33 », ou plutôt « convertissez » : « et converte luctum nostrum in gaudium ». En se convertissant, les jeunes filles du chœur se consolent, retrouvent confiance et assurance, voire soulas au sens de joie34. Mais d’un point de vue théologique, il faut dire en toute rigueur : Dieu les convertit et Dieu les console. Il est leur Consolateur. Nous approchons ainsi du sublime, car le public en attente du retour à l’espoir est aussi en attente de sublime et de miracle. La confiance retrouvée des jeunes filles est pour le chrétien le signe visible de la présence invisible de Dieu. Seule cette présence en elles explique le miracle de leur confiance et leur ton de certitude absolue, qui va éclater au vers 336 sur le Dieu des combats. Elles sont habitées : par la joie, par la foi, par Dieu. Réciproquement, toutes les attentes du public sont comblées.

Les vers 336-372 : une petitio

32Le chœur des pleureuses finit donc par ne plus pleurer. Pour pasticher le style biblique, elles se consolent en leur Consolateur. En ce cas, elles n’ont besoin ensuite ni d’écouter ni d’énoncer un discours de consolation. Le mot de consolation va pourtant nous aider à déterminer le type de discours dont relève la seconde partie de la scène.

33Quand on relit les Psaumes dans la traduction de Sacy, on se rend très vite compte que consolation a sous sa plume un sens inhabituel. C’est plutôt le sens habituel qui est rare chez lui, et à cet égard l’indice du psaume 121 (120) que j’évoquais en commençant est trompeur. Le premier emploi étrange est dans le psaume 23 (22), dit du Bon Pasteur. Dans la traduction Sacy :

[v. 4.] Car quand même je marcherais au milieu de l’ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que vous êtes avec moi.

[v. 5.] Votre verge et votre bâton ont été le sujet d’une grande consolation pour moi. [Vulgate : virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt, dans la version traduite des Septante, que suit Sacy ; au futur dans la version traduite de l’hébreu : ipsa consolabuntur me].

  • 35 Vingts Psalmes envoyés au Roy, dans Clément Marot, Œuvres poétiques, éd. G...

On attendrait plutôt quelque chose comme : « ton bâton a été ma défense et ma protection ». C’est ainsi que comprend Marot : « Car avec moy tu es à chascune heure : / Puis ta houlette, et conduicte m’asseure35. » Un tel sens serait conforme au résumé de Sacy : « il le remercie de l’avoir protégé contre ses ennemis ». Consoler et protéger, ce n’est pas la même chose, du moins en français actuel.

  • 36 Thesaurus linguae latinae, vol. IV, Leipzig, Teubner, 1906-1909, s. v. con...

  • 37 Traduction de Gustave Combès revue et corrigée par Goulven Madec, La Cité ...

  • 38 Commentaire in psalm. 29, 2, 7. Le rapprochement entre Esther et la Vierge...

34Or, et sauf oubli, les dictionnaires de français, anciens et modernes, n’enregistrent pas ce sens inhabituel. Ils rappellent tout au plus que le Saint-Esprit est nommé le Consolateur, et la Vierge Marie, consolatrice. Mais comme ils ne précisent pas que ces deux emplois relèvent du sens inhabituel, lequel ils ne spécifient pas, leur lecteur en déduit que ces deux appellations renvoient au sens courant de consoler. La situation est la même avec les dictionnaires de latin. Le seul, à ma connaissance, qui enregistre le sens biblique est le Thesaurus linguae latinae. Pour l’entrée consolator, le Thesaurus note d’abord que le mot désigne le Saint-Esprit, puis, comme il abonde en citations de la Bible et des Pères, il en déduit que consolator a pour synonymes : « advocatus, confortator, protector, salvator36 ». La liste découle en particulier de cette citation d’un sermon d’Augustin, « confortatorem et consolatorem et protectorem hominum » (Serm. 246, 2). Le même Augustin, au début de La Cité de Dieu (I, 14), qualifie Dieu de consolator parce qu’il a sauvé Daniel de la fosse aux lions : « nec Deus defuit consolator ». Traduire par « Dieu ne manqua pas d’être [son] consolateur37 » est vraiment étrange. En français actuel, cela semble signifier que Dieu a mis du baume sur le cœur de Daniel, par défaut, pour compenser son incapacité à lui sauver la vie. Or, il ne s’agit pas seulement d’apporter un réconfort moral, mais aussi de secourir, très concrètement. De même, la Vierge ne console pas au sens actuel : elle aide ou protège, comme l’indique la suite des Litanies, « Consolatrix afflictorum, ora pro nobis / Auxilium Christianorum, ora pro nobis ». Inversement, Ève est selon Augustin « adiutrix diaboli, non consolatrix mariti38 » : « l’assistante du diable, et non le soutien de son mari ».

35Consolator rejoint ainsi, dans les Psaumes et la Bible, une longue liste où Dieu est dit libérateur, sauveur, protecteur, défenseur, en y apportant comme nuance que tout cela n’empêche pas les sentiments. De même que, dans une lettre de consolation, on commence par dire que l’on partage la douleur de l’endeuillé (ce sont les « condoléances », le fait de souffrir avec), de même, le protecteur qui « console » au sens biblique souffre avec l’ami ou l’allié qu’il va secourir. Au rite de la lettre de consolation correspond ainsi ce rite moderne, où, après une catastrophe naturelle, le Président de la République va sur place, signifie par là qu’il compatit, et promet l’aide et l’assistance de l’État. Il faut les deux. S’il ne faisait que compatir, le rite serait incomplet. Mais ce le serait aussi si le Président ne faisait qu’annoncer les secours en restant à Paris : il serait un protecteur, sans être « consolant ». Une telle note affective est particulièrement bienvenue dans le monde antique, où la relation de protection était la norme, celle, à Rome, de la fides ou alliance qui lie le patronus à ses clientes. Car, de façon générale, la relation n’impliquait pas les sentiments, et pouvait même être brutale. Le Bon Pasteur, lui, ne se contente pas de protéger ses brebis, de respecter le contrat d’alliance : il les aime, il souffre avec elles. Une autre image biblique a la même connotation, c’est celle de Dieu comme Père, et pas seulement patronus.

  • 39 Prolonger la réflexion ferait passer de la lexicographie à la théologie. À...

  • 40 Littré, s. v. secourir : « On secourt celui à qui la détresse ôte les moye...

36Nous en savons assez par rapport à notre problème39. À leur protecteur, les jeunes Israélites ne demandent pas, pas seulement, une consolation au sens actuel du terme. Elles lui demandent aide et assistance, elles appellent au secours – « secours », dernier mot de l’exorde (v. 296), aurait dû suffire à nous éclairer. Cette formulation très simple était en germe dans celle de Mardochée à Esther (I, 3, v. 185-186) : « En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères. / Il faut les secourir. » Soit, dans notre scène (v. 363) : « Viens nous défendre. » Ces diverses formulations disent la même propositio, laquelle définit sans difficulté un type de discours répertorié. La seconde partie de notre scène est une demande, une requête, autrement dit une petitio. Et, vu la situation, c’est cette sorte de petitio très fréquente qu’est une petitio auxilii, une demande d’aide ou plutôt de secours40. Une telle requête s’adresse, par excellence, au protecteur.

  • 41 Du Roure, La Rhetorique françoise, Paris, chez l’auteur, 1662, p. 78 ; je ...

37À partir de là, le découpage des séquences qui construisent le discours de petitio est très simple. Dans les traités de rhétorique, dont ceux de Vossius, le modèle de toute petitio est le discours de Junon à Éole au début de l’Énéide (I, v. 65-75), qui se trouve être aussi une demande d’aide : la déesse demande au dieu des vents de l’aider dans sa lutte à elle contre les Troyens, en déchaînant la tempête sur leur flotte. Comme Servius, dans son commentaire sur l’Énéide, a dit y retrouver le plan de toute petitio, sa quadripartition est universellement reprise. La voici dans le français de Du Roure41, avec, en latin, les mots de Servius :

La première [partie] fait voir que la chose que l’on désire est possible [ut sit possibilitas], et la seconde qu’elle est juste [sit res justa]. La troisième contient les moyens [modus] que l’on a de la mettre à exécution ; et la quatrième, la récompense [remuneratio] que l’on en veut donner. Il [Servius] remarque ces choses dans cette demande de Junon.

1. Généreux Éole à qui Jupiter Roi des Dieux et des hommes a donné le commandement sur les vents et les orages [Aen. I, v. 65-66].
2. Une nation ennemie de ma Divinité et de ma gloire, fait maintenant voile sur la mer d’Italie [etc. : v. 67-68].
3. Ne le permets pas, Éole, lâche plutôt les vents et fais par leur moyen que ces infâmes navires soient ensevelis sous les eaux, ou tellement séparés qu’ils ne se puissent jamais rejoindre [v. 69-70].
4. Si tu m’accordes une prière raisonnable, je te donnerai en mariage Déiopée la plus belle de mes Nymphes [etc. : v. 71-75].

La logique est la suivante. 1e Le dieu auquel je m’adresse a un pouvoir, une potentia divine, celle de déchaîner les vents. On le dit en premier, car cela sert d’exorde, où il faut de règle faire l’éloge du destinataire. 2e Le motif de la demande est légitime, ma prière est « raisonnable » : les Troyens sont mes ennemis, il est donc juste que je veuille les attaquer (ce qui présuppose une alliance – en fait problématique et non attestée – entre Éole et Junon). 3e Par le « moyen » des vents, Junon suggère un modus operandi, et même deux : ou bien noyer les navires, ou bien les séparer. 4e La récompense ou remuneratio est le mariage avec une belle nymphe, qui sera le prix du service rendu. Le prix est élevé, précisément parce que la demande, en fait, ne va pas de soi, Jupiter patron d’Éole n’ayant pas été consulté. On notera d’ailleurs que parler de « prix » trahit l’idéologie même de la remuneratio. Ce mot ne parle en rien d’argent, de salaire, de donnant-donnant, il désigne en principe un remerciement, en tant que tel dans le cercle vertueux de la grâce et du don (selon le principe donner, recevoir, rendre), circulation sans fin emblématisée par le cercle des Trois Grâces.

38Appliquons ces consignes à notre scène, dans le même ordre, non sans remarquer au préalable que la situation y est beaucoup plus simple. Junon fait comme si elle avait une alliance avec Éole, mais certains commentateurs rhétoriques soulignent que son discours est l’enrobage poli d’un coup de force : sa demande est tyrannique, elle abuse du fait qu’elle est hiérarchiquement supérieure à Éole. C’est un « je le veux, fais-le », et la perversion continue avec un don qui devient monnaie d’échange. Dans notre scène, tout est simple et droit. Dieu a déjà fait alliance avec le peuple d’Israël, et, dans cette espèce de contrat, les jeunes filles n’ont rien à se reprocher.

391e) Possibilitas. La « puissance » est à la rime du vers 341 : « ce Dieu si redouté / Dont Israël nous vantait la puissance ». Les vers suivants développent ce thème : ce Dieu « Est le seul qui commande aux Cieux » (là où Éole a « commandement » sur les vents), il « renverse l’audacieux », enfin, « victorieux », il est « le Dieu des combats ». Le thème de la puissance divine court ainsi du vers 339 au vers 350. Cette puissance est même « amplifiée » voire « exagérée » (au sens rhétorique), puisqu’elle est décrite comme une toute-puissance : on ne peut pas dire plus fort. L’amplification vise à susciter la honte et la colère du destinataire. Si le Protecteur Tout-Puissant ne fait rien pour ses protégés, il montrera son impuissance et sera la risée des autres dieux. L’éloge de la puissance a certes sa place au début, sous forme d’exorde, mais il a aussi une valeur argumentative. C’est un rappel au contrat de l’Alliance. Le Protecteur doit aide et assistance à ses protégés. Il pourrait se défausser de ce devoir en invoquant une impossibilité. Louer la puissance, c’est dire : tu peux le faire, donc tu dois le faire. D’où la modalité déontique derrière « il ne souffrira pas » (v. 337 et 351) et « Ne souffre point que ta gloire » (v. 361 et 371). Les « louanges » de la gloire de Dieu (v. 368) ont la même valeur argumentative.

  • 42 Selon le principe du balancement qui va du a persona judicis au a persona ...

  • 43 Cf. Montaigne, Les Essais, I, chap. 56, « Des prières », éd. Villey et Sau...

402e) Justa. La légitimité de la demande tient de nouveau au fait que l’Alliance entre Dieu et son peuple est un contrat, où chaque partie a des droits et des devoirs. Il est question cette fois du devoir des protégés42. Ici, le Protecteur pourrait se défausser de son devoir d’aide et assistance en invoquant un manquement au contrat de la part des protégés, manquement ou faute que la Bible nomme « péché ». C’est bien à une telle réaction de Dieu que songe Esther, quand elle reconnaît que « La Nation chérie a violé sa foi » (I, 4, v. 255-258) : par conséquent, les malheurs subis sont mérités – et elle ne saurait se permettre de les amplifier. Ici, il n’y a aucune faute de la part des jeunes filles43. Le thème de la légitimité, fort peu développé, tient en un seul mot, mais doté de la majuscule : « l’Innocence » (v. 338 et v. 352), l’absence de péché, de « crimes » (v. 326, 331 et 335). Or, nous avons vu que le vers « on égorge ainsi l’Innocence » récapitule toute la première grande partie de la scène : égorger renvoie à la strophe sur le carnage, et innocence à mon 3e, à l’appel à la pitié pour les victimes qui n’ont commis aucun crime. C’est un autre bénéfice du tuilage ou transition. Le 3e que je propose pour la première grande partie a déjà argumenté, en réalité, la légitimité de la demande. Plus généralement encore, on peut considérer que le « juste » dont parle Servius désigne, dans notre scène, toute la partie de lamentation : « Un si juste sujet de larmes » (v. 300). La lamentatio a ainsi préparé le terrain à la petitio, elle en serait tout entière le 2e.

  • 44 A. Piéjus (« Composer sur Racine », art. cit., p. 11) note qu’on a là un «...

  • 45 Comme le note G Forestier, cette strophe imite le début du psaume 35 (34)....

413e) Le modus operandi (Littré a l’entrée modus faciendi) est la dernière strophe longue (v. 364-368). Le vers initial de cette strophe est, je l’ai dit, la propositio de toute la petitio, à l’impératif comme c’est usuel dans ce type de discours : « Arme-toi. Viens nous défendre44. » La suite indique, tout comme Junon et dans le même ordre, deux manières de détruire les ennemis. Ou bien les ensevelir sous les eaux, ou bien les disperser, les chasser « comme la poudre, et la paille légère » (v. 367), en profitant du fait que le Dieu tout-puissant a, entre autres, la puissance des vents d’Éole. En termes de modus operandi, le premier des deux est très intéressant. Défendre suggère, presque par jeu de mots à la rime, descendre : descends comme « autrefois la Mer te vit descendre » (v. 364). Cette évocation du miracle de la mer Rouge rappelle un thème très fréquent dans les Psaumes : le persécuté suggère à son protecteur de prendre ses ennemis à leur propre piège. Or, Pharaon et sa cavalerie a poursuivi Israël en empruntant le chemin ouvert par Dieu dans la mer Rouge : une fois les Juifs sains et saufs, la mer s’est refermée comme un piège sur leurs ennemis. Et c’est bien un piège qui va se refermer sur Aman, pris aux rets de sa propre ambition45.

424e) La récompense ou remuneratio ne se trouve pas après le 3e. On peut faire deux hypothèses.

  • 46 On a vu que la lamentation « célèbre les malheurs » (Esther, I, 3, v. 131)...

43La première hypothèse est que cette demande ne recourt pas au 4e : c’est tout à fait envisageable. Dans la lettre que Du Roure donne parmi ses exemples de petitio (Cicéron, Fam. V, 12, Coram me tecum), il n’y a pas de remuneratio. En ce cas, après un bref exorde, le 1e va du vers 339 au vers 362 ; le 2e est quasiment omis, à part l’Innocence, car c’est en fait la lamentation ; le 3e commence au vers 366, après la propositio au vers 365. L’essentiel est alors occupé par le 1e, par les « louanges » de Dieu : à lui la puissance et la gloire. On serait donc dans l’épidictique pur, mais, comme nous l’avons vu, ces louanges ont une valeur argumentative. Puisque tu es si puissant et glorieux, puisque tu es « le Dieu des combats », « arme-toi ». On est en fait de part en part dans le délibératif, comme il se doit pour une petitio – comme d’ailleurs pour une consolatio (son début épidictique, les condoléances46, est suivi de propos qui visent à remédier, et sont donc dans le délibératif et le futur immédiat).

  • 47 Vossius, Rhetorices contractae…, op. cit., II, chap. 25, § 17, p. 213 : « ...

44Cela posé, il me semble qu’une autre hypothèse est possible. Le 4e serait à chercher du côté des vers 353-358. De façon habituelle, la récompense peut en effet être remplacée par l’expression de la reconnaissance (éternelle). Vossius dit ainsi, à propos de la petitio indirecte ou « oblique » : « Enfin nous promettons que nous ne serons pas ingrats […]. Nous consacrerons même à notre bienfaiteur nos personnes tout entières47 », littéralement nous nous vouerons « à la foi envers lui ». Dieu comme bienfaiteur est d’avance remercié de son bienfait (à venir) par la dévotion sans faille de ces jeunes filles. À les entendre ainsi chanter comme ses anges, il a déjà sa récompense.

45Il se peut que Racine imite ici un phénomène que Sacy note à plusieurs reprises dans ses résumés, sous la forme d’un comme si (je souligne) :

                                Ps. 6
[…] il demande à Dieu de détourner de lui sa colère, ses fléaux, et la persécution de ses ennemis ; et comme si tout d’un coup il avait été délivré, il en rend à Dieu [aux versets 9-10] ses actions de grâces.

  • 48 Voir encore : Ps. 60 (59), « il le conjure de venir le secourir ; et comme...

                                Ps. 102 (101)
L’auteur de ce psaume décrit ici l’extrême désolation où lui et son peuple ont été réduits : et il la dépeint sous diverses similitudes très capables d’exprimer vivement sa douleur [la lamentatio] ; il demande à Dieu qu’il les secoure [la petitio auxilii] et les délivre de la persécution de leurs ennemis. Ensuite, comme s’il en avait été exaucé, il le remercie [au verset 18] d’avoir soutenu Sion, et d’avoir renversé ses ennemis48.

  • 49 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 564, ...

Ces deux psaumes faisant partie des sept psaumes pénitentiels (alors particulièrement bien connus), le comme si correspond au aussitôt de cette phrase des Pensées : « Dieu absout aussitôt qu’il voit la pénitence dans le cœur49 ». À l’oublier, on pourrait croire que Sacy signale une sorte de défaut de composition : l’auteur du psaume passerait trop brutalement de la demande de secours au remerciement pour ce secours, comme s’il avait déjà été secouru. Un tel défaut est, bien entendu, une qualité. Il dit que la confiance ou foi en Dieu est si vive que le secours est déjà là, et la délivrance espérée, déjà réalisée. Racine transposerait cette beauté propre au style biblique en l’attribuant à Dieu. Tout se passe comme si Dieu, lui aussi, avait déjà été exaucé dans ses attentes. De la part de ces jeunes filles, une telle profession de foi, une telle confiance ne peuvent que ravir Dieu, le combler dans ses attentes paternelles. De même, le public de 1689 ne peut qu’être comblé dans son attente de sublime, à ouïr ainsi, sur terre, le chœur céleste de ces anges.

  • 50 Soit deux autres des psaumes pénitentiels : 130 (129) et 51 (50). Les troi...

  • 51 Cf. le vers 1141 (Esther, III, 4), dit par « une jeune Israélite » : « Vér...

46Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, nous pouvons clore sur ce psaume 102 (101) en relevant qu’il nous donne un modèle d’intégration de nos deux discours en un seul ensemble. Le psaume commence par une lamentatio, on touche le fond, on est au profond des abîmes. Mais ce De profundis est suivi d’un Miserere50 : au terme de la lamentation, Dieu a pitié de Sion, « parce que le temps est venu, le temps d’avoir pitié d’elle » (verset 14). De la pitié elle-même on passe à une petitio, une demande de secours, qui commence comme dans notre scène par l’éloge de la puissance et de la gloire de Dieu (v. 16) : « Et les nations craindront votre nom, Seigneur ; et tous les rois de la terre révèreront votre gloire. » Suit le remerciement. Les cris du psalmiste « s’élèvent jusqu’à vous » (v. 1) : tout comme les jeunes filles, le suppliant a d’emblée levé les yeux vers Dieu. Et il prie Dieu de descendre et de défendre : le jeu de mots du vers 364 a aussi une valeur conclusive51. Au moment où Dieu abaisse les yeux vers le suppliant, la prière est exaucée, aussitôt (v. 20-22) : « Le Seigneur a regardé du ciel sur la terre / Pour entendre les gémissements [la lamentation] / Afin qu’ils annoncent dans Sion le nom du Seigneur, et qu’ils publient ses louanges dans Jérusalem. » La succession des pour et afin à l’attaque des versets dit bien que les louanges sont le remerciement attendu, la récompense de Dieu.

Conclusion

47Entre la lamentation et la demande de secours, le lien est logique. De façon générale, c’est le passage prévisible de la déploration à l’imploration. Esther elle-même noue les deux aux vers 1029-1030 (III, 4), « J’ose vous implorer et pour ma propre vie, / Et pour les tristes jours d’un Peuple infortuné ». La différence ici est que la demande de secours se fait pour ainsi dire dans la joie, triomphalement, sans les pleurs de l’imploration, et comme soulevée par une sorte d’anticipation prophétique. Le psaume 102 (101) que je viens de citer le confirme. Racine en reprend la structure. Certes, il supprime la pénitence, puisqu’il y a ici innocence, absence de péché. Mais il conserve la certitude d’être écouté, qui envahit l’orant ou suppliant dans le temps même de sa prière, « aussitôt ». Une telle certitude est éminemment « consolante » : elle signe la fin du désespoir, celui d’être abandonné de Dieu, d’être hors de sa grâce.

  • 52 Marie Demeilliez : « Dans une première lecture globale, tout [dans ce 3e] ...

48Puisque les deux discours finissent par être intégrés dans un seul discours plus grand, la question que je posais en commençant est résolue. Il n’y a pas juxtaposition, mais continuité. La musique elle-même va en fait dans ce sens (ill. 3). De façon générale, il est difficile d’imaginer qu’un compositeur comme Moreau ne ménage pas une forme ou une autre de transition musicale entre la fin de la lamentation et le vers sur le Dieu des combats : on peut considérer que chez lui l’appel final à la pitié (ce que j’ai appelé le 3e de la lamentation) oscille de façon indécise entre mineur et majeur52. La transition règne, parce que la continuité règne. La lamentation est traversée par l’espoir du secours divin.

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Illustration 3
Esther // Tragedie // Tirée de l’Escriture Sainte // Faicte par Mr Racine // Et la Musique // par Mr Moreau […], BnF, Rés. F. 541, p. 35-36
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109675t?rk=21459;2)

  • 53 Aristote dans sa Rhétorique (II, 5) traite ensemble la crainte (le phobos,...

  • 54 Saint Augustin, Les Confessions, X, xliii, 69 : le Christ sur la croix est...

  • 55 Il régularise aussi la prière d’Esther telle que la donnent, de façon un p...

49Entre les deux grandes parties non de cette scène mais de ce discours unique, il faut penser à la fois la rupture éclatante et la continuité secrète, et maintenir vive la tension dialectique et dramatique ici à l’œuvre. Si la rupture dit l’irruption du divin, la continuité dit la relation qui se noue peu à peu entre le divin et l’humain. Du côté de la rupture, l’analyse peut décliner à loisir l’antithèse : entre la mort et la vie, entre la terre et le ciel, entre la crainte et la confiance53, entre le ton gémissant et le ton glorieux, entre la tristesse et la joie ou soulas, entre la victime et la victoire – en écho au victor quia victima d’Augustin54. Mais puisque du désespoir on passe à l’espoir, on peut aussi souligner à loisir les effets de continuité. La transition peut alors être réinterprétée comme un lent chemin, celui de la conversion religieuse. Tout élément de la première grande partie prépare la seconde, parce que tout mène à Dieu. Les jeunes filles craignent pour leur vie, mais le public, dès ce moment, « lève les yeux », il voit plus haut et craint pour le salut de leur âme. Vont-elles, ou non, passer avec succès l’épreuve de la « tribulation » ? Sous le regard des adultes, le déroulement linéaire de la scène est un tel chemin initiatique, semblable à celui d’un psaume biblique. Les étapes en sont connues, ce sont celles qu’aide à identifier la rhétorique classique, laquelle relève des moyens humains : la lamentatio et ses parties, la petitio et ses parties. De ce côté-là, Racine régularise la Bible, il donne des repères, son public n’aura pas de mal à suivre le déroulé, on est du côté de la transition et de la continuité55. Mais le poète respecte aussi la brutalité mystérieuse du passage de la lamentatio à la petitio, brutalité sans transition qui signale avec éclat le miracle de la présence de Dieu, ici et maintenant.

50Nous pouvons ainsi situer le débat entre continuité et discontinuité. C’est celui entre moyens humains et grâce divine. Les deux coexistent dans la relation à Dieu. Le suppliant ne peut pas contraindre Dieu à lui accorder sa grâce. Celle-ci étant foncièrement gratuite, elle surgit comme un miracle, une rupture par rapport à l’ordre humain des choses. Mais le suppliant espère ce miracle de manière active, il le prépare avec tous les moyens à sa disposition, dont celui de préparer son cœur. La préparation est nécessaire, même si elle est non suffisante. La rhétorique et ses règles font partie de la préparation, des moyens humains ; la poésie et le chant, elles, sont au plus près du divin, païen comme chrétien ; enfin, la poésie chantée des Psaumes est au plus près du Dieu de la Bible. Cette scène de l’invention de Racine procède ainsi d’une méditation profonde sur le mystère fondamental qui justifie les Psaumes : le mystère de l’efficacité non de la rhétorique, humaine, trop humaine, mais de la prière, cette petitio adressée à Dieu.

Notes

1 Jean Racine, Esther, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard coll. « Folio Théâtre », 2007, p. 27. – Je suivrai le texte d’Esther que donne cette édition.

2 Littré, s. v. ritournelle : « Court motif instrumental mis en tête d’un air dont il annonce le chant, ou mis à la fin pour imiter ou assurer la fin du même chant. » Le mot est à la p. 37 de : Jean-Baptiste Moreau, Esther // Tragedie // Tirée de l’Escriture Sainte // Faicte par Mr Racine // Et la Musique // par Mr Moreau […], BnF, Rés. F. 541 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109675t?rk=21459;2) ; dans Œuvres de J. Racine, Musique des chœurs d’Esther et d’Athalie et des Cantiques spirituels, éd. P. Mesnard, Paris, Hachette, 1873, p. 19-20 ; je n’ai pu voir l’édition d’A. Piéjus, Esther, Tragédie de Jean Racine, Intermèdes de Jean-Baptiste Moreau, Paris, Société Française de musicologie, 2003. En version audio : Jean-Baptiste Moreau, Musique de scène de « ESTHER » de Racine, chorale de l’École Alsacienne, Collegium Musicum de Paris, dir. G. Hacquard, enregistrement mono de 1962 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k88145105), plage 4 ; Esther, Jean Racine, Avec : Jean Chevrier, Marie Bell, 24 janvier 1952 (https://www.youtube.com/watch?v=EPUzIQRLPj8), à la 37e minute – il manque ensuite la fin de la scène, correspondant aux vers 364-373.

3 Je remercie vivement ma collègue musicologue de l’Université Grenoble Alpes, Marie Demeilliez, pour cette précision ainsi que toutes les suivantes du même ordre. Je donne en note ses remarques les plus détaillées.

4 Dans son manuscrit de 1690, Règles de composition (voir Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Fayard, Paris, 1988). Le sol mineur, lui, est dit « sérieux et magnifique ». Marie Demeilliez : « Ré majeur est une tonalité traditionnellement associée au triomphe, à la solennité, à la joie, etc. (notamment parce que c’est une tonalité qui fait bien sonner les trompettes de cette époque). »

5 Comme le montre Anne Piéjus, qui souligne que le but de Moreau est que l’auditeur « ne perd[e] pas le sens des paroles » (« Composer sur Racine : qu’est-ce que la “musication” d’un texte dramatique ? », La Licorne, n° 50, 1999, p. 203-218 ; dans la version visible sur HAL, la citation est p. 15).

6 Marie Demeilliez : « l’idée de “lamentation” pour “Pleurons et gémissons” peut aussi être liée au motif musical de la basse continue : si on regarde bien, on peut reconnaître, dans cette descente chromatique sur un tétracorde, un topos des déplorations en musique dans le répertoire baroque (parmi les plus connues, la mort de Didon dans Didon et Énée de Purcell, mais il y a bien d’autres exemples dans l’histoire de l’opéra). » – Le motif musical mentionné est au tout début de la « Ritournelle », dans la portée tout en bas du premier système (au-dessus des mots « Basse Continue ») : il s’agit de la descente sol, fa dièse/fa bécarre, mi/mi bémol, ré. C’est une descente « chromatique » au sens où on descend de demi-ton en demi-ton, le demi-ton qui sépare sol de fa dièse, fa dièse de fa naturel, etc. Un tétracorde est une succession de quatre notes conjointes (ici, sol fa mi ré) – alors que l’intervalle ou passage direct entre ces quatre notes (ici, entre sol et ré) est appelé une quarte.

7 A. Piéjus, « Composer sur Racine », art. cit., p. 20. Sur la notion de « types » ou espèces de (petits) discours, voir Francis Goyet, « Le problème de la typologie des discours », Exercices de rhétorique, 1 | 2013 (en ligne).

8 Louis-Isaac Lemaître de Sacy, dans La Bible, trad. Sacy, éd. P. Sellier, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1990, p. 743. Pour la Bible, j’utiliserai toujours cette traduction ; je donnerai la numérotation des Psaumes selon l’usage actuel : en premier la numérotation en hébreu, et entre parenthèses la numérotation que suit Sacy (et qui est celle de la Septante).

9 Aristote, Rhétorique, II, 5, début (1382a23-25), trad. P. Chiron, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 288 : inspirent la peur les maux « qui sont gros de souffrances ou de destructions graves, et cela s’ils paraissent non pas éloignés mais d’une proximité imminente ».

10 Guill. Lindanus, Psalterium davidicum […] oratorio artificio, scholijsque geminis ornatum […], Anvers, G. Silvius, 1568, p. 398 : « Threnus est Christianorum in hoc exilio ad caelestem patriam suspirantium » (« C’est là le thrène des Chrétiens qui dans leur exil [sur terre] soupirent après la patrie céleste »). Évêque de Ruremonde (en Gueldre supérieure, évêché depuis 1559), Lindanus lit presque tous les Psaumes comme une préfiguration du Christ et de l’Église.

11 Joh. Piscator (Joh. Fischer, 1546-1625), « Analysis Psal. CXXXVII », dans Commentariorum in omnes libros veteris testamenti, tomus tertius, Herborn, Christoph Rab (Corvinus), 1644, p. 312. Le tome II (id., ibid., 1643) se termine par l’analyse rhétorique de tout le Livre d’Esther (p. 569-591), mais sans les « Additions », que ne reconnaissent pas les protestants : on n’y trouvera donc pas l’analyse de la prière d’Esther.

12 Voir les résumés de Sacy en tête des chapitres des Lamentations (La Bible, trad. cit., p. 1024 sq.) : « Chapitre I. Jérémie déplore la désolation de Jérusalem […] », « Chapitre II. Jérémie continue de déplorer la désolation de Jérusalem. Il exhorte Sion à gémir sans cesse […] », etc.

13 Le titre des Institutiones peut varier : voir Lawrence D. Green et James J. Murphy, Renaissance Rhetoric. Short-Title Catalogue 1460-1700, Burlington, Ashgate, 2006, p. 450 (qui donnent comme date de la princeps 1605, et 1621 pour la Rhetorices contractae… ; Peter Mack, A History of Renaissance Rhetoric, 1380-1620, Oxford, Oxford UP, 2011, p. 192-193, donne comme dates 1606 et 1621).

14 Vossius, Oratoriarum institutionum libri sex, Leyde, J. Maire, 1630, III, 7, article 13 « De Lamentatoria », p. 418 (ma traduction, ici et ensuite) : « Lamentatoria tum calamitates exponit, & amplificat, quò alios ad misericordiam concitet : tum odium ejus gignit, à quo quis malum accepti : tum metum parit in auditore, quia ostendit, quae uni contigerunt, alijs quoque accidere posse. »

15 Vossius, Rhetorices contractae […] libri quinque, Leipzig, Cr. Kirchner, 1660, II, chap. 19, § 15, p. 178) : « Primum significamus, in quod malum inciderimus ; et magnitudinem ejus exaggeramus. Deinde, si malevoli eo nos mactarint infortunio, odium excitamus eorum, qui nos perdiderunt. » Et c’est tout.

16 Pour résumer Exercices de rhétorique, numéro « Sur l’amplification », dir. S. Macé, 4 | 2014, [en ligne : http://journals.openedition.org/rhetorique/343]).

17 Cicéron, De Inventione, I, lv, 106, éd. et trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1994. Pour plus de développements, je me permets de renvoyer à mon article « Les “lieux” de la pitié dans Athalie », repris et augmenté dans Francis Goyet, Le Regard rhétorique, Paris, Garnier, 2017, p. 71-108.

18 Cicéron, De Inventione, trad. cit., I, 108. On dit par exemple : « il est resté honteusement sans sépulture, longtemps livré aux mauvais traitements des bêtes sauvages », turpiter iacuit insepultus, a feris diu uexatus.

19 Cicéron, De Inventione, trad. cit., I, 107 (« toutes les choses qu’ils ont subies ou qu’ils endureront, qui sont indignes de leur âge […] ») et 109 (« Dans le dixième, on souligne le dénuement, la faiblesse, l’isolement », infirmitas… demonstratur).

20 Marie Demeilliez : « le “prélude” instrumental est en ré mineur, puis le premier “Arrachons déchirons... apprête” est en Fa majeur. Retour en ré mineur pour l’autre “Arrachons, déchirons...”, puis le chœur le chante une fois en Fa majeur et une fois en ré mineur. Ou alors, on considère tout le passage en ré mineur (puisqu’on commence et termine en ré), et on compte les brefs passages en Fa majeur comme des cadences sur la médiante de ré et non comme de réelles modulations. » – La médiante est aussi appelée « note modale » parce qu'elle permet de faire la différence entre le mode majeur et le mode mineur.

21 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 61-69 sur l’hypotypose (enargeia ou euidentia ; pour une analyse de ce passage en termes de totum et d’omnia, je me permets de renvoyer à Francis Goyet, Le Regard rhétorique, op. cit., p. 50-53). L’exemple de Quintilien est d’ailleurs très proche : c’est celui d’une euersio, « sac d’une ville vaincue », carnage qui suit la victoire.

22 « Lamentatoria minus artis eget, cum dolor quemvis reddere soleat disertum » : Vossius, Rhetorices contractae…, op. cit., II, chap. 19, § 14,, p. 178. Je modifie la phrase, qui dit exactement : « nécessite moins d’art » (que les discours de remerciement et de félicitation, traités dans le début du chap. 19).

23 Cicéron, De Oratore, I, 94, éd. et trad. E. Courbaud [1922], Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1985.

24 Quintilien, Institution oratoire, X, 7, 15, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1978. Voici le passage dans la traduction de N. Gedoyn (Quintilien, De l’institution de l’orateur, Paris, Grégoire Dupuis, 1718, p. 701-702, graphies modernisées) : « Il faut donc saisir vivement les choses par le moyen de ces images dont j’ai parlé, et se mettre devant les yeux tout ce qui doit faire la matière de notre discours, les personnes, les questions, les espérances, les craintes, afin d’en être bien [p. 702] plein, bien pénétré. Car c’est la force du sentiment qui nous rend éloquents. C’est pour cela que les personnes même les plus ignorantes s’expliquent aisément, lorsque la passion, ou quelque intérêt particulier les fait parler. »

25 Pour les 16 premiers vers (310-324), 35 mesures chantées ; pour les 11 vers suivants (325-335), 38 mesures.

26 Aristote, Rhétorique, II, 9, début (1386b10), trad. cit., p. 314. La traduction de la Rhétorique (1ère éd. 1654, ici en graphies modernisées) par François Cassandre (mort en 1695) parle de « s’affliger du malheur d’autrui » et « d’être touché de compassion pour ceux qui sont affligés sans l’avoir mérité ».

27 Molière, « une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisait des regrets » (Les Fourberies de Scapin, I, 2) ; Bossuet, « Ô prince, le digne objet de nos louanges et de nos regrets » (Oraison funèbre de Louis de Bourbon) ; Racine lui-même, « Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets » (Bajazet, I, 4, v. 415), pour désigner par là les lamentations qu’Atalide vient de faire sur la mort qui attend son amant.

28 Même chose dans les Regrets de Du Bellay. « Mes justes regrets » (sonnet 48, v. 6) est en fait la dernière occurrence notable du mot-titre, et elle clôt un mouvement qui passe, comme ici, de la lamentation sur soi à la consolation, avec un remarquable « Sortons » qui dit la sortie de l’enfermement (pour l’analyse détaillée : Le Regard rhétorique, op. cit., p. 322).

29 Le Christ lui-même les associe : Beati qui lugent, heureux ceux qui sont dans le luctus, la lamentation, quoniam ipsi consolabuntur (Matthieu, 5, 5). Sacy : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. »

30 Je résume ici à grands traits les résultats du numéro d’Exercices de rhétorique, « Sur la consolation », dir. Claudie Martin-Ulrich, 2 | 2017 [en ligne : http://journals.openedition.org/rhetorique/515]), ainsi que le travail en séminaire Rare sur la lamentatoria oratio de Vossius.

31 Mélanchthon, Opera omnia, éd. H. E. Bindseil, Halle, Schwetschke (Corpus Reformatorum), 1851, t. XVII, col. 184 ; reformulé (col. 185) en « Sequitur propositio, quod nulla videat remedia doloris. »

32 Pour renvoyer d’un mot à la communication ici même de Lauriane Mouraret sur les apostrophes à Dieu dans Esther. Lever les yeux est tout un geste du corps (on lève aussi les mains, etc.), qui « détourne » de ce bas monde.

33 Livre d’Esther, 13, 17 (La Bible, trad. cit., p. 611).

34 « Se consoler » peut signifier « se réjouir de quelque chose », au xvie siècle et au-delà (Huguet, s. v. consoler, cite François de Sales, dont Amour de Dieu, VI, 2).

35 Vingts Psalmes envoyés au Roy, dans Clément Marot, Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Classiques Garnier, 1993, t. II, p. 635. Pour Piscator (« Scholia in Psal. XXIII. », dans Commentariorum…, op. cit., p. 147), ce verset « rappelle le quatrième bienfait [de Dieu], la défense dans les dangers » (« Quartum beneficium hic commemoratur, defensio in periculis ») – selon Piscator, tout ce psaume est « consolatoire » (« paramuthètikos, consolatorius », ibid., p. 146 ; paramutheomai signifie « apaiser par de bonnes paroles »).

36 Thesaurus linguae latinae, vol. IV, Leipzig, Teubner, 1906-1909, s. v. consolator.

37 Traduction de Gustave Combès revue et corrigée par Goulven Madec, La Cité de Dieu, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993, p. 95.

38 Commentaire in psalm. 29, 2, 7. Le rapprochement entre Esther et la Vierge Marie (proposé par Servane L’Hopital dans sa communication ici même) est ainsi confirmé par leur qualité commune de consolatrix au sens de « soutien » : Mardochée demande l’intercession de la reine Esther auprès du roi, tout comme le chrétien demande celle de la Vierge auprès du Christ-Roi.

39 Prolonger la réflexion ferait passer de la lexicographie à la théologie. À la lisière des deux, il suffit de souligner que le terme de Paraclet n’est en rien, malgré sa majuscule, un privilège du Saint-Esprit. On sait que le terme est un choix de saint Jérôme : pour le grec paraklètos du texte de l’évangile de Jean, il préfère la latinisation paracletus (déjà chez Tertullien) – « hébreu du ier siècle peraquelit ; araméen peraqlita » (Claude Tresmontant, Les Évangiles, Paris, OEIL, 1991, p. 472), soit là aussi un décalque du grec, où paraklètos a le sens d’« avocat de la défense ». La traduction latine antérieure (l’Itala : voir le Thesaurus linguae latinae) donnait, elle, consolator. Or, le même Jérôme, ailleurs, remplace son paracletus par consolator quand il cite le même passage. C’est qu’alors il cherche, précisément, à souligner face à des adversaires que le Père, le Fils et le Saint-Esprit « ont une seule nature ». Son raisonnement est le suivant (Jérôme, Lettres, 120, 9, sub fine ; éd. et trad. J. Labouret, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1958, p. 147-148). Le Saint-Esprit est certes le ou un consolateur. Mais le Fils est lui aussi le consolateur, par simple analyse interne du passage de Jean (14, 16) : « et alium paracletum dabit vobis », « Et je prierai mon Père, et il vous donnera un autre consolateur » (trad. Sacy). Enfin, le Père est lui aussi le consolateur, par référence cette fois à 2 Cor. 1, 3, « Deus miserationum, et totius consolationis », « le Père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation » (Paul dit ensuite que Dieu les a délivrés d’un péril de mort, v. 9-10). D’un point de vue lexicographique, la situation serait plus simple si les dictionnaires latin-français se présentaient comme le dictionnaire grec-français de Bailly. Chez celui-ci, l’entrée paraklèsis part de l’idée la plus générale, celle d’appel (parakaleô est sur kaleô, « appeler »), d’où celle de secours, d’où, à défaut, de paroles apaisantes : « 1 appel à soi ou pour soi, d’où invocation, prière […] ; particul. action d’appeler à son secours, Thc. 4, 61 ; Dém. 275, 20 || 2 appel pressant, exhortation, excitation, encouragement […] ; particul. consolation, Phal. Ep. 96 [lettre de Phalaris, tyran d’Agrigente et épistolographe, vers 560 av. J.-C.]. » Il faudrait donc une entrée ainsi rédigée, montrant la continuité du phénomène de consolation : « consolator 1 qui apporte aide et assistance, qui vient au secours (de l’ami ou de l’allié), protecteur, défenseur || 2 particul. (après une perte irréparable, un deuil) qui apporte un réconfort moral, consolateur. » Pour deviner le sens 1 dans le dictionnaire de Gaffiot, il faut aller chercher solacium, « aide » (Cassien) ou « troupe de secours » (Grégoire de Tours), ou encore solamen, « secours en blé » : voilà des soulas qui soulagent, voire apportent la joie. Confirmé par Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis (en ligne) : consolatio 2, « solatium, auxilium » ; consolatio 3, « denariorum distributio » (distribution d’argent) ; solatium 1, « salarium » (salaire) ; solatium 3, « quodvis auxilium » (n’importe quelle aide), « Ayde » ; solatium 7, « Gallis aide » (en français, aide) ; solatium 8, « ager cultus » (champ cultivé – qui apporte donc de quoi se nourrir). Cf. les « consolations solides » du résumé de Sacy pour le Ps. 37 (36).

40 Littré, s. v. secourir : « On secourt celui à qui la détresse ôte les moyens de se secourir lui-même. On aide celui dont les efforts ont besoin d’être secondés par les efforts d’autrui. »

41 Du Roure, La Rhetorique françoise, Paris, chez l’auteur, 1662, p. 78 ; je modernise les graphies et vais à l’alinéa. De façon générale, Du Roure suit de près Vossius, qu’il nomme explicitement.

42 Selon le principe du balancement qui va du a persona judicis au a persona oratoris : argument tiré « de la personne à qui on s’adresse (le juge, dans un procès) » puis « de la personne de celui qui parle (l’orateur) ».

43 Cf. Montaigne, Les Essais, I, chap. 56, « Des prières », éd. Villey et Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 319-320 (texte de l’édition originale de 1580, graphies modernisées) : « [Dieu] est bien notre seul et unique protecteur, mais encore qu’il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon : et nous favorise selon la raison de sa justice, non selon nos inclinations et volontés [dans l’éd. Villey : « selon nos demandes »]. Sa justice et sa puissance sont inséparables. Pour néant implorons-nous sa force en une mauvaise cause. » Demandes est une correction de Montaigne sur l’Exemplaire de Bordeaux.

44 A. Piéjus (« Composer sur Racine », art. cit., p. 11) note qu’on a là un « récit de basse ».

45 Comme le note G Forestier, cette strophe imite le début du psaume 35 (34). Piscator (« Scholia in Psal. XXXV. », dans Commentariorum…, op. cit., p. 164) ne parle pas de modus pour la poussière chassée par le vent. Mais il décrit bien en termes de modus agendi les versets 2 et 3, qui sont « Prenez [Seigneur] vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour venir à mon secours. / Tirez votre épée, et fermez tout passage à ceux qui me persécutent ». Piscator : « illustratur a modo agendi per hypotyposin, quatenus petit ut Deus apprehendat scutum et clypeum, et ut hastam exserat, v. 2. et 3. ». C’est-à-dire : David donne de l’éclat ou « illustre » la proposition du vers 1 (« désarmez ceux qui combattent contre moi ») « en tirant argument du modus agendi sous la forme d’une hypotypose, puisque sa demande est que Dieu “prenne ses armes et son bouclier » et “tire son épée” ». – On peut ajouter à la note de G. Forestier que « la poussière emportée par le vent » du psaume 35 (34), v. 6, se trouve à un autre endroit remarquable des Psaumes, leur tout début. Psaume 1, v. 5 : les impies « sont comme la poussière que le vent disperse de dessus la face de la terre ».

46 On a vu que la lamentation « célèbre les malheurs » (Esther, I, 3, v. 131) : elle relève donc du genre épidictique.

47 Vossius, Rhetorices contractae…, op. cit., II, chap. 25, § 17, p. 213 : « Denique promittemus animum gratum […]. Totos etiam nos fidei illius consecrabimus. »

48 Voir encore : Ps. 60 (59), « il le conjure de venir le secourir ; et comme si tout d’un coup Dieu l’avait exaucé [au v. 6], il le remercie de son prompt secours […]. » ; Ps. 69 (68) : « Enfin il se confie en sa miséricorde et en sa protection ; et comme si sur-le-champ il eût été secouru [au v. 34], il le remercie et lui en rend grâces. »

49 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 564, fr. 753 (Lafuma 923 ; Brunschvicg 905).

50 Soit deux autres des psaumes pénitentiels : 130 (129) et 51 (50). Les trois restants sont 32 (31), 38 (37) et 143 (142).

51 Cf. le vers 1141 (Esther, III, 4), dit par « une jeune Israélite » : « Vérité, que j’implore, achève de descendre. »

52 Marie Demeilliez : « Dans une première lecture globale, tout [dans ce 3e] peut s’analyser à grande échelle en ré mineur, avec quelques emprunts en La mineur (sur “aurore” et “superflus”), mais de fait on a l’impression d’une indécision entre différentes tonalités, mineures et majeures, avec une couleur majeure de plus en plus prégnante (par exemple sur le dernier “nos pères ont péché, nos pères ne sont plus”), avant une fin en ré mineur. »

53 Aristote dans sa Rhétorique (II, 5) traite ensemble la crainte (le phobos, la terreur) et son contraire l’assurance, rendue en latin par confidentia (et, au xviie siècle, par « confiance » ou « hardiesse »). La première est suscitée par l’imminence du danger (les « pressants dangers », v. 360) ; un des ressorts de la seconde est la certitude d’avoir les dieux pour protecteurs (II, 5, 1383b5).

54 Saint Augustin, Les Confessions, X, xliii, 69 : le Christ sur la croix est une victime, mais « vainqueur parce que victime ».

55 Il régularise aussi la prière d’Esther telle que la donnent, de façon un peu trop touffue, les Additions. Lui-même en fait une deprecatio ou appel à la clémence (on reconnaît sa faute et plaide coupable), en suivant de près le psaume 79 (78), auquel fait écho notre scène, à cette différence près, majeure, qu’elle ne reprend pas le point définitoire de la deprecatio, à savoir l’aveu de la faute. Sacy : « L’auteur de ce psaume [79 (78)] décrit ici la plus terrible des désolations qui soit arrivée au peuple juif : il déplore la destruction du temple et de la ville de Jérusalem, et s’adresse à Dieu pour lui en demander le rétablissement : il le prie d’oublier leurs infidélités passées ; il lui représente que leur confusion retombe sur lui, et qu’elle le déshonore chez les gentils et les idolâtres. »

Pour citer ce document

Francis Goyet, «Racine, Esther, I, 5 : essai d’analyse rhétorique», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les enjeux de la 'dispositio' au théâtre: les exemples d''Esther' et 'Athalie', mis à jour le : 10/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/381-racine-esther-i-5-essai-d-analyse-rhetorique.

Quelques mots à propos de :  Francis  Goyet

Université Grenoble Alpes – UMR Litt&Arts/RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution