Dossier Acta Litt&Arts : Le laboratoire du roman. Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes
La poétique de l’octosyllabe dans Le Chevalier au lion
Texte intégral
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1 Jean Frappier, Étude sur Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troye...
1Face à la chanson de geste, le roman en vers, genre nouvellement éclos à la fin du xiie siècle, s’impose aussi par une musicalité différente : dépouillé de tout accompagnement musical, il est non plus psalmodié ou chanté devant une grande assemblée, mais dit ou lu devant un petit comité restreint et choisi, souvent aristocratique, il peut se permettre des effets moins sonores, plus subtils, il se met à chanter autrement. À en croire Jean Frappier, Chrétien de Troyes serait « le premier en date de nos grands artistes du vers1 » : même si ce jugement semble corroborer l’adage selon lequel on ne prête qu’aux riches, la critique est de fait unanime pour souligner à la fois la maîtrise et l’originalité dont sut faire preuve le maître champenois dans son maniement des octosyllabes. Dans les romans en vers de Chrétien de Troyes, l’art d’écrire est ainsi musique à écouter, la voix conserve toute son importance dans la lecture faite et force est de reconnaître que l’on a souvent tendance, pourtant, à oublier que le roman est aussi poème, que la poétique mise en jeu est aussi celle qui caractérise l’écriture octosyllabique.
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2 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, éd. et trad. Corinne Pierreville,...
2C’est précisément ce qui retient aujourd’hui mon attention dans le Chevalier au lion2 et l’étude présentée, dans le cadre restreint qui est le sien, voudrait insister sur quelques points. Partant de la souplesse de ce vers court, qui se plie à de multiples variations sonores, notamment rythmiques et rimiques, je verrai comment ce vers joue un rôle d’auxiliaire majeur dans la structuration du texte, en faisant sien l’héritage des décasyllabes enchaînés par les laisses dans les chansons de geste, ce qui n’empêche pas le romancier champenois de lui donner conjointement une nouvelle liberté, de manière à lui faire rendre toute la puissance d’un chant polyphonique.
Sonoriser à son gré un vers malléable, « un vers à tout faire »
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3 Cette expression figure dans le titre choisi par Clotilde Dauphant pour son...
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4 Michel Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : le langage romane...
3Dans la littérature du Moyen Âge, l’octosyllabe semble être, pour reprendre la jolie expression de Clotilde Dauphant, le « vers à tout faire3 » : employé dans la littérature hagiographique, didactique, historiographique aussi bien que fictionnelle ou lyrique, ce mètre connut, de fait, une faveur extraordinaire. Comme le dit Michel Zink, « cette forme métrique simple laisse, par une sorte de transparence du langage, l’attention se fixer presque tout entière sur le contenu du récit4 ». Cette transparence vient fondamentalement de la souplesse de ce vers propice à la variation et parfaitement exploitée par Chrétien.
Placer les accents, libérer le mètre
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5 Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, dans Les Arts poétiques du xiie et du xi...
4Du fait de sa brièveté, l’octosyllabe se présente comme une surface lisse à investir, à particulariser au plan du rythme, c’est-à-dire du placement des coupes. Sans doute ce vers possédait-il à l’origine une césure fixe déterminant deux hémistiches égaux selon un rythme 4-4, mais ce cadre est caduc à la fin du xiie siècle, à l’époque où écrit Chrétien de Troyes : il n’y a plus de césure mais seulement des coupes et le rythme de l’octosyllabe est susceptible de variations. La règle fondamentale de la coupe dans la prosodie médiévale est d’associer une pause à une séparation de sens. C’est rappelé au plan théorique, par exemple par Geoffroy de Vinsauf qui rappelle cette règle dans sa Poetria nova5 quand il aborde la question de la césure dans la dernière partie de son ouvrage consacrée à l’actio :
Clausula dicta suas pausas, et dictio servet
Accentus. Voces quae sensus dividit, illas
Divide ; quas jungit, conjuge. (Poetria nova, v. 2034-2036)
Dicte à la phrase ses pauses et que la prononciation préserve l’accentuation. Les mots que le sens sépare, sépare-les ; ceux que le sens rapproche, rapproche-les.
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6 Mario Roques note par exemple que le copiste Guiot a pour usage personnel d...
5La ponctuation souvent « expressive » des manuscrits donne à son tour des indications, semble-t-il, sur les coupes du vers et, dans la copie de Guiot, elle confirme que l’octosyllabe a été rapidement apte à endosser des segmentations selon des rythmes variés6. Tout est possible, ou presque, puisque la liberté est quasi entière, à peine contrainte par l’ordre des constituants de la phrase, régi rythmiquement par la loi de Thurneysen, que ne respecte pas toujours – loin s’en faut ! – le maître champenois. Le rythme dominant et banal est devenu très vite 3-5 ou 5-3, comme dans notre modernité. Mais le vers peut aussi être rythmé selon un schéma 4-4, plutôt rare et archaïque, propre à souligner une égalité ou une opposition sémantique, de quelque nature que ce soit, ou bien la solennité, la majesté, la force ou la tranquillité d’un cadre solide et harmonieux. Si l’on excepte le premier vers à l’ouverture, rythmé 2-3-3, qui détache de façon sonore le souverain sous l’égide duquel est placé l’ouvrage, les cinq vers suivants (v. 2-6) avancent ainsi, posant un cadre traditionnellement typé, modèle attendu d’équilibre et de valeurs :
Artus, li boens rois de Bretaingne, (2-3-3)
la cui proesce nos enseigne (4-4)
que nos soiens preu et cortois, (4-4)
tint cort si riche come rois (4-4)
a cele feste qui tant coste, (4-4)
qu’an doit clamer la Pantecoste. (4-4)
Plus communément, les vers s’égrènent selon des rythmes très variables, le plus souvent organisés autour de deux accents. Exceptionnellement dans des vers où le dialogue instauré devient brûlant et se réduit à de simples échanges de mots ou de syntagmes, on observe l’apparition de deux coupes au moins dans l’octosyllabe, voire plus. L’aveu d’amour d’Yvain à la dame de Landuc exemplifie de manière remarquable comment le héros, sous la pression habile de sa dame, passe d’une parole mesurée, un peu hachée sous le poids du respect et de la crainte face à celle qui aimante ses pensées, à un discours plus posé, plus naturellement sûr de lui-même, pour enfin céder la place à un discours haletant, désarticulé sous l’effet du trop-plein de l’émotion, du désir (v. 2017-26) :
— Dame, fet il, la force vient (1-3-2-2)
de mon cuer qui a vos se tient. (3-3-2)
An ce voloir m’a mes cors mis. (4-4)
— Et qui le cuer, biax dolz amis ? (4-4)
— Dame, mi oel. — Et les ialz, qui ? ( 1-3-3-1)
— La granz biautez que an vos vi. (4-4)
— Et la biautez qu’i a forfet ? (4-4)
— Dame, tant que amer me fet. ( 1-2-3-2)
— Amer ? Et cui ? — Vos, dame chiere. (2-2-1-1-2)
— Moi ? — Voire voir. — An quel meniere ? (1-1-2-4)
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7 Contrairement à ce que je pensais, il y en a bon nombre dans le Chevalier a...
L’emploi des monosyllabes successifs, la présence d’hiatus7, le jeu des allitérations et des assonances sont autant d’éléments qui concourent à gérer le rythme, les pauses du souffle, les marges d’émotion ou bien qui servent encore à insinuer de la force au propos.
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8 De tels phénomènes sont inexistants dans les décasyllabes des premières cha...
6La pause attendue en fin de l’octosyllabe est en soi une opposition forte aux phénomènes de débordements de la syntaxe sur un vers antécédent ou subséquent : sous la plume de Chrétien de Troyes qui en est, à l’évidence, friand, les discordances entre mètre et syntaxe aident aussi à faire varier le rythme en rallongeant de manière factice le vers qui déborde de son cadre étriqué de huit syllabes sur le vers suivant ou, plus rarement, sur le vers précédent. Or, ces procédés métriques, qui n’étaient guère employés au début de notre littérature8, sont d’une relative nouveauté. Notre lecture moderne des octosyllabes médiévaux atténue en partie, par sa mollesse, les effets de ces procédés, qui étaient sans aucun doute bien plus marqués et sensibles à l’époque médiévale. En revanche, la brièveté des huit syllabes est un facteur sans nul doute favorisant les enjambements, les rejets et les contre-rejets. Il importe d’examiner si le procédé a un net effet de mise en valeur d’un mot ou d’un syntagme par l’effet de surprise qu’il occasionne ou non et, secondairement, si le phénomène de discordance repéré est appuyé par un second ou un troisième, ce qui tend à faire craquer le moule rythmique de l’octosyllabe sur une plus longue portée. Par exemple :
[…] qu’il vangera, s’il puet, la honte
son cosin, einz que il retort.
Li escuiers maintenant cort
au boen cheval […]. (v. 746-749)
[…] ele estoit autresi faite
com l’arbaleste qui agaite
le rat, quant il vient au forfet,
et l’espee est an son aguet
desus, qui tret et fiert et prant […]. (v. 911-915)
[…] que mialz valut cil qui conquist
vostre seignor, que il ne fist. (v. 1706-1708)
« Yvain, n’a mes cure de toi
ma dame […]. » (v. 2769-2770)
[…] com s’il fussent tuit clos a mur
haut et espés de pierre dure. (v. 3058-5309)
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9 Dans netun, au plan phonétique, obligatoirement, le e initial atone libre c...
À la limite, avec une grande audace, se trouve placé à la rime, donc sous le seul accent fixe de l’octosyllabe, un mot en principe proclitique. Dans l’exemple suivant où les fils du netun arrivent sur scène, la phrase étant construite sur une cadence majeure et une esthétique du retardement, la disjonction entre le déterminant indéfini (qui est au centre d’une rime presque équivoquée avec les démons en question9) et le syntagme nominal qu’il détermine a une forte valence de suspens. Le contre-rejet, qui isole de manière saugrenue un, possède une charge ironique importante, étant donné le caractère dégradant, proprement ignoble, de l’arme qui finit par être nommée immédiatement après :
Atant vienent, hideus et noir,
Amedui li fil d’un netun.
N’i a nul d’aus deus qui n’ait un
baston cornu de cornelier […]. (v. 5506-09)
Choisir les rimes : de la platitude à la virtuosité des jeux
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10 Voir Georges Lote, Histoire du vers français, Première partie : Le Moyen Â...
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11 . Paul Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Par...
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12 Rithmus sic describitur : rithmus est consonancia dictionum in fine similu...
7La rime s’impose d’emblée comme un lieu éloquent de réflexion. On suppose qu’elle était le lieu d’une pause, c’est-à-dire d’un accent10 : elle est donc porteuse d’un dièse musical. Cette innovation marquée du roman en vers, par rapport à l’assonance qui guidait naguère les laisses épiques, s’est imposée rapidement au xiie siècle « comme le lieu langagier par excellence, le plan où, virtuellement, l’expression prend forme. Ainsi, c’est autre chose qu’une simple commodité11 ». Jean de Garlande définit ainsi le vers à partir de l’homophonie finale qui le clôt12.
8Le choix des rimes est un enjeu de l’art, un signal auditif attendu par le public, soutien de la mémoire, synthétiseur de sens, au cœur du dialogisme romanesque. Des mots rares ou attestés pour la première fois ou encore des néologismes de sens trouvent à s’y loger par prédilection, sertis comme des bijoux éclatants qu’il est décidément impossible de ne pas remarquer :
s’atropelerent (9), sanz plus (67), toon (117), postel (216), Mor (286), prone (627), reguingne (645), aguet (914), santiers batuz (929), a tastons (1140), tanpester (1262), afeitant de afitier (1353), radolcir (1359), franc alué (1406), avoir peur de son ombre (1867), sainiere (1894), cele part la (1959), a plus de .VC. mile droiz (6701).
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13 Par exemple, montoit/descendoit (923-24) ; sagement/folemant (931-32) ; an...
De même, la rime réunit parfois des mots opposés par le sens13, des mots proches par leur forme (des paronymes) : tous les jeux possibles alimentant la figure tentaculaire de l’annominatio sont ici de mise. Par exemple, certaines rimes sont reliées par une allitération :
ferrees/fermees/fors (1115-17) ; veoir/voie/voie/aventage (1316-19) ; vangier/vin/devin (2184-86) ; s’orguelle/vuelle/fille/l’aville (4131-34) ; passe/partiz/piz/pel d’ors (4188-91) ; merci/ci/ça/pieça (6381-84).
D’autres sont fondées sur des jeux paronymiques, les mots ayant souvent le même nombre de syllabes, ce qui renforce le lien. J’en cite quelques-unes :
Gales/sales (7-8) ; sovant/covant (15-16) ; buens/suens (17-18) ; amer/clamer (21-22) ; santent/mantent (25-26) ; furent/durent (29-30) ; leva/greva (43-44) ; firent/virent (45-46) ; conte/honte (59-60) ; levee/celee (63-64) ; veoir/cheoir (65-66) ; cuidiez/vuidiez (75-76) ; proesce / peresce (79-80) ; feïsmes/veïsmes (83-84) ; levez/crevez (85-86) ; cuidier/vuidier (87-89) ; nos an/ne san (97-98) ; monter/conter (101-102) ; s’espont/respont (105-106) ; bruire/nuire (117-118) ; mien/bien (129-30) ; oïr/joïr (139-40) ; feire/traire (143-44) ; siet/griet (147-48) ; oent/loent (153-54) ; doiz/voiz (165-66) ; vantre/antre (167-68) ; doit estre/destre (177-78) ; plainne/painne (181-82) ; santier/antier (183-84) ; nuit/cuit (211-12) ; veoir/seoir (235-36) ; guerre /querre (245-46) ; savoit/avoit (255-56) ; errant/querant (257-58, avec e ouvert dans le second cas, indépendamment de la graphie) ; poi/n’oi (275-76) ; tor/Mor (285-86) ; boche/çoche (289-290) ; teste/beste (293-94) ; pelé/de lé (295-96) ; lous/rous (301-302) ; bués/lués (311-12) ; seüst/n’eüst (323-24) ; voiz/foiz (329-30) ; corz/corz (345-46) ; puis/truis (357-58) ; bien/rien (365-66) ; mout/bout (377-78) ; marbres/arbres (379-80) ; troverras/tu verras (387-88) ; pors/fors (397-98) ; fins/pins (411-12) ; gote/tote (415-16) ; pandre/vandre (417-18) ; mot/plot (429-30) ; mesle/gresle (441-42) ; forz/morz (443-44) ; vuelle/fuelle (459-60) ; m’avez fet /et let (489-90) ; paranz/garanz (497-98) ; puceles trante/ceste rante (5277-78) ; li sanbloit/si anbloit (5027-28) ; ma prison/mesprison (5735-36) ; parlant/pas lant (6483-84).
Il convient de repérer ces jeux sur les signifiants qui engagent souvent le sens, pour comprendre à quel point les rimes sont un lieu de soufflerie du roman en vers.
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14 J’emprunte ici la terminologie usuelle moderne, non pas celle qui était en...
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15 Georges Lote, Histoire du vers français, op. cit., t. II, p. 146.
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16 Keith Busby, « Langue de l’auteur », Chrétien de Troyes, Le Roman de Perce...
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17 Je livre ces chiffres tels quels. (William S. Woods, « The Rhymes in Guill...
9Historiquement, les rimes pauvres ou suffisantes14 dominent de manière écrasante jusque vers 1150 toute la production de langue vernaculaire et elles continuent d’être encore fort employées au xiiie siècle. Les rimes riches ou léonines semblent, d’après Georges Lote, avoir fait leur apparition au début du xiie siècle dans le Voyage de Saint Brendan, ouvrage dans lequel il en relève un peu moins de 20 % (161 vers sur 917). Mais, au fil des décennies, poursuit le critique, les choses changent : « Avant 1200 les poètes savants la recherchent15 », déclare-t-il. Chrétien de Troyes appartient à cette catégorie : la critique lui reconnaît d’être « un maître rimeur16 » particulièrement amateur des rimes qui mettent en jeu au moins deux phonèmes. Mais l’auteur de Guillaume d’Angleterre présenterait sur la question des résultats similaires : William S. Woods comptabilise dans cet ouvrage 1180 rimes pauvres ou suffisantes contre 2148 rimes riches ou léonines17. Chrétien n’est donc pas un cas isolé : d’autres écrivains lui font chorus dans cette recherche esthétique.
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18 Voir « Introduction », éd. cit., p. 96-97.
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19 Michèle Aquien, article « Rime », Dictionnaire de poétique, Paris, LGF, Le...
10L’examen de la qualité des rimes permet de souligner que Chrétien de Troyes accorde un grand soin à cette attache qui mène de manière téléoscopique les vers. Évaluer ce qu’il en est, précisément, demeure cependant une étude compliquée à réaliser, ne serait-ce que parce la question de la terminologie sur ce point n’a pas été stable dans l’histoire. Les anciens métriciens, depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne, et encore chez certains critiques du xxe siècle, parlent de rimes riches constituées d’une consonne et d’une voyelle tonique, ce que nous appelons donc aujourd’hui rimes suffisantes… De même, certains critiques admettent que le e final entre dans la rime léonine, alors qu’il n’intervient pas dans le compte des syllabes du vers, j’y reviendrai. Je dois reconnaître que je ne trouve pas du tout les mêmes chiffres que ceux qui sont avancés par Corinne Pierreville dans son introduction à propos des rimes pauvres ou léonines18, sans que je comprenne pourquoi, puisque que nous avons adopté la même terminologie, celle qui prévaut actuellement : un phonème en commun pour une rime pauvre, deux phonèmes pour une rime suffisante, trois phonèmes et plus pour une rime riche ; les rimes léonines sont un sous-ensemble particulier des rimes riches pour lesquelles « l’homophonie s’étend sur deux syllabes, ou plutôt englobe deux voyelles prononcées19 ». Peut-être la restriction de mes relevés, qui porte sur les 500 premiers vers du Chevalier au lion comme des autres ouvrages examinés de Chrétien de Troyes, explique-t-elle en partie les différences enregistrées dans nos résultats respectifs : mes études sont à amplifier. Je n’ai pas comptabilisé dans mes relevés les e à la finale des mots ni les consonnes éventuelles qui suivent ce e dit malencontreusement muet, dans la mesure où, traditionnellement, on ne les compte pas dans le compte des syllabes ; c’est l’usage communément en vigueur mais peut-être faudrait-il repenser ce système… Ainsi, j’ai estimé que, dans le cas des rimes léonines, les deux voyelles devaient entrer dans notre manière moderne de compter les syllabes, c’est-à-dire que le e final (pourtant prononcé à l’époque…) ne pouvait être l’une d’elles. J’ai également considéré que la bascule de l’accent avait déjà eu lieu et que les monophtongaisons qui s’en suivent s’étaient déjà produites, ce qui n’a pas d’incidence quand le premier phonème devenu atone passe à une semi-consonne qui se maintient, mais intervient quand cette même semi-consonne disparaît dans la foulée (cas du résultat de /o/ ouvert ou fermé). Voici mes résultats sur le Chevalier au lion, enrichis à titre de comparaison, de ceux concernant les autres ouvrages du maître champenois :
Rimes pauvres |
Rimes suffisantes |
Rimes riches |
Rimes riches léonines |
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Érec et Énide, v. 1-500 |
11,2 % |
39,2 % |
49,6 % |
23 % |
Cligès, v. 1-500 |
2,8 % |
40,8 % |
56,4 % |
20 % |
Lancelot, v. 1-500 |
4,8 % |
38,4 % |
56,8 % |
17,6 % |
Yvain, v. 1-500 |
3,2 % |
38,4 % |
58,4 % |
20 % |
Yvain, éd. C. Pierreville |
13 % |
42 % |
+ 45 % |
2 % |
Perceval, v. 1-500 |
5,6 % |
41,2 % |
53,2 % |
17,2 % |
11Au sein des rimes riches, voire léonines, quelques types particuliers retiennent l’attention parce qu’ils sont en faveur dans le Chevalier au lion. Les rimes grammaticales ou dérivatives, qui mettent en relation des mots de même base lexicale, nous semblent aujourd’hui une facilité, alors que je serais encline à penser qu’elles alimentent de manière quasi festive une esthétique de la répétition très en pointe à l’époque ; elles nourrissent l’épanouissement des polyptotes et des figures de la dérivation.
avis/vis (131-32) ; pris/mespris (109-10) ; droite/adroite (227-28) ; comandai/demandai (273-74) ; droit/orendroit (371-373) ; espartir/departir (401-02) ; onques/adonques (405-06) ; parz/esparz (439-40) ; chascuns/li uns (465-66) ; abatuz/batuz (499-500) ; comant/demant (737-38) ; destroit/estroit (765-66) ; batuz/anbatuz (929-30) ; pris/antrepris (959-60) ; estroit/destroit (969-70) ; livré/delivré (1023-24) ; tornee/atornee (1085-86) ; despansse/pansse (1169-70) ; conquis/quis (1183-84) ; debat/conbat (1241-42), soveigne/veigne (1333-34) ; orendroit/droit (1435-36) ; ore/ancore (1439-40) ; espoir/despoir (1441-42) ; onques/donques (1497-98) ; donast/pardonast (1529-30) ; deporter/aporter (1545-46) ; antendre/tendre (1563-64) ; espans/despans (1583-84) ; despit/respit (1767-68) ; remanderoiz/demanderoiz (1847-48) ; esforz/forz (1987-88) ; forfet/fet (2023-24) ; comande/demande (2141-42), etc.
Elles donnent aussi lieu à des jeux très virtuoses qui font rebondir les mots sur deux, trois ou quatre vers :
trover ne puis/truis/trover (357-59) ; venuz/retenuz/reving/ting (573-76) ; convoier/voier/convoit (603-05) ; despanssier/despansse/pansse (1168-70) ; descriz/descrivre (1172-73) ; amer/clamer/l’aim/claim (1455-58) ; veoir/voie/voie (1316-19) ; desmesurer/Nature/mesure (1494-95) ; avenist/tenist/tient (1511-13) ; revint/tint/maintenant/avenant (1665-68) ; (avenir)/pleisir/pleise/(teise) (1690-91) ; desfandre/prandre/desfant/mesprant (2003-06) ; puet/(muet)/(truis)/puis (2027-30) ; s’atourt/atorner/gaster/past/gast (2084-88) ; delaier/essaier/delaie/essaie (2517-20) ; revenir/avenir/avenra/detanra (2589-92) ; venue/tenue/venu/retenu (3099-3102) ; dite/despite/respit/despit (3711-14) ; perent/conperent/per (4525-28) ; avez/savez/savons/avons (4943-46) ; garder/tarder/gart (5017-20) ; secort/cort/secorre/corre (5635-38) ; venue/tenue/tenir/avenir (5727-30) ; s’esjot/ot/oïr/conjoïr (6679-82).
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20 Il faut garder à l’esprit, pour ne pas se laisser piéger par la graphie, q...
12Dans cette même perspective sont à souligner les rimes équivoquées, qui soulignent une volonté particulièrement créative de l’écrivain. Englobant plusieurs mots, elles font naître le calembour, suscitent le sourire. Leur grande heure est certes à venir, mais on en relève tout de même déjà plus d’une vingtaine d’occurrences dans le Chevalier au lion, dont certaines sont discrètement et subtilement enfouies sous la couverture des liaisons20 :
taisons nos an / ne san (97-98) ; ot el/ostel (201-02) ; d’ire/dire (1077-78) ; part la/parla (1959-60) : n’avrai/navrai (1431-32) ; pes avoir/savoir (1433-34) ; ele ot/li lot (1653-54) ; par la/parla (1959-60) ; ce sera/passera (2133-34) ; tost alant/ot talant (2229-30) ; les anblent/sanblent (2737-38) ; ou vas/trovas (5125-26) ; sai dire/anragier d’ire (5321-22) ; le m’aporte/ma porte (5733-34) ; qu’il oent/molt loent (5787-88) ; onques aut/les saut (5797-98) ; si la voit/qu’ele avoit (5929-30) ; por home/Rome (6073-74) ; aïe/a hie (6141-42) ; corageus/a geus (6153-54) ; roi Lot/novele ot (6261-62) ; les avoit/savoit (6493-94).
13Les rimes homonymes constituent pour certains poéticiens un sous-ensemble de ces rimes. Le retour à la rime de deux signifiants identiques peut véhiculer un jeu de mots (le calembour), quand il fait intervenir deux véritables homonymes ; quand la rime fait intervenir la même lexie, la différence grammaticale (de nature, de construction, d’emploi) ou sémantique est primordiale, parce que l’homonymie peut avoir ou non un rôle esthétique, tantôt générant une figure de construction (l’antanaclase), tantôt semblant cacher une facilité (la rime du même au même) qui pour lors, est à l’évidence un ornement prisé. Dans tous les cas de figures, cette pratique est rarement anodine, parce qu’elle est un moyen simple et efficace pour montrer la réflexion à l’œuvre sur les connexions entre les mots et la perception des choses. C’est peut-être ainsi que l’on peut expliquer le fait que, loin d’être cachées, ces rimes sont affichées, produites très souvent en rafales à quelques vers d’intervalle :
Rimes sur homonymes : issi (adv./vb. oissir, 185-86) ; estoit (vb. ester / vb. estre,, 195-96) ; fust (subst./vb., 213-14) ; fust (vb./subst., 511-12) ; pot (vb. pooir/subst., 589-90) ; vanter (vb. « faire souffler le vent »/vb. « se vanter », 715-16) ; plain (subst./adj., 801-802) ; cos (« coups »/« cous », 817-18) ; dure (vb./adj., 847-48) ; porte (897-98) ; fust (vb./subst., 939-40) ; voie (subst./vb. veoir, 1317-18) ; oste (vb. oster/subst., 1381-82) ; cele (dém./vb. celer, 1411-12) ; mains (adv./subst., 1487-88) ; oevre (subst./vb. ovrer, 1525-26) ; voie (subst./vb. veoir, 1559-60) ; prise (vb. proisiier/part. pas. vb. prendre, 1633-34) ; ost (vb. oser/subst., 1637-38) ; cort/cort (vb. corre/subst., 1829-30) ; mains (adv./subst., 1845-46) ; face (subst./vb. fere, 1933-34) ; sache (vb. savoir/vb. sachier, 1965-66) ; face (subst./vb. fere, 3133-34) ; face (subst./vb. fere, 3361-62) ; cort (vb. corre/subst., 4251-52) ; voie (subst./vb. veoir, 4337-38) ; porte (vb. porter/subst., 4589-90) ; porte (vb. porter/subst., 4655-56) ; presant (subst./vb. presanter, 4663-64) ; cort (subst./adj., 4731-32) ; voie (vb. veoir/subst., 4915-16) ; oste (subst./vb., 5407) ; mains (adv. subst. « le moins »/subst. « mains », 5409-10) ; face (5411-12) ; cost (vb. cosdre/vb. coster) ; voie (vb. veoir/subst. dans tote voie, 5499-5500) ; sache (vb. savoir/vb. sachier, 5627-28) ; comant (adv./vb. comander, 5731-32) ; puis (adv./vb. pooir, 5747-48) ; non (subst./adv., 6093-94) ; mue (adj./subst., 6487-88) ; puis (vb. pooir/adv., 6611-12) ; non (subst./adv., 6705-06) ; prise (part. pas. vb. prendre/vb. proisier, 6751-52).
Rimes sur le même mot : pas (adv./subst., 191-92) ; estre (infin. substantivé/infin., 241-42) ; vos (CS/CR, 491-92) ; pas (subst./adv., 731-32) ; estre (infin. substantivé/infin., 1005-06) ; veüe (part. pas. subst./part. pas., 1211-12) ; nus (pron. indéfini CS, 1903-04) ; siet (vb. seoir « convenir »/« être assis », 2115-16) ; pas (subst./adv., 2815-16) ; pas (subst./adv., 2953-54) ; sont (P6 vb. estre, 2955-56) ; avoir (infin./infin. subst., 3119-20) ; fuit (P3 vb. fuir, 3267-68) ; pas (subst./adv., 4473-74) ; requiert (vb. requerre, 4805-06) ; pales (adj., 5197-98) ; font (5577-78) ; mis (part. pas., 6041-42) ; voie (subst. dans tote voie/subst, 6617-18) ; pas (adv./subst., 6657-58) ; droiz (subst./adj., 6701-02).
Tenir en laisse les couplets d’octosyllabes
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21 Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, la Griffe d’un style [2007], Pari...
14Dans la Griffe d’un style, j’ai montré naguère que Chrétien de Troyes faisait siens, mine de rien, des procédés d’écriture spécifiques du grand genre de la chanson de geste, s’inspirant aussi bien au plan structurel des différentes façons dont les laisses peuvent être enchaînées qu’au plan phonique de l’assonance qui définit la ligne mélodique21. Je voudrais ici reprendre rapidement ces cadres d’étude et je réemploie à dessein le titre que j’avais pour lors inventé…
Structurer le texte
15Le rebondissement des mots d’un vers à l’autre n’est, le plus souvent, rien moins qu’une plate répétition ou une facilité maladroite de l’écrivain. Non seulement, c’est un ornement qui arme de sa puissance le discours, mais c’est aussi un moyen de structurer subtilement le texte. L’écrivain champenois ainsi organise le déroulement de son roman en s’appuyant sur des procédés qui rappellent précisément ceux qui unissaient les laisses et, par là, définissaient le genre de la chanson de geste. Comme un souvenir gardé dans l’empreinte des mots…
16Premièrement, ce procédé peut estampiller un passage : l’emploi à son début et en sa fin d’une même note rappelle par là le principe de la reprise du vers d’intonation par le vers de conclusion. Cela a pour effet de découper au rasoir des micro-séquences qui en tirent une forte unité, que l’on soit dans le discours ou dans le récit :
Lors s’an parti, si la leissa,
et la dame se rapanssa
qu’ele avoit si grant tort eü.
[…]
An ce panser a atendu
jusque tant que ele revint,
mes onques desfansse n’en tint,
einz li redit tot maintenant […]. (v. 1655-1667)
17Deuxièmement, selon le principe des laisses parallèles, une répétition lexicale peut intervenir en tête d’épisodes successifs, qui donnent alors l’impression d’être placés comme en série. Loin de pointer une pause de l’action, un tel marquage insinue le plus souvent la continuité d’une action ou d’une scène étirée dans le temps que l’on a éventuellement perdue de vue ou qui ressurgit, après avoir été évincée par une autre. Ainsi de Lunette menant Yvain à sa maîtresse ; la répétition opérée semble montrer la suivante en train d’effectuer, dans la durée, son trajet :
La dameisele ensi l’en mainne,
si l’esmaie, et sel raseüre,
et parole par coverture
de la prison ou il iert mis,
que sanz prison n’est nus amis.
Por ç’a droit se prison le clainme
que sanz prison n’est nus qui ainme.
La dameisele par la main
en mainne monseignor Yvain […]. (v. 1938-46)
18Troisièmement, à la manière des laisses similaires, des épisodes successifs peuvent être marqués par un même début et une même fin. En discours, ce phénomène de reprises, lié à l’échange des répliques, exprime par exemple l’obstination d’interlocuteurs qui campent sur leurs positions ou bien l’unanimité qui peut régner au sein d’une collectivité. En récit, cela suggère la pugnacité de certains personnages ou l’immobilisme de certains comportements. La quête de la messagère de la cadette de la Noire Épine, par exemple, s’organise ainsi, par étapes semblables qui la rapprochent du but :
[…] et l’autre erra au lonc del jor
tote sele grant aleüre […].
[…]
Et li sires de la meison
se lieve et tuit si conpaignon,
si la metent el droit chemin
vers la fontainne soz le pin. (v. 4728-4930)
Et ele de l’errer esploite
vers le chastel la voie droite […].
[…]
Ensi parlant la convea
tant qu’au droit chemin l’avea
ou messire Yvains l’ot lessiee. (v. 4931-4981)
19Enfin, quatrièmement, la reprise, en tête d’un nouvel épisode, d’un mot ou d’un syntagme (non d’un vers dans notre roman) qui se trouvait dans le dernier vers ou dans les derniers vers de l’épisode précédent calque l’enchaînement dit « simple » entre laisses ; quand la reprise se fait attendre, l’enchaînement est dit « différé ». Ce type d’enchaînement, dominant dans le roman – et, pour notre propos, dans le Chevalier au lion – exploite en particulier les procédés de la dérivation ou du polyptote qui président à la figure de l’annominatio. C’est sans doute le moins formulaire, mais non le moins visible. Les exemples abondent, comme celui par lequel Calogrenant aborde la fin de son histoire après sa défaite :
Mes jus totes mes armes mis
por plus aler legieremant,
si m’an reving honteusemant.
Quant je ving la nuit a ostel […]. (v. 556-559)
Laisser filtrer sous les rimes les assonances des laisses
20Fondamentalement, l’enchaînement des rimes plates conduit à un déroulement en couplets d’octosyllabes qui unifie la matière, bribe par bribe, à une micro-échelle. Or, si le principe de la partition épique, en séquences assonancées, particulièrement contraignantes, a été abandonné, des traces évidentes en subsistent encore dans la succession des vers qui laissent entendre, sous la diversité des rimes, l’unité des assonances : le texte en tire comme un aspect lisse ou lissé phonétiquement. Comme je l’avais constaté naguère, la gamme vocalique employée par Chrétien de Troyes dans ses romans tardifs est quelque peu modifiée par rapport à celle que présentent ses premiers ouvrages : moins d’assonances en [e] fermé, plus d’assonances en [i] ; les assonances en /o/ (fermé ou ouvert) et en [a] sont rares. J’en donne ci-dessous un simple échantillon :
e fermé (avec parfois modulations en e ouvert) :1079-86 ; 1911-18 ; 2275-82 ; 2553-62 ; 2569-74 ; 2809-14 ; 3970-86 ; 4317-24 ; 4371-80 (avec alternance en e ouvert) ; 4623-24 ; 4919-26 ; 4935-40 ; 4951-56 ; 4961-68 ; 5160-66 ; 5557-64 ; 6013-20 (avec passage à e ouvert dans le dernier couplet) ; 6565-76…
i : 1057-60 ; 1171-74 ; 1197-1200 ; 1225-32 ; 1277-82 ; 1767-70 ; 1997-2002 ; 2117-22, 2219-22 ; 2391-94 ; 2423-30 ; 2497-2500 ; 3309-14 ; 3335-38 ; 3433-38 ; 3505-08 + 3511-16 ; 3571-74 ; 3741-46 ; 4059-64 ; 4699-4702 ; 5167-70…
u : 2289-92 ; 3021-24 ; 3257-60 ; 4695-98 ; 6661-66…
voyelle nasale : 1139-46 ; 2803-08 ; 2877-84…
an : 2003-06 ; 2343-46 ; 2551-54 ; 3299-3302 ; 3331-34 ; 6597-6602…
on : 2041-44 ; 2759-64 ; 4867-70…
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22 Cette plainte, contre toute attente, ne suscite pas la complicité condoléa...
Par exemple, le premier long monologue de Laudine, qui s’abandonne à la douleur de la mort de son époux, est caractérisé par une succession de disconvenances inattendues dans une plainte22 et soulignées très subtilement par les assonances qui courent sous les rimes. On note ainsi qu’apparaissent sous les rimes d’abord une assonance en [e] fermé sur 4 vers, quand la dame juge le comportement de Dieu qui ne consent pas à lui livrer l’assassin, puis, courant sur 8 vers, une assonance en [i], quand elle prend à parti le meurtrier qui reste introuvable :
Einz tex force ne fu veüe
ne si lez torz con tu me fez,
que nes veoir ne le me lez
celui qui est si pres de moi !
Bien puis dire, quant je nel voi,
que antre nos s’est ceanz mis
ou fantosmes ou anemis,
s’an sui anfantosmee tote !
Ou il est cöarz, si me dote.
Cöarz est il, quant il me crient :
de grant cöardise li vient,
qant devant moi mostrer ne s’ose.
Ha ! fantosme, cöarde chose,
por qu’ies vers moi acöardie,
quant vers mon seignor fus hardie ?
Que ne t’ai ore an ma baillie ?
Ta puissance fust ja faillie !
Porcoi ne te puis or tenir ?
Mes ce comant pot avenir
que tu mon seignor oceïs,
se an traïson nel feïs ? (v. 1212-1232)
Il me semble – mais une étude de plus grande envergure serait ici à mener – que les séries assonancées sont à présent plus courtes que celles que l’on pouvait observer naguère dans Érec et Énide ou sous la plume de Wace qui exploite lui aussi ce même procédé ; le format-support de 4 vers semble devenir le format standard, ce qui tend aussi à estomper le caractère très audible, très voyant, du procédé. Ces quelques remarques vont dans le sens d’une évolution de l’écriture qui, peu à peu, se détourne de ce que l’on pourrait appeler ses origines, à mesure précisément qu’elle exploite de nouveaux procédés précisément forgés pour l’écriture des octosyllabes à rimes plates.
Scander autrement. Faire entendre un chant polyphonique
Briser le couplet, briser les couplets
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23 Voir Danièle James-Raoul, « La brisure du couplet dans le Chevalier au lio...
21Dans la mesure où j’ai étudié il y a peu le procédé de la brisure du couplet dans le Chevalier au lion, publiée dans la revue en ligne Op. cit.23, je me permettrai d’y renvoyer et me bornerai à reprendre quelques éléments de cette étude, qui me semblent signifiants.
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24 J’obtiens en effet des chiffres similaires dans une récente étude que j’ai...
22De ses origines latines, sans doute le dimètre ïambique, le couplet d’octosyllabes – seize syllabes où la rime interne est à l’unisson d’une rime finale – tire une forte unité rythmique, syntaxique, sémantique et rimique qu’il a conservée dans le temps, même après avoir été scindé en deux vers de huit syllabes rimant. Le phénomène de brisure de couplet modifie ce schéma canonique, véritablement dominant dans les premiers textes, en décalant, du fait de la syntaxe qui l’impose, la longue suspension attendue au bout de la répétition de la rime et en l’introduisant comme à contretemps, plus tôt, après la première rime. Il s’ensuit une rupture subtile, plus ou moins appuyée, dans la régularité musicale octosyllabique attendue et prédéterminée, connue des auditeurs et par eux reconnaissable. La brisure du couplet rompt la monotonie de mise du fait de la répétition d’une même scansion des 8-syllabes, avec une première élévation de la voix qui va sur la huitième syllabe, s’arrête, remonte puis redescend avec une seconde pause, plus marquée que la première. Chrétien de Troyes, en s’emparant de ce procédé, va lui donner dès son premier ouvrage, une résonance importante, plus par son art que par sa fréquence (38,2 % du total des vers sont ainsi concernés), me semble-t-il24.
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25 Jean Frappier, « La brisure du couplet dans Érec et Énide », Romania, 86, ...
23Pour aller vite, je dirai que la brisure du couplet vaut toujours pour ce qu’elle est : une perturbation, une surprise, une discordance, une rupture du train-train narratif autant que rythmique. Au plan microstructural, elle a une valeur aussi bien cataphorique qu’anaphorique : conformément à son essence, elle annonce une modification à venir immédiatement, au vers suivant, ou souligne rétrospectivement ce qui vient d’être dit, comme un dièse inattendu. Elle lance le vers suivant sur une piste déviée ou bien elle referme le vers sur lui-même, non sans théâtralité. En particulier, elle signale le passage d’un plan énonciatif à un autre (entre récit et discours ou commentaire métanarratif), le passage d’un interlocuteur à un autre : en général, elle est là en appoint d’autres marquages proprement syntaxiques (verbe introducteur dans le récit et, dans le discours, incise, embrayeurs ou déictiques, modalité injonctive ou exclamo-interrogative avec interjection, apostrophe, adverbe prophrase). Elle appuie aussi la structuration de l’œuvre, en pointant les changements de lieux, de temps, de personnages, la survenue d’une péripétie. Elle joue le rôle d’un haut-parleur dramatique en donnant de la force à une pensée, un sentiment, une émotion, en suggérant une pointe d’humour à l’œuvre. Toutes ces considérations sont bien connues, surtout depuis l’article fondateur de Jean Frappier sur Érec et Énide25.
24Mais ce n’est pas tout. Le procédé a aussi une valeur au plan macrostructural en particulier du fait qu’il est plus souvent répété qu’isolé : les brisures du couplet isolées dans la continuité des vers sont deux fois moins fréquentes que celles qui adviennent redoublées une ou plusieurs fois. C’est l’exemple d’une partie du dialogue entre le cousin d’Yvain et le vilain qui interroge à son tour le chevalier. La lettrine placée en tête de vers de ce passage, au plan graphique, et la brisure du couplet, au plan phonique, se conjuguent pour signaler un propos qui détonne ; puis la répétition en série des brisures qui désarticulent le rythme affiche avec insistance que l’on aborde un moment important de l’histoire de Calogrenant :
Einsi sui de mes bestes sire.
Et tu me redevroies dire
quiex hom tu ies, et que tu quiers.
— Je sui, fet il, uns chevaliers
qui quier ce que trover ne puis ;
assez ai quis et rien ne truis.
— Et que voldroies tu trover ?
— Avanture, por esprover
ma proesce et mon hardemant. (v. 353-361)
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26 Voir les vers 5341, 5343, 5345, 5347, 5349, 5351, 5353, 5355.
Dans les séries constituées, plus ou moins longues (jusqu’à 8 brisures du couplet d’affilée26), chaque brisure du couplet vaut moins en elle-même que comme élément constitutif d’une dissonance musicale marquée : le texte versifié adopte momentanément une musicalité tout autre, le rythme se met à boiter avec insistance dans la durée, faisant l’effet d’être à contretemps, liant ce qui est séparé par la différence de la rime, séparant ce qui est lié rimiquement. Cette esthétique nouvelle d’un contrepoint musical fait précisément penser aux oiseaux qui sont perchés sur le pin surplombant la fontaine merveilleuse et qui, bien que chacun d’eux pousse en propre son chant, différent de celui de son voisin, offrent à eux tous une mélodie particulièrement harmonieuse. N’aurait-on pas là une image mode d’emploi de la musicalité du roman en vers que nous lisons, que nous entendons ?
25Et inversement, les rares passages qui ne sont pas affectés par des brisures du couplet, solitaires ou répétées, surprennent presque par la sérénité tranquille qui se dégage de leur rythme spontanément régulier, dominant les aspérités de la vie sur le mode de l’apaisement, souvent à l’unisson de la représentation ou du récit diégétique. L’ouverture du roman se fait aussi sur ce mode, dans les six premiers vers (un calme originel d’où va surgir dès le vers 7 la discordance) ; la décision prise par Yvain d’aller venger son cousin obéit encore à ce schéma-cadre, ce qui souligne la maîtrise de soi et la réflexion du héros :
Por ce seulemant li grevoit
qu’il savoit bien que la bataille
avroit messire Kex sanz faille
einz que il ; s’il la requeroit,
ja vehee ne le seroit.
Ou messire Gauvains meïsmes
espoir li demandera primes.
Se nus de ces deus la requiert,
ja contredite ne lor iert.
Mes il ne les atendra mie,
qu’il n’a soing de lor conpaignie,
einçois ira toz seus, son vuel,
ou a sa joie ou a son duel,
et, qui que remaigne a sejor,
il vialt estre jusqu’a tierz jor
an Brocelïande, et querra,
s’il puet, tant que il troverra
l’estroit santier tot boissoneus,
que trop an est cusançoneus,
et la lande et la meison fort,
et le solaz et le deport
de la cortoise dameisele
qui molt est avenanz et bele,
et le prodome avoec sa fille,
qui a enor feire s’essille,
tant est frans et de boene part. (v. 680-705)
Varier des rimes masculines aux rimes féminines
26Le compte des syllabes est simple en français moderne, où des règles sont bien établies. Mais l’application de ces préceptes aux textes médiévaux est problématique, dans la mesure où le e final n’est alors pas caduc et se fait entendre jusqu’au xve siècle sous la forme d’un e central (qui comptait encore dans le numérisme des textes littéraires les plus anciens), puis, à partir de cette date, d’un e labialisé moyen. De ce fait, ce que nous considérons comme un octosyllabe est, en réalité, dans le compte des syllabes, un ennéasyllabe dès lors que la rime est féminine. L’Instructif de la seconde rhétorique, vers 1460, alors même que le e final est pourtant moins sonore, le dit explicitement :
27 Instructif de la seconde rhétorique, éd. Emmanuel Buron, Olivier Halévy, J...
Coustumement de neuf sillabes
Sont souvent feminines lignes
Où telz vers soient fors ou foibles
Comme par ces quatre j’enseignes.
Les masculines sont de huit,
Aussi le plus communement
Leur consonance mieulx s’i duit
Ce me semble plus proprement27.
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28 Évidemment, tous les chiffres que j’ai donnés précédemment dans cette étud...
La rime féminine est donc un agent perturbateur du vers puisqu’elle allonge celui-ci, permet une modulation de la fin de vers28 et que, en le faisant déborder de la mesure convenue, elle génère la nouveauté d’un rythme forcément différent ; les rimes masculines, en revanche, donnent un cadre plus fermé à l’octosyllabe. La fin du monologue du héros, subjugué par la magnifique jeune femme qu’il vient de voir, témoigne, entre mille exemples, des effets possibles qui se cachent dans l’exploitation de ces deux types de rimes, et, partant, de ces deux mètres :
Don ne fust ce mervoille fine
a esgarder, s’ele fust liee,
quant ele est or si bele iriee ?
Oïl, voir, bien le puis jurer :
onques mes si desmesurer
ne se pot an biauté Nature,
que trespassee i a mesure,
ou ele, espoir, n’i ovra onques.
Comant poïst ce estre donques ?
Don fust si grant biauté venue ?
Ja la fist Dex de sa main nue
por Nature feire muser.
Tot son tans i porroit user
s’ele la voloit contrefere,
que ja n’en porroit a chief trere.
Nus d’aus, s’il s’an voloit pener,
ce cuit, ne porroit asener
que jamés nule tel feïst,
por poinne que il i meïst. »
Ensi messire Yvains devise […]. (v. 1490-1509)
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29 Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, S. Mabre-C...
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30 Thomas Sébillet, Art poétique françois [1548], éd. Félix Gaiffe [1910] rev...
On sait que les époques humaniste et classique verront dans ce type de rime féminine aussi bien une « grace singuliere29 », propice à la modulation du chant, qu’un « demi-son […] mol et imbecile30 ». Sur les mille premiers vers du Chevalier au lion, les rimes féminines sont nettement moins employées que les rimes masculines et représentent 34,6 % de l’ensemble, tandis que les rimes masculines correspondent à 65,4 % de ce même ensemble, soit un rapport qui est presque d’un tiers-deux tiers. Un rapide sondage sur 1000 vers d’Érec et Énide (v. 1085-2084) confirme cette proportion puisque j’y relève un ratio de 39,19 % pour les rimes féminines et de 60,81 % pour les rimes masculines.
27Par ailleurs, si l’alternance entre rimes féminines et masculines n’existe pas pour lors, en cette fin du xiie siècle où écrit Chrétien de Troyes, la distribution de ces différentes rimes ne me semble pas non plus complètement établie au hasard. Ces deux types de rimes n’alternent pas régulièrement dans la durée. En revanche, tout au long de l’œuvre, avec un développement qui va croissant, on observe cette alternance stricte sur des passages restreints qui en acquièrent un phrasé et un rythme particuliers, comme si Chrétien trouvait là un épanouissement musical nouveau à l’écriture de ses vers. Le rythme créé se superpose de facto à celui généré par les couplets d’octosyllabes, avec lesquels il est tantôt en phase et tantôt non, selon que ceux-ci sont brisés ou non. La polyphonie musicale à l’œuvre s’en trouve complexifiée, renforcée.
28Dans les mille premiers vers, les alternances parfaitement régulières qui seules m’intéressent ici, sont rares et brèves, calées sur 10 vers, à deux exceptions près (8 et 16 vers). J’en ai compté seulement 7 : v. 115-24, quand le discours de Calogrenant à la reine enfle de colère à propos de Keu jusqu’à la reprise de la parole par le sénéchal ; v. 381-88, sur une partie de la description de la fontaine donnée par le géant ; v. 501-10 et 513-22, ce qui correspond au début du combat entre Calogrenant et Esclados le Roux ; v. 781-90, quand Yvain arrive chez le vavasseur ; v. 817-32, pour le début du combat entre Esclados le Roux et Yvain ; v. 995-1004, quand Lunette explique à Yvain pourquoi elle va l’aider. Dans la suite du texte, si les alternances demeurent tout aussi peu fréquentes, en revanche, certaines tendent à prendre de l’ampleur, quoique la succession sur 10 vers semble toujours constituer un format optimal (c’est le format de la moitié d’entre elles) : 1023-32 ; 1059-72 ; 1075-84 ; 1103-12 ; 1169-76 ; 1263-72 ; 1355-64 ; 1387-98 ; 1541-50 ; 1837-46 ; 1947-56 ; 2291-2300 ; 2305-20 ; 2323-2336 ; 2571-88 ; 2629-42 ; 3413-26 ; 3523-36 ; 3995-4004 ; 4011-24 ; 4093-4108 ; 4555-70 ; 4627-36 ; 4663-72 ; 4909-20 ; 5009-16 ; 5163-76 ; 5239-54 ; 5379-88 ; 5403-22 ; 5685-98 ; 5893-5902 ; 5997-6008 ; 6159-76 ; 6223-32 ; 6247-56 ; 6263-70 + 6277-86 ; 6447-60 ; 6533-44 ; 6553-66 ; 6597-6612 ; 6749-66. Chacune de ces séquences mériterait un commentaire. Je n’en donnerai qu’un exemple dans lequel l’écrivain particularise en outre avec virtuosité les rimes féminines et les rimes masculines en adjugeant à chaque type une même assonance, respectivement en [e] fermé ou [a]. Il s’agit du passage où la jeune messagère de la cadette de la Noire Épine dialogue, avec son hôte d’une nuit, au sujet du chevalier au lion qu’elle cherche :
« D’un grant jaiant que il tua
Si tost que gueres n’i sua
Por Deu, sire, dit la pucele
Car me dites voire novele
Se vos savez ou il torna
Et s’il en nul leu sejorna !
— Je non, fet il, se Dex me voie !
Mes bien vos metrai an la voie,
Demain, par ou il s’en ala.
— Et Dex, fet ele, me maint la
Ou je voire novele en oie !
Car se jel truis, mout avrai joie. » (v. 4909-4918)
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31 Sont concernés 174 vers : 2023-44, 2045-58, 2065-74, 2111-18, 2129-38, 220...
La proportion des rimes disposées selon ces alternances dans Le Chevalier au lion est de 8,6 %, si j’écarte les séquences de 6 vers. À titre de comparaison, sur le même nombre de vers dans Érec et Énide (v. 2000 à 2999), j’observe un ratio double, qui est environ de 15,40 %, comme si l’écrivain champenois s’était détourné au fil du temps de ce stylème31, peut-être trop contraignant…
29Moyennant quoi, l’existence de ces deux types de rimes occasionne conjointement, me semble-t-il, un autre type d’expérimentation poétique, lui aussi présent dans les ouvrages précédents de Chrétien de Troyes et trop nettement sensible pour être le fruit du hasard : la succession sur plusieurs vers de rimes uniquement masculines ou féminines. Cette disposition permet d’individualiser à son tour par le mètre des micro-passages, de rompre la monotonie rythmique : il est toujours intéressant de regarder précisément si le procédé sert la structure et la cohésion de l’ensemble ou non. L’exemple suivant enchaîne par exemple 8 vers à rimes masculines et 6 vers à rimes féminines impulsés par une hyperbate qui correspondent à peu près à deux temps distincts du commentaire métanarratif sur la métaphore de l’amour maladie nécessitant un médecin :
Son cuer a o soi s’anemie,
s’ainme la rien qui plus le het.
Bien a vangiee, et si nel set,
la dame la mort son seignor.
Vangence en a feite greignor
que ele panre n’an seüst,
s’Amors vangiee ne l’eüst,
qui si dolcemant le requiert
que par les ialz el cuer le fiert.
Et cist cos a plus grant duree
que cos de lance ne d’espee :
cos d’espee garist et sainne
molt tost, des que mires i painne,
et la plaie d’Amors anpire,
quant ele est plus pres de son mire.
Cele plaie a mes sire Yvains […]. (v. 1362-1377)
30Sous la plume de Chrétien de Troyes, le roman s’impose donc aussi comme poème et vaut indéniablement par son art de la versification. Parce que notre perception et notre appréciation du roman sont fondamentalement façonnées par des impératifs de narratologie, parce que, pour nous, le roman est un genre littéraire qui a partie liée, presque de manière consubstantielle, à la prose, nous avons du mal à prendre en considération la versification, l’écriture des vers dans nos analyses. Pourtant, s’intéresser à la poétique de l’octosyllabe permet de voir que l’écrivain champenois s’appuie avec force sur ce mètre pour mieux nous faire entendre son histoire. La musicalité de son propos et sa variété sont visiblement au cœur de son projet. L’écriture en octosyllabes n’est pas seulement de l’ordre de l’ornementation, elle est de l’ordre de la pragmatique qui accomplit l’histoire, elle en est une sorte de soufflerie, de haut-parleur qui permet de faire entendre celle-ci, bien plus, avec puissance, art et bonheur…
Notes
1 Jean Frappier, Étude sur Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1969, p. 246.
2 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, éd. et trad. Corinne Pierreville, Paris, Champion, coll. « CCMA », 42, 2016 : mon édition de référence. Pour les autres ouvrages de cet auteur, je me réfère aux éditions suivantes (Paris, Champion, coll. « CFMA ») : Les romans de Chrétien de Troyes édités d’après la copie de Guiot (Bibl. nat., fr. 794), I. Érec et Énide, éd. Mario Roques, 1978 ; II. Cligès, éd. Alexandre Micha, 1978 ; III. Le Chevalier de la Charrete, éd. Mario Roques, 1983 ; V et VI. Le Conte du Graal (Perceval), éd. Félix Lecoy, 1975, 2 t.
3 Cette expression figure dans le titre choisi par Clotilde Dauphant pour son article à paraître prochainement « L’octosyllabe, un vers à tout faire ? L’exemple du Jardin de Plaisance », dans Danièle James-Raoul et Françoise Laurent (dir.), Poétiques de l’octosyllabe, Paris, Champion.
4 Michel Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : le langage romanesque à travers des exemples français du xiie siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, 24, 1981, p. 6.
5 Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, dans Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle [1924], éd. Edmond Faral, Genève/Paris, Slatkine/Champion, 1982.
6 Mario Roques note par exemple que le copiste Guiot a pour usage personnel de souvent séparer par un point intérieur les constituants de la phrase mis en parallèle dans une énumération. (« Le manuscrit fr. 794 de la Bibliothèque Nationale et le scribe Guiot », Romania, 73, 1952, p. 194)
7 Contrairement à ce que je pensais, il y en a bon nombre dans le Chevalier au lion. Par ex. : li un (12), li autre (13), qui ancor (29), qui a enor (41), li avint (49), qui einçois (43), por ce que onques (46), qui or me voldra entandre (169), li esgarder (226), que avoec (233), que il (256), qui aventure (258), li escondeïsse (266), que il (317), lïee et anclose (338), que ele (343), li oisel (398), qui i fust (405), etc.
8 De tels phénomènes sont inexistants dans les décasyllabes des premières chansons de geste et encore rares dans les alexandrins (utilisés un peu plus tardivement). Voir Jean Frappier, « Sur la versification de Chrétien de Troyes : l’enjambement dans Erec et Enide », Research Studies, 32-2, 1964, p. 41-49.
9 Dans netun, au plan phonétique, obligatoirement, le e initial atone libre correspond, depuis le milieu du XIe siècle, à un e dit central, à moins que le souvenir de son étymologie Neptunum ait pu influencer la prononciation de ce mot… J’ai ici plaisir à remercier Muriel Ott de cette suggestion.
10 Voir Georges Lote, Histoire du vers français, Première partie : Le Moyen Âge, Paris, Boivin et Cie, 1949, t. I, p. 171-172 (t. II, Paris, Boivin, 1951 et t. III, Paris, Hatier, 1955).
11 . Paul Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 200.
12 Rithmus sic describitur : rithmus est consonancia dictionum in fine similum, sub certo numero sine pedibus ordinata. Soit : « On peut ainsi décrire la rime : la rime est l’homophonie entre des mots similaires, ordonnée selon un certain mètre sans pieds ». (Jean de Garlande, The Parisiana Poetria, éd. et trad. en anglais Traugott Lawler, New Haven (Conn.)-London, Yale University Press, 1974, VII, 477-478, p. 160)
13 Par exemple, montoit/descendoit (923-24) ; sagement/folemant (931-32) ; anemis/amis (1461-62) ; espoir/despoir (1441-42) ; vain/Yvain (1549-50) ; Yvains/vilains (1817-18).
14 J’emprunte ici la terminologie usuelle moderne, non pas celle qui était en usage à l’époque médiévale, ce qui pourrait être source de confusion.
15 Georges Lote, Histoire du vers français, op. cit., t. II, p. 146.
16 Keith Busby, « Langue de l’auteur », Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal, éd. critique d’après tous les manuscrits, Tübingen, Niemeyer, 1993, p. LXIV.
17 Je livre ces chiffres tels quels. (William S. Woods, « The Rhymes in Guillaume d’Angleterre », Mediaeval Studies, 22, 1960, p. 375).
18 Voir « Introduction », éd. cit., p. 96-97.
19 Michèle Aquien, article « Rime », Dictionnaire de poétique, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 1993, p. 235.
20 Il faut garder à l’esprit, pour ne pas se laisser piéger par la graphie, que, par exemple, un e final devant mot commençant par une initiale vocalique est, sauf exceptions, élidé, qu’un o à l’initiale atone d’un mot dissimule la prononciation [u], que les consonnes finales se prononcent encore vraisemblablement à l’époque où Chrétien de Troyes écrit et que le s final, en particulier, n’est pas sonorisé comme il le sera au siècle suivant et se prononce encore [s].
21 Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, la Griffe d’un style [2007], Paris, Champion, 2018, p. 491-502.
22 Cette plainte, contre toute attente, ne suscite pas la complicité condoléante escomptée mais tend presque à provoquer le sourire : le panégyrique du défunt s’efface pour laisser place à une recherche du meurtrier coupable, présent dans les murs, comme vient de le révéler la cruentation. Au lieu de s’adresser à son époux (qui a tout juste droit à une caractérisation convenue, redressée par une correctio plaisante qui la rehausse d’un cran, v. 1206-1207), comme cela était attendu en la circonstance, la jeune femme veuve prend à parti le meurtrier qui reste introuvable, en recourant au tutoiement dégradant et en l’affublant tour à tour d’identités fantasques, surnaturelles ou discordantes, dont les noms bondissant en polyptotes font sourire (fantosme, anemi, cöart, chose) ; au lieu d’implorer Dieu d’accueillir l’âme du mort, la dame, avec une inconséquence incroyable pour l’époque, juge son comportement et le menace, si celui-ci ne consent pas à livrer l’assassin. La hargne de l’invective prend ici le pas, de manière très originale, sur la plainte. Il reviendra au monologue suivant accordé à la jeune femme (v. 1286-1297) d’exhaler le chagrin dans le moule lyrique conventionnel du planctus.
23 Voir Danièle James-Raoul, « La brisure du couplet dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes », Op. cit., 2017 ; URL : <https://revues.univ-pau.fr/opcit/index.php?176--agregation-2018>.
24 J’obtiens en effet des chiffres similaires dans une récente étude que j’ai menée sur un passage de l’Énéas, « La poétique du monologue amoureux de Lavine dans le Roman d’Enéas : éléments de versification (v. 8082-8334) », Deutsches Seminar et Romanisches Seminar des Professeurs Klaus Ridder et Max Grosse, Aeneas und die höfische Liebe (Roman d’Eneas, Heinrich von Veldeke Eneasroman), Université de Tübingen (à paraître dans Literaturwissenschaftliches Jahrbuch).
25 Jean Frappier, « La brisure du couplet dans Érec et Énide », Romania, 86, 1965, p. 1-21.
26 Voir les vers 5341, 5343, 5345, 5347, 5349, 5351, 5353, 5355.
27 Instructif de la seconde rhétorique, éd. Emmanuel Buron, Olivier Halévy, Jean‑Claude Mühlethaler, dans Jean‑Charles Monferran (dir.), La Muse et le Compas : poétiques de l’âge moderne. Anthologie, Paris, Classiques Garnier, p. 88, v. 574-81.
28 Évidemment, tous les chiffres que j’ai donnés précédemment dans cette étude sur la qualité des rimes (pauvres, suffisantes, riches, léonines) seraient de ce fait à reconsidérer, à reprendre.
29 Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671, p. 66, cité par Guillaume Peureux, La fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009, p. 236.
30 Thomas Sébillet, Art poétique françois [1548], éd. Félix Gaiffe [1910] rev. Francis Goyet, Paris, STFM, p. 42, cité par Guillaume Peureux, La fabrique du vers, op. cit., p. 237.
31 Sont concernés 174 vers : 2023-44, 2045-58, 2065-74, 2111-18, 2129-38, 2207-20, 2275-88, 2289-96, 2333-42, 2467-76, 2487-96, 2509-28, 2575-86, 2920-33.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Danièle James-Raoul
EA 4593 CLARE, Université Bordeaux Montaigne