Dossier Acta Litt&Arts : Épreuves de l'étranger
Proche Afrique : Prose
Texte intégral
Gérard Macé
PROCHE AFRIQUE
Au cœur des ténèbres, selon Conrad.
Continent noir, pour la plupart d’entre nous.
L’Afrique est réputée sombre et mystérieuse après avoir été impénétrable, et reste à part dans l’histoire des civilisations, quand on ne l’oublie pas tout simplement. A vrai dire elle sert de repoussoir avec ses maladies, ses catastrophes, ses coutumes apparemment étranges, et comme le Moyen Age elle est réputée obscure alors que la réalité est lumineuse et colorée, autant que le Moyen Age était vif et polychrome.
Pour aggraver son cas, l’Afrique est réputée sans histoire parce que celle-ci n’est pas écrite. C’est pourquoi je suis allé d’abord en Ethiopie, où l’écriture est connue depuis l’Antiquité, sans doute venue de la péninsule arabique à travers la mer Rouge. L’Ethiopie où le christianisme adopté au IVe siècle ne doit rien à Rome, et fidèle à l’Ancien Testament n’a rien renié du judaïsme. Son histoire parfaitement autonome s’est prolongée jusqu’à nos jours, en lien avec Alexandrie, grâce à des manuscrits enluminés et des peintures d’église qui réjouissent l’œil autant que l’esprit. Des manuscrits en guèze, langue morte devenue langue rituelle comme le latin en Occident.
Mais alors une question se pose : pourquoi l’écriture, à partir de l’Egypte et de l’Ethiopie, ne s’est-elle pas diffusée dans l’Afrique subsaharienne ?
On pense parfois, un peu trop vite, que l’écriture était inconnue dans ces contrées à l’écart des grandes routes et des échanges, dans ce continent sous-peuplé que les grandes inventions n’atteignaient pas. C’est oublier, en dehors même des migrations, que les rives du Sahel étaient en contact avec le monde arabe, et que les caravanes qui échangeaient les marchandises contre des esclaves, bien avant la traite négrière, apportaient avec elles le Coran. C’est oublier aussi que par l’Océan indien, d’où venait la monnaie sous forme de coquillages (les fameux cauris), l’Asie elle-même exerçait une influence, parfois de façon inattendue. En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave raconte que dans la bande sahélienne il rencontre des Malais, qui écrivent devant les Africains, et même à leur demande. De ces manuscrits les indigènes font des amulettes, qu’ils portent sur eux comme des porte-bonheur, ou comme des marques de pouvoir. Et Mungo Park à la fin du même siècle assiste à une scène où l’écriture diluée devient un breuvage magique. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya fera boire à ses sujets les caractères à peine effacés, dispersés dans l’eau, de l’écriture qu’il vient d’inventer. Ces deux épisodes si semblables, alors qu’ils sont séparés dans l’espace et dans le temps, témoignent d’un rapport magique à l’écriture, que nous avons connu nous aussi. Sans parler du latin d’église ou du grec des apothicaires, il suffit de se rappeler les interprétations farfelues à propos des hiéroglyphes, caractères sacrés traduisant les décrets du ciel, ou les révélations d’une religion perdue, jusqu’à ce que Champollion vienne dissiper ces faux mystères.
L’absence d’écriture, si elle ne relève pas tout à fait d’un choix, est un phénomène dont la complexité devrait éveiller notre intérêt, car il concerne l’humanité tout entière. Qu’il suffise de rappeler que le sanscrit dans l’Antiquité, ou le japonais jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, furent des langues non écrites. Et que les langues sans écriture, aujourd’hui encore, sont les plus nombreuses. L’adoption de l’écriture, dont il est difficile de rendre compte, est donc un fait anthropologique essentiel, qui nous renseigne sur notre propre histoire, à condition de ne pas se complaire dans l’ethnocentrisme, et d’abandonner une vision linéaire d’on ne sait quel progrès. D’autant que nous vivons plusieurs âges à la fois : Barthes disait très justement que nombre d’entre nous ont encore une mentalité « pré-voltairienne ».
Le rapport magique à l’écriture subsiste, et la crainte de sa disparition nous hante. En Afrique où l’enseignement a changé le rapport aux signes, il reste quelque chose de l’initiation et du secret, qui ne nous sont pas tout à fait étrangers. Si l’on privilégie la parole, c’est pour choisir celui à qui l’on s’adresse, alors qu’un document écrit peut tomber entre toutes les mains. Avec la parole on peut rester entre soi, avec l’écriture on porte la loi au loin et l’on recule les frontières de l’empire, mais on peut aussi précipiter sa chute.
Les résistants, les clandestins, les êtres pourchassés prenaient la précaution d’avaler les documents qui auraient pu les compromettre. Ce qu’on sait par cœur est invisible, inviolable, et combien de prisonniers, de poètes ont confié à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui devait les faire vivre ou survivre.
Le hasard, qu’on croirait dirigé par une main bienveillante, vient de mettre sous mes yeux la fable suivante, de Pierre Bettencourt :
« J’avais mis dans une bouteille d’eau les dernières paroles de ma femme. Les lettres noires se diluèrent bientôt, et l’eau devint couleur de vase. Quelques années plus tard, la retrouvant dans un placard, l’eau s’était évaporée, et dans le fond de la bouteille les lettres avaient repris leur forme ».
Bettencourt n’avait pas entendu parler du sultan Njoya, qui n’avait pas prévu l’existence de Bettencourt, mais c’est aussi grâce à cet imaginaire partagé qu’on peut approcher l’Afrique, autant que par le voyage1 2.
Notes
1 RÉTROTRADUCTIONS
Rétrotraduction de l’allemand : Dominique Dias
PROCHE AFRIQUE
Au cœur des ténèbres, d’après Conrad.
Continent noir, pour la plupart d’entre nous.
L’Afrique a la réputation d’être sombre et mystérieuse après avoir été impénétrable et elle reste à part dans l’histoire des cultures, quand elle n’est pas tout bonnement oubliée. A vrai dire, avec ses maladies, ses catastrophes et ses coutumes en apparence étranges, elle sert de repoussoir, et à l’instar du Moyen Âge, on la dit obscure alors qu’en réalité elle est lumineuse et multicolore, de même que le Moyen Âge était vivant et polychrome.
Pour aggraver encore son cas, on dit que l’Afrique est sans histoire ; sans histoire car elle n’a pas d’histoire écrite. Aussi suis-je d’abord allé en Éthiopie, où l’écriture existe depuis l’Antiquité, vraisemblablement arrivée de la péninsule Arabique en traversant la mer Rouge. L’Éthiopie, où le christianisme adopté au IVe siècle ne doit rien à Rome, et qui est restée fidèle à l’Ancien Testament, n’a rien renié du judaïsme. Son histoire complètement à part en lien avec Alexandrie s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui – grâce à des manuscrits enluminés et des peintures d’église qui réjouissent autant la vue que l’esprit. Des manuscrits rédigés en guèze, une langue morte qui, comme le latin en Occident, est devenue une langue liturgique.
Mais se pose alors la question : Pourquoi l’écriture, partie d’Égypte et d’Éthiopie, ne s’est-elle pas diffusée en Afrique, au sud du Sahara ?
On pense parfois de façon un peu trop hâtive que l’écriture était inconnue dans ces régions à l’écart des grandes routes commerciales, sur ce continent sous-peuplé jusqu’où les grandes inventions ne parvenaient pas. Mais c’est oublier que les contreforts du Sahel, même sans tenir compte des migrations, étaient en contact avec le monde arabe, et que les caravanes, qui, bien avant le commerce des esclaves, échangeaient des marchandises contre des esclaves, transportaient le Coran avec elles. C’est également oublier que par delà l’océan Indien, par l’intermédiaire duquel est arrivée une monnaie en forme de coquillage (la célèbre monnaie de Cowry), l’Asie exerçait son influence et ce, d’une manière parfois totalement inattendue. En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave raconte avoir rencontré des Malais dans la bande du Sahel qui, devant les Africains et même à leur demande, se mettaient à écrire. Les autochtones faisaient de ces manuscrits des amulettes qu’ils portaient sur eux comme des talismans ou des symboles de pouvoir. Et à la fin du siècle, Mungo Park a assisté à une scène lors de laquelle de l’écriture dissoute est transformée en un breuvage magique. Un siècle plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya fait boire à ses sujets, à peine effacées et dissoutes dans de l’eau, les lettres de l’écriture qu’il vient d’inventer. Ces événements se ressemblent, bien qu’ils soient séparés dans le temps et dans l’espace, et ils témoignent d’un rapport magique à l’écriture dont nous avons également fait l’expérience. Sans parler du latin liturgique ou du grec des pharmaciens, il suffit de se souvenir des folles interprétations faites au sujet des hiéroglyphes – des signes sacrés traduisant les commandements célestes ou les révélations d’une religion disparue – jusqu’à ce que Champollion résolve ces faux mystères.
L’absence d’écriture ne relève certes pas tout à fait d’un libre choix, pourtant il s’agit là d’un phénomène qui devrait éveiller notre intérêt dans la mesure où il concerne l’humanité dans son ensemble. Il suffirait de rappeler que le sanskrit dans l’Antiquité et le japonais jusqu’au VIIIe siècle de notre ère étaient des langues dépourvues d’écriture. Et que les langues sans écriture continuent également aujourd’hui d’être les plus nombreuses. L’adoption de l’écriture est un événement anthropologique fondamental qui nous apprend des choses sur notre propre histoire, à condition de ne pas tomber dans l’ethnocentrisme et d’abandonner une représentation linéaire du progrès, quelle que soit sa nature. Et ce d’autant plus que nous vivons simultanément dans plusieurs époques : Barthes affirmait à juste titre que nombreux sont parmi nous ceux qui ont encore une « mentalité de l’époque d’avant Voltaire ».
Le rapport magique à l’écriture continue à exister et la crainte de le voir disparaître ne nous laisse aucun répit. En Afrique, où le système scolaire a transformé le rapport aux signes (écrits), il reste quelque chose de l’initiation et du secret qui ne nous est pas totalement étranger. Si l’on préfère les mots dits, c’est parce qu’on peut choisir à qui on les adresse, tandis qu’un document écrit peut tomber entre les mains de n’importe qui. Avec les mots dits, on peut rester entre soi, tandis qu’avec l’écriture on peut certes porter la loi au loin et repousser les frontières de l’empire, mais on peut également précipiter sa chute.
Les résistants, les clandestins, les personnes persécutées décidaient, pour des raisons de sécurité, d’avaler les documents qui auraient pu les compromettre. Ce que l’on sait par cœur est invisible et intangible ; et combien de prisonniers, combien de poètes ont confié à leur mémoire (ou à celle de leurs proches), ce qu’ils devaient faire vivre ou survivre.
Le hasard, qui semble être guidé par une main bienveillante, m’a rapporté la fable suivante de Pierre Bettencourt :
« J’avais mis les dernières paroles de ma femme dans une bouteille d’eau. Les caractères noirs se sont rapidement dissous et l’eau a pris une couleur trouble. Lorsque je l’ai retrouvée quelques années plus tard dans une armoire, l’eau s’était évaporée et sur le fond de la bouteille les caractères avaient repris leur forme ».
Bettencourt n’avait aucunement entendu parler du sultan Njoya, qui inversement n’avait pas prédit l’existence de Bettencourt ; pourtant, c’est également grâce à cet imaginaire commun que nous pouvons nous rapprocher de l’Afrique, à l’instar d’un voyage.
Rétrotraduction de l’allemand : Natacha Rimasson & Ferdinand Schlie
PROCHE AFRIQUE
Cœur des ténèbres, selon Conrad.
Continent noir, pour la plupart d’entre nous.
L’Afrique passe pour être sombre et pleine de mystères, après avoir été longtemps inaccessible, et continue d’être traitée à part dans l’histoire des civilisations, quand elle n’est pas tout simplement oubliée. À bien y réfléchir, elle doit, avec ses maladies, ses catastrophes, ses coutumes en apparence étranges, servir de faire-valoir, et comme le Moyen Âge, on la dit sombre, alors qu’en réalité, elle est lumineuse et très expressive, tout comme le Moyen Âge fut vivant et bigarré.
Mais ce n’est pas tout, on dit aussi de l’Afrique qu’elle n’a pas d’histoire au motif que celle-ci n’est pas écrite. C’est pour cette raison que j’ai commencé par aller en Éthiopie, où la culture écrite, probablement venue de la péninsule Arabique par delà la mer Rouge, était déjà connue dès l’Antiquité. Le christianisme y a été adopté au IVe siècle, il s’est développé sans l’influence de Rome, et, fidèle à l’Ancien Testament, n’a pas dévié d’un pouce du judaïsme. Entièrement indépendante, son histoire s’est poursuivie jusqu’à nos jours en lien avec Alexandrie, par le biais de manuscrits enluminés et de peintures d’églises qui réjouissent l’œil et l’esprit. Ces manuscrits sont rédigés en ancien-éthiopien, qui, tout comme le latin en Occident, est devenu une langue qui a évolué pour n’être plus employée qu’à des fins liturgiques.
Mais une question se pose à présent : comment se fait-il que l’écriture ne se soit pas également répandue en Afrique subsaharienne depuis l’Égypte et l’Éthiopie ?
Parfois – et de manière un peu précipitée –, on part du principe que l’écriture était inconnue dans ces contrées situées en marge des grands axes de communication et exclues de l’échange de marchandises, dans ce continent sous-peuplé qui ne prenait pas part aux grandes évolutions techniques. Ce serait cependant oublier que le Sahel – sans parler des grands mouvements migratoires – était, à ses confins, en contact avec le monde arabe, et que les caravanes, qui échangeaient leurs denrées contre des esclaves bien avant la traite des êtres humains, apportèrent en même temps le Coran. Ce serait oublier aussi que, par l’océan Indien d’où venait la monnaie faite de coquillages (les fameux cauris), même l’Asie exerçait une influence, bien que parfois de manière inattendue. En l’an 1730, un voyageur du nom de Snelgrave rapporta qu’il avait rencontré au Sahel des Malais qui écrivaient devant les Africains, parfois même à leur demande. De ces spécimens d’écriture, les indigènes faisaient des amulettes qu’ils se mettaient autour cou comme des porte-bonheurs ou des insignes de pouvoir. Et à la fin du même siècle, Mungo Park est témoin d’une scène au cours de laquelle l’écriture est dissoute et transformée en potion magique. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, le sultan Nioia fera boire à ses sujets l’écriture qu’il vient d’inventer : ici, elle est composée de lettres restées tout à fait visibles, qui surnagent, éparpillées dans l’eau. Ces deux épisodes sont certes éloignés dans l’espace et le temps mais ils témoignent tous deux d’un rapport magique à l’écriture que nous avons connu également. Nul besoin, même, de faire appel à l’usage du latin dans l’Église ou au grec dans la médecine, il suffit de se représenter les interprétations inouïes des hiéroglyphes : on a voulu y voir des lettres saintes qui révèlent les commandements célestes ou bien qui renferment les révélations d’une religion éteinte depuis longtemps, jusqu’à ce que Champollion finisse par priver ces faux enseignements de leur mystère.
L’absence d’écriture, même si elle n’est pas fondée à strictement parler sur une décision, est un phénomène complexe qui mérite notre attention en tant que tel car il concerne l’ensemble de l’humanité. Rappelons simplement que, dans l’Antiquité, le sanscrit ou plus exactement, jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, le japonais, étaient des langues sans écriture. Et qu’aujourd’hui encore, les langues non écrites sont en majorité. Le recours à l’écriture, un processus difficile à décrire, est donc un événement fondamental d’un point de vue anthropologique qui nous éclaire sur notre propre histoire, à condition que nous ne nous complaisions pas dans l’ethnocentrisme et que nous abandonnions l’idée d’un progrès linéaire, hypothèse qui n’est aucunement vérifiée. D’autant plus que nous vivons dans plusieurs époques en même temps. Ainsi Barthes a-t-il entièrement raison de dire que beaucoup d’entre nous ont encore une pensée pré-voltairienne.
Le rapport magique à l’écriture perdure, et c’est la crainte de sa disparition qui nous agite. En Afrique, l’école a changé le rapport aux signes et pourtant, on continue à observer le pouvoir des rites initiatiques et du mystère – choses qui ne nous sont pas tout à fait étrangères à nous non plus. Si l’on donne la préférence à la parole, on choisit la personne à laquelle on s’adresse, tandis qu’un document écrit peut tomber dans les mains de tout le monde. Avec la parole, on peut rester entre soi, avec l’écriture, on porte la loi loin au-dehors et on agrandit l’empire, avec le danger, certes, d’en rendre la chute inévitable.
Depuis toujours, les résistants, les immigrés clandestins, les persécutés ont avalé par précaution les documents qui auraient pu les trahir. Ce qu’on connaît par cœur est invisible, intouchable, et nombreux sont les prisonniers, les poètes qui préservaient dans leur mémoire (ou dans celle de leur confidents) ce qui devait les aider à continuer à vivre ou à se survivre.
Le hasard, dont on voudrait croire qu’il est guidé par une main bienveillante, m’a fait tomber à l’instant sur la fable suivante de Pierre Bettencourt :
« Je posai les derniers mots de ma femme dans une bouteille remplie d’eau. Les lettres noires se diluèrent bientôt et l’eau prit la couleur de la boue. Quelques années plus tard, je les retrouvai dans une armoire, l’eau s’était évaporée et au fond de la bouteille, les lettres s’étaient reconstituées. »
Bettencourt n’avait jamais entendu parler du sultan Nioia, et celui-ci non plus n’avait pas prévu l’existence de Bettencourt, mais c’est notamment parce qu’on évolue ici dans un imaginaire tout à fait semblable qu’on peut avoir accès à l’Afrique, et ce par nul autre moyen que par le voyage.
Rétrotraduction de l’arabe : Sana Abdi
PROCHE AFRIQUE
Au cœur des ténèbres par Conrad
Le continent noir selon la plupart d’entre nous
L’Afrique a la réputation d’être opaque et mystérieuse après être restée imprenable. Elle demeure en marge de l’Histoire des civilisations si elle n’est pas tout simplement oubliée. En fait, elle représente un enclos avec ses maladies, ses catastrophes et ses coutumes apparemment étranges. Comme le Moyen Âge, elle est connue pour son obscurité alors qu’elle est, en réalité, aussi rayonnante et irisée que le Moyen Âge était animé et riche en couleurs.
Pire encore, l’Afrique passe pour n’avoir pas d’Histoire, la sienne n’ayant pas été écrite. C’est pour cette raison que je suis d’abord allé en Éthiopie où l’écriture est connue depuis l’Antiquité. Cette écriture provenait sans doute, à travers la mer Rouge, de la péninsule arabe. L’Éthiopie, ayant connu la conversion au christianisme depuis le IVe siècle, ne doit rien à Rome et, fidèle à l’Ancien Testament, n’a rien renié du judaïsme. Tout à fait indépendante, son Histoire s’est prolongée jusqu’à nos jours en dialogue avec Alexandrie grâce aux manuscrits enluminés et aux peintures ecclésiastiques qui ravissent le regard et réjouissent l’esprit. Ce sont des manuscrits écrits en guèze qui est une langue morte devenue exclusivement liturgique à l’instar de la langue latine en Occident.
Cependant une question s’impose : Pour quelles raisons cette écriture ne s’est-elle pas propagée en Afrique subsaharienne à partir de l’Égypte et de l’Éthiopie ?
Nous avons parfois tendance à croire, avec un peu de précipitation, que la graphie était inconnue en ces contrées éloignées des routes principales et des échanges dans ce continent peu peuplé et hors de portée des inventions majeures. Abstraction faite des migrations, il s’agit là d’un oubli du fait que le littoral africain était en contact avec le monde arabe et du fait que les caravanes, échangeant leurs marchandises contre les esclaves bien avant l’ère du « commerce des esclaves », ont apporté avec elles le Coran. Il s’agit là aussi d’un oubli du fait que l’Asie elle-même a exercé une influence d’une manière parfois inattendue et ce à travers l’océan Indien d’où est parvenue la monnaie sous forme de coquillage (le fameux cauri). En 1730, un voyageur nommé Snelgrave raconte avoir rencontré le long des côtes des gens appartenant à un peuple parlant « malien » qui écrivaient devant les Africains et même à leur demande. Les indigènes portaient ces manuscrits comme amulettes de bénédiction ou comme signes de pouvoir. À la fin du même siècle, Mungo Park a été le témoin d’une scène où l’on dissout l’écriture dans l’eau pour en faire un breuvage magique. Un siècle plus tard, le sultan Njoya, à l’ouest du Cameroun, obligeait ses sujets à boire les lettres de la langue qu’il avait récemment créée après les avoir dissoutes dans l’eau et avant qu’elles ne soient totalement déteintes. Bien que situées en des temps et lieux si distincts, ces deux anecdotes sont très similaires et témoignent d’un rapport magique à l’écriture, rapport que nous aussi avons connu. Sans parler de la langue latine liturgique ou de la langue grecque médicale, il suffit de rappeler les interprétations farfelues des hiéroglyphes, qui sont des lettres sacrées formulant les rites célestes ou la révélation d’une religion immémoriale, avant la venue de Champollion qui dissipa ces fausses énigmes.
Bien que l’absence d’écriture ne soit pas forcément un choix, il s’agit là d’un phénomène dont la complexité devrait attiser notre curiosité car il intéresse l’humanité entière. Il suffit de rappeler que le sanscrit dans l’Antiquité et la langue japonaise au VIIIe siècle étaient deux langues non écrites et que les langues non écrites demeurent aujourd’hui les plus profuses. La question de l’adoption de l’écriture, difficile à décrire dans sa totalité, est donc une question anthropologique primordiale. Elle est susceptible de nous aider à connaître notre propre Histoire, à condition d’éviter l’écueil du racisme et d’abandonner la vision linéaire se proclamant de cette évolution ou d’une autre, surtout que nous vivons plusieurs siècles à la fois : Roland Barthes avait tout à fait raison de dire que certains d’entre nous vivent encore dans des mentalités « pré-voltairiennes ».
Ce rapport magique à l’écriture persiste encore et la peur de sa disparition nous habite. En Afrique où l’éducation a changé le rapport aux signes, il demeure une trace d’ésotérisme et de mystère, deux concepts qui ne nous sont pas tout à fait étrangers. Si nous avons donné la primauté à la parole c’est pour choisir notre audience. Quant au document écrit, il est capable de tomber entre les mains de n’importe qui. La parole peut rester entre nous, quant à l’écrit il nous permet d’étendre la domination, d’élargir les frontières de l’empire ou de précipiter sa chute.
Les séditieux, les hors-la-loi et les fugitifs veillent à avaler, par précaution, les documents qui peuvent les compromettre. Ce que nous connaissons par cœur demeure invisible, impossible à profaner. Tant de prisonniers et de poètes gardent en leur mémoire (ou celle de leurs proches) ce qui leur préserve la vie ou leur garantit la survie.
Le hasard que nous avons cru orchestré par la Providence a mis sous mes yeux cette anecdote de Pierre Bettencourt :
« J’ai mis les derniers mots de mon épouse dans une bouteille remplie eau. Les lettres noires se sont vites dissoutes, et l’eau a gagné une teinte rosâtre. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé la bouteille dans un placard ; l’eau s’est évaporée et au fond de la bouteille les lettres se sont de nouveau reformées. »
Pierre Bettencourt n’avait pas l’intention de parler du sultan Njoya, qui, à son tour, n’aurait jamais présagé l’existence de Bettencourt. Néanmoins, c’est grâce à cet imaginaire commun que nous pouvons aborder l’Afrique aussi pertinemment que d’y voyager.
Rétrotraduction de l’arabe : Jalel El Gharbi
PROCHE AFRIQUE
Au cœur des ténèbres selon Conrad
Continent noir, selon la plupart d’entre nous.
L’Afrique est réputée pour être un continent sombre et obscur, après avoir été hermétique, et elle demeure en marge de l’histoire des civilisations, quand elle n’est pas tout simplement oubliée. En réalité, nous nous éloignons de l’Afrique et nous la repoussons avec ses maladies, ses catastrophes et ses coutumes, qui semblent, en apparence, étranges. Tout comme le Moyen Âge, l’Afrique est connue pour être obscure et sombre, alors qu’en vérité, elle est lumineuse et colorée autant que le Moyen Âge était vivace et coloré.
Le pire, c’est que l’Afrique est connue pour être sans passé, parce que son histoire n’a pas été écrite. C’est pour cela que je me suis d’abord dirigé vers l’Éthiopie, où l’on a connu l’écriture depuis l’Antiquité. Il n’y a pas de doute que l’écriture y est passée de la péninsule Arabique via la mer Rouge. L’Éthiopie, où le christianisme a été adopté au IVe siècle, n’est redevable en rien à Rome. Et elle n’a rien contesté dans le judaïsme. Ainsi a-t-elle gardé foi en la Torah. L’histoire de l’Éthiopie indépendante se prolonge jusqu’à nos jours, en lien avec celle d’Alexandrie, grâce aux manuscrits enluminés et aux peintures des églises qui réjouissent l’œil autant que l’âme. Ces manuscrits sont rédigés en guèze, cette langue morte devenue langue de culte comme c’est le cas de la langue latine en Occident.
Ici, se pose une question : pourquoi l’écriture ne s’est-elle pas répandue à partir de L’Égypte et de l’Éthiopie vers l’Afrique subsaharienne ou ce qu’on appelle l’Afrique noire ?
Parfois, on s’empresse de croire que l’écriture n’était pas connue dans ces contrées éloignées des voies de communication principales et des échanges, dans ce continent sous-peuplé où les grandes découvertes ne sont pas parvenues. Et loin même de toutes les migrations, on a omis que les rivages du Sahel étaient en contact avec le monde arabe et que les caravanes, qui troquaient des marchandises contre des esclaves, avant même la traite des noirs, transportaient avec elles le Coran. En outre, on a omis qu’à travers l’océan Indien, par où venait la monnaie sous forme de coquillage (le fameux cauri), l’Asie même avait une influence, parfois inattendue. Ainsi, en 1730, un voyageur du nom de Snelgrave rapporte qu’il avait rencontré dans la bande du Sahel des gens du Mali écrivant devant les Africains, à leur demande. Les indigènes faisaient de ces manuscrits des amulettes qu’ils portaient afin de s’attirer chance et bonheur ou en signe de puissance. Le voyageur Mungo Park a assisté vers la fin du même siècle à une scène où l’écriture diluée dans l’eau s’est transformée en potion magique. Cent ans après, dans l’ouest du Cameroun, le roi Njoya fit boire à ses sujets des lettres quelque peu effacées de textes autographes après les avoir déposées dans l’eau. Bien qu’elles soient séparées dans l’espace et dans le temps, ces deux anecdotes si semblables prouvent une relation magique avec l’écriture, que nous avons connue, nous aussi. Sans évoquer la langue latine, employée par l’Église ou la langue grecque utilisée par les apothicaires, il suffit de se rappeler les explications saugrenues des hiéroglyphes, caractères de textes sacrés transmettant les instructions du Ciel et sa volonté ou comportant les manifestations d’une religion perdue, jusqu’à ce que Champollion soit venu dévoiler le secret de ces énigmes artificielles.
Même si l’absence d’écriture ne relève pas d’un choix délibéré, il s’agit d’un phénomène dont les complications doivent susciter en nous attention et intérêt, parce qu’il concerne l’humanité tout entière. Ici, il suffit de rappeler que le sanscrit dans l’Antiquité et le japonais – jusqu’au XVIIIe siècle – étaient des langues non écrites. En outre, les langues écrites – jusqu’à nos jours – sont les plus nombreuses. L’adoption de l’écriture, dont il est ardu de donner une explication exhaustive, est un fait anthropologique essentiel nous renseignant sur notre histoire même, à condition de ne pas verser dans l’ethnisme et de se défaire de toute vision linéaire du progrès. Mais quel progrès ? Surtout que nous vivons plusieurs époques simultanément. Barthes avait raison de dire que nombre d’entre nous ont encore une mentalité pré-voltairienne.
La relation magique avec l’écriture est encore en vigueur et la crainte de la perdre occupe nos esprits et les perturbe. Ainsi en Afrique, où il a changé la relation aux signes, l’enseignement conserve encore quelque confidentialité et discrétion, qui ne nous sont pas étrangères. Et si nous préférons la parole, c’est pour choisir notre interlocuteur, or un document écrit peut parvenir à n’importe qui et se trouver à la portée de sa main. Dans le cas de la parole, nous pouvons rester entre nous, alors qu’avec l’écriture nous portons la loi bien loin et nous élargissons les frontières de l’empire mais nous pouvons en même temps en hâter la chute.
Les résistants, les hors-la-loi et les pourchassés prenaient le risque d’avaler les documents pouvant exposer leur vie au danger ou à la suspicion. Ce que nous connaissons par cœur ne se voit pas ni ne peut nous être ravi. Combien de prisonniers ou de poètes ont confié à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui devait leur assurer leur vie ou leur salut.
Un hasard, dont on peut croire qu’une main bienfaisante l’a mené vers nous, a mis devant nos yeux cette histoire de Pierre Bettencourt :
« J’ai mis dans une bouteille d’eau les derniers mots de ma femme. Les lettres noires se sont diluées. La couleur de l’eau est devenue pareille à celle de la bouteille. Quelques années après, j’ai retrouvé la bouteille dans l’armoire. L’eau s’était évaporée et, au fond de la bouteille, les lettres étaient revenues et avaient pris leur ancienne forme. »
Bettencourt n’avait pas entendu les propos du sultan Njoya, qui, lui-même, n’a pas prédit l’existence de Bettencourt mais grâce à cet imaginaire commun nous pouvons rapprocher l’Afrique de nous autant que nous nous en rapprochons par le voyage.
Rétrotraduction du coréen : Lee Tae-yeon & Aline Marchand
PROCHE AFRIQUE
« Le cœur des ténèbres » selon Conrad,
« Le continent noir » pour la plupart d’entre nous.
Jadis terre impénétrable, l’Afrique évoque encore une contrée d’ombres et de mystères ; sans pour autant sombrer dans l’oubli, elle est cantonnée aux marges de l’histoire des civilisations. En raison d’épidémies, de fléaux et de mœurs semblant étranges, l’Afrique se réduit au rôle de faire-valoir des autres continents. Tel le Moyen Âge, époque dynamique et multicolore, la réalité africaine est pourtant splendide et chatoyante, bien loin de l’obscurantisme qu’on lui prête également.
Pire encore, l’Afrique n’a laissé aucune trace écrite ; elle semble sans histoire. C’est pour cette raison que je me rendis, dans un premier temps, en Éthiopie qui avait probablement accueilli, dès l’Antiquité, l’écriture provenant de la péninsule arabique en passant par la mer Rouge. L’Éthiopie avait introduit le christianisme au IVe siècle, ne devait rien à Rome et, sans nier le judaïsme, elle restait fidèle à l’Ancien Testament. L’histoire de ce lieu, parfaitement autonome, est conservée jusqu’à nos jours, grâce à Alexandrie, à travers des manuscrits enluminés et des icônes religieuses qui font le bonheur des yeux et de l’esprit. Ces textes étaient écrits en guèze, une langue morte devenue langue liturgique comme le latin.
Mais, une question surgit alors. Pourquoi cette écriture ne s’est-elle pas diffusée depuis l’Égypte et l’Éthiopie jusqu’à l’Afrique subsaharienne ?
Nous pourrions conclure hâtivement que l’écriture ne se serait pas répandue dans ces régions éloignées des grand-routes et des échanges, dans ce continent peu peuplé, déserté aussi par les grandes inventions. Outre les mouvements de population, nous oublions pourtant que la frontière du Sahel communiquait avec le monde arabe et que les caravanes, qui échangeaient des êtres humains contre des biens de consommation bien avant la traite des esclaves, avaient apporté le Coran.
Nous oublions également que les monnaies coquillages (ces fameux cauris) étaient transmises par l’océan Indien et que l’influence de l’Asie était même souvent étonnante. En 1730, un voyageur, Snelgrave, rapporta dans son journal qu’il avait rencontré un Malaisien qui écrivait devant les Africains et, qui plus est, à leur demande. Les aborigènes tenaient ce manuscrit pour un talisman et le portaient en signe de bonne fortune ou de pouvoir.
Par ailleurs, à la fin du XVIIIe siècle, l’explorateur Mungo Park assiste à une scène où les caractères, une fois dissous dans l’eau, transforment celle-ci en boisson magique. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, juste après l’invention de l’écriture Bamoun, le sultan Njoya disperse les lettres dans l’eau pour les faire boire à ses sujets, avant qu’elles ne s’effacent. Même si elles sont éloignées dans l’espace et le temps, ces deux anecdotes montrent pareillement le lien qu’entretient l’écriture avec la magie, comme nous autres Occidentaux en avons aussi fait l’expérience. Sans parler du latin utilisé dans les églises, du grec des apothicaires, ou encore de Champollion qui finit par dissiper un mystère pétri d’erreurs, rappelons simplement les interprétations invraisemblables qu’ont suscitées les hiéroglyphes – des caractères sacrés dévoilant l’ordre du ciel ou révélant la religion disparue, entre autres.
L’absence d’écriture, bien qu’elle ne soit pas entièrement volontaire, est un phénomène profondément complexe qui peut attirer notre attention, en ce que cela engage toute l’humanité. N’oublions pas que le sanscrit de l’Antiquité et le japonais jusqu’au VIIIe siècle après Jésus-Christ étaient des langues parlées. Aujourd’hui même, il existe encore de nombreuses langues non écrites.
Certes, il est difficile d’expliquer le recours à l’écriture, mais cela est capital d’un point de vue anthropologique pour comprendre notre propre histoire. Il faut pour cela résister à l’ethnocentrisme et refuser une vision confuse et unilinéaire quant au progrès humain. Barthes le formule en ces termes : « Nous sommes nombreux à penser comme "avant Voltaire" ».
Le lien entre l’écriture et la magie subsiste mais jusqu’à quand ? En Afrique même, l’éducation met désormais à l’honneur le signe, bien que des pratiques initiatiques et ésotériques qui ne nous sont pas complètement inconnues survivent encore. Si nous pouvons choisir notre interlocuteur à l’oral, le document écrit, lui, peut tomber aux mains de tous. La parole borne les lois à un petit cercle de semblables, alors que l’écriture les diffuse bien au-delà et favorise l’expansion des empires comme leur effondrement.
Les dissidents, les clandestins et les fugitifs étaient si prudents qu’ils étaient prêts à avaler tout document susceptible de mettre leur vie en danger. Comme un secret tapi en son cœur reste un bien inaliénable, un grand nombre de prisonniers et de poètes confiaient à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui pouvait les sauver ou bien survivre à leur mort.
Par je ne sais quel heureux hasard, je tombai sur la fable de Pierre Bettencourt :
« J’ai mis le testament de ma femme dans une carafe. Les caractères noirs ont tout de suite fondu et l’eau a pris une teinte boueuse. Quelques années plus tard, lorsque j’ai retrouvé la carafe, l’eau s’était complètement évaporée et les caractères au fond ont ressuscité intacts. »
Bettencourt n’entendit jamais parler du sultan Njoya, qui lui-même n’avait pas pressenti son existence, mais grâce au pouvoir de l’imagination nous pouvons approcher de l’Afrique comme si nous nous y rendions en voyage.
Rétrotraduction du coréen : Cha Hyang-mi & Thierry Laplanche
PROCHE AFRIQUE
Selon Conrad, elle est le cœur des ténèbres.
Pour la plupart des gens, elle est le continent noir.
Jadis inaccessible, l’Afrique passe pour une terre sombre et mystérieuse. Quand, par chance, elle n’est pas oubliée dans l’histoire des civilisations, elle se trouve toujours à la marge. En toute honnêteté, si l’Afrique reste cantonnée dans un rôle de figuration, c’est par ses maladies, ses catastrophes naturelles et ses coutumes résolument étranges et, bien qu’elle ait été un continent splendide et glorieux tout comme le Moyen Âge une époque dynamique et multiple, on lui attribue un caractère sinistre à l’image de cette période.
Comble de malheur, parce qu’elle ne l’a pas consigné dans des documents écrits, l’Afrique est considérée comme une terre sans histoire. Ce sont les raisons qui m’ont amené à partir pour l’Éthiopie. Il est connu que l’on y utilise depuis l’Antiquité l’écriture transmise depuis la péninsule Arabique en passant par la mer Rouge. Christianisé au IVe siècle, ce pays est pourtant resté en dehors de l’influence de Rome ; partisan de l’Ancien Testament, il ne nie rien du judaïsme. Son histoire tout à fait indépendante s’est développée jusqu’à aujourd’hui en relation avec Alexandrie grâce aux peintures et aux manuscrits enluminés de l’église qui flattent aussi bien les yeux que le cœur – des manuscrits rédigés en guèze, langue morte devenue langue liturgique au même titre que le latin en Occident.
Une question se présente alors. Pourquoi l’écriture qui a émergé en Égypte et en Éthiopie ne s’est-elle pas propagée au sud du Sahara ?
On suppose souvent – de manière un peu trop hâtive – qu’il n’existe pas d’écriture dans ces contrées éloignées des grands axes de circulation et des échanges commerciaux, dans ce continent faiblement peuplé et hors d’atteinte des grandes inventions. C’est toutefois oublier, sans même évoquer les migrations de masse, les échanges avec le monde arabe autour du fleuve (sic) Sahel et l’introduction, bien avant la traite négrière, du Coran par les caravanes qui troquaient des biens contre des esclaves. C’est aussi faire l’impasse sur l’influence exercée de manière inattendue par l’Asie via l’océan Indien où l’on introduisit une monnaie sous forme de coquillages, les fameux « cauris ». En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave raconte avoir rencontré, dans la région du Sahel, des Malaisiens qui écrivent sous les yeux des Africains, et qui écrivent même ce que leur demandent ces derniers. Ces inscriptions manuscrites deviennent des amulettes pour les autochtones qui les portent sur eux comme symbole de bonne fortune ou comme signe de pouvoir. A la fin du siècle, Park Moon-go assiste à une scène où des caractères se dissolvent pour devenir une boisson magique. Cent ans plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya fait boire à ses sujets de l’eau dans laquelle il a dissous des caractères issus de l’écriture dont il est l’inventeur. Ces deux épisodes semblables, en dépit de la distance géographique et temporelle qui les sépare, témoignent d’une relation mystique avec l’écriture, ce dont nous sommes déjà familiers. Rappelez-vous, sans parler du latin de l’Église ou du grec des apothicaires, les interprétations fantaisistes sur les hiéroglyphes divins véhiculant la parole divine ou les révélations d’une religion disparue, avant que Champollion ne lève le voile sur ces faux mystères.
L’absence d’écriture, si elle n’est pas entièrement affaire de choix, est un phénomène assez complexe pour susciter notre curiosité, d’autant qu’elle se rapporte à l’ensemble de l’humanité. Souvenez-vous que le sanskrit de l’Antiquité ou le japonais du VIIIe siècle de notre ère n’avaient pas d’écriture, et que les langues sans écriture restent encore majoritaires de nos jours. L’adoption d’une écriture, difficile à expliquer, est un fait anthropologique majeur qui nous en apprend sur notre propre histoire, à condition de ne pas nous complaire dans l’ethnocentrisme et de sortir de la vision unilinéaire de « progrès », notion que je ne saurais définir. C’est une évidence dans la mesure où nous vivons plusieurs époques à la fois, et où la majorité d’entre nous, comme le disait très justement Barthes, vit encore dans une mentalité pré-voltairienne.
Notre relation magique à l’écriture persiste, et nous craignons que ce lien ne se rompe. En Afrique, où le rapport aux signes s’est transformé avec l’éducation, il subsiste quelque chose d’initiatique ou de mystique qui ne nous est pas tout à fait étranger. Si l’on préfère l’oral pour le choix de son interlocuteur, l’écrit peut lui tomber entre n’importe quelles mains. Si la parole s’échange au sein d’une même ethnie, l’écriture permet quant à elle de répandre la loi très loin, d’étendre les frontières d’un empire ou de provoquer sa chute.
Des résistants, des criminels, des fugitifs ont fait preuve de prudence en avalant des documents qui auraient pu les mettre en danger. Ce que l’on garde en tête étant invisible et inaliénable, combien de prisonniers et de poètes ont dû leur vie ou leur survie à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) !
Comme guidé par une main généreuse, mon regard s’est posé par hasard sur cette fable de Pierre Bettencourt :
« J’ai placé les dernières paroles de ma femme dans une bouteille d’eau. Les caractères noirs se sont vite dissous et l’eau s’est troublée. Quelques années plus tard, lorsque j’ai retrouvé la bouteille dans le placard, l’eau s’était complètement évaporée. Au fond de la bouteille restaient les caractères intacts. »
Tout comme Bettencourt n’avait jamais entendu parler du sultan Njoya, ce dernier ne pouvait soupçonner l’existence de Bettencourt. Pourtant, grâce à cet imaginaire commun, il est possible, tout autant que par le voyage, de se rapprocher de l’Afrique.
Rétrotraduction du grec ancien : Matteo Capponi
L’AFRIQUE PROCHAINE
Pour Conrad, c’est le cœur des ténèbres.
Pour la plupart d’entre nous, le continent noir.
À l’époque on croyait l’Afrique inaccessible, on l’a donc rendue ténébreuse et secrète. Et à travers l’histoire, elle reste comme séparée de nos cultures, à moins qu’on l’oublie, tout simplement.
Mais à dire vrai, ce sont plutôt les autres peuples qui ont été mis en lumière par ses maladies à elles, ses conflits et ses coutumes qui paraissaient extraordinaires. Et si, tout comme le Moyen Âge, on a rendu l’Afrique « obscure », elle est en vérité brillante et colorée – autant que le Moyen Âge était vivant et bigarré.
Le plus navrant, c’est que l’on pense que l’Afrique n’a pas d’histoire, c’est-à-dire pas d’histoire écrite. Pour cette raison, je me suis tourné d’abord vers l’Éthiopie, où l’on connaît l’écriture depuis bien longtemps. Elle est arrivée probablement de la péninsule Arabique par la mer Rouge.
En Éthiopie, le christianisme a été introduit vers 300 ap. J.-C. : il ne doit rien à Rome, il est fidèle à l’Ancien Testament et n’a rien renié du judaïsme. L’histoire de l’Éthiopie, liée à celle d’Alexandrie, nous a été transmise de manière complètement autonome à travers des manuscrits enluminés et des écrits ecclésiastiques qui réjouissent aussi bien la vue que l’esprit. Ces manuscrits ont été rédigés dans la langue des Éthiopiens, que ne parle plus personne, une langue devenue liturgique comme le latin en Occident.
Mais alors une question surgit d’elle-même : pourquoi l’écriture ne s’est-elle pas répandue depuis l’Égypte et l’Éthiopie dans les régions subsahariennes ?
On croit parfois, un peu trop vite qu’il ne faudrait, dans ces régions sans voies de communication ni échanges commerciaux, dans ce continent sous-peuplé que n’ont pas atteint les grandes inventions, que l’écriture est inconnue.
C’est oublier (même sans tenir compte des migrations) que les Arabes étaient en contact avec les habitants aux abords du Sahel, et que les caravanes qui échangeaient des marchandises contre des esclaves (longtemps avant les traites négrières) apportaient avec elles le Livre saint des musulmans.
C’est oublier aussi que, par le biais de l’océan Indien, d’où provenait un coquillage qui servait de monnaie (le fameux cauri), l’Asie elle-même jouait un rôle, parfois inattendu. Ainsi, en 1730, un voyageur du nom de Snelgrave dit avoir rencontré dans le Sahel des Indonésiens qui, à la demande des Africains, écrivent devant eux. Les indigènes transforment ces manuscrits en talismans, qu’ils utilisent comme porte-bonheurs ou comme insignes du pouvoir.
À la fin du même siècle, Mungo Park assiste à la préparation d’une potion magique : par immersion d’un écrit. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya invente une écriture dont il détruit aussitôt les caractères, en les diluant dans l’eau pour les faire boire à ses sujets.
Ces deux évènements, si semblables, mais survenus en des lieux et des époques bien distinctes, témoignent du pouvoir magique attribué à l’écriture. Nous l’avons connu nous aussi.
Pas besoin d’évoquer le latin d’Église ou le jargon hellénisant des apothicaires. Il n’y a qu’à se souvenir des interprétations farfelues que l’on faisait des hiéroglyphes, caractères sacrés censés traduire la Destinée ou rapporter les révélations de quelque religion disparue. Un jour Champollion vint et dissipa ces faux mystères.
Quant à l’absence d’écriture, si elle ne s’explique pas toujours, elle constitue un phénomène complexe qui mérite toute notre attention, car il concerne l’ensemble du genre humain. Il suffit de se rappeler que le sanscrit, dans les temps anciens, tout comme le japonais jusqu’en 700 ap. J.-C., ne s’écrivaient pas, et que la majeure partie des langues, aujourd’hui encore, n’ont pas d’écriture.
Le choix de l’écriture est difficile à expliquer. Il constitue l’une des questions cruciales de l’anthropologie, car il en dit beaucoup sur notre propre histoire. Encore faut-il nous passer du plaisir de juger les autres cultures à l’aune de nos propres critères, et abandonner l’idée d’un progrès linéaire, alors même que nous vivons plusieurs époques à la fois. Barthes disait très justement que, pour beaucoup, nous avons gardé une mentalité datant d’avant Voltaire.
Le pouvoir magique attribué à l’écriture perdure, et la crainte qu’il ne disparaisse nous taraude. En Afrique, l’éducation a modifié le rapport aux signes, mais il subsiste une forme d’initiation et de mystère qui ne nous sont pas étrangers. Si quelqu’un opte pour le discours, il peut décider à qui il s’adresse ; les écrits en revanche circulent entre toutes les mains. Un discours peut rester gravé dans les esprits, mais l’écriture perpétue les lois et leur fait atteindre les frontières de l’empire – même si elle peut aussi hâter sa chute…
Les rebelles, les clandestins, les fugitifs protégeaient leurs écrits en « buvant » ce qui pouvait les mettre en danger. Ce que l’on sait par cœur est invisible et inviolable. Combien de prisonniers et de poètes ont transmis par la mémoire, ou par la mémoire de leurs proches, ce qui était leur raison de vivre, de survivre ?
Le hasard, pour peu que l’on croie à sa main bienveillante, m’a mis sous les yeux ce texte de Pierre Bettencourt :
« Dans une bouteille d’eau, j’ai mis les dernières paroles de ma femme. Les lettres, noires, se sont vite diluées, et l’eau est devenue trouble. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé la bouteille au fond d’une armoire. L’eau s’était évaporée. Au fond de la bouteille, les lettres avaient repris leur forme. »
Bettencourt n’avait jamais entendu parler du sultan Njoya, et ce dernier n’avait pas prévu l’existence de Bettencourt. Mais à travers ces deux récits semblablement merveilleux, aussi bien que par un voyage, il nous est possible d’approcher l’Afrique.
Rétrotraduction du grec ancien : Antje Marianne Kolde
SUR LA LYBIE, NOTRE VOISINE
C’est au milieu de l’ombre, comme dit Conrad.
La plupart d’entre nous pense qu’il y a un continent noir.
La Libye, pendant longtemps inaccessible, semble être obscure et de nature mystérieuse ; elle ne compte pas de cités bien gouvernées ; il arrive aussi tout simplement qu’on ne parle pas d’elle. De fait, pour dire la vérité, elle repousse tout le monde parce qu’elle regorgerait de maladies, de troubles et, je suppose, de coutumes étranges ; et en effet, comme le Moyen Âge chez nous, elle semble être obscure alors qu’elle est lumineuse et en réalité aussi emplie de couleurs que le Moyen Âge était brillant et riche en couleurs diverses.
Pour empirer les faits, les habitants de la Libye pensent ne posséder aucune histoire, parce qu’ils n’en ont rédigé aucune. À cause de cela, d’abord, ils se sont rendus chez les Éthiopiens qui connaissent l’écriture depuis des temps très anciens, puisqu’ils l’ont importée de l’Arabie à travers la mer Rouge. Car les Éthiopiens, qui se sont christianisés aussitôt, dès les premiers temps, n’ont aucune dette envers les Romains et, restés fidèles à l’Ancien Testament, ils n’ont nullement renoncé à la religion juive. Tout à fait indépendants en tout, ils pratiquent la religion juive jusqu’à aujourd’hui, ils vivent avec ceux qui habitent à Alexandrie, utilisent des manuscrits colorés et des écrits ecclésiastiques qui séduisent la vue et l’esprit. Ces manuscrits sont écrits dans une langue disparue et devenue liturgique comme celle des Romains pour ceux qui habitent le couchant.
Il nous faut cependant nous interroger aussi sur ceci : pour quelle raison l’écriture n’a-t-elle pas passé des Égyptiens et des Éthiopiens à ceux qui habitent le centre de la Libye ?
Certains considèrent quelquefois, se l’imaginant plutôt, que ceux qui habitent dans ces régions, loin des routes principales et des comptoirs, ne savaient pas écrire, parce qu’ils vivaient dans ce continent pauvre en hommes que les plus grandes découvertes n’avaient pas rendues accessibles aux autres hommes. Mais ils oublient qu’une fois les colonies abandonnées, les frontières de ces plaines étaient proches des Arabes et que les marchands itinérants non seulement échangeaient des biens contre des esclaves, bien longtemps avant l’importation d’hommes noirs, mais aussi apportaient avec eux le livre de Mahomet. Mais ils oublient aussi que les hommes venus d’Asie à travers l’océan Indien, au-delà duquel on utilise des coquillages appelés cauri en guise de monnaie, apportaient le poids, même parfois de façon inattendue. De fait, un voyageur, nommé Snelgrave, raconte que dans cette plaine, il a rencontré des hommes venus d’Indonésie qui non seulement écrivaient pour les Libyens, mais même à leur demande. Les indigènes utilisaient ces écrits comme amulettes et les portaient sur eux afin de rencontrer le bonheur ou de signifier leur propre puissance. Mungo Park, à cette même époque, a secouru un compagnon de voyage à l’aide d’écrits mélangés à de l’eau et changés en médicament. Bien plus tard, dans une région située vers le couchant, le sultan Njoya donnera à boire à ses serviteurs des lettres qu’il viendra de découvrir, légèrement effacées et mélangées à de l’eau. Ces faits, qui sont très semblables, même s’ils diffèrent beaucoup des points de vue de la région et de l’époque, révèlent que les hommes utilisent l’écriture à la façon d’une magie, comme nous aussi l’avons utilisée. Je ne veux en effet pas parler de la langue des Romains, utilisée par les auteurs ecclésiastiques, ni de la langue des Grecs, utilisée par les pharmaciens, mais des seuls hiéroglyphes, que l’on a interprétés de façon variée comme des lettres sacrées révélant ce qui est connu des dieux ouraniens ou cachant ce qui concerne des dieux déchus, jusqu’à ce que Champollion repousse ces mensonges et aberrations.
Si certains hommes ignorent l’écriture, ils ne l’ont pas réellement choisi, mais c’est manifestement dû à une conjoncture des événements : il nous faudrait être attentifs à cela ; car cela concerne tout le monde. De fait, il suffit de se souvenir de ceci, que le sanscrit, dans les temps plus anciens, ou le japonais, dans les temps plus récents, étaient des langues non écrites. Et encore de nos jours, il y a beaucoup de langues non écrites. Quand donc les hommes se servent de l’écriture – ce qui est difficile à déterminer – ils nous révèlent nécessairement ce qui nous est arrivé, si seulement nous ne nous complaisons pas à nos propres habitudes, mais que nous cessons de croire que toutes les lettres deviennent toujours meilleures, de je ne sais quelle façon linéaire. Certes, nous vivons longtemps au même endroit ensemble. Et un homme doté de discernement a justement dit que beaucoup d’entre nous s’imaginent encore des choses obscures.
Les hommes se servent donc encore de l’écriture à la façon d’une magie et nous craignons de la perdre. Par contre, auprès des habitants de la Libye, qui, formés d’une autre façon, se servent à présent des signes, il reste quelque chose de l’initiation et du secret qui ne nous est pas totalement étranger. Si nous préférons la parole, alors nous la choisissons en rapport avec celle que nous prononçons. Tout ce que nous écrivons peut tomber aux mains de tous. Lorsque nous nous servons de la parole, il nous est donc possible de rester entre nous, alors que par l’écriture, nous portons la loi plus loin et nous repoussons les frontières du pouvoir ; l’écriture aussi, nous pouvons la jeter dans la destruction.
Et certes les résistants et les clandestins et les persécutés avalent par précaution les preuves qui pourraient les mettre en danger. Tout ce que nous savons de mémoire est invisible et sûr ; beaucoup de prisonniers et de poètes se sont fiés à leur mémoire ou à celle de leurs proches, à même de leur offrir de vivre ou de survivre.
À la suite d’un hasard dirigé par une main pour ainsi dire bienveillante, j’ai récemment rencontré cette fable écrite par un poète français :
« Un jour, » dit-il, « j’ai versé les dernières paroles de ma femme dans une bouteille pleine d’eau. Aussitôt, les lettres noires se sont mélangées et l’eau s’est troublée. Peu de temps après, je l’ai retrouvée dans un coffre et l’eau s’était à ce point évaporée que les lettres, sur le fond, reprirent leur ancienne forme. »
Ce poète ne connaissait pas le sultan Njoya qui ignorait la vie de ce poète, mais à travers ces visions nous sommes si proches de la Libye comme si nous y voyagions.
Rétrotraduction de l’italien : Marie-Line Zucchiatti
« PROCHE » AFRIQUE
Pour Conrad, un cœur de ténèbres.
Pour la plupart d’entre nous, un continent noir.
Considérée autrefois comme un lieu impénétrable, pour beaucoup l’Afrique est aujourd’hui encore une terre sombre et mystérieuse, un cas à part dans l’histoire des civilisations. Et parfois, elle est tout simplement oubliée. À vrai dire, souvent condamnée à cause de maladies, de catastrophes et de traditions apparemment insolites qu’on lui associe, l’Afrique comme le Moyen Âge est vue comme une terre triste alors qu’en réalité elle est lumineuse et colorée, tout comme le Moyen Âge qui en réalité était une période vive et polychrome.
Ce qui contribue à aggraver le cas du continent africain est le fait qu’il est réputé ne pas avoir d’histoire étant donné qu’il ne possède pas de tradition écrite. C’est pour cette raison que je me suis tout d’abord rendu en Éthiopie, pays où l’écriture est présente depuis l’Antiquité, étant probablement arrivée de la péninsule Arabique à travers la mer Rouge. Convertie au christianisme au IVe siècle, l’Éthiopie indépendante de l’Église romaine et fidèle à l’Ancien Testament n’a pas renié le judaïsme. Son histoire autonome, liée à la ville d’Alexandrie, nous est parvenue grâce à des manuscrits enluminés et à des peintures sacrées qui charment la vue et l’esprit. Il s’agit de manuscrits rédigés en ge’ez, une langue morte devenue la langue des célébrations comme le latin en Occident.
Une question nous semble alors incontournable : pourquoi, depuis l’Égypte et l’Éthiopie, l’écriture ne s’est-elle pas également répandue dans l’Afrique subsaharienne ?
On pense parfois un peu à la légère que l’écriture était inconnue dans ces contrées, situées à l’écart des principales voies de communication et d’échanges, dans un continent sous-peuplé au sein duquel les grandes inventions n’arrivaient pas. Mais cela équivaut à ignorer le fait que toute migration mise à part, le Sahel était en contact avec le monde arabe. Et bien avant la « traite des nègres », en échangeant des marchandises contre des esclaves, les caravanes apportaient avec elles le Coran. Cela équivaut également à oublier l’influence parfois inattendue que l’Asie elle-même exerçait sur ces territoires à travers l’océan Indien d’où provient aussi le célèbre coquillage cauri utilisé comme pièce de monnaie. En 1730, un voyageur nommé Snelgrave raconte qu’il rencontre le long de la bande du Sahel des Malais qui écrivent en présence d’Africains et même à la demande de ces derniers. Les indigènes considèrent ces manuscrits comme des grigris qu’ils portent sur eux ou comme des preuves de pouvoir. A la fin du même siècle, Mungo Park assiste à une scène au cours de laquelle l’écriture dissoute dans de l’eau devient une potion magique. Cent ans plus tard, dans la partie ouest du Cameroun, le sultan Njoya fera boire à ses sujets les caractères de l’écriture qu’il vient d’inventer, après les avoir effacés et délayés dans l’eau. Ces deux épisodes semblables, malgré la distance spatiale et temporelle qui les sépare, démontrent la relation magique que nous aussi avons établi avec l’écriture. Sans vouloir citer le latin ecclésiastique ou le grec utilisé par les apothicaires, il suffit de se souvenir des interprétations absurdes attribuées aux hiéroglyphes, considérés comme des symboles sacrés de la volonté divine ou comme des révélations d’une religion disparue, jusqu’à ce que Champollion ne dévoile ces faux mystères.
L’absence de l’écriture, lorsque celle-ci ne dépend pas entièrement d’un choix, est un phénomène dont la complexité devrait éveiller notre intérêt car elle touche l’humanité toute entière. N’oublions pas que dans l’Antiquité le sanscrit ou jusqu’au VIIIe siècle le japonais étaient des langues non écrites. Et aujourd’hui encore, les langues non écrites sont les langues les plus nombreuses dans le monde. L’introduction de l’écriture, une pratique dont il est difficile de rendre compte est donc un fait anthropologique fondamental qui nous informe sur notre propre histoire à condition de ne pas cultiver l’ethnocentrisme et de se détacher d’une vision linéaire d’un soi-disant « progrès ». D’autant plus qu’aujourd’hui nous vivons plusieurs époques en même temps : comme le disait Barthes avec justesse, un bon nombre d’entre nous a encore une mentalité pré-illuministe.
Le lien magique avec l’écriture est encore actuel et la crainte qu’il ne disparaisse nous obsède. En Afrique où l’alphabétisation a modifié le rapport aux signes, persistent cependant quelques traces de l’initiation et du secret rattachés à l’écriture, des aspects qui ne nous sont pas complètement étrangers. Si on privilégie l’oralité c’est parce qu’avec elle on peut choisir à qui l’on s’adresse, tandis qu’un document écrit peut tomber entre les mains de n’importe qui. On peut se parler rien qu’à soi-même, par contre l’écriture permet de faire connaitre la loi et d’élargir les frontières d’un empire ou au contraire d’en accélérer la chute.
Par précaution, les opposants, les clandestins, les fugitifs avalaient les documents écrits susceptibles de les compromettre. Ce qui est su par cœur est invisible, inviolable. D’ailleurs qui sait combien de prisonniers ou de poètes ont confié à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) les mots qui devaient les faire vivre ou survivre.
Par un hasard heureux du destin récemment ce conte m’est tombé entre les mains, l’auteur en est Pierre Bettencourt :
« J’avais mis dans une bouteille les ultimes paroles de ma femme. Les lettres noires s’effacèrent rapidement et l’eau prit la couleur de la boue. Quelques années plus tard, on retrouva la bouteille dans une armoire : l’eau s’était évaporée et au fond du flacon, les lettres avaient repris leur forme. »
Bettencourt n’avait pas entendu parler du sultan Njoya, qui à son tour n’avait pas prévu l’existence de Bettencourt, mais c’est aussi par cet imaginaire commun que nous pouvons nous rapprocher de l’Afrique, tout autant que par le voyage.
Rétrotraduction de l’italien : Claire Pellissier
AFRIQUE VOISINE
Au cœur des ténèbres, d’après Conrad.
Continent noir, pour la majorité d’entre nous.
Après avoir acquis la réputation de continent impénétrable, l’Afrique a été vue comme une terre obscure et mystérieuse, en marge de l’histoire et des civilisations ou tout simplement oubliée. À dire vrai, avec ses maladies, ses catastrophes, ses coutumes apparemment étranges, elle fait facilement fonction d’opposition négative et, tout comme le Moyen Âge, qui bien qu’étant fondamental et polychrome a été qualifié d’« obscur », l’Afrique a elle aussi été décrite comme ténébreuse alors que sa réalité est lumineuse et bigarrée.
Ce qui renforce cette conception, c’est l’idée que l’Afrique n’a pas d’histoire car elle n’a pas été écrite. C’est pour cette raison que je me suis tout d’abord rendu en Éthiopie où l’écriture est connue depuis l’Antiquité, probablement arrivée par la péninsule Arabique à travers la mer Rouge. Au IVe siècle, l’Éthiopie a adopté une forme de christianisme qui ne doit rien à Rome et qui est fidèle à l’Ancien Testament sans rien renier du judaïsme. Son histoire parfaitement autonome a été retracée jusqu’à nos jours, liée à celle d’Alexandrie d’Égypte, à travers des manuscrits enluminés et des peintures sacrées, véritables chefs-d’œuvre pour les yeux et l’esprit. Il s’agit de manuscrits en éthiopien ancien, le ge’ez, langue aujourd’hui éteinte et utilisée comme langue rituelle, exactement comme le latin en Occident.
À ce stade une question se pose naturellement : pourquoi l’écriture ne s’est-elle pas diffusée en Afrique subsaharienne à partir de l’Égypte antique et de l’Éthiopie ?
Parfois on pense, trop rapidement, que l’écriture était totalement inconnue dans ces terres exclues des grandes routes et des échanges, dans un continent peu peuplé où n’arrivaient pas les grandes inventions. Ainsi, on oublie qu’en plus des mouvements migratoires eux-mêmes, les populations des rives du Sahel étaient en contact avec le monde arabe et que les caravanes qui échangeaient des marchandises contre des esclaves, bien avant la traite des Noirs, emmenaient avec elles le Coran. On omet aussi le fait qu’à travers l’océan Indien, d’où arrivait la monnaie sous forme de coquillages (le célèbre cauri), l’Asie elle-même exerçait son influence d’une façon parfois surprenante. En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave raconte que dans la bande sahélienne il rencontre des habitants du Mali qui écrivent en présence des Africains et même à leur demande. Les indigènes font des amulettes de ces manuscrits qu’ils gardent avec eux comme des porte-bonheurs ou des symboles du pouvoir. À la fin de ce même siècle, Mungo Park assiste de son côté à une scène où l’écriture dissoute devient un breuvage magique. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya fera boire à ses sujets les caractères, à peine effacés et délayés dans l’eau, de l’écriture qu’il a inventée depuis peu. Ces deux anecdotes si semblables, bien que séparées dans le temps et dans l’espace, témoignent de l’existence d’un rapport magique avec l’écriture que nous avons aussi connu. Sans parler du latin ecclésiastique ni du grec utilisé par les pharmaciens, il suffit de penser aux interprétations mirobolantes attribuées aux hiéroglyphes, caractères sacrés qui traduisaient la volonté du ciel ou qui renfermaient les révélations d’une religion perdue jusqu’à ce que Champollion fasse toute la lumière sur ces faux mystères.
L’absence de l’écriture, lorsqu’elle ne dérive pas d’un choix délibéré, est un phénomène dont la complexité devrait éveiller notre plus grand intérêt parce qu’il concerne toute l’humanité. Il suffit de rappeler que le sanscrit de l’Antiquité ou le japonais jusqu’au VIIe siècle de notre ère furent des langues non écrites. Ajoutons que les langues qui ne disposent pas d’une forme d’écriture sont encore aujourd’hui les plus nombreuses. L’adoption de l’écriture, acte difficile à établir et à décrire, est donc un fait anthropologique essentiel qui nous fournit des informations sur notre histoire à condition de ne pas se complaire dans l’ethnocentrisme et de réussir à abandonner une vision linéaire d’on ne sait quelle forme de progrès. D’autant plus que nous vivons plusieurs époques en même temps : Barthes affirmait avec justesse que beaucoup d’entre nous ont encore une mentalité « pré-voltairienne ».
Le lien magique avec l’écriture subsiste et la peur de sa disparition nous poursuit. En Afrique, où l’enseignement a changé le rapport aux signes, il reste quelque chose du rite initiatique et du secret qui ne nous sont pas entièrement étrangers. Si l’on privilégie la parole, c’est pour choisir son interlocuteur, alors qu’un document écrit pourrait se retrouver entre toutes les mains. Avec la parole on peut rester entre soi, avec l’écriture on diffuse la loi au loin et on peut faire la conquête de nouvelles terres pour l’empire, mais on peut aussi en accélérer la chute.
Par précaution les partisans, les clandestins, tous les sujets persécutés avalaient les documents pouvant être trop compromettants pour eux. Ce que l’on connaît par cœur est invisible, inviolable et d’innombrables prisonniers et poètes s’en sont remis à la mémoire (la leur ou celle de leurs proches), ce qui leur a permis de vivre ou de survivre.
Le hasard, qui pourrait avoir été guidé par une main bienveillante, vient tout juste de mettre sous mes yeux la fable de Pierre Bettencourt qui dit :
« J’avais enfermé dans une bouteille d’eau les derniers mots de mon épouse. Les lettres noires se diluèrent sans tarder et l’eau devint couleur de vase. Quelques années plus tard, je la retrouvai dans un meuble, l’eau s’était évaporée et, au fond de la bouteille, les lettres avaient repris leur forme ».
Bettencourt n’avait jamais entendu parler du sultan Njoya, qui de son côté n’avait certainement pas prévu l’existence de Bettencourt, mais c’est aussi grâce à cet imaginaire partagé que l’on peut s’approcher de l’Afrique, tout comme on le fait en voyageant.
2 SUITE DES RÉTROTRADUCTIONS
Rétrotraduction du japonais : Jacques Lévy
PROCHE AFRIQUE
Pour Conrad, le cœur des ténèbres.
Le continent noir pour beaucoup.
Jadis impénétrable, l’Afrique a par la suite été tenue pour une terre sombre et mystérieuse. Et, bien que son existence n’ait jamais été complètement omise, elle a toujours occupé une place à part dans l’histoire de la civilisation. L’Afrique ne lui aura en fait servi que de faire-valoir par ses maladies, ses catastrophes et ses coutumes à première vue étranges. À l’instar du Moyen Âge, on l’a crue obscure alors que, tout comme l’était justement le Moyen Âge, elle est emplie de lumière et de couleurs.
Pis, on prétend que l’Afrique n’a pas d’histoire. Parce que celle-ci n’est pas écrite. C’est la raison pour laquelle je m’étais d’abord rendu en Éthiopie. L’écriture y existait depuis l’Antiquité, transmise probablement de la péninsule Arabique par la mer Rouge. Adopté au quatrième siècle sans passer par Rome, son christianisme était fidèle à l’Ancien Testament et ne rejetait aucunement le judaïsme. C’est grâce à ses relations avec Alexandrie et ses manuscrits enluminés, véritable plaisir pour l’œil et l’esprit, que l’Éthiopie a pu jouir jusqu’à aujourd’hui d’une histoire propre. Ces textes étaient écrits en ge’ez, langue morte préservée, comme pour le latin en Occident, uniquement dans la liturgie.
C’est alors que se pose une question. Pourquoi l’écriture n’a-t-elle pas été transmise à l’Afrique subsaharienne depuis l’Égypte et l’Éthiopie ?
L’écriture est restée chose inconnue parce que les grandes inventions n’ont pu être introduites dans ce continent dépeuplé, situé à l’écart des grands axes commerciaux, s’empresse-t-on parfois de répondre. Mais cela revient à oublier que, même s’il n’y eut pas de migration, le Sahel avait des échanges avec le monde arabe et que, bien avant l’époque de la traite des Noirs, des caravanes qui échangeaient leurs marchandises contre des esclaves y avaient introduit le Coran. Et également à ne pas tenir compte de l’influence exercée par l’Asie sous des formes inattendues, comme l’introduction via l’océan Indien de ces coquillages qui servirent de monnaie d’échange primitive (les fameuses « porcelaines »). En 1730, un voyageur répondant au nom de Snelgrave rapporte qu’il a rencontré dans le Sahel des Malais qui traçaient des lettres à la demande des indigènes. Lesquels les portaient sur eux en guise de talisman, de porte-bonheur ou encore de marque de puissance. À la fin du dix-huitième siècle, Mungo Park assistait à une cérémonie au cours de laquelle des écrits étaient jetés dans l’eau pour en tirer une potion magique. Puis, cent ans plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya faisait également tremper dans l’eau les lettres qu’il venait d’inventer pour les donner à boire à ses sujets pendant qu’elles s’effaçaient. Similaires bien qu’elles se soient produites à des dates et dans des contrées éloignées les unes des autres, ces deux anecdotes témoignent d’une relation magique à la lettre qui ne nous est pas étrangère : sans même évoquer les cas du latin de l’Église ou du grec du pharmacien, il suffit de nous rappeler les curieuses interprétations que nous faisions des hiéroglyphes, en croyant y lire les traces d’une religion perdue, l’expression d’une volonté divine – autant de faux mystères que Champollion n’allait pas tarder à balayer d’un trait.
L’absence d’écriture, quand elle n’est pas le résultat d’un choix délibéré, est un phénomène complexe qui ne peut que nous intriguer. Il concerne en effet l’ensemble de l’humanité. Que l’on se souvienne que l’ancien sanscrit et le japonais avant le huitième siècle n’étaient pas des langues écrites. Et aussi que les langues sans écriture sont encore aujourd’hui majoritaires. L’adoption d’une écriture – même s’il est difficile d’en rendre compte avec précision – est un fait anthropologique essentiel qui, pourvu que l’on ne tombe pas dans l’ethnocentrisme et se garde d’une vision linéaire du développement, renseigne beaucoup sur l’histoire de l’humanité. Car nous vivons plusieurs époques simultanément et que, comme le disait avec justesse Barthes, nous sommes encore nombreux à vivre avec une mentalité « pré-voltairienne ».
La relation magique à l’écriture a beau continuer à exister, nous n’en sommes pas moins hantés par la crainte de sa disparition. En Afrique où l’éducation a transformé la relation au signe, on rencontre encore des pratiques qui s’apparentent à des rites ou des mystères, et celles-ci ne nous sont pas totalement inconnues. La parole a notre préférence parce qu’elle nous permet de choisir notre interlocuteur. Le texte écrit risque, lui, de passer entre toutes les mains. La parole reste entre nous. L’écriture permet, en asseyant au loin le pouvoir de la loi, d’étendre un empire, mais elle peut tout aussi bien en précipiter la chute.
Les résistants, les clandestins, les proscrits n’hésitaient pas, par précaution, à avaler les textes susceptibles de les compromettre. Pourvu qu’ils les retinssent par cœur, leur contenu demeurait invisible, inviolable. Combien de prisonniers ou de poètes n’ont-ils pas confié à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui devait leur assurer la vie ou la survie ?
Comme guidé par une main gracieuse, je suis tombé sur cet apologue de Pierre Bettencourt :
« J’avais plongé dans une bouteille emplie d’eau les derniers mots de ma femme. Les lettres noires s’étaient aussitôt délayées dans l’eau qui avait alors pris une teinte boueuse. Quand, quelques années plus tard, je retrouvais la bouteille sur l’étagère, l’eau s’était évaporée et les lettres déposées en son fond avaient recouvert leur forme première. »
Sans doute Bettencourt n’avait-il jamais entendu parler de l’histoire du sultan Njoya, ni ce dernier songé à son existence, mais, par le travail de leur imagination commune, nous pouvons nous rapprocher de l’Afrique comme si nous y voyagions.
Rétrotraduction du japonais : Thierry Maré
PROCHE EST L’AFRIQUE
Pour Conrad le cœur des ténèbres
Pour la plupart d’entre nous l’Afrique noire
Quand son existence n’est pas simplement négligée, l’Afrique, autrefois dite impénétrable, est encore aujourd’hui traitée comme une poche d’obscurité, inintelligible dans l’histoire de la civilisation. Mais à la vérité, c’est que les maladies et les calamités qui lui sont propres, ses coutumes à l’air bizarre n’en apparaissent qu’avec plus de relief et, de même que le Moyen Âge qualifié de ténébreux débordait de lumière et d’éclat, l’Afrique est en réalité bien vivante, riche en toute sorte de couleurs.
Pour aggraver encore la situation, puisque son histoire n’a pas été notée, on croit que l’Afrique n’en a pas. C’est pourquoi j’ai d’abord voulu visiter l’Éthiopie. Probablement arrivée par la mer Rouge après avoir longé la péninsule Arabique, l’écriture y était connue dès l’Antiquité. L’Éthiopie n’avait pas eu besoin de Rome pour embrasser le christianisme au quatrième siècle, tout en restant fidèle à l’Ancien Testament et sans renier le judaïsme. Parfaitement indépendante, son histoire continue jusqu’à nos jours mais, pour la joie des yeux aussi bien que du cœur, les peintures murales de ses églises et ses manuscrits enluminés la rattachent à Alexandrie.
Ici toutefois s’élève une interrogation. À partir de l’Égypte et de l’Éthiopie, pourquoi l’écriture ne s’est-elle pas transmise au sud du Sahara ?
Trop éloigné des principales routes terrestres et des centres de circulation, manquant la diffusion des principales découvertes, le continent n’avait rien connu de l’écriture, incline-t-on trop vite à penser. Sans même parler des migrations de peuple, c’est oublier pourtant les liaisons avérées du Sahel avec le monde arabe et que, bien avant l’établissement des conventions sur l’esclavage, des caravanes trafiquant les esclaves contre des marchandises y avaient amené le Coran. C’est en outre négliger le fait qu’à travers l’océan Indien des monnaies sous forme de coquillage (les célèbres cauris) avaient été introduites d’Asie, dont l’influence prenait à l’occasion des formes insoupçonnées. Sous les yeux des Africains, parfois à leur demande, on rencontrait dans les régions du Sahel des Malais qui traçaient des lettres, rapporte en 1730 le voyageur Snelgrave. Ces inscriptions manuscrites servaient aux indigènes d’amulettes, de talismans, de gages de pouvoir à porter sur soi. De même, toujours à la fin du XVIIIe siècle, faisait-on dissoudre des lettres dans l’eau pour fabriquer un breuvage magique, dans une scène à laquelle assista Mungo Park. Cent ans plus tard encore, dans l’ouest du Cameroun, le roi Njoya ferait délayer dans l’eau l’écriture qu’il venait d’inventer, puis la donnerait à boire à ses sujets, à demi effacée. Malgré leur distance dans l’espace et le temps, ces deux épisodes se ressemblent beaucoup et révèlent les mystérieuses relations qu’entretiennent avec nous ces lettres si bien connues. Sans aller jusqu’au latin d’église ou au grec des pharmaciens, rappelons seulement qu’avant que Champollion n’entre en scène pour en élucider les fallacieuses énigmes, les hiéroglyphes, objet de multiples interprétations extravagantes, étaient pris pour une écriture sacrée où s’exposait la destinée, voire la révélation d’une religion perdue.
L’absence d’écriture, quand bien même elle n’aurait pas été choisie, est par elle-même un phénomène qui concerne à coup sûr l’humanité entière et dont la complexité doit en conséquence attirer notre intérêt. Qu’on se souvienne du sanscrit dans les temps anciens, par exemple, et qu’avant le VIIIe siècle le japonais n’était pas une langue écrite.
Ou que, de nos jours encore, nombreuses sont les langues non écrites. Quoique en elle-même difficile à expliquer, l’adoption de l’écriture est un fait anthropologique essentiel qui, pour peu qu’on refuse le confort de l’ethnocentrisme et qu’on abandonne un point de vue aussi linéaire que celui du progrès, a beaucoup à nous apprendre sur notre propre histoire. Pour qui vit plusieurs époques à la fois, comme nous tous, cette importance est plus grande encore. Beaucoup d’entre nous gardent une mentalité « pré-voltairienne » : par ces mots, Barthes ne mettait-il pas dans le mille ?
La relation entre écriture et magie persiste jusqu’à nos jours et l’angoisse nous hante à l’idée d’une disparition des lettres. Même si l’éducation y a changé la relation aux signes écrits, quelque chose demeure en Afrique qui tient à la transmission initiatique aussi bien qu’au secret et ne nous est pas totalement étranger. Au moment de choisir un interlocuteur nous privilégions la parole, alors qu’un texte écrit peut passer par n’importe quelles mains. C’est au moyen de la parole que se maintiennent les liens du groupe, quand l’écrit sert à accroître la domination et à repousser plus loin la frontière des empires. Quitte à hâter le risque de leur perte.
Les résistants et les clandestins, ceux qu’on chassait de leur patrie avalaient par prudence les écrits qui les auraient mis en danger. Ce qu’on apprend par cœur n’est livré aux yeux de personne et ne peut être violé. C’est précisément pourquoi tant de prisonniers et de poètes ont confié à leur propre mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui les faisait vivre ou leur permettait de continuer à vivre.
Comme guidée par la main d’un dieu, la sollicitude du hasard, tout récemment, m’a mis sous les yeux cette fable de Pierre Bettencourt :
« Le papier sur lequel étaient écrits les derniers mots de ma femme, je l’ai mis dans un vase rempli d’eau. Les lettres noires aussitôt se sont dissoutes, l’eau devint couleur de boue. Quelques années plus tard, sur l’étagère où ce vase était posé, j’ai vu que l’eau s’était évaporée tandis qu’au fond les lettres avaient repris leur forme d’origine. »
Bettencourt n’avait sans doute jamais entendu parler du roi Njoya, pas plus que le roi, pour sa part, ne prévoyait l’apparition de Bettencourt : pourtant, grâce à la puissance de leur imagination commune, exactement comme en voyage, nous nous rapprochons de l’Afrique.
Rétrotraduction du latin : Pierre Siegenthaler
PROCHE EST L’AFRIQUE
Au cœur des ténèbres, comme l’écrit Conrad.
Un continent noir pour la plupart d’entre nous.
On juge l’Afrique recluse et mystérieuse : encore impénétrable il y a peu, elle demeure à l’écart de l’histoire des peuples humains, quand on ne l’oublie pas complètement. Elle a ses maladies, ses catastrophes, ses mœurs en apparence insolites dont le reste du monde se détourne et se distingue. Oui, on la juge obscure, quand en réalité elle s’avère lumineuse et aussi colorée que le Moyen Âge fut fécond et vivant.
On juge aussi – et c’est d’autant plus malheureux – que l’Afrique n’a pas d’histoire. Évidemment : cette histoire n’a pas été écrite. Je me suis donc tourné vers le nord de l’Éthiopie. Là-bas, dès l’Antiquité, on connaît l’écriture, sans doute importée, par-delà la mer Rouge, depuis la péninsule Arabique. Là-bas, la liturgie chrétienne, adoptée au IVe siècle, ne doit rien à Rome : fidèle à l’Ancien Testament, elle a tout conservé du rite judaïque. Son histoire, liée à Alexandrie, nous est directement parvenue par une tradition qui lui est propre, faite de manuscrits illustrés – manuscrits en langue guèze, désormais devenue, à l’image du latin en Occident, la langue morte des cultes – et d’églises peintes qui charment les yeux autant que les esprits.
La question est alors la suivante : pourquoi l’écriture n’a-t-elle pas été diffusée depuis l’Égypte et l’Éthiopie jusqu’à l’Afrique subsaharienne ?
Supposition fréquente et trop hâtive : l’absence d’écriture, dans ces régions éloignées des grandes routes et tenues à l’écart du commerce, s’expliquerait par l’impossibilité de faire parvenir les inventions majeures jusqu’à ce continent esseulé. C’est toutefois oublier – sans même évoquer les migrations – que les côtes du Sahel ont été en contact avec l’Arabie : les caravanes, en y échangeant leurs marchandises contre des esclaves (bien avant qu’on n’en généralise l’exportation), y apportaient avec elles des livres coraniques. C’est oublier aussi l’influence parfois insoupçonnée qu’y a eu l’Asie, à travers l’océan Indien, d’où provenaient les coquillages à usage monétaire (communément appelées cauris). En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave fait le récit de sa rencontre, dans la région du Sahel, avec des Malays maîtrisant l’écriture ; à partir de leurs écrits, produits aux yeux des Africains et à leur demande même, les indigènes confectionnent des amulettes à arborer comme porte-bonheurs ou comme symboles de puissance. Similairement, à la fin du même siècle, Mungo Park assiste à une cérémonie au cours de laquelle, d’un écrit dissout, on concocte une potion magique. Cent ans plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya offre à ses citoyens de boire, dissoutes dans l’eau, les lettres d’une écriture qu’il venait d’inventer et aussitôt disparue. Ces rites, aussi semblables les uns aux autres qu’éloignés entre eux dans l’espace et le temps, sont tous témoins d’un emploi magique de l’écriture que nous avons connu nous aussi. Sans rien dire du latin d’église et du grec d’apothicaires, il suffit de rappeler les interprétations ô combien invraisemblables des lettres hiéroglyphiques, censées transmettre les décrets sacrés du ciel ou dévoiler les arcanes d’une religion perdue, jusqu’à ce que Champollion ne résolve ces faux mystères.
L’absence d’écriture résulte rarement d’un choix et il est complexe d’en déterminer l’origine. Elle a, par conséquent, de quoi exciter notre curiosité ; c’est qu’elle concerne le genre humain tout entier. Il suffit de rappeler que le sanscrit, pendant l’Antiquité, n’a pas été transcrit, tout comme le japonais, jusqu’au VIIIe siècle de notre ère ; et la majeure partie des langues, à notre époque aussi, demeurent sans écriture. Mais l’appropriation de l’écrit, qu’il est difficile d’expliquer, se révèle surtout, d’un point de vue anthropologique, matière à enseigner notre propre histoire, à condition de ne pas se complaire dans l’ethnocentrisme et de renoncer à la notion naïve d’un quelconque progrès. Cela d’autant plus que nous vivons simultanément une multitude d’époques : la plupart d’entre nous, comme le disait très justement Barthes, vivent encore dans une mentalité pré-voltairienne.
L’usage magique de l’écriture survit jusqu’à nos jours et nous craignons qu’il ne disparaisse. En Afrique, où l’éducation a modifié le rapport au surnaturel, il subsiste quelque chose de ces mystères et de ces secrets qui ne nous sont pas complètement étrangers. Préférer l’oralité nous laisse le choix de nos interlocuteurs ; le papier, à l’inverse, peut tomber entre toutes les mains. C’est par l’oralité que la cohésion des peuples devient possible ; et si c’est par l’écrit que se développe la loi ou que s’étendent les limites d’un empire, c’est aussi par lui qu’on peut en hâter la ruine.
Les résistants, les clandestins, les fugitifs faisaient bien attention à faire disparaître les écrits potentiellement nuisibles. Ce que protège la mémoire – la sienne ou celle des siens –, on ne peut ni le voir ni le violer. Quels captifs, quels poètes lui ont livré les germes d’un triomphe ou de l’éternité !
Par hasard, comme guidée par une main bienveillante, cette anecdote de Pierre Bettencourt s’est glissée sous mes yeux :
« J’avais plongé, dans un flacon plein d’eau, les dernières paroles de ma femme. Très vite, les lettres noires se sont dissoutes ; l’eau est devenue trouble. Quelques années plus tard, j’ai redécouvert ce flacon dans une armoire. L’eau avait disparu et, au fond du flacon, les lettres s’étaient reformées. »
Bettencourt n’avait certes pas entendu parler du sultan Njoya et ce dernier n’avait certainement pas prévu l’existence de Bettencourt. Mais cette communauté d’esprit nous permet, autant qu’un voyage, de nous rapprocher de l’Afrique.
Rétrotraduction du latin : Florian Barrière
L’AFRIQUE VOISINE
Au cœur des ténèbres, selon Conrad.
Continent de terre noire, aux yeux du plus grand nombre.
L’Afrique est, dit-on, enveloppée de ténèbres et de mystère, autrefois impénétrable et négligée de ceux qui écrivent l’histoire des hommes, car il a même pu arriver qu’elle sombre dans l’oubli. À vrai dire, ses maladies, ses désastres, ses mœurs d’apparence singulière en repoussent, pour ainsi dire, les hommes et, à l’instar du Moyen Âge, on la qualifie d’obscure, alors que son histoire est lumineuse et pleine d’éclat autant que le Moyen Âge avait de couleurs éclatantes et variées.
Plus grave encore, l’Afrique, dit-on, n’a pas gardé la mémoire de son histoire parce qu’on ne la partage pas par l’écriture. C’est pourquoi je suis d’abord allé en Éthiopie où les hommes ont, depuis l’Antiquité, usé de l’écriture, venue de la péninsule Arabique à travers la mer Rouge. En Éthiopie, le christianisme, adopté au IVe siècle, s’est détaché de Rome et, resté fidèle à l’Ancien Testament, n’a pas rejeté le judaïsme. Cette religion s’est développée librement, avec ses propres règles, jusqu’à aujourd’hui, en lien avec Alexandrie, en produisant des manuscrits enluminés et des icônes dans les églises qui ravissent tant les yeux que l’esprit. Des manuscrits écrits en guèze, la langue d’Éthiopie, langue morte, devenue liturgique, comme le latin en Occident.
Mais demeure alors une question : pourquoi l’écriture, florissante en Égypte et en Éthiopie, ne s’est pas diffusée dans l’Afrique qui s’étend au sud des déserts ?
D’aucuns pensent à la légère que l’écriture n’a pas servi aux hommes qui vivaient loin des routes et des échanges, dans cette partie du monde où les hommes sont peu nombreux et n’ont pas connaissance des grandes inventions humaines. C’est négliger que les Arabes sont parvenus jusqu’aux rives du Sahel, même si leurs peuples n’y ont pas migré, et que leurs caravanes, grâce auxquelles on échangeait des denrées contre des esclaves, avant l’essor de la traite des Noirs, apportaient avec elles le livre sacré du Coran. C’est négliger que par l’océan Indien, d’où provenait une monnaie sous forme de coquillages (connue sous le nom de « cauris »), l’Asie exerçait une grande influence, d’une manière inattendue, parfois. En 1730, un voyageur, du nom de Snelgrave, rapporte avoir rencontré, dans une région du Sahel, des hommes venus de Malaisie qui écrivaient à la demande des Africains, et même en leur présence. Ces écrits, les indigènes s’en servent comme des amulettes dont le port détourne les dangers et renforce leur autorité. À la fin du XVIIIe siècle, Mungo Park vit des hommes tremper des écrits dans de l’eau pour en faire une infusion magique. Cent ans plus tard, à l’ouest, au Cameroun, un roi africain du nom de Njoya ordonnera à ses sujets de boire des lettres à peine effacées et dispersées dans l’eau, caractères de l’écriture qu’il avait tout juste inventée.
Ces deux épisodes, tout à fait semblables, en des lieux et des temps bien distincts, témoignent du lien entre écriture et magie qui ne nous est pas non plus inconnu. Sans parler du latin d’église ou du grec des médecins, il suffit de rappeler les interprétations ineptes des hiéroglyphes, signes sacrés envoyés par les dieux ou révélateurs d’une religion disparue, jusqu’à ce que Champollion fasse la lumière sur ces faux mystères.
L’existence d’hommes qui n’usent pas de l’écriture, sans en avoir manifestement décidé, est un phénomène complexe à comprendre, qui doit aiguiser notre intérêt, car il concerne toute l’humanité. Il suffit de rappeler que le sanskrit, dans l’Antiquité, ou le japonais, jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, n’ont pas été transmis par l’écrit et qu’aujourd’hui encore on dénombre plus de langues non écrites. L’adoption de l’écriture, dont il est difficile de rendre compte, constitue le cœur des sciences humaines et de notre histoire, à condition que les écrivains ne soient pas prisonniers de leur propre peuple et de la croyance aveugle en un progrès continu. Ajoutons que nous vivons dans une époque plurielle : Barthes disait, en effet, que nombre d’entre nous ont un esprit « pré-voltairien ».
Aujourd’hui encore, l’écrit et la magie sont liés et nous avons en nous la crainte de la disparition de l’écriture. En Afrique, où l’instruction des hommes change la compréhension des signes, il demeure quelque chose d’initiatique et de secret, qui nous touche également de quelque façon. Si l’on privilégie la parole, on peut choisir à qui l’on s’adresse, mais ce qui est écrit peut tomber entre toutes les mains. Lorsque l’on parle, les conversations restent exclusivement privées mais, lorsque l’on écrit, les lois se diffusent loin, les frontières d’un empire peuvent s’étendre plus loin encore, ce qui peut accélérer sa ruine.
Ceux qui combattent l’oppression, qui vivent dans l’ombre, qui sont persécutés, prenaient, d’ordinaire, le soin d’avaler les écrits qui pouvaient les mettre en danger. Car ce que conserve la mémoire est invisible et inviolable : bien des prisonniers ou des poètes ont confié à leur mémoire ou à celle de leurs proches les mots par lesquels ils resteraient en vie ou hors de danger.
Récemment, guidé, pour ainsi dire, par la main bienveillante de la Fortune, j’ai lu ce récit de Pierre Bettencourt :
« J’avais déposé dans une bouteille d’eau les derniers mots de mon épouse. Les lettres noires s’effacèrent bientôt et l’eau prit une teinte boueuse. Quelques années plus tard, je retrouvai cette bouteille sur une étagère, l’eau s’était évaporée et, au fond de la bouteille, on pouvait de nouveau lire les lettres. »
À coup sûr, Bettencourt n’avait pas entendu parler du roi africain Njoya, qui ne savait pas alors que Bettencourt vivrait, mais, grâce à cet imaginaire collectif, on peut connaître l’Afrique autrement qu’en voyageant.
Rétrotraduction du persan : Nina Soleymani Majd
LA PROCHE AFRIQUE
Selon les mots de Conrad, « au cœur des ténèbres ».
Pour la plupart d’entre nous, le continent noir.
L’Afrique qui pendant un temps paraissait difficile d’accès a de nos jours la réputation d’être sombre et mystérieuse. Dans l’histoire des civilisations, si l’on veut bien se donner la peine de s’en souvenir, elle occupe une place à part. En vérité l’Afrique, avec ses maladies, ses fléaux, ses traditions étranges en apparence, nous semble fonctionner à l’inverse de nous. Comme le Moyen Âge, elle est considérée obscure alors qu’elle est en réalité lumineuse et bigarrée, aussi gaie et colorée que le Moyen Âge l’était.
Le fait qu’elle soit connue pour n’avoir pas d’histoire, sous prétexte que son histoire n’a pas été écrite, a rendu la situation pire encore. C’est la raison pour laquelle je me rendis tout d’abord en Éthiopie, où l’écriture existait depuis l’Antiquité. Sans doute l’art de l’écriture est-il arrivé en Éthiopie de la péninsule Arabique via la mer Rouge. Depuis le quatrième siècle, indépendamment de Rome, l’Éthiopie s’était convertie au christianisme et, restée fidèle à l’Ancien Testament, elle n’avait jamais renié aucun aspect de la religion juive. Son histoire, entièrement indépendante, en lien avec Alexandrie et grâce aux manuscrits enluminés et aux peintures des églises qui font jouer sur le même plan l’âme et le visible, s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui ; des manuscrits en langue guèze, une langue morte qui comme le latin en Occident est devenue une langue liturgique.
Il reste cependant une question en suspens : pourquoi l’écriture, en passant par l’Égypte et par l’Éthiopie, ne s’est-elle pas développée en Afrique subsaharienne ?
Parfois, faute de réflexion approfondie, nous pensons que dans ces contrées éloignées de la route et du commerce, que dans ce continent peu peuplé où les grandes inventions ne parvenaient pas à se frayer un chemin, l’écriture n’existait pas. C’est oublier qu’en plus des migrations, les abords de la région du Sahel étaient en contact permanent avec le monde arabe, et que les caravanes qui échangeaient des marchandises contre des esclaves, apportaient le Coran avec elles avant la traite des Noirs. C’est oublier que l’océan Indien, depuis lequel des monnaies coquillages étaient arrivées (ces fameux coquillages colorés), et l’Asie elle-même, parfois sous des formes inattendues, eurent une influence sur l’Afrique. Un voyageur du nom de Snelgrave raconte en 1730 avoir vu, dans la bande du Sahel, des Malais qui, sous les yeux des Africains, et même à leur sollicitation, écrivaient. Les autochtones transformèrent ces écrits en amulettes qu’ils portaient autour du cou en guise de porte-bonheur ou en signe de puissance. Et Mungo Park, à la fin du dix-huitième siècle, assista à une scène où un écrit dissous était transformé en électuaire magique. Cent ans plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le Sultan Njoya faisait boire à ses sujets l’alphabet lavé dans l’eau et pas encore bien effacé d’une écriture inventée récemment. La grande similitude entre ces deux récits, en dépit de leur éloignement réciproque dans le temps et dans l’espace, témoigne de l’existence d’un lien magique avec l’écriture, qui ne nous est pas étranger non plus. Sans parler du latin d’église ni du grec des herboristes, il suffit d’évoquer les interprétations farfelues des hiéroglyphes. Avant que Champollion ne dissipe les faux mystères entourant cette écriture, la croyance populaire voyait dans les hiéroglyphes un alphabet sacré, un interprète des décrets célestes, un ensemble de témoins mystiques oubliés.
L’absence d’écriture, s’il ne s’agit pas totalement d’un choix, est un phénomène qui doit éveiller notre attention parce qu’il concerne toute l’humanité. Contentons-nous de rappeler que le sanscrit dans la Haute Antiquité, ou bien le japonais au huitième siècle de notre ère, n’étaient pas des langues écrites. Les langues sans écriture, aujourd’hui encore, sont majoritaires. Par conséquent l’usage de l’écriture, qui n’est pas un phénomène facile à comprendre, est une question anthropologique fondamentale qui nous aide à appréhender notre propre histoire, à condition que nous ne nous limitions pas à l’ethnocentrisme et que nous abandonnions le point de vue à sens unique basé sur une conception obscure du progrès, d’autant plus que nous vivons simultanément dans plusieurs époques différentes. Barthes disait à juste titre que la plupart d’entre nous avons encore une mentalité « pré-voltairienne ».
Un lien magique avec l’écriture existe toujours et la peur de le voir disparaître s’est insinuée en nous. En Afrique où l’enseignement a modifié le rapport aux signes, il reste encore une trace de cérémonial et de mystère, qui ne nous est pas complètement étrangère. Si l’on donne la priorité à l’oralité c’est parce que l’on veut avoir le choix de l’interlocuteur, car un document écrit peut tomber entre les mains de n’importe qui. Avec l’oral, on reste dans l’intimité de la confidence ; avec l’écrit, la loi circule loin et on développe les frontières d’un empire, mais cela peut en même temps précipiter notre perte. Les forces de résistance, les saboteurs, ceux qui étaient poursuivis, mangeaient par précaution les documents qui auraient pu les mettre en danger. Ce que l’on sait par cœur est invisible et inviolable. Nombreux sont les prisonniers et les poètes qui confiaient à leur mémoire (ou à celle de leurs proches) ce qui faisait leur survie ou leur salut.
Le destin, que l’on se représente guidé par une main bienveillante, m’a fait connaître un apologue de Pierre Bettencourt :
« J’avais mis les dernières paroles de ma femme dans une bouteille d’eau. Les lettres noires se désagrégèrent rapidement dans l’eau et l’eau prit la couleur du flacon. Plusieurs années après, je découvris la bouteille dans un placard, l’eau s’était évaporée et sur le fond de la bouteille les lettres avaient repris forme. »
Bettencourt n’avait pas entendu parler du sultan Njoya, pas plus que ce dernier n’avait prévu la naissance de Bettencourt. Mais l’existence de cet imaginaire commun nous rapproche de l’Afrique, exactement comme le fait un voyage.
Rétrotraduction du persan : Alireza Ghafouri & Laetitia Gonon
PROCHE AFRIQUE
D’après Conrad, dans Au cœur des ténèbres
Pour beaucoup d’entre nous, le continent noir.
L’Afrique, qui nous a semblé longtemps difficile à traverser, est aujourd’hui réputée pour son opacité et son mystère. Dans l’histoire des civilisations, si elle n’est pas facilement oubliée, elle a une situation à part. En effet l’Afrique, avec ses maladies, ses malheurs et ses traditions, apparemment étranges, nous semble totalement à l’opposé de notre civilisation. Elle est réputée obscure comme le Moyen Âge, bien qu’en réalité elle soit lumineuse et colorée tout comme le Moyen Âge, animé et coloré de la même façon.
L’Afrique est réputée dépourvue d’histoire, car son histoire n’a pas été écrite : cela a progressivement aggravé la situation. Je me suis donc rendu d’abord en Éthiopie, où l’écriture existe depuis la Préhistoire. En principe, l’art de la rédaction serait allé de la péninsule Arabique vers l’Éthiopie en passant par la mer Rouge. Dès le IVe siècle, l’Éthiopie, indépendante de Rome, s’est convertie au christianisme, et tout en restant fidèle à l’Ancien Testament, n’a nié aucun aspect de la religion juive. Son histoire, liée à Alexandrie et complètement autonome, nous est parvenue grâce aux manuscrits enluminés, flattant la vue et l’esprit, et qui concernent l’Église. Ce sont les manuscrits « en guèze », une langue morte qui est devenue en Occident une langue rituelle tout comme le latin.
Il reste une question à laquelle il faut répondre : pourquoi l’écriture ne s’est-elle pas étendue au sud du désert africain, à travers l’Égypte et l’Éthiopie ?
Parfois, sans y penser, nous supposons que l’écriture n’a jamais existé dans ces royaumes éloignés des routes et du commerce, où les grandes inventions ne sont pas apparues. Autrement dit, nous oublions que, outre l’immigration, les gens des bords de la côte ont toujours été liés aux pays arabes et que les caravanes échangeant des marchandises contre des esclaves avaient apporté le Coran avant que les Noirs soient réduits en esclavage. On oublie souvent que l’océan Indien, grâce auquel on gagnait de l’argent sous la forme de coquilles colorées, ainsi que l’Asie, ont influencé l’Afrique de manière inattendue. Un touriste nommé Esnelguer relate en 1730 qu’il a vu, sur les frontières maritimes, les Malais qui écrivaient sous les yeux des Africains et même parfois à leur demande. Les indigènes transforment ces manuscrits en talismans et les accrochent à leur cou comme un porte-bonheur ou un symbole de force. Mungo Park est arrivé à la fin de ce siècle-là, dans un contexte où les écrits, dissous dans un mélange, se transforment en une mixture magique. Cent ans plus tard, à l’ouest du Cameroun, le roi Ibrahim Njoya fait boire à ses sujets l’alphabet liquéfié et non encore effacé d’une écriture qu’il venait d’inventer. Malgré la distance spatio-temporelle qui sépare ces deux traditions, leur forte ressemblance peut être considérée comme une preuve de l’existence d’une relation magique à l’écriture ; et elle ne nous est d’ailleurs pas étrangère. Sans parler du latin de l’Église ni du grec des droguistes-parfumeurs, il suffit de nous rappeler les drôles et étranges commentaires sur l’écriture hiéroglyphique. Avant le déchiffrage des secrets trompeurs des hiéroglyphes par Champollion, la croyance populaire y voyait un alphabet sacré signifiant des ordres célestes et des intuitions religieuses oubliées.
L’absence de l’écriture, si elle n’est pas un choix, est un phénomène qui doit attirer notre attention, car elle concerne toute l’humanité. Il faut seulement rappeler que le sanscrit, à l’Antiquité, ou le japonais au VIIIe siècle, étaient des langues non écrites. Les langues non écrites sont aujourd’hui même en majorité. En fait, l’écriture, phénomène en soi incompréhensible, est une démarche anthropologique qui nous aide à mieux comprendre notre histoire ; mais à condition que nous ne nous limitions pas à l’ethnocentrisme et que nous abandonnions le regard unidimensionnel résidant dans une conception ambigüe du progrès. Barthes avait bien raison quand il disait que nous avons encore majoritairement une mentalité « pré-voltairienne ».
Le lien magique à l’écriture existe toujours, et la peur de sa disparition nous a envahis. En Afrique, où l’éducation a changé les signes, on trouve encore une trace du mystère et de la démystification, ce qui ne nous est pas complètement inconnu. Si nous donnons la priorité à l’oral, c’est parce que nous voulons trouver un récepteur au message, car le document écrit pourrait être à la disposition de n’importe qui. À l’oral nous restons dans le cercle des nôtres. Avec l’écriture, nous repoussons les lois au lointain et nous développons les frontières de l’empire, mais il se peut que nous accélérions ainsi notre chute.
L’armée de la Résistance, les saboteurs et les personnes qui étaient recherchées, mangeaient par prudence les documents qui auraient pu les mettre en danger. Ce qu’on sait par cœur, c’est invisible et inviolable. Ils sont nombreux, les prisonniers ou les poètes qui ont confié à leur mémoire ou à leur entourage proche ce qui pourrait leur sauver la vie.
Le destin, que nous croyons diriger d’une main bienveillante, m’a fait connaître une légende rapportée par Pierre Bettencourt :
« J’avais mis les derniers mots de ma femme dans un pot d’eau, les lettres noires se sont vite dissoutes et l’eau a pris la couleur du pot. Quelques années plus tard, j’ai trouvé le pot dans une armoire. L’eau s’était évaporée et les lettres s’étaient redessinées au fond. »
Bettencourt n’avait pas encore entendu le nom du roi Ibrahim Njoya et ce dernier ne pouvait pas non plus prévoir l’existence de Bettencourt. Mais la présence de cet imaginaire commun nous fait approcher l’Afrique autant qu’un voyage.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Gérard Macé
[Inédit]
Du même auteur
Quelques mots à propos de : alii
Auteurs des rétrotraductions (par ordre des langues traduites) : Dominique Dias, Natacha Rimasson et Ferdinand Schlie, Sana Abdi, Jalel El Gharbi, Lee Tae-yeon et Aline Marchand, Cha Hyang-mi et Thierry Laplanche, Matteo Capponi, Antje Marianne Kolde, Marie-Line Zucchiatti, Claire Pellissier, Jacques Lévy, Thierry Maré, Pierre Siegenthaler, Florian Barrière, Nina Soleymani Majd, Alireza Ghafouri et Laetitia Gonon
Rétrotraductions en français : inédit.
Du même auteur
Quelques mots à propos de : Pascale Roux
Université Grenoble Alpes – UMR Litt&Arts/ÉCRIRE