Dossier Acta Litt&Arts : Épreuves de l'étranger

Olivier Thévenaz, Pierre Siegenthaler, Charles Guittard et Florian Barrière

Traduire Gérard Macé : Prose

Texte intégral

Traduction Olivier Thévenaz – Rétrotraduction Pierre Siegenthaler

 Traduction : Olivier Thévenaz

PROPINQUA AFRICA

 

Intimis in tenebris, ut Conradus scribit.

Continens nigra plerisque nostrum.

 

Africa existimatur opaca arcanaque, quae nuper fuit auia, secretaque manet ab historia humanarum gentium, cum non omnino mente excidit. Morbis certe suis et cladibus moribusque specie insolitis ceteras terras diuerse extollit ipsaque obscura existimatur, quamuis re uera lucida sit et ita discolor ut Medium Aeuum fuit uarium uiuidumque.

Quo fiat infortunatior, Africa existimatur nullam habere historiam, utpote quae non scripta sit. Itaque primam adii Aethiopiam, in qua ab Antiquitate notae sunt litterae scriptae, haud dubie ab Arabica paeninsula trans mare Rubrum aduectae, in qua Christiana religio, saeculo IV accepta, Romae nihil debet nec quicquam ludaicae abdicauit, seruata Veteri Testamento fide. Cuius historia secreta admodum usque in nostram aetatem producta est, Alexandriae connexa, codicibus manu scriptis illuminatisque et ecclesiis pictis quae ut oculos ita animos delectant — codicibus scriptis lingua gueza, quae mortua iam lingua rituum facta est sicut in Occidenti Latina.

 

Iam uero quaestio est cur litterae scriptae non ex Egypto Aethiopiaque sint in Subsaharicam Africam usque diffusae.

Interdum autem nimium cito aestimant litteras scriptas fuisse ignotas in his regionibus procul a magnis itineribus commercioque remotis quod ad eam continentem infrequentem maiora inuenta non peruenirent. Ita uero obliuiscuntur, migrationibus etiam praetermissis, Sahelica litora cum Arabia coniuncta fuisse et comitatus qui merces pro mancipiis commutabant, multo ante seruorum exportationes, secum libros Coranicos attulisse. Obliuiscuntur etiam per Oceanum Indicum, unde adueniebant monetales conchae (uulgo cauris appellatae), Asiam ipsam momentum habuisse inexspectato nonnumquam modo. Anno Domini 1730 uiator quidam nomine Snelgrauius narrat se in Sahelica ora nancisci Malios qui Afrorum ante oculos ipsisque rogantibus scribant ; ex quibus scriptis indigenas amuleta facere quae ad felicitatem gestent alliciendam potestatemue ostendendam. Itidem fine eiusdem saeculi Mungo Parkius sacro adest quo e scripto diluto magica fit potio. Centumque annis post in occidentali Cameroniae parte sultanus Njoya suis ciuibus litteras scripturae a se modo inuentae et statim deletae offert bibendas in aqua diffusas. Quorum rituum tam similium quam inter se remotorum spatio temporeque ambo testes sunt magici cuiusdam usus scripturae, quem nos quoque habuimus. Vt enim Latinum ecclesiae aut apothecariorum Graecum omittamus, satis est memorare quam incredibiles fuerint interpretationes hieroglyphicarum litterarum, quae sanctae caeli decreta traderent aut secreta amissae religionis aperirent, donec Campollio ista falsa mysteria soluerit.

   

Scripturae inopia, etsi non omnino eligitur, ita multiplicis est naturae ut curiositatem nostram excitare debeat, quia ad totum humanum genus pertinet. Satis enim sit memorare non scriptam fuisse linguam Sanscritam in Antiquitate nec Iaponicam usque ad saeculum VIII p. C., linguasque sine scriptura nostris quoque temporibus plurimas esse. Scripturae uero usurpatio, de qua difficile est rationem reddere, res est in anthropologia maxima quae nos nostram historiam docet, dummodo ethnocentrismo non indulgeamus et speciem simplicem nesciocuius profectus relinquamus, eo magis quod plures aetates simul uiuimus. Nam Barthius uerissime dicebat magnam partem nostrum prae-Voltarianam adhuc habere mentem.

Magicus autem usus scripturae adhuc permanet et terremur ne excidat. In Africa, ubi doctrina mutauit usum signorum, nonnihil manet initiorum secretorumque, quae nobis non sunt admodum aliena. Nam uerba praeoptamus ut eligere possimus quos alloquamur, cum chartae in manus omnium uenire possint. Verbis enim inter se populi manere possunt, scriptis quidem lex longe dilatatur imperiique fines extenduntur, sed pernicies quoque maturari potest.

Repugnantes, clandestini, fugitiui caute curabant ut haurirent scripta quae nocere sibi possent. Quae uero memoria tenentur nec uideri nec uiolari possunt. Quanti captiui quantique poetae memoriae suae suorumue ea tradiderunt per quae essent uicturi superstitesue !

   

Forte, quasi duce aliqua manu benigna, oculos meos modo subiit fabula haec Petri Bettencurti :

« In ampullam aqua plenam ultima uerba uxoris meae immerseram. Mox se atrae litterae dissoluerunt et aqua facta est lutea. Aliquot annis post, cum eam in armario rursus inuenissem, euanuerat aqua imaque in ampulla litterae se reformauerant ».

Bettencurtus quidem de sultano Njoya non audierat, qui certe non praeuiderat olim fore Bettencurtum, sed hac ipsa communitate mentium tantum possumus Africam propius accedere quantum peregrinatione.

 

 Rétrotraduction : Pierre Siegenthaler

PROCHE EST L’AFRIQUE

 

Au cœur des ténèbres, comme l’écrit Conrad.

Un continent noir pour la plupart d’entre nous.

 

On juge l’Afrique recluse et mystérieuse : encore impénétrable il y a peu, elle demeure à l’écart de l’histoire des peuples humains, quand on ne l’oublie pas complètement. Elle a ses maladies, ses catastrophes, ses mœurs en apparence insolites dont le reste du monde se détourne et se distingue. Oui, on la juge obscure, quand en réalité elle s’avère lumineuse et aussi colorée que le Moyen Âge fut fécond et vivant.

On juge aussi – et c’est d’autant plus malheureux – que l’Afrique n’a pas d’histoire. Évidemment : cette histoire n’a pas été écrite. Je me suis donc tourné vers le nord de l’Éthiopie. Là-bas, dès l’Antiquité, on connaît l’écriture, sans doute importée, par-delà la mer Rouge, depuis la péninsule Arabique. Là-bas, la liturgie chrétienne, adoptée au IVe siècle, ne doit rien à Rome : fidèle à l’Ancien Testament, elle a tout conservé du rite judaïque. Son histoire, liée à Alexandrie, nous est directement parvenue par une tradition qui lui est propre, faite de manuscrits illustrés – manuscrits en langue guèze, désormais devenue, à l’image du latin en Occident, la langue morte des cultes – et d’églises peintes qui charment les yeux autant que les esprits.

 

La question est alors la suivante : pourquoi l’écriture n’a-t-elle pas été diffusée depuis l’Égypte et l’Éthiopie jusqu’à l’Afrique subsaharienne ?

Supposition fréquente et trop hâtive : l’absence d’écriture, dans ces régions éloignées des grandes routes et tenues à l’écart du commerce, s’expliquerait par l’impossibilité de faire parvenir les inventions majeures jusqu’à ce continent esseulé. C’est toutefois oublier – sans même évoquer les migrations – que les côtes du Sahel ont été en contact avec l’Arabie : les caravanes, en y échangeant leurs marchandises contre des esclaves (bien avant qu’on n’en généralise l’exportation), y apportaient avec elles des livres coraniques. C’est oublier aussi l’influence parfois insoupçonnée qu’y a eu l’Asie, à travers l’océan Indien, d’où provenaient les coquillages à usage monétaire (communément appelées cauris). En 1730, un voyageur du nom de Snelgrave fait le récit de sa rencontre, dans la région du Sahel, avec des Malays maîtrisant l’écriture ; à partir de leurs écrits, produits aux yeux des Africains et à leur demande même, les indigènes confectionnent des amulettes à arborer comme porte-bonheurs ou comme symboles de puissance. Similairement, à la fin du même siècle, Mungo Park assiste à une cérémonie au cours de laquelle, d’un écrit dissout, on concocte une potion magique. Cent ans plus tard, dans l’ouest du Cameroun, le sultan Njoya offre à ses citoyens de boire, dissoutes dans l’eau, les lettres d’une écriture qu’il venait d’inventer et aussitôt disparue. Ces rites, aussi semblables les uns aux autres qu’éloignés entre eux dans l’espace et le temps, sont tous témoins d’un emploi magique de l’écriture que nous avons connu nous aussi. Sans rien dire du latin d’église et du grec d’apothicaires, il suffit de rappeler les interprétations ô combien invraisemblables des lettres hiéroglyphiques, censées transmettre les décrets sacrés du ciel ou dévoiler les arcanes d’une religion perdue, jusqu’à ce que Champollion ne résolve ces faux mystères.

 

L’absence d’écriture résulte rarement d’un choix et il est complexe d’en déterminer l’origine. Elle a, par conséquent, de quoi exciter notre curiosité ; c’est qu’elle concerne le genre humain tout entier. Il suffit de rappeler que le sanscrit, pendant l’Antiquité, n’a pas été transcrit, tout comme le japonais, jusqu’au VIIIe siècle de notre ère ; et la majeure partie des langues, à notre époque aussi, demeurent sans écriture. Mais l’appropriation de l’écrit, qu’il est difficile d’expliquer, se révèle surtout, d’un point de vue anthropologique, matière à enseigner notre propre histoire, à condition de ne pas se complaire dans l’ethnocentrisme et de renoncer à la notion naïve d’un quelconque progrès. Cela d’autant plus que nous vivons simultanément une multitude d’époques : la plupart d’entre nous, comme le disait très justement Barthes, vivent encore dans une mentalité pré-voltairienne.

L’usage magique de l’écriture survit jusqu’à nos jours et nous craignons qu’il ne disparaisse. En Afrique, où l’éducation a modifié le rapport au surnaturel, il subsiste quelque chose de ces mystères et de ces secrets qui ne nous sont pas complètement étrangers. Préférer l’oralité nous laisse le choix de nos interlocuteurs ; le papier, à l’inverse, peut tomber entre toutes les mains. C’est par l’oralité que la cohésion des peuples devient possible ; et si c’est par l’écrit que se développe la loi ou que s’étendent les limites d’un empire, c’est aussi par lui qu’on peut en hâter la ruine.

Les résistants, les clandestins, les fugitifs faisaient bien attention à faire disparaître les écrits potentiellement nuisibles. Ce que protège la mémoire – la sienne ou celle des siens –, on ne peut ni le voir ni le violer. Quels captifs, quels poètes lui ont livré les germes d’un triomphe ou de l’éternité !

 

Par hasard, comme guidée par une main bienveillante, cette anecdote de Pierre Bettencourt s’est glissée sous mes yeux :

« J’avais plongé, dans un flacon plein d’eau, les dernières paroles de ma femme. Très vite, les lettres noires se sont dissoutes ; l’eau est devenue trouble. Quelques années plus tard, j’ai redécouvert ce flacon dans une armoire. L’eau avait disparu et, au fond du flacon, les lettres s’étaient reformées. »

Bettencourt n’avait certes pas entendu parler du sultan Njoya et ce dernier n’avait certainement pas prévu l’existence de Bettencourt. Mais cette communauté d’esprit nous permet, autant qu’un voyage, de nous rapprocher de l’Afrique.

 

 

Traduction Charles Guittard – Rétrotraduction Florian Barrière

                                                  Traduction : Charles Guittard

DE AFRICA PROXIMA

  

In imis tenebris, sicut Conradus dixit.

Continens terra nigra, ut plerisque nostrum uidetur.

  

Africa dicitur tenebris et arcanis inuoluta esse, quae primum inuia fuit, neque eius rationem habent qui generis humani res actas scribunt, cum etiam hoc accidere possit ut obliuione obruatur. Vt uere dicam, morbi, calamitates, mores qui mirabiles uidentur, ut ita dicam, homines repellunt et sicut Media Aetas dicitur esse obscura, cum res sint luminosae et coloribus niteant tam quam Media Aetas uiuidis et uariis coloribus fulgebat.

Quod difficilius et aegrius est, Africa dicitur rerum actarum memoriam non tenere quia haec memoria litteris non tribuitur. Itaque primum in Aethiopiam iter feci, ubi litteris uti homines ab antiquis temporibus solent, litteris acceptis a Paeninsula Arabica per mare Rubrum. In Aethiopia religio christiana quarto saeculo recepta a Romana doctrina soluta est nec Veteri Testamento fida religionem Judaicam repulsit. Haec religio libere cum suis legibus creuit usque ad nostram aetatem connexa cum Alexandria ; quod effecerunt codices illuminati et religiosae ecclesiarum imagines quae tantum oculos quantum animum delectant. Hi codices scripti lingua Aethiopica gueza dicta, quae e uita communi abiit, lingua sacra facta est, sicut lingua Latina in Occidente.

  

Nunc autem haec quaestio est: cur litterae quae in Aegypto et Aethiopia floruerunt , in Africam quae patet ultra desertos locos non diffusae sunt?

Sunt nonnuquam qui temere existiment litteris non usos esse homines qui longe ab itineribus et commerciis uiuerent, in hac parte orbis terrarum ubi pauci homines essent, et ignorarent magnas res ab hominibus inuentas. Hi eius rei rationem non habent, Arabos usque ad litora Sahelii peruenisse, etiamsi populi non migrarent, et commeatus, quibus merces pro seruuis darentur, antequam Afrorum mercatura fieret, Alcoranum librum sacrum secum adferre. Eius rei rationem non habent, per Mare Indianum unde nummi proueniebant quae conchae erant specie ( hoc nomen, clarum erat « cauris »), Asiam magnum momentum habere inexspectato nonnumquam modo . Anno millesimo septingentesimo tricesimo, viator quidam, Snelgrave nominatus, narrat sibi in Sahelii parte homines e Malaisia uenientes obuiam ire qui litteris utantur iussi etiam ab Africanis praesentibus. His rebus scriptis indigenae utuntur pro amuletis quae sibi adligabant ad auertenda pericula aut ad auctoritatem firmandam. Eodem saeculo exeunte, Mungo Park hoc spectaculum uidet, in quo homines litteras in aquam diluant ut potio magica fiat. Centum post annos in occidentali parte Africae Cameroun dicta, princeps Afrorum Njoya nominatus iubebit homines bibere litteras uix deletas et in aquam sparsas, instrumenta artis scribendi quam ipse modo inuenit.

Quae duo facta simillima, secreta spatio et tempore, testimonio sunt litteras artibus magicis imbui, quod nos quoque nouimus. Equidem nihil dico de lingua sacerdotum christianorum latina aut lingua pharmacopolarum Graeca, sed satis est memorare quam inepto modo hieroglyphicae litterae explanatae sint, ut signa sacra a deis missa uel indicia ueteris religionis quae euanuisset, dum Champollio haec falsa arcana explanaret.

  

Quod sunt homines qui litteris non utantur, qui id aperte non decreuerint, hoc intellegere difficile est et studium nostrum exercere debet , quod ad societatem humani generis pertinet. Satis est memorare antiquitus linguam sanskritam aut linguam Japonensem usque ad octauum saeculum nostrae aetatis litteris non traditas esse et etiamnunc plures numerari linguas quae non scribantur. Litteras adhibere, cuius rei rationem habere difficile est, ad scientiam humanarum rerum et ad nostram historiam maxime pertinet,, si rerum scriptores non sunt obnoxii suae quisque genti , si non temere creditur hominum condicionem continuo meliorem fieri. Addendum est quod non uno tempore vitam nostram agimus : Barthes enim dicebat nos multos esse quibus mens « praevolteriana » esset.

Etiamnunc litterae magicis artibus imbuuntur et ipsi ne ars scribendi euanescat ueremur. In Africa ubi, postquam homines eruditi fuerunt, signa diuerse intelleguntur, est aliquid initiationis et secreti, quod ad nos quodam modo adtinet. Vbi oratio dominatur, is eligi potest quem alloquimur, cum quae scripta sunt in manus omnium incidere possint. Verbis adhibitis colloquia tantum priuata sunt; scriptis autem adhibitis, leges longe diffunduntur, fines imperii longius extendi possunt, quod celerius ruinas facere possit.

Qui dominationi repugnabant, qui in latebris aetatem agebant, qui crudeliter uexabantur, caute efficere solebant ut sorberent ea scripta quae eos in discrimen adducere possent. Quod memoria tenetur nec uideri nec attingi potest et multi sunt captiui aut poetae qui suae uel proximorum memoriae tradiderunt id quod eis liceret uiuere aut saluis esse.

  

Nuper quasi Fortunae manu adiutus et ductus, hanc fabulam legi , a Petro Bettencourt scriptam:

« In lagoenam aqua plenam ultima uxoris meae uerba immiseram. Nigrae litterae mox euanuerunt et aqua imbuit colorem luti . Aliquot post annos, inueni hanc lagoenam in pluteo et aqua euanuerat, et in ima lagoena litterae denuo uideri poterant ».

Nihil certe de principe Africano Njoya nominato audierat Bettencourt, qui nesciebat olim Bettencourt victurum esse sed talibus rebus commenticiis communicandis Africa cognosci potest alio modo ac iter faciendo.

  

 

                                                  Rétrotraduction : Florian Barrière

L’AFRIQUE VOISINE

  

Au cœur des ténèbres, selon Conrad.

Continent de terre noire, aux yeux du plus grand nombre.

  

L’Afrique est, dit-on, enveloppée de ténèbres et de mystère, autrefois impénétrable et négligée de ceux qui écrivent l’histoire des hommes, car il a même pu arriver qu’elle sombre dans l’oubli. À vrai dire, ses maladies, ses désastres, ses mœurs d’apparence singulière en repoussent, pour ainsi dire, les hommes et, à l’instar du Moyen Âge, on la qualifie d’obscure, alors que son histoire est lumineuse et pleine d’éclat autant que le Moyen Âge avait de couleurs éclatantes et variées.

Plus grave encore, l’Afrique, dit-on, n’a pas gardé la mémoire de son histoire parce qu’on ne la partage pas par l’écriture. C’est pourquoi je suis d’abord allé en Éthiopie où les hommes ont, depuis l’Antiquité, usé de l’écriture, venue de la péninsule Arabique à travers la mer Rouge. En Éthiopie, le christianisme, adopté au IVe siècle, s’est détaché de Rome et, resté fidèle à l’Ancien Testament, n’a pas rejeté le judaïsme. Cette religion s’est développée librement, avec ses propres règles, jusqu’à aujourd’hui, en lien avec Alexandrie, en produisant des manuscrits enluminés et des icônes dans les églises qui ravissent tant les yeux que l’esprit. Des manuscrits écrits en guèze, la langue d’Éthiopie, langue morte, devenue liturgique, comme le latin en Occident.

  

Mais demeure alors une question : pourquoi l’écriture, florissante en Égypte et en Éthiopie, ne s’est pas diffusée dans l’Afrique qui s’étend au sud des déserts ?

D’aucuns pensent à la légère que l’écriture n’a pas servi aux hommes qui vivaient loin des routes et des échanges, dans cette partie du monde où les hommes sont peu nombreux et n’ont pas connaissance des grandes inventions humaines. C’est négliger que les Arabes sont parvenus jusqu’aux rives du Sahel, même si leurs peuples n’y ont pas migré, et que leurs caravanes, grâce auxquelles on échangeait des denrées contre des esclaves, avant l’essor de la traite des Noirs, apportaient avec elles le livre sacré du Coran. C’est négliger que par l’océan Indien, d’où provenait une monnaie sous forme de coquillages (connue sous le nom de « cauris »), l’Asie exerçait une grande influence, d’une manière inattendue, parfois. En 1730, un voyageur, du nom de Snelgrave, rapporte avoir rencontré, dans une région du Sahel, des hommes venus de Malaisie qui écrivaient à la demande des Africains, et même en leur présence. Ces écrits, les indigènes s’en servent comme des amulettes dont le port détourne les dangers et renforce leur autorité. À la fin du XVIIIe siècle, Mungo Park vit des hommes tremper des écrits dans de l’eau pour en faire une infusion magique. Cent ans plus tard, à l’ouest, au Cameroun, un roi africain du nom de Njoya ordonnera à ses sujets de boire des lettres à peine effacées et dispersées dans l’eau, caractères de l’écriture qu’il avait tout juste inventée.

Ces deux épisodes, tout à fait semblables, en des lieux et des temps bien distincts, témoignent du lien entre écriture et magie qui ne nous est pas non plus inconnu. Sans parler du latin d’église ou du grec des médecins, il suffit de rappeler les interprétations ineptes des hiéroglyphes, signes sacrés envoyés par les dieux ou révélateurs d’une religion disparue, jusqu’à ce que Champollion fasse la lumière sur ces faux mystères.

  

L’existence d’hommes qui n’usent pas de l’écriture, sans en avoir manifestement décidé, est un phénomène complexe à comprendre, qui doit aiguiser notre intérêt, car il concerne toute l’humanité. Il suffit de rappeler que le sanskrit, dans l’Antiquité, ou le japonais, jusqu’au VIIIe siècle de notre ère, n’ont pas été transmis par l’écrit et qu’aujourd’hui encore on dénombre plus de langues non écrites. L’adoption de l’écriture, dont il est difficile de rendre compte, constitue le cœur des sciences humaines et de notre histoire, à condition que les écrivains ne soient pas prisonniers de leur propre peuple et de la croyance aveugle en un progrès continu. Ajoutons que nous vivons dans une époque plurielle : Barthes disait, en effet, que nombre d’entre nous ont un esprit « pré-voltairien ».

Aujourd’hui encore, l’écrit et la magie sont liés et nous avons en nous la crainte de la disparition de l’écriture. En Afrique, où l’instruction des hommes change la compréhension des signes, il demeure quelque chose d’initiatique et de secret, qui nous touche également de quelque façon. Si l’on privilégie la parole, on peut choisir à qui l’on s’adresse, mais ce qui est écrit peut tomber entre toutes les mains. Lorsque l’on parle, les conversations restent exclusivement privées mais, lorsque l’on écrit, les lois se diffusent loin, les frontières d’un empire peuvent s’étendre plus loin encore, ce qui peut accélérer sa ruine.

Ceux qui combattent l’oppression, qui vivent dans l’ombre, qui sont persécutés, prenaient, d’ordinaire, le soin d’avaler les écrits qui pouvaient les mettre en danger. Car ce que conserve la mémoire est invisible et inviolable : bien des prisonniers ou des poètes ont confié à leur mémoire ou à celle de leurs proches les mots par lesquels ils resteraient en vie ou hors de danger.

  

Récemment, guidé, pour ainsi dire, par la main bienveillante de la Fortune, j’ai lu ce récit de Pierre Bettencourt :

« J’avais déposé dans une bouteille d’eau les derniers mots de mon épouse. Les lettres noires s’effacèrent bientôt et l’eau prit une teinte boueuse. Quelques années plus tard, je retrouvai cette bouteille sur une étagère, l’eau s’était évaporée et, au fond de la bouteille, on pouvait de nouveau lire les lettres. »

À coup sûr, Bettencourt n’avait pas entendu parler du roi africain Njoya, qui ne savait pas alors que Bettencourt vivrait, mais, grâce à cet imaginaire collectif, on peut connaître l’Afrique autrement qu’en voyageant.

  

Pour citer ce document

Olivier Thévenaz, Pierre Siegenthaler, Charles Guittard et Florian Barrière , «Traduire Gérard Macé : Prose», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Épreuves de l'étranger, Latin, mis à jour le : 13/04/2018, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/397-traduire-gerard-mace-prose.

Quelques mots à propos de :  Olivier  Thévenaz

Traduction français-latin

Du même auteur

Quelques mots à propos de :  Pierre  Siegenthaler

Rétrotraduction latin-français

Du même auteur

Quelques mots à propos de :  Charles  Guittard

Traduction français-latin

Du même auteur

Quelques mots à propos de :  Florian  Barrière

Rétrotraduction latin-français

Du même auteur