Dossier Acta Litt&Arts : Enseigner les textes littéraires par l’axiologie
La dialectique « ancienne » : une méthode « nouvelle » pour enseigner la littérature en questionnant les valeurs
Texte intégral
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1 Pour une synthèse de la position de P. Hadot sur cette question, voir sa pr...
1Les études menées par P. Hadot et par M. Foucault sur les textes de la philosophie antique, études qui ont ouvert ce champ de recherche qu’on a appelé « la philosophie comme manière de vivre », ont dégagé des profondeurs de l’histoire un rapport au langage qui avait été jusque-là oublié par les sciences humaines. Il n’est ni le temps ni le lieu de relever les raisons de cet oubli à la question duquel les deux auteurs que je viens de citer ont déjà apporté beaucoup d’éléments de réponse1. Qu’il me suffise de préciser rapidement qu’il s’agit là d’un problème d’une très grande et intense complexité, qui mêle des considérations d’ordre à la fois philosophique et historique, bien sûr, mais aussi politique et éthique, et enfin épistémologique et méthodologique.
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2 Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Mi...
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3 Platon, République, VII, 534 d.
2Je limiterai ici mon propos au seul aspect de la méthode, c’est-à-dire aux opérations par lesquelles on peut se rapporter aux discours pour satisfaire des objectifs pédagogiques dont la visée est le questionnement des valeurs. Sous cet angle, je souhaiterais ici mettre en lumière les possibilités opérationnelles de l’art dialectique. Cet art, en effet, qui a dominé toute la philosophie antique en tant qu’« exercice spirituel » majeur2 et dont le mouvement central consiste « à interroger et à répondre3 », contient en lui tous les outils requis pour opérer une interrogation sur les valeurs qu’un discours peut appeler à la considération du récepteur. Pour développer mon propos, je m’appuierai sur un texte qu’on classe habituellement dans la catégorie des œuvres littéraires, à savoir Les Caractères de la Bruyère. La critique s’est, selon moi, trop exclusivement appuyée sur la méthode sémiologique pour s’y rapporter, et a tout aussi systématiquement négligé les outils méthodologiques que la Bruyère lui-même avait à sa disposition pour composer son ouvrage et sur lesquels ce dernier misait pour que ses lecteurs se l’approprient. Ces outils s’ancrent dans une très longue tradition philosophique qui remonte au Phèdre de Platon et qui aboutit à la L’art de penser d’Arnauld et de Nicole, ainsi qu’à La Logique de Bossuet, en passant par l’Organon d’Aristote et la philosophie ancienne, en ce compris les Pères de l’Eglise (je pense surtout bien sûr à la figure tutélaire d’Augustin, à ses œuvres philosophiques et surtout au De doctrina christiana).
3Je commencerai par donner rapidement quelques explications sur la spécificité et les présupposés du rapport au langage impliqué par la logique ancienne et l’art dialectique qui lui répond. Je déplierai ensuite la manière par laquelle, sur la base de ce rapport, il est possible de s’approprier et d’expliquer une courte réflexion des Caractères de la Bruyère. Ce qui nous permettra de mesurer les possibilités opérationnelles qu’offre l’art dialectique pour enseigner la littérature en questionnant les valeurs.
L’art dialectique : présupposés et implications
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4 La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Librairie Générale Français...
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5 Taine Hippolyte-Adolphe, « Caractère(s) de La Bruyère », in Nouveaux essais...
4L’un des principes fondamentaux du rapport aux discours qu’implique l’art dialectique est énoncé assez explicitement par la Bruyère dans la « Préface » de ses Caractères : « On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction4 ». Cette proposition a bien sûr été remarquée par les commentateurs, mais souvent pour l’affaiblir. Il parait en effet difficile d’accorder un projet de description empirique d’une réalité sociale particulière, fonction que la critique littéraire depuis H. Taine5 a donnée au texte de la Bruyère, à une volonté de réformation morale, ce que le moraliste recouvre précisément sous le terme d’« instruction ». Pour l’empiriste, en effet, la description des faits doit récuser tout jugement de valeur a priori, à plus forte raison quand on se sert de discours pour en faire l’objet d’une « instruction ». La proposition de la Bruyère, dans ce cadre scientifique précis, devient dès lors très problématique, puisque pour l’empiriste, cette « instruction » ne peut en aucun cas être « morale », c’est-à-dire fonder l’observation empirique sur des jugements de valeur déterminés. On le sait, du moins depuis que Machiavel a séparé la science de l’homme de ses devoirs, la science n’a que faire de la « morale ».
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6 Les Caractères, I, 1 (I).
5Cependant, selon moi, on ne s’est pas suffisamment interrogé sur le sens que pouvait recouvrir le terme d’« instruction » pour un auteur tel que la Bruyère qui, rappelons-le, ne connaissait ni l’œuvre de F. Saussure, ni celle de C.-S. Pierce et dont la sienne encore était très éloignée de donner son assentiment à la morale machiavélienne qui se cache quoi qu’on en dise très tortueusement derrière une science. L’instruction ou la réformation morale dont nous parle Bruyère n’indique pas tant un contenu moral qui renverrait sans médiation aucune à des normes de comportements jugées convenables, normes qu’il suffirait d’énoncer directement pour que le lecteur y adhère par la seule force du discours. Le moraliste n’a pas souhaité faire « le législateur », nous dit-il dans sa préface. Tout au contraire, pour ce dernier, l’instruction coïncide très exactement avec le temps qu’on est prêt à donner à une certaine réflexion. Cette réflexion se fait à l’appui d’abord de ce qui a été dit « sur ce qui concerne les mœurs6 » et ensuite de ce qui s’en perçoit, en soi-même et à la fois chez autrui, comme dans un jeu de miroir qui semble indéfini, mais dont le terme cependant est le choix personnel en faveur de certaines valeurs destinées à orienter sa propre conduite.
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7 Barthes Roland, « La Bruyère », in Barthes. Textes choisis et présentés par...
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8 Les Caractères, op. cit., p. 121.
6D’un point de vue technique, les Caractères se présentent comme en une série ouverte de remarques ou de réflexions qui, comme l’a très justement remarqué R. Barthes, laissent systématiquement en suspens « le concept sous le percept7 ». Autrement dit, chacune de ces remarques s’offre comme une énigme toujours à résoudre. Que R. Barthes y voie une occasion de laisser le sens du texte indéfiniment en suspens, est-ce une raison suffisante pour rejeter la proposition de la Bruyère qui, quant à lui, invite ses lecteurs à tenter de résoudre les énigmes qu’il leur soumet ? D’autant plus que c’est en ces tentatives incessamment répétées de résolution que consiste le travail de réflexion visé par l’auteur. « [J]e consens, disait-il pour clôturer sa préface, que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux8. » L’instruction semble donc renvoyer à une émulation encouragée par l’auteur dont l’objet est très exactement l’exercice de la remarque. En d’autres termes, les remarques ou les réflexions, termes identiques pour le moraliste, procèdent d’opérations que le lecteur doit s’approprier s’il souhaite remarquer aussi bien, sinon mieux. Il faut donc s’entendre sur la nature des opérations de l’esprit qui président à l’exercice de la remarque tel que l’entendait la Bruyère lui-même. Là est toute la question. J’y reviendrai.
7Toujours est-il que de manière générique le pacte de lecture proposé par le moraliste est à mon sens très clairement énoncé dès la réflexion 28 du chapitre « De l’homme », déjà présente lors de la première édition.
Rien n’engage tant un esprit raisonnable à supporter tranquillement des parents et des amis les torts qu’ils ont à son égard, que la réflexion qu’il fait sur les vices de l’humanité ; et combien il est pénible aux hommes d’être constants, généreux, fidèles, d’être touchés d’une amitié plus forte que leur intérêt : comme il connaît leur portée, il n’exige point d’eux qu’ils pénètrent les corps, qu’ils volent dans l’air, qu’ils aient de l’équité : il peut haïr les hommes en général, où il y a si peu de vertu ; mais il excuse les particuliers, il les aime même par des motifs plus relevés, et il s’étudie à mériter le moins qu’il se peut une pareille indulgence. (Je souligne)
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9 Au sens technique du terme. C’est un exercice de l’esprit perçu comme capab...
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10 Notons que le verbe « haïr » possédait au XVIIe siècle un sens moins fort ...
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11 Augustin, De Magister, I, 1.
8Il y a là tout le projet d’une transformation éthique où, sur la base d’une réflexion portant sur les comportements de la plupart des hommes, il s’agit de s’étudier à se rendre capable d’adopter une série d’attitudes « spirituelles9 » jugées appropriées, dans la rencontre de ceux qui font partie de son environnement relativement proche (parents et amis) : supporter, ne pas exiger, excuser les hommes en particulier, même si la réflexion qu’on mène nous pousse à les haïr10 en général. Ce type de transformation qui coïncide avec une instruction réflexive sur les mœurs des hommes est adressée à l’esprit raisonnable qui siège en chacun de nous et qui seul peut opérer une « réflexion » consciente. Si maintenant l’on prend la peine d’élargir le champ des références sur lesquelles la Bruyère s’appuie assez explicitement pour concevoir la réflexion morale qu’il nous propose, on peut s’apercevoir que le moraliste ne fait que relancer l’un des principes fondamentaux du rapport au langage légué par la philosophie ancienne. Ce principe est énoncé par Augustin dès le début du De Magister : « en parlant, nous ne cherchons qu’à instruire11 ». En réalité, ce principe avait déjà été énoncé par Socrate dans le Phèdre de Platon, mais à la faveur d’une formulation qui permet de lui apporter plus de précisions :
12 Platon, Phèdre, 261 a-b, dans Platon, Œuvres complètes, trad. L. Robin, 2 ...
Eh bien ! est-ce que l’art de parler, dans son ensemble, ne serait-ce pas une psychagogie par le moyen de discours, qui ne se tiennent pas seulement dans les tribunaux et autres lieux publics de réunion, mais aussi dans des réunions privées ? indifféremment la même, pour les petits et pour les grands sujets ? dont la pratique, la pratique correcte du moins, n’a rien de plus estimable quand elle est appliquée à des questions sérieuses, ou à des questions insignifiantes12 ?
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13 On perçoit ici le mouvement circulaire et autotélique typique de la conver...
9Tout art de la parole, quel qu’il soit, public ou bien privé, est pour Socrate « psychagogie », à savoir conduite de l’âme. Mais le plus important est de saisir que cette conduite implique simultanément une série d’opérations qu’il faut choisir de développer et une conversion. Pour être plus précis : la conduite de son âme implique une série d’opérations qui président adéquatement à une conversion, sachant que cette conversion fait l’objet d’un choix de la part de celui qui l’adopte. Le terme conversion doit s’entendre ici en son sens littéral : se « con-vertir », « se tourner vers quelque chose », ou bien encore effectuer de soi-même un mouvement de l’esprit qui donne accès à un certain ordre de savoir qui lui-même coïncide avec une certaine sagesse, un art de vivre. Autrement dit, toute parole écrite ou prononcée, qui se veut instructive, est susceptible de mobiliser, tant chez le destinateur que chez le destinataire, une série d’opérations à la fois « sensitives » (au sens large, de la perception sensible à l’empreinte de celle-ci dans l’âme) et rationnelles (de la conception au raisonnement en passant par le jugement), mais opérations qu’il faudra rigoureusement distinguer les unes des autres afin d’y effectuer un tri et d’y mettre de l’ordre. Il se fait que cet ordre s’impose de lui-même, car c’est précisément par l’exercice même de la raison que l’homme parvient à mettre de l’ordre dans toute chose, à plus forte raison dans cette série d’opérations grâce auxquelles il parvient à produire cet ordre. Ainsi, le mouvement de conversion engagé consiste toujours à se « tourner vers » les opérations de l’esprit de type rationnel, à s’y « convertir », par l’intermédiaire de ces mêmes opérations, afin, enfin, de subordonner et de coordonner toutes les autres opérations et tous les mouvements de l’âme, dont ses actions13.
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14 Épictète, Entretiens, II, XVI, 2 et I, VII, 1.
10C’est là sans doute le point le plus important. Pour ce type de discours philosophique, les opérations de l’esprit mobilisées lors de la pratique dialectique sont exactement les mêmes que celles qu’on mobilise pour se conduire dans l’existence, à savoir celles qui président à la délibération, à la décision et enfin à l’action qui se conforme à cette décision. L’art dialectique devient ainsi le lieu d’entrainement par excellence des opérations de l’esprit qu’on pourra mobiliser lors de sa conduite. L’appui sur les opérations logiques pour se conduire dans l’existence est l’un des motifs les plus explicites et les plus inaltérables du discours philosophique traditionnel. Epictète, par exemple, invitait les hommes à répondre aux événements de la même manière qu’on répond lorsqu’on est questionné par voie de discours et il déplorait par ailleurs que les hommes ne perçoivent pas les rapports d’implication qui existent nécessairement entre la logique, sa pratique, et ce qu’il convient de faire, le devoir14. La Logique de Port Royal et La Logique de Bossuet rappellent ce principe dans leurs toutes premières lignes. Et c’est à la lumière de cet appui qu’il faut comprendre l’intention encore une fois explicitement énoncée par La Bruyère concernant son ouvrage, où il dit que ce dernier « ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable », à savoir habile en l’exercice de la raison en ce qui concerne ses mœurs, c’est-à-dire les habitudes réflexives et éthiques qu’on a contractées, par voie de discours, pour se conduire dans l’existence.
11Trois principes ici énoncés :
1) toute parole vise à l’instruction, ou plutôt toute parole est psychagogie (conduite de l’âme) ;
2) cette conduite se réalise à la faveur de certaines opérations (de l’esprit) qu’il faut hiérarchiser, choisir et cultiver grâce à une méthode : l’art dialectique ;
3) car c’est à partir de ces mêmes opérations qu’on se conduit dans l’existence (délibération, décision, action).
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15 La Bruyère, op. cit., p. 71-72.
12Cela implique un quatrième principe : le langage n’est pas exclusivement et prioritairement utilisé pour désigner ou décrire un ordre de réalité extérieure à lui de type empirique, représentationnel, fictionnel, utopique, idéal, etc. S’il arrive que le discours du philosophe désigne ce type de réalité, ce n’est qu’accessoirement. Le langage, pour le philosophe, est prioritairement utilisé pour se convertir soi-même vers ce qu’il y a de meilleur en soi, à savoir un exercice de la raison parfaitement maitrisé vis-à-vis, de plus, des choses qui regardent la conduite de l’existence, ses habitudes, ses mœurs, toujours réflexives. Exercice de la raison encore une fois dont les opérations ont été recensées par la logique et qui peuvent être cultivées par l’art dialectique. C’est pour cette raison que la Bruyère, immédiatement après avoir énoncé la visée exclusive de son ouvrage (qui ne tend « qu’à rendre l’homme raisonnable ») prendra rigoureusement distance avec la méthode de description empirique qu’il assimilera à celle utilisée par son illustre prédécesseur Théophraste, pour focaliser bien plutôt l’attention sur ce qu’il appelle, dans l’ordre, « les vices de l’esprit et les replis du cœur » ou bien encore « les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes », à savoir, en termes plus techniques, les opérations de l’âme qui président à la fois à la conduite de la pensée et à celle de l’existence. Il prendra même distance, un peu plus loin, avec la figure seule de la description qu’il identifie à l’énumération15.
13Ainsi, aucune parole ne se reçoit de manière passive. L’art dialectique (5e principe) requiert qu’on adopte une certaine attitude herméneutique (une méthode) relativement indépendante des discours et que la Bruyère expliquera brièvement lors de la 6ème édition de son ouvrage : « maniez, remaniez le texte ; apprenez-le de mémoire ; citez-le dans les occasions ; songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses circonstances ; conciliez un auteur original, ajustez ses principes, tirez vous-même les conclusions » (XIV, 72-VI, je souligne). Cette méthode consiste à considérer toute parole reçue comme dotée d’un sens, mais d’un sens qui ne se donne jamais immédiatement. Il faut le chercher. Le texte qu’on a sous les yeux se dissémine en autant de questions qu’il faudra trouver de réponses pour, à chaque fois ponctuellement, en élucider le sens.
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16 Aristote, Topiques, I, 13. Il y a en tout 4 principes : l’acquisition des ...
14Enfin, les opérations par lesquelles la conversion philosophique peut se réaliser sont, comme je l’ai dit, prioritairement (mais non exclusivement) rationnelles. Ces opérations renvoient à celles que la logique ancienne a patiemment recensées. Elles tournent toutes autour de ces figures centrales de la pensée que sont le syllogisme et les différents mouvements de définition de ses termes constitutifs, termes souvent implicites qu’il faut par conséquent sans cesse éclaircir et expliciter. Ce qui m’amène à formuler ce dernier et 6e principe essentiel : lorsqu’il s’agit de s’approprier une réflexion ou tout autre passage dans un texte littéraire, ce n’est pas d’abord et prioritairement sur la constitution et la distribution des signifiants qu’il faut appliquer son attention, mais sur les différents sens auxquels chacun des signifiés est susceptible de renvoyer. C’est l’un des principes herméneutiques premiers de l’exercice dialectique qui consiste, comme le précise Aristote dans les Topiques, à « pouvoir distinguer en combien de sens une expression particulière est prise16 ». Ces sens sont censés toujours faire l’objet d’une question, car ils ne sont que très rarement donnés directement par le discours, à plus forte raison lorsque celui-ci est poétique. Or, c’est précisément en cet « exercice spirituel » précis que réside la possibilité d’interroger les valeurs. Les différents sens de chacun des mots et des expressions que nous lisons faisant l’objet d’un questionnement pour déterminer celui qui conviendra le mieux, aucune valeur signifiée par ces mots ne pourra échapper au crible de la question. Le travail effectué est à la fois objectif par ses opérations et personnel par les choix que le lecteur formera aux termes de celles-ci. L’on ne peut éviter en effet de prendre position en face de valeurs émises par le texte (l’histoire des différents commentaires des Caractères en témoigne). Mais ce faisant le lecteur a la possibilité de développer et de cultiver ses propres capacités rationnelles, celles utiles à la considération, au questionnement et à l’évaluation de valeurs, quels que pourront être par ailleurs ses choix personnels en la matière.
II. Analyse d’un syllogisme à partir d’une réflexion de La Bruyère
15Je vais maintenant brièvement illustrer mon propos en m’appuyant sur une courte réflexion de la Bruyère. Soit la réflexion 13 du chapitre XI des Caractères apparue dès la 4e édition :
Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d’esprit en est le père.
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17 Exemple : s’il neige, je ne pars pas en voiture. Syllogisme : en cas de ne...
16Si l’on s’appuie sur les outils de la logique ancienne pour se rapporter à cette réflexion, on remarquera tout d’abord que la proposition est une espèce particulière de syllogisme hypothétique (ou conditionnel) dont la forme canonique est le « si…, alors… ». À condition qu’une chose soit, une autre sera. Il s’agit d’une forme particulière de syllogisme dont une prémisse manque à la surface du texte pour que le syllogisme soit explicitement complet. C’est une forme enthymématique qui a pour fonction d’inviter le destinataire à suppléer la prémisse manquante17. Ce qui l’engage à procéder ainsi à une mini-réflexion qui est assez plaisante, puisque le discours ne lui impose rien qu’il n’est disposé à chercher de lui-même et à accepter. La première opération à produire, que bien souvent le destinataire accomplit sans même s’en rendre compte, consiste alors à reconstituer le syllogisme. Mais en tentant cette reconstitution à partir de la réflexion ici proposée, on s’aperçoit assez rapidement que le syllogisme, bien que formellement valide, ne l’est pas sémantiquement. En effet, on ne comprend pas bien le lien de causalité entre « la pauvreté est la mère des crimes » et « le défaut d’esprit en est le père » (des crimes). La première proposition ne semble pas pouvoir être la condition de la deuxième. On ne parvient pas non plus à situer la prémisse manquante qui nous permettrait de réunir les deux parties de la proposition. La Bruyère s’est donc amusé à composer une réflexion qui soit suffisamment énigmatique pour nous prenions la peine de nous y arrêter et de l’approfondir. Or, pour ce faire, on n’a pas d’autre choix que de scinder la proposition en deux parties distinctes et de reconstituer ensuite en parallèle le syllogisme que respectivement elles présupposent.
17Soit donc les syllogismes (A et B) dont les formes seront :
Tout crime provient d’un défaut (i.e. d’un manque)
Or, la pauvreté (le défaut de richesses) est le plus grand de tous les défauts
Donc la pauvreté est la cause (la mère) des crimes
Raisonnement qui s’oppose directement à :
Tout crime provient d’un défaut
Or, le défaut d’esprit est le plus grand de tous les défauts
Donc le défaut d’esprit est la cause (le père) des crimes.
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18 Dans le cadre d’un exercice dialectique, se reporter aux différents dictio...
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19 Ou injustices, forfaits, délits, meurtres ?
À cette reconstitution, il faudra bien entendu ajouter la considération des différentes définitions qu’il est possible d’attribuer, en la circonstance, aux termes « pauvreté », « esprit », « crimes » « mère » et « père ». Exercice auquel je ne peux me prêter ici totalement18. Le plus important, c’est de voir le chemin réflexif que le lecteur peut réaliser afin de déterminer si, selon lui, c’est « la pauvreté » ou bien « le défaut d’esprit » qui est la principale cause des « crimes19 ». Il est encore possible de faire renvoyer le pronom « en », non pas à « crimes », mais à « pauvreté » plaçant ainsi le défaut d’intelligence comme sa principale cause. Bien que cette interprétation ne cadre absolument pas avec d’autres réflexions dans l’ouvrage où le moraliste tient en haute estime le détachement vis-à-vis de toutes possessions matérielles (cf. par exemple tout le chapitre VI), et surtout avec le projet chrétien auquel il est fermement attaché, qui place, quant à lui, la pauvreté évangélique au sommet de toutes les vertus, l’effet éthique produit par la réflexion sera quoi qu’il en soit atteint. En effet, pour distinguer cette interprétation des autres, il faut s’arrêter sur les différents sens possibles de chacun des mots, pour finalement choisir ceux qui nous paraissent convenir davantage (en fonction des valeurs défendues par la Bruyère lui-même et en fonction de nos propres valeurs, par un jeu de « réflexions » en miroir). La proposition en elle-même ne fournit pas directement de réponse. Celle qui sera formulée appartient finalement au lecteur seul, en conscience. Toutefois, pour qu’il soit en mesure de (se) la formuler, avec méthode et précision, il devra mobiliser, tel que nous venons de l’esquisser, toutes les facultés rationnelles et logiques de son propre esprit dans la considération de certaines valeurs. Ce qui reste la principale visée de la proposition (et plus généralement du texte des Caractères).
18La notion qui se trouve ici questionnée est celle de pauvreté. En son sens le plus générique, cette notion renvoie à l’idée d’un manque, d’une insuffisance. Un être victime de pauvreté se trouve dans un état de manque relativement à une chose suffisamment essentielle pour que sa privation l’empêche de continuer à être l’être qu’il est. Or, ce manque, pour l’homme, peut renvoyer à son tour à diverses natures, en l’occurrence, matérielle ou bien encore « spirituelle » (au sens technique du terme : intelligence dans l’action, puisqu’on parle de « crimes »). La proposition de la Bruyère invite ainsi à nous interroger sur la cause principale des « crimes » dans les communautés humaines. Cette question apparait cruciale dans la mesure où une idée plus précise de la cause d’un « mal » (pour peu qu’on accepte, qu’un crime soit un « mal » ; à questionner ici encore), donne accès plus efficacement au remède destiné à le combattre. De cette manière, on voit que la valeur véritablement questionnée ici c’est la « richesse ». La « richesse » en effet est censée être le remède pour lutter contre la « pauvreté », d’une part, mais aussi contre les « crimes » que celle-ci serait susceptible de causer. Or, de quelle « richesse » parle-t-on ? Doit-elle à son tour se limiter à la seule dimension matérielle de l’existence ? Dans ce cas, on conviendrait que dans un monde où abondent les richesses matérielles, les crimes doivent avoir disparu. Dans le cas contraire, ne devons-nous pas aussi privilégier le développement chez les hommes, qu’ils soient riches ou pauvres matériellement, d’une « richesse » d’une autre nature ? Le défaut d’esprit chez les quelques-uns ne serait-il pas la cause de la pauvreté matérielle ou « spirituelle » chez beaucoup d’autres ? Où trouver la véritable cause des crimes ? Où en trouver le remède ?
19Voici quelques-unes des nombreuses questions qu’il est possible de se poser à partir de l’analyse d’une des réflexions proposées par la Bruyère. L’art dialectique offre comme on le voit la possibilité au lecteur de construire un rapport particulier à la littérature qui, selon moi, lui permet d’engager une interrogation ouverte sur les valeurs sans nécessairement l’orienter dans les choix qu’il pourra réaliser. Après tout, à l’issue de la réflexion engagée à l’appui de cette courte proposition, chacun est libre de choisir en conscience, ou la pauvreté, ou le défaut d’esprit comme la cause principale des crimes, ou mieux d’ouvrir à une réflexion plus large sur le sujet. Le choix final, s’il y a, sera à l’image des valeurs auxquelles on décide soi-même d’adhérer, de soutenir ou d’incarner, après mûre réflexion.
En guise de conclusion
20Complémentairement aux nombreux outils théoriques et méthodologiques à la disposition des enseignants de français, il est tout à fait possible d’inviter l’élève, lors de séquences prévues à cet effet et dans l’analyse de textes littéraires (ou autres), à porter son attention sur les différents mouvements réflexifs et logiques que le discours suscite spontanément chez le récepteur. À force de pratique, l’élève en devient progressivement l’opérateur conscient, ainsi que l’initiateur d’une réflexion qui lui sera personnelle, et l’enseignement de la littérature une possibilité d’apprendre à questionner librement les valeurs que les textes littéraires véhiculent. Ce qui suppose bien sûr de la part des enseignants une connaissance et idéalement une maitrise de la science dialectique, mais aussi une longue pratique de (re)mise en question des valeurs communément partagées et un positionnement réflexif ferme et solide à l’égard, non pas tant de ces valeurs que de leur questionnement.
Notes
1 Pour une synthèse de la position de P. Hadot sur cette question, voir sa préface de l’ouvrage de Domanski Juliuz, La philosophie, théorie ou manière de vivre ? Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance, Fribourg, Éditions Universitaires Fribourg Suisse, 1996. La position de M. Foucault est plus complexe et requiert une étude minutieuse de toute son œuvre. Cela dit, on pourra en trouver un aperçu dans Foucault Michel, L’herméneutique du sujet, 1981-1982, Paris, Gallimard, 2001, p. 6-76.
2 Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 68 ; et ID., « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiquité », dans Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 159-186.
3 Platon, République, VII, 534 d.
4 La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Librairie Générale Française, 1995, p. 117-118.
5 Taine Hippolyte-Adolphe, « Caractère(s) de La Bruyère », in Nouveaux essais de critique et d’histoire (2e édition), Paris, Librairie Hachette, 1866, p. 43-61.
6 Les Caractères, I, 1 (I).
7 Barthes Roland, « La Bruyère », in Barthes. Textes choisis et présentés par C. Coste, Paris, Point, 2010, p. 396-419 ; p. 413.
8 Les Caractères, op. cit., p. 121.
9 Au sens technique du terme. C’est un exercice de l’esprit perçu comme capable d’emporter l’âme tout entière.
10 Notons que le verbe « haïr » possédait au XVIIe siècle un sens moins fort et moins restreint que de nos jours. Le mouvement de haine dont parle la Bruyère renvoie à une aversion réfléchie et réflexive. Ce qu’on constate de vicieux dans le comportement et l’attitude des autres hommes doit engager, par « réflexion », à une évaluation de sa propre conduite en vue de la corriger, au besoin. « Rien ne nous corrigerait plus promptement de nos défauts, que si nous étions capables de les avouer et de les reconnaître dans les autres ; c’est dans cette juste distance que, nous paraissant tels qu’ils sont, ils se feraient haïr autant qu’ils le méritent. » XII, 72 (IV). Je souligne. Cf. aussi le Discours sur Théophraste, ibid., p. 60.
11 Augustin, De Magister, I, 1.
12 Platon, Phèdre, 261 a-b, dans Platon, Œuvres complètes, trad. L. Robin, 2 vol., Paris, Gallimard, 1950, vol. 2, p. 55.
13 On perçoit ici le mouvement circulaire et autotélique typique de la conversion de type socratique cadré par l’exercice dialectique. En effet, les opérations qu’il s’agit de chercher sont celles-là même par lesquelles on les trouve. On se souvient qu’Augustin dans le De Ordine synthétisera de manière magistrale ce qu’est la dialectique tout en relevant du même coup son caractère autotélique : « En elle [la dialectique], la raison se révèle elle-même et découvre ce qu’elle est, ce qu’elle veut, ce dont elle est capable. » Œuvres de saint Augustin. Dialogues philosophiques. L’ordre, trad. J. Doignon, Paris, Éditions Brepols, 1997 (Institut d’Études Augustiniennes), p. 279.
14 Épictète, Entretiens, II, XVI, 2 et I, VII, 1.
15 La Bruyère, op. cit., p. 71-72.
16 Aristote, Topiques, I, 13. Il y a en tout 4 principes : l’acquisition des propositions ; distinction des différents sens d’une expression particulière ; les identités et les différences. Cf. le début des Catégories. Même principe reformulé d’une autre manière par Augustin dans sa théorie des signes où il demande à « ne pas s’attacher aux signes en ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais à leur propriété significative », c’est-à-dire à l’idée que chacun de ces signes fait naitre en l’esprit. Cf. Augustin, De doctrina christiana, II, I, 1.
17 Exemple : s’il neige, je ne pars pas en voiture. Syllogisme : en cas de neige, je ne me déplace jamais en voiture (prémisse majeure implicite) ; or, il neige ; donc je ne prends pas la voiture. Autre exemple utilisé par Bossuet : « si tu es courageux, tu auras du pouvoir sur toi-même ». La prémisse manquante qui appelle à être suppléée dans ce cas : le courage implique un pouvoir sur soi-même. Cf. Bossuet Jacques Bénigne, Logique, III, XIII. Voir aussi Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XIII.
18 Dans le cadre d’un exercice dialectique, se reporter aux différents dictionnaires de l’époque n’est pas suffisant. En effet, la discussion destinée à déterminer le sens des mots, indépendamment de toute détermination historique ou sociale, en est le présupposé méthodologique le plus fondamental. D’autant plus qu’il s’agit de déterminer in fine ce qui vaut pour soi. Il faudra par conséquent prendre quelque peu distance avec toutes les implications radicales que F. Saussure tirait de l’arbitraire du signe.
19 Ou injustices, forfaits, délits, meurtres ?
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Emmanuel Picardi
Université Catholique de Louvain – GEMCA et UPEC-LIS