Dossier Acta Litt&Arts : Perspectives génériques

Sylvie Lalagüe-Dulac

Les romans jeunesse sur l’esclavage en France et aux Etats-Unis : un chemin singulier pour développer une éducation aux valeurs

Texte intégral

Introduction

  • 1 Maria Pagoni, « Éducation aux valeurs », dans Barthes A., Lange J.-M. &...

  • 2 Isabelle Nières-Chevrel, « La transmission des valeurs et les ruses de la f...

1La liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité et le refus de toutes les discriminations sont des valeurs auxquelles la République par le biais de la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République (loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013, article 2) accorde une place centrale. Ainsi que les définit Maria Pagoni1, les valeurs renvoient à des choix de l’individu, à des préférences personnelles qui donnent du sens aux actions de chacun. Elles peuvent être partagées par plusieurs personnes mais sans adopter une position normative universelle qui aurait force d’obligation. Aussi l’éducation aux valeurs concerne-t-elle plutôt la construction d’une éthique personnelle conforme aux priorités et au choix de l’individu pour atteindre la vie qu’il juge « bonne ». Cette éducation diffère de ce fait de l’éducation morale, la morale renvoyant à l’intégration par l’individu d’une norme qui prétend avoir une validité universelle. Or, la transmission des valeurs est, d’après Isabelle Nières-Chevrel2, « une des frontières les plus couramment admises entre la littérature destinée aux enfants et la littérature destinée aux adultes » et la publication de romans historiques pour la jeunesse se serait toujours accompagnée, consciemment, d’objectifs civiques et moraux, la fonction formatrice et éducative de cette littérature étant indéniable.

  • 3 Nicole Tutiaux-Guillon, « Le difficile enseignement des questions vives en ...

  • 4 Agnès Cambier, « Enjeux mémoriaux et littéraires des fictions pour la jeune...

2Si la littérature pour la jeunesse traite de thèmes extrêmement variés, elle a fait progressivement, depuis quelques décennies, une petite place à des sujets qualifiés de sensibles. Ces questions socialement vives comme, entre autres, les deux premières guerres mondiales, la colonisation, la décolonisation, la Shoah ou l’histoire de l’esclavage sont chargées d’émotions, souvent politiquement sensibles et intellectuellement complexes3. Choisir ces faits historiques comme sujet d’une fiction pour la jeunesse relève de l’ambition de diffuser certaines valeurs et d’éduquer le lecteur, mais aussi de transmettre une mémoire. Ainsi, dans son analyse des fictions historiques autour de la Shoah4, Agnès Cambier considère que le rôle de la fiction est surtout de donner un accès sensible aux événements afin de susciter une prise de conscience chez les lecteurs reposant sur certaines valeurs et favoriser de la sorte le devoir de mémoire.

  • 5 Sylvie Lalagüe-Dulac, « Romans historiques pour la jeunesse et construction...

3Je n’enseigne pas la littérature mais je m’intéresse depuis des années à la manière dont l’utilisation de fictions pour la jeunesse en histoire permet de construire des savoirs historiques partagés5. L’enseignement de l’histoire ayant pour finalité de construire un regard critique et de contribuer ainsi à l’éducation à la citoyenneté, la capacité de certains récits fictifs à éduquer aux valeurs des élèves du primaire ou du secondaire, particulièrement dans le cadre de l’étude de l’histoire de l’esclavage, m’a interrogée. Ce questionnement m’a conduite à travailler avec deux spécialistes de la littérature, Gersende Plissonneau et Christiane Conan-Pintado, avec lesquelles nous avons recensé et analysé les albums et romans pour la jeunesse publiés en France.

  • 6 Johanne Prud’homme, « Entre nation et mondialisation : questions fondamenta...

4Au sein de ce corpus, la place notable de fictions américaines dans les œuvres données à lire aux jeunes lecteurs français, à proportion d’un quart, m’a interpellée. D’une part, parce que ces œuvres avant tout nationales sont écrites à destination des enfants du pays concerné. Généralement « les littératures nationales pour la jeunesse, si elles existent bel et bien, sortent peu des frontières de leur pays »6, note la Canadienne Joanne Prud’homme. D’autre part, parce qu’ écrire l’histoire de l’esclavage dans des contextes différents, ici anglophone et francophone, ne met pas nécessairement en avant les mêmes valeurs. Si l’asservissement d’êtres humains par d’autres êtres humains est au cœur des romans s’intéressant à cette question historique, l’histoire de l’esclavage est en effet un objet d’étude polysémique, le concept recouvrant une pluralité d’expériences singulières à tous points de vue (sociétal, politique, économique…) variant selon les époques et les lieux (régions, pays, continents) dans un contexte de devoir de mémoire qui pose en outre la question de la place des descendants… Aussi a-t-il semblé intéressant de tenter de comparer aujourd’hui la manière dont les Français et les Américains traitent un tel sujet et d’essayer de comprendre si les valeurs véhiculées par ces ouvrages étaient différentes ou communes. Certaines mises en scène inscrites dans un contexte historique précis sont-elles récurrentes selon le pays concerné ? La manière de convoquer la sensibilité des jeunes lecteurs en France et aux États-Unis s’appuie-t-elle sur les mêmes ressorts (indignation, empathie, processus identificatoire, rôle attribué aux esclaves…) et permet-elle, finalement, de transmettre une éducation aux valeurs similaire en plaçant au cœur de ces fictions les questions de la liberté, des droits de l’homme et du refus des discriminations ?

I. Caractéristiques de la littérature jeunesse consacrée à la question de l’esclavage en France :

  • 7 Stowe, Harriet Beecher, La case du Père Tom, ou Vie des nègres en Amérique,...

  • 8 Romans recensés à partir de plusieurs sites proposant des bibliographies th...

  • 9 Nous ne comptons qu’une seule occurrence pour le roman de Maryse Condé, Haï...

5Si La case de l’oncle Tom a été traduite pour la première fois en français en 18527, l’histoire de l’esclavage a été un sujet presque toujours absent de la littérature pour la jeunesse française jusqu’en 1969, date à laquelle Bertrand Solet publie Les révoltés de Saint-Domingue. A partir de ce moment, commencent à être publiés en France des romans historiques sur l’esclavage destinés à la jeunesse. Cinquante-huit8 l’ont été de 1969 à nos jours9 avec un pic dans les années 2000 en lien avec la loi Taubira promulguée en 2001. Sur ces cinquante-huit titres, quinze sont des traductions d’œuvres publiées au préalable à l’étranger : onze aux États-Unis, deux au Royaume-Uni, un aux Pays-Bas, un en Argentine. De ce fait, depuis 1969, quarante-trois fictions pour la jeunesse ont donc été rédigées par des auteurs français pour un lectorat francophone. Seuls deux de ces titres ont été traduits et publiés à l’étranger (Les révoltés de Saint-Domingue en espagnol et Deux graines de cacao en vietnamien) et aucun aux États-Unis.

6On pourrait s’interroger sur les raisons qui ont poussé les éditeurs français à traduire des fictions essentiellement américaines sur ce sujet et sur ce qui a conduit les éditeurs américains à ne publier aucune fiction française… Le choix des éditeurs français peut s’expliquer aisément par l’importance de l’histoire de l’esclavage dans la propre histoire des États-Unis et par la nécessité d’amener les élèves à se décentrer en s’intéressant à une expérience majeure de l’histoire de l’esclavage. Côté américain, on peut simplement supposer que la richesse de leur propre production littéraire a été jugée suffisante sans faire appel à des histoires se déroulant à Madagascar ou à La Réunion et mettant en scène des populations qui ne renvoient pas à leur propre passé. Mais ce non-choix peut également s’expliquer par le fait que le lecteur américain risque de ne pas adhérer aux représentations et aux valeurs véhiculées par les fictions françaises…

  • 10 Véritable quête identitaire comme le souligne Brigitte Louichon, « Lecture...

7Si les onze fictions traduites de l’américain abordent, pour la plupart, à un moment ou à un autre, la vie sur les plantations des états du Sud afin de mettre en avant les conditions de vie terribles endurées par le héros, esclave domestique ou esclave des champs, les quarante-trois publications françaises se déroulent quant à elles dans des espaces géographiques plus distincts (les Caraïbes, La Réunion, Madagascar) et elles abordent des sujets plus variés. Ainsi, si la France hexagonale n’a pas connu sur son sol métropolitain le système des plantations, elle a été cependant le point de départ du commerce triangulaire à partir de ports négriers comme Nantes, Bordeaux, et il n’est pas étonnant de noter que certains auteurs ont construit leurs histoires autour de capitaines, de maîtres d’équipage ou de pirates français cherchant à s’enrichir par la traite (Coeur boucané, Les prisonniers du vent) ou des passagers empruntant ces navires à la recherche de leurs origines (Deux graines de cacao, Soeur blanche, soeur noire, De l’autre côté du soleil) et de leur identité comme Julien de Deux graines de cacao10. Certains auteurs ont également choisi de valoriser la culture africaine avec des descriptions très précises de la vie en Afrique dans les premières pages, ainsi le roman de Pierre Davy, De l’autre côté du soleil ou celui de Marie-Thérèse Davidson, Sur les traces des… Esclaves. D’autres, en revanche, ont décidé de se focaliser d’emblée sur la traite négrière afin de faire comprendre aux jeunes lecteurs l’horreur qui s’est abattue sur les héros de l’histoire, ainsi Chasseurs d’esclaves de Bertrand Solet, L’enfer noir de Luce Fillol, De l’autre côté du soleil de Pierre Davy, Esclave de Pascale Maret, Les prisonniers du vent et L’esclave du fleuve des fleuves tous deux de Yves Pinguilly.

8À ce combat sans merci et presque perdu d’avance, les auteurs français apportent des réponses « humanistes » en lien avec les valeurs de la République valorisant la liberté et l’égalité, ainsi que la fraternité, par le biais de l’action d’hommes et de femmes de tous bords s’opposant à la pratique de l’esclavage, la dénonçant et apportant parfois, au péril de leur vie, leur aide aux esclaves. Les esclaves sont toutefois les acteurs principaux de leur quête de liberté. En effet, contrairement aux fictions américaines, seuls trois récits publiés par des auteurs français sur quarante-trois (Esclave ! de Pascal Maret, Sœur blanche, sœur noire et Les prisonniers du vent de Yves Pinguilly) reposent sur l’intervention d’un Européen pour aider les esclaves à s’enfuir. Le reste du temps, les écrivains français mettent l’accent sur la volonté propre des esclaves qui refusent leur sort, se révoltent et tentent de s’échapper par tous les moyens, souvent au risque de leur vie, sans avoir recours à aucune aide exceptée celle de leur camarades d’infortune, ainsi, par exemple, Les révoltés de Saint-Domingue de Bertrand Solet, En-haut la liberté de Daniel Vaxelaire, Esclave ! de Pascale Maret, L’esclave du Fleuve du fleuve de Yves Pinguilly, Zéphir l’esclave de Juliette Mellon ou encore De l’autre côté du soleil de Pierre Davy… Cette différence entre fictions françaises et fictions américaine peut s’expliquer par le fait que la situation géopolitique des espaces français et américains n’était pas la même : en Amérique du Nord, la présence et la proximité des États nordistes et du Canada anti-esclavagistes a pu permettre à des esclaves du Sud des États-Unis d’obtenir leur liberté avec l’aide des Blancs abolitionnistes vivant dans le même espace ou d’anciens esclaves comme Harriet Tubman née en 1820 et baptisée la Moïse noire. Cette esclave devenue militante abolitionniste a aidé pendant des années une centaine d’esclaves à rejoindre le Canada par l’underground railroad. Les colonies françaises, quant à elles, n’offraient pas les mêmes possibilités : c’étaient pour l’essentiel des îles d’où il était très difficile de s’enfuir puisqu’elles étaient entourées, pour la Martinique, la Guadeloupe et Saint Domingue, de la mer des Caraïbes et de l’océan atlantique et situées à des centaines de kilomètres des continents les plus proches, situation similaire pour Madagascar et la Réunion. En outre, dans chacun de ces espaces relativement confinés, l’autre partie de la population était constituée essentiellement de planteurs ou de commerçants, d’artisans vivant de l’esclavage et peu disposés à leur venir en aide, les esclaves français ne pouvaient donc ne compter que sur eux-mêmes.

  • 11 Degras Priska, L’obsession du Nom dans le roman des Amériques, Paris, édit...

  • 12 Chanson Philippe, La Blessure du nom : une anthropologie d'une séquelle de...

  • 13 Cooper Barbara T., « La Représentation du commerce triangulaire dans La Tr...

9De l’examen du corpus français nous avions tiré la conclusion que les questions de la liberté et des droits de l’homme sont au cœur de ces fictions avec l’objectif de développer, chez les jeunes lecteurs, le respect de ces droits et le refus des discriminations en tentant de susciter l’indignation des lecteurs et l’empathie. La récurrence des violences physiques et morales, des insultes, du mépris permanent, de la mort parfois, de la séparation des familles s’ajoute dans chacun de ces romans au poids de la question identitaire, problématique existentielle affichée clairement dans l’album Un homme : « Qui suis-je ? » s’interroge l’esclave de Gilles Rapaport. Le questionnement est central ainsi que l’a montré Priska Degras : « l’annulation du nom (ou des noms) de l’esclave né en Afrique est le signe premier de sa sujétion et de sa déshumanisation »11. Mais comment se construire quand son ancienne identité et son statut antérieur ont été niés, effacés et qu’un nouveau nom, parfois dégradant, vous est imposé12 et que votre place dans la société n’est plus que servitude et « aliénation identitaire »13 ? À quel monde appartient-on lorsqu’on est une enfant métis sans cesse confrontée à sa double appartenance ? La question du viol, et du métissage qui en découle, pose celle des rapports humains qui devraient s’appuyer sur le respect de l’autre, la bienveillance et la compassion.

II. Caractéristiques de la littérature jeunesse consacrée à la question de l’esclavage aux États-Unis :

10Les États-Unis ont joué un rôle très important au sein de l’histoire de l’esclavage. Le fait que la moitié Sud de ce vaste état ait pratiqué pendant des siècles l’esclavage, le fait également que de nombreux récits autobiographiques ont fleuri au XIXème siècle, témoignant de la triste réalité de cette pratique, ainsi que le poids de la guerre de Sécession, dans l’histoire des Américains, expliquent le nombre considérable de fictions historiques pour la jeunesse publiées depuis les années 1800, en tout plus de quatre cent soixante titres dont cent vingt et un de 1951 à 2014. Les publications françaises n’étant, exceptée la case de l’oncle Tom, apparues qu’à partir des années 1960 et ne comptant que cinquante-huit titres en incluant les traductions, il est évident que les contextes de publication sont très différents et qu’il faut en tenir compte dans la comparaison que nous tentons de mener.

11Nous nous demanderons ainsi dans cette partie si l’histoire particulière de l’esclavage aux États-Unis a influencé la manière d’écrire pour la jeunesse et au profit de quelles valeurs.

  • 14 Connolly Paula, Slavery in American Children’s Literature, 1790-2010, IOWA...

  • 15 John H. Bickford et Cynthia W. Rich, "Examining the Representation of Slav...

12De plus en plus de chercheurs américains en éducation, en littérature et en sciences sociales se penchent sur la question des représentations délivrées par la littérature de jeunesse. Ainsi, deux publications, particulièrement intéressantes quant au sujet présenté ici peuvent apporter des réponses. D’une part, l’ouvrage majeur publié sur ce thème en 2013 par Paula Connolly, spécialiste de littérature américaine pour la jeunesse à l’Université de Charlotte en Caroline du Nord, une somme saluée par la critique, Slavery in American Childrens Literature, 1790-201014. D’autre part, en 2014, l’article co-écrit par John Bickford et Cynthia Rich, dans le cadre d’un programme de la librairie du congrès, le TPS (Teaching with Primary Sources), article s’intitulant « Examining the Representation of Slavery within chlidren’s Literature »15.

  • 16 Connolly (2013), op. cit., p. 52 et suivantes.

13Le travail de Connolly, présenté de manière chronologique, tente de comprendre l’inscription de chaque génération successive de fictions dans son époque et son cortège de stéréotypes en lien avec un contexte spécifique sur le plan des valeurs. Elle a pris en compte toutes les fictions dédiées à la jeunesse racontant l’histoire de l’esclavage soit quatre cent cinquante et un ouvrages. Elle a constaté que, de 1790 à 186516, les auteurs abolitionnistes étaient convaincus que sensibiliser la jeunesse au caractère monstrueux de l’esclavage permettrait de faire d’eux également des abolitionnistes en développant des valeurs de justice, d’égalité et de tolérance. Mais elle note également que, dans le même temps, des récits pro-esclavagistes décrivaient les plantations comme des lieux idylliques. Dans ces fictions, la blancheur était opposée à la noirceur et l’accumulation d’esclaves un signe de prestige social et économique. La valeur qui prédominait était l’enrichissement. Par la suite, après 1865, les stéréotypes sont toujours très présents et on assiste à un renouveau du roman de plantation pseudo-abolitionniste qui montre des esclaves heureux et des maîtres bienveillants.

14Bickford et Rich ont choisi, quant à eux, d’analyser seulement quarante et un romans publiés depuis les années cinquante dont trente fictions. Leur étude part de deux constats : les manuels scolaires contiennent fréquemment des inexactitudes manifestes et des stéréotypes historiques involontaires et la lecture de récits historiques fictifs ou non remplace fréquemment l’enseignement de l’histoire au niveau élémentaire aux États-Unis, car, à l’inverse des manuels, les fictions historiques pour la jeunesse sont riches en détails et proposent des récits lisibles et attrayants. Si le niveau historique attendu n’est pas le même pour des manuels scolaires et des romans historiques, il leur semble tout à fait possible de passer de la fiction à la réalité en organisant en parallèle un travail à partir de sources historiques sur le même sujet. Autour de grandes questions en relation avec l’histoire de l’esclavage, les deux auteurs ont donc comparé les savoirs scientifiques résultant des travaux des historiens et les savoirs véhiculés par ces récits.

15Ainsi, afin de vérifier si ces récits littéraires ne contenaient pas également des représentations historiques erronées, les deux auteurs ont rassemblé les titres de fictions sur le thème de l’esclavage destinés à des élèves de l’école élémentaire et du collège publiés ces soixante dernières années, donc depuis 1956 environ. Leur corpus initial étant très important, quarante et un titres dont trente sont des fictions et onze des récits historiques, ont été choisis de manière totalement aléatoire ainsi que John H. Bickford me l’a confirmé. Il est donc nécessaire de relativiser les résultats produits par Bikford et Rich à partir d’un corpus incomplet. Une première lecture leur a cependant permis de pointer les erreurs les plus fréquentes : le présentisme, l’omission de faits importants, le caractère exceptionnel de certains récits qui peuvent aboutir une généralisation infondée.

  • 17 Par exemple, Katherine Ayres, North by Night: A Story of the Underground R...

  • 18 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 72.

16Un cliché récurrent dans ces fictions est la présence de récits dans lesquels les Blancs ne ménagent pas leurs efforts pour aider les esclaves à obtenir la liberté, ce sont eux les véritables héros17, ce qui était, en réalité, historiquement très rare en particulier dans le Sud. Bickford et Rich18 ont ainsi constaté que les deux tiers des fictions qu’ils ont étudiées (19 sur 30) mettent en valeur le rôle de ces hommes, ce qui peut faire croire au jeune lecteur que l’aide des Blancs était courante et que les esclaves n’avaient qu’à la trouver, situation dévalorisante quant aux capacités des esclaves à prendre en charge leur destin.

17Bickford et Rich ont été également frappés par le fait que, historiquement, l’obtention de la liberté était très rare et le fait de parcours exceptionnels. Or, dans vingt-sept des trente fictions pour enfants écrites depuis 1973 aux Etats-Unis relevant de leur corpus, tous les esclaves obtiennent la liberté. L’exceptionnel y est présenté donc comme habituel et la démarche s’inscrit parfaitement dans les représentations des élèves pour lesquels il est incompréhensible de ne pas chercher à s’enfuir. Bikford et Rich se demandent si les écrivains, en rédigeant de tels scénarios, veulent déculpabiliser les enfants américains et leur donner une image positive du passé de leur pays. Une remarque similaire peut être faite cependant pour les fictions françaises avec vingt-cinq récits sur quarante trois concernés et à peu près la même proportion de réussite.

  • 19 Connolly (2013), op. cit., p. 134 et suivantes.

18Or, et c’est une particularité américaine, Paula Connolly a noté que les actions menées dans les années soixante par les mouvements pour les droits civiques aux États-Unis ont été à l’origine de la publication de plus en plus nombreuse de romans rédigés par des Afro-Américains eux-mêmes, honorés par des awards comme le Coretta Scott King Award (du nom de l’épouse de Martin Luther King, distinction créée en 1969). En plaçant des esclaves comme protagonistes des récits, ces fictions historiques ont créé un lectorat parmi la jeunesse Afro-américaine capable de s’identifier aux héros et aux valeurs de leurs romans ce qui était impossible avec des héros blancs19. Le cas français est différent car, même si la majorité des auteurs ne sont pas d’origine africaine, les esclaves sont presque toujours les héros de ces récits.

  • 20 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 73-74.

19De ce fait, que ce soit aux États-Unis ou en France, on peut noter que, de plus en plus, les fictions historiques permettent de réinterpréter les dynamiques sociales de l’esclave et du planteur en s’intéressant surtout aux esclaves eux-mêmes et à leurs réelles conditions de vie, afin d’éliminer les stéréotypes qui ont perduré. Aussi, dans chaque fiction qu’elle soit américaine ou française, des passages obligés tentent-ils de susciter l’indignation des lecteurs en décrivant des scènes très violentes ,tant physiques que morales. Ces récits fictifs inspirent un nécessaire respect pour ceux qui ont été réduits en esclavage. Bickford et Rich20 considèrent que, quoique les contenus brutaux sont certainement inappropriés pour les élèves de l’élémentaire et sujets à discussion pour le collège, il n’est pas évident de faire comprendre le travail forcé sans ces données historiques. La question des viols et des enfants métis rejoint cette problématique. Quoique le viol et les enfants du viol sont là encore des questions certainement difficiles à développer, ce sont cependant des réalités historiques établies mais qui apparaissent seulement dans un sixième des fictions américaines choisies (5/30). De ce fait la question de l’identité est peu soulevée. Or, en fonction des valeurs que l’auteur souhaite transmettre, un récit à propos de l’esclavage américain ne peut être dit de manière vraisemblable et historique sans évoquer les violences et le faible espoir d’être libéré. Mais dans ce cas, faut-il se faire les avocats d’une histoire aseptisée et pour quelles valeurs ?

  • 21 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 75.

20Un autre point du côté des fictions américaines est également intéressant. Le fait que les esclaves étaient sous-alimentés est la plupart du temps ignoré des auteurs et cette donnée va échapper aux jeunes lecteurs. Cela a pour conséquence de réduire la responsabilité des planteurs quant aux conditions de vie des esclaves. Ces dures conditions sont en revanche largement dépeintes lorsqu’il s’agit de la traversée en bateaux de l’Atlantique. Mais dans ce cas, le blâme est attribué aux marchands d’esclaves plus qu’aux planteurs : pour le jeune lecteur américain, ce sont les marchands européens et non les planteurs américains qui sont responsables de la sous-alimentation et du manque de vêtements corrects21

21Une autre erreur historique relève du fait que les esclaves instruits sont omniprésents dans les livres de fiction sur l’esclavage : les cinq sixièmes (24/30) des fictions historiques du corpus de Bickford et Rich ont au moins un personnage central instruit, les auteurs ayant choisi de mettre en valeur l’instruction qui permet de faciliter la fuite. Savoir lire est donc essentiel, ce qui est plus rarement le cas dans les fictions françaises.
     

  • 22 Fonkoua Romuald, « Littérature antillaise et histoire : écrire « l’histoir...

22Si cette comparaison rapide permet de constater que les contextes nationaux sont prégnants et laissent transparaître quelques stéréotypes spécifiques à chaque pays, ces fictions qu’elles soient françaises ou américaines sont cependant toutes porteuses d’un projet militant qui appelle à la tolérance et à l’ouverture culturelle à une échelle internationale, même si l’héroïfication, l’infamie, l’exceptionnel, le présentisme, les oublis se manifestent de manière variée dans cette littérature et favorisent un point de vue qui peut être déformé. Les fictions historiques racontant l’histoire de l’esclavage éduquent à des valeurs que l’on souhaiterait universelles : la liberté, l’égalité, la fraternité et le refus des discriminations et elles aident à écrire l’histoire des « peuples sans histoire ». Ainsi, Romuald Fonkoua22 se penchant en particulier sur celle des Antilles, note que « l’écriture de l’histoire antillaise est plus pertinente dans les romans et par la fiction que dans les manuels d’histoire même écrits par des historiens antillais » car, comme le rappelle Paula Connolly, la littérature pour la jeunesse est importante car elle influencera les adultes que deviendront tous ces jeunes lecteurs.

Notes

1 Maria Pagoni, « Éducation aux valeurs », dans Barthes A., Lange J.-M. & Tutiaux-Guillon N., Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « Éducations à », Paris, L’Harmattan, 2017, p. 257-265 ; ici, p. 257.

2 Isabelle Nières-Chevrel, « La transmission des valeurs et les ruses de la fiction », in Isabelle Nières-Chevrel (dir.), La Littérature de jeunesse, incertaines frontières (Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 4-11 juin 2004). Gallimard Jeunesse, 2005, p. 140-155 ; ici, p. 140.

3 Nicole Tutiaux-Guillon, « Le difficile enseignement des questions vives en histoire-géographie », dans Legardez Alain et Simmoneaux Laurence (sous la dir. de) L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2006, p. 119-136 ; ici, p. 119

4 Agnès Cambier, « Enjeux mémoriaux et littéraires des fictions pour la jeunesse autour de la Shoah », Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, ENS Éditions, n°48, 2013, p. 51-68 ; ici, p. 68.

5 Sylvie Lalagüe-Dulac, « Romans historiques pour la jeunesse et construction de savoirs scolaires en histoire [cycle 3] », Éducation & didactique, vol.11, n°1, 2017, p. 105-121.

6 Johanne Prud’homme, « Entre nation et mondialisation : questions fondamentales sur la nature de la littérature pour la jeunesse », dans Bernard Hubert et Guy Missodey (dir.), Nationalités, mondialisation et littératures et de jeunesse, Actes des journées scientifiques du réseau des chercheurs Littératures d’enfance, 21-22 novembre 2005, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2007, p. 19-28 ; p. 20 ; 25.

7 Stowe, Harriet Beecher, La case du Père Tom, ou Vie des nègres en Amérique, traduction de Émile de La Bédollière, Paris : G. Barba, [ca 1852].

8 Romans recensés à partir de plusieurs sites proposant des bibliographies thématiques, entre autres, les sites du CNDP, de Ricochet et de Babelio.

9 Nous ne comptons qu’une seule occurrence pour le roman de Maryse Condé, Haïti chérie, réédité quatorze ans plus tard sous le titre de Rêves amers mais deux pour Pour l’amour de Vanille de Christian Grenier publié dans une version plus longue en 2012.

10 Véritable quête identitaire comme le souligne Brigitte Louichon, « Lecture du roman historique. L’exemple de Deux graines de cacao », dans J. Van Beveren (dir.), Littérature, langue et didactique, Namur, Presses universitaires de Namur, p. 173-187.

11 Degras Priska, L’obsession du Nom dans le roman des Amériques, Paris, éditions Karthala, 2011, p. 14.

12 Chanson Philippe, La Blessure du nom : une anthropologie d'une séquelle de l'esclavage aux Antilles-Guyane, Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant, 2008, p. 15.

13 Cooper Barbara T., « La Représentation du commerce triangulaire dans La Traite des Noirs, drame de 1835 », dans Moussa Sarga (dir.), op. cit., p. 104-105.

14 Connolly Paula, Slavery in American Children’s Literature, 1790-2010, IOWA City, University of Iowa Press, 2013.

15 John H. Bickford et Cynthia W. Rich, "Examining the Representation of Slavery within Children’s Literature", Social Studies Research and Practice, Vol. 9.1, 2014, p. 66-94.

16 Connolly (2013), op. cit., p. 52 et suivantes.

17 Par exemple, Katherine Ayres, North by Night: A Story of the Underground Railroad, New York, Delacotte Press, 1998.

18 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 72.

19 Connolly (2013), op. cit., p. 134 et suivantes.

20 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 73-74.

21 Bickford et Rich (2014), op. cit., p. 75.

22 Fonkoua Romuald, « Littérature antillaise et histoire : écrire « l’histoire des peuples sans histoire », Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, n° 161, mars-mai 2006, p. 104-110 ; ici, p. 110.

Bibliographie

Bickford John H. et Rich Cynthia W., « Examining the Representation of Slavery within Children’s Literature », Social Studies Research and Practice, vol. 9.1, 2014, p. 66-94.

Cambier Agnès, « Enjeux mémoriaux et littéraires des fictions pour la jeunesse autour de la Shoah », Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, ENS Éditions, n° 48, 2013, p. 51-68.

Chanson Philippe, La Blessure du nom : une anthropologie d’une séquelle de l’esclavage aux Antilles-Guyane, Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant, 2008.

Connolly Paula, Slavery in American Children’s Literature, 1790-2010, Iowa City, University of Iowa Press, 2013.

Cooper Barbara T., « La Représentation du commerce triangulaire dans La Traite des Noirs, drame de 1835 », in Sarga Moussa (dir.), Littérature et esclavage (XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « L’esprit des lettres », 2010.

Degras Priska, L’obsession du Nom dans le roman des Amériques, Paris, Éditions Karthala, 2011.

Fonkoua Romuald, « Littérature antillaise et histoire : écrire « l’histoire des peuples sans histoire », Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, n° 161, mars-mai 2006, p. 104-110.

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Louichon Brigitte, « Lecture du roman historique. L’exemple de Deux graines de cacao », in Julien Van Beveren (dir.), Littérature, langue et didactique, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. « Dyptique », p. 173-187.

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Pour citer ce document

Sylvie Lalagüe-Dulac, «Les romans jeunesse sur l’esclavage en France et aux Etats-Unis : un chemin singulier pour développer une éducation aux valeurs», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Enseigner les textes littéraires par l’axiologie, Perspectives génériques, Fictions historiques pour la jeunesse, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/437-les-romans-jeunesse-sur-l-esclavage-en-france-et-aux-etats-unis-un-chemin-singulier-pour-developper-une-education-aux-valeurs.

Quelques mots à propos de :  Sylvie  Lalagüe-Dulac

Université de Bordeaux, Lab-E3D