Dossier Acta Litt&Arts : Perspectives génériques
Théâtre contemporain pour la jeunesse et valeur(s) : quels critères pour le choix raisonné d’une œuvre pour la classe ?
Texte intégral
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1 Porteur du projet : B. Louichon (ALFA, PR didactique de la littérature) ; c...
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2 Le cycle 3 français (cycle de consolidation) regroupe les classes du CM1, C...
1Dans le domaine de la didactique de la littérature, les études descriptives et compréhensives sont demeurées minoritaires au profit d’approches épistémologiques ou expérimentales. Partant de ce constat, le projet TALC1 (Du texte à la classe), dans lequel s’inscrit cette contribution, se propose de décrire les pratiques effectives d’enseignants de cycle 32 autour de la littérature : au sein d’un même cycle, au moment de la rupture curriculaire que constitue le passage de l’école primaire au collège, il s’agit de comparer le traitement d’un même support – même œuvre, même extrait – susceptible de présenter des « enjeux littéraires et de formation personnelle » (MEN, 2015) et notamment d’observer, la manière dont cette tension est prise en compte par des enseignants de cultures professionnelles différentes, au sein de genres littéraires variés. Outre cette visée comparative, cette recherche permettra encore d’un point de vue théorique de discuter la question de la valeur de l’œuvre en contexte scolaire.
2La neutralisation d’un des paramètres importants de la pratique enseignante, le choix du texte, interroge ici, du point de vue méthodologique, les critères de ce choix au regard de l’articulation entre valeur littéraire du texte et valeurs portées par le texte.
3Dans un premier temps, nous préciserons la réflexion qui a présidé au choix de l’œuvre commune et les critères qui en ont découlé. Dans un second temps, nous mettrons ces critères à l’épreuve des caractéristiques du théâtre contemporain pour la jeunesse et de l’œuvre sélectionnée. Enfin, nous analyserons les premières réactions des enseignants engagés dans le projet, sous l’angle des valeurs.
I. Quels critères de choix pour l’œuvre ?
1.1. Des critères de choix soumis à un triple système de contraintes
4Le protocole TALC pose comme préalable à l’expérimentation le choix du texte qui demeure un paramètre didactique important de la pratique enseignante :
[En tant que] signes premiers, constituant, avec les pratiques qui les ont accompagnées au fil des découvertes, autant d’objets de savoir définissant une culture individuelle et collective, […] l’œuvre et le réseau d’œuvres constitu[eraient] par eux-mêmes un milieu didactique. (Chabanne, Desault, Dupuy & Aigoin, 2008)
5Sera donc imposé aux binômes d’enseignants – un professeur des écoles de cours moyen et un professeur de lycée-collège de classe de 6e – le choix d’un genre (poésie, théâtre, roman, fables, contes, BD), d’une œuvre et d’un extrait, dans le cadre d’un parcours laissé libre aux enseignants. Parmi les données récoltées figurent une séance filmée qui, à des fins de comparaison, portera sur l’extrait commun, une auto-confrontation réalisée à peu de distance de la séance, le collectage sur la base du volontariat des écrits professionnels et documents de l’enseignant, enfin un entretien croisé entre les deux enseignants, réalisé à distance des séances captées.
6Au sein de ce protocole, le choix du texte obéit à certaines contraintes d’ordre essentiellement méthodologique. Tout d’abord, par son caractère écologique, la recherche se doit d’imposer à des enseignants, non spécialistes à priori du genre retenu, des œuvres accessibles, esthétiquement et éthiquement acceptables, de façon à éviter les stratégies d’évitement mais également des pratiques trop extraordinaires, déformées. Ensuite, la question de la tension entre enjeux littéraires et de formation personnelle suppose de définir des critères en fonction de cette double exigence. Enfin, il convient de déterminer des critères partagés par les autres genres, contrainte que nous n’évoquerons pas ici.
1.2. Une contrainte écologique
7La nature écologique de cette recherche nous engage à examiner les critères ordinairement retenus par les enseignants pour le choix d’une œuvre pour la classe.
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3 Date d’une recherche antérieure (Manesse D., Grellet I. (1994). La littérat...
8Si la littérature pour la jeunesse est ancrée dans les pratiques des professeurs des écoles, constitu[ant ainsi] un ultime indicateur de sa valeur » (Louichon, 2007 : 226), il n’en va pas de même pour les enseignants du second degré, pour qui cette pratique est sans doute plus récente et moins stabilisée. Une étude menée en 2006, auprès de 387 enseignants de 6e et de 5e (Massol & Plissonneau, 2008) a mis au jour une évolution de la place de la littérature pour la jeunesse entre 19943 et 2006 : 86,3 % des enseignants interrogés déclarent la donner à lire ou à étudier par respect des programmes ou par conviction personnelle de son intérêt, avec une préférence marquée pour les textes narratifs. Pourtant pèse encore sur elle un soupçon ancien, celui de n’être qu’une « sous-littérature » (Nières-Chevrel, 2002 : 112-113) ; l’enquête de 2006 nuance ce reproche tout en le précisant : parmi les 6,35 % d’arguments négatifs concernant sa présence en classe figurent ainsi sa pauvreté, la présence de clichés et le manque spontané d’intérêt de ces enseignants pour cette littérature (Massol & Plissonneau, 2008 : §15). Ces réticences sont sans doute à mettre en lien avec ce qui a pu être ressenti, dans les programmes de 2008, comme une relégation à la lecture cursive (MEN, 2008 : 3) ; ce que confirme l’étude de 2006, puisque 8,44 % des enseignants sondés donnent la préférence à l’étude des œuvres classiques ou patrimoniales (Massol & Plissonneau, 2008 : §15-16).
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4 Elle ne porte que sur les enseignants débutants ou stagiaires, exerçant en ...
9Du côté des enseignants du premier degré, Dominique Estève revient sur les « procédés de sélection qui conduisent du corpus indicatif ou corpus effectif dans les pratiques préconisées des enseignants » (2011 : 65). L’enquête menée en 20104, auprès d’enseignants débutants, révèle que, contrairement aux idées reçues, le choix des enseignants n’est pas guidé par leur goût personnel ; en effet, le choix du thème l’emporte à 90 % juste avant l’étude des personnages puis celle d’un procédé narratif (Ibid. : 66) ; elle révèle également que 80 % des enseignants indiquent que la liste du ministère « influenc[e] prioritairement leurs choix, que confort[e] la présence d’une documentation en ligne » (Ibid. : 66-67).
10Du côté des enseignants du second degré, les arguments positifs en faveur du choix de la littérature de jeunesse vont dans le sens de sa facilité d’accès, de son adaptation au jeune public, de son rapport possible avec la littérature classique, de la diversité des thèmes traités et des supports utilisés (Massol & Plissonneau, 2008 : §8).
11Sont ainsi définis trois types de critères qui questionnent la valeur même de l’œuvre aux yeux des enseignants. Le premier critère est celui de la caution institutionnelle (le rapport aux programmes officiels et aux ressources institutionnelles (listes de lectures). Le second critère est d’ordre pédagogique et tient à l’exploitation de cette œuvre dans la classe : possibilité d’une thématique porteuse, rapport avec la littérature classique (mise en réseau possible), adaptation au jeune public. Le troisième critère est d’ordre esthétique (préférence pour le narratif, qualité littéraire de l’œuvre).
1.3. La double contrainte des valeurs dans/de la littérature
12Si « le nécessaire ancrage épistémologique de l’enseignement de la littérature à l’école permet de comprendre les valeurs qui l’instituent » (Louichon, 2007 : 235), la seconde contrainte nous incite à explorer l’évolution des programmes de 2002 à 2015, afin de mieux cerner la nature du virage épistémologique que constitue la tension entre « enjeux littéraires et de formation personnelle ».
13Brigitte Louichon signale ainsi, à propos de la liste de cycle 3 parue en 2002 et réactualisée en 2004, qu’elle était conçue pour permettre « les échos d’un texte à l’autre » (2007 : 230), doter tous les élèves d’une « culture partagée » (MEN, littérature Cycle 3, CNDP, 2002 : 5) et explorer le « singulier de l’histoire personnelle de chaque enfant » en autorisant un investissement affectif, intellectuel et culturel » (Zoughebi, 2004 : 42-44). Mais, pour l’auteur, les œuvres choisies l’étaient surtout de façon à résister à l’analyse car la « littérature proposée aux enfants est une littérature pensée dans le cadre scolaire et destinée à développer des compétences (Louichon, 2007 : 234). La conception sous-jacente à cette proposition est celle développée par Catherine Tauveron (1999, 2002), c’est-à-dire une conception de la lecture littéraire comme distanciation. « Pour entrer en littérature, il faut être confronté à ses spécificités : la dimension lacunaire du texte, l’ambiguïté et la polysémie, la dimension symbolique et la dimension intertextuelle des œuvres » (Louichon, 2007 : 236). Cependant, sous prétexte de vouloir confronter les lecteurs à des objets résistants, François Quet pointe certains risques : le dégoût de la lecture, la construction d’une relation au livre et à la lecture déformée, construite comme un jeu non porteur de sens, la construction préalable de bases à la maitrise des langages écrit et oral, le « peu d’implication des enfants et l’absence de jugements de valeur » (2009 :107). Brigitte Louichon signale in fine qu’il serait malhonnête de ne voir dans ces œuvres que des textes instrumentalisés au service d’un « apprentissage du savoir lire littéraire » (2007 : 236) et rappelle les critères qui ont conduit aux choix de ces œuvres : critères axiologique (textes choisis en fonction de valeurs éthiques), didactique (mise en œuvre d’une lecture littéraire pensée comme distanciation), pédagogique (l’œuvre choisie est conçue comme le lieu d’une intersubjectivité).
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5 Dorénavant EMC.
14La parution des programmes de 2015 pour le cycle 3 amorce un virage épistémologique en assumant une articulation plus nette et plus équilibrée entre les valeurs portées par la littérature et la valeur de cette même littérature. Si le terme « résistant » a disparu, les textes insistent tout de même sur la difficulté progressive des textes proposés : part plus importante de l’implicite, éloignement de l’univers de référence des élèves, découverte de formes littéraires nouvelles. Les textes préconisent par ailleurs un travail sur la découverte des genres littéraires et le développement d’une dialectique compréhension / interprétation au service de la lecture littéraire, associés au développement d’une « posture [de lecteur] lettrée » (Bucheton, 1999). Mais Marion Mas (2017) insiste à raison sur le fait que cette posture de lecteur « sensible [aux] effets esthétiques [des œuvres] » (MEN, 2015 : 108) va de pair avec le développement de « compétences de raisonnement et de réflexion débordant le strict cadre de l’acquisition de savoirs littéraires » (Mas, 2017 : 29). Ces compétences trouvent un écho avec le programme d’enseignement moral et civique5 (MEN, 2015) et s’appuient sur des activités de questionnement comme les débats délibératifs ou interprétatifs (MEN, 2015 : 107 et 109) et la sollicitation de réactions personnelles chez les élèves invités à exprimer leur « jugement, à l’égard des personnages notamment » (MEN, 2015 : 109). La question des valeurs – on note treize occurrences du terme – portées par cette littérature se trouve au cœur de ces programmes d’une façon inédite : la littérature devient un « espace où se mettent en scène des valeurs à « identifier » et à « discuter » (Mas, 2017 : 28). L’investissement personnel de l’œuvre, qui va de pair avec l’« appropriation subjective des œuvres et des textes lus, la verbalisation de ses expériences de lecteur et le partage collectif des lectures » (MEN, 2015 : 1008), de même que le retour raisonné au texte, incitent les élèves à un positionnement axiologique au regard de leur propre système de valeurs (Ibid.) ; de l’investissement de l’univers fictionnel et notamment du personnage (Ahr, 2017 : 41, 46) dépend le degré d’acceptation ou de remise en cause de ces valeurs. Au sujet de la liste de lectures pour les collégiens, Sylviane Ahr confirme d’ailleurs cette analyse en insistant sur la nécessaire construction de la posture de distance critique qui doit accompagner ce positionnement :
Qu’il s’agisse de fictions narratives ou de fictions dramatiques, il revient donc au collégien d’adhérer au(x) système(s) de valeurs porté(s) par ces personnages ou, au contraire, de le(s) réprouver. Or, si l’on admet que les fictions « apparaissent comme des usines de retraitement permanent des valeurs, qui peuvent tendre aussi bien à conforter le système de croyances que le lecteur porte en lui lorsqu’il ouvre le livre, et donc à reconduire les valeurs dominantes, qu’à les ébranler pour les orienter vers leur reconfiguration » (Citton 2007 : 194) il convient de s’interroger sur la posture de distance critique qu’il s’agit de développer chez les jeunes lecteurs. (Ahr, 2017 : 41)
15L’apport des théories de la réception a sans conteste renouvelé le questionnement des valeurs en littérature : le croisement des travaux sur le sujet lecteur, les lectures actualisantes (Citton, 2007) ou l’effet-personnage (Jouve, 1992) offre une perspective féconde pour l’analyse de ces « usines de retraitement permanent des valeurs » (Op. cit.) que sont les fictions mais également, sur le plan didactique, pour l’exploration de ce qui se construit dans la classe.
16Une seconde série de critères est ainsi mise au jour qui suppose la sélection d’œuvres qui autorisent un investissement personnel et ne résistent au lecteur que pour mieux interroger les valeurs qu’elles portent et les siennes propres.
II. Des critères à l’épreuve du théâtre contemporain pour la jeunesse
2.1. La qualité du répertoire
17Il convient tout d’abord, avec Marie Bernanoce, de souligner la qualité de ce répertoire qui témoigne « d’une théâtralité contemporaine, foisonnante et très ouverte dépassant les catégories du comique et du tragique pour verser du côté d’un humour multicolore aux nombreuses vertus éthiques et philosophiques » (Bernanoce, 2013 : 30), que l’auteur définit « comme une parole forte, entre rires et larmes, sur des sujets difficiles, dans le refus conjoint de l’abandon à la noirceur et l’ignorance du tragique. » (Ibid. : 33). Plus encore, Marie Bernanoce souligne le tissage entre esthétique et éthique (2015 : 23) de ces textes qui apparaissent par leur polyphonie, leur étrangeté « saisissante », le rejet des stéréotypes familiaux (Bazile, 2015 : 141) comme l’expression de deux « formes fondamentales de détour, le dramatique et l’épique, liées entre elles et jouant les jeux complexes de l’adhésion dramatique et de la distance épique. » (Bernanoce, 2013 : 25)
18Mais le texte de théâtre contemporain apparait par tradition comme un texte résistant, difficile à appréhender : hybridation générique, déstructuration du personnage, abandon de la structure dialogique, disparition du découpage « classique » en actes et en scènes, remise en cause de la didascalie (Petitjean 2009), tiraillement entre lecture du texte et lecture de la représentation. Certains textes de la liste apparaissent, à cet égard, plus déroutants que d’autres pour l’enseignant « non spécialiste et peu formé » (Louichon, 2009 : 135), dont les savoirs, issus « de sa propre scolarité » (Ibid.), demeurent lacunaires et ancrés dans des représentations très classiques du théâtre (Louichon, 2009 ; De Peretti & Ferrier, 2016). Or, si les choix des enseignants se portent prioritairement sur les réécritures de contes, on peut, à l’instar de Brigitte Louichon (2007) et Isabelle De Peretti (2016), faire l’hypothèse que l’épicisation pourrait être « une entrée prioritaire dans la mesure où elle permettrait d’appréhender le texte théâtral à partir de l’expérience narrative » (Louichon, 2007 : 141).
2.2. Le choix du petit Chaperon Uf de Jean-Claude Grumberg
19Le choix petit Chaperon Uf de Jean-Claude Grumberg, cinquième pièce de Jean-Claude Grumberg, parue en 2005 chez Actes Sud, répondait, nous semblait-il, à une partie des critères énoncés. Le texte est une réécriture du conte de Perrault dans laquelle Wolf, le loup travesti en caporal, parle français avec un accent « loup » et le Petit Chaperon, en tant qu’Uf, doit porter un capuchon jaune, référence explicite aux lois antisémites durant la Seconde Guerre Mondiale. Œuvre d’un auteur « enlisté » (Louichon, 2007 : 135) qui n’écrit pas que pour la jeunesse et dont les œuvres sont étudiées dans le premier comme dans le second degré (Le petit Violon, Marie des grenouilles, Mange ta main, L’Atelier), la pièce pouvait trouver aux yeux de chaque enseignant une légitimité institutionnelle possible : elle coïncide ainsi avec plusieurs entrées du programme du cycle 3 (notamment La morale en questions, Se confronter au merveilleux, à l’étrange, Se découvrir, s’affirmer dans le rapport aux autres en CM et Le monstre, aux limites de l’humain, Résister au plus fort : ruses, mensonges et masques en 6e). En outre, le texte apparait, par sa distance avec des formes résolument contemporaines ou des thématiques trop dérangeantes, comme un texte accessible pour les enseignants impliqués, comme pour les élèves ; son statut de réécriture d’un conte patrimonial ajoute au caractère rassurant de cette œuvre : il permet tout à la fois une entrée par le narratif ou le personnage. Enfin, Marie Bernanoce souligne, au sujet de la pièce de Grumberg, son « rapport à l’éthique et à l’épique » (Bernanoce, 2012 : 215), sa fin « métathéâtrale » (Ibid.. : 216) qui suscite une réflexion sur le rôle de la littérature, de la parole, du témoignage et de la transmission ; la pièce apparait bien comme un lieu d’investissement possible pour le jeune lecteur, en ce qu’elle donne à voir « l’humour comme refus du pessimisme », et instaure des effets de « connivence spontanée » que Vincent Jouve oppose « aux valeurs provocatrices » (2001 : 32).
III. Analyse de quelques premières réactions
20Le protocole TALC prévoit de confier l’œuvre choisie aux trois binômes d’enseignants sans leur préciser les critères de choix retenus. Dans le cadre des données collectées pour le projet TALC, nous ne nous intéressons ici qu’aux six questionnaires récoltés avant la première séance : nous avons demandé aux enseignants impliqués ce qu’ils pensaient de ce texte, ce qui faisait son intérêt (désormais Q1 et Q2), s’ils auraient pu le choisir pour leur classe (désormais Q3), quelles étaient ses zones de résistance (désormais Q4), quelles étaient les valeurs portées, selon eux, par ce texte (désormais Q5). Il s’agit de comprendre la réception de ce texte en fonction des critères définis précédemment et la façon dont ces enseignants l’envisagent du point de vue des valeurs.
3.1. Réponses aux Q1 et Q2
21Quatre des enseignants interrogés apprécient ce texte à titre personnel. Une enseignante reconnait la valeur littéraire de ce texte, sans que l’on sache bien ce qu’elle recouvre pour elle. Une autre souligne la richesse du « mélange générique (…) qui permet de rendre, par le biais du conte (stéréotypes des personnages, leçons de vie, situations d’adversité), accessible et familier, un pan d’histoire éloigné d’eux ». Deux d’entre eux insistent sur la tonalité « drôle » d’un texte jugé « porteur », « que les élèves peuvent investir ». Une dernière enfin, apprécie la « valeur donnée à la littérature en fin d’ouvrage, que l’on retrouve de manière récurrente dans les écrits en lien avec la déportation. » Les trois enseignantes du premier degré évoquent également la possibilité d’une mise en réseau avec les versions patrimoniales de l’hypotexte et la possibilité d’un apport en lien avec le programme d’histoire.
22Deux enseignants n’apprécient pas cette pièce : le premier juge le personnage du loup « trop caricatural », son « accent allemand déplacé », suscitant une « vision stéréotypée très gênante du peuple allemand » qui ne cadre pas avec les « valeurs de tolérance » que celui-ci défend. La seconde « trouve le personnage du loup plutôt flou, son niveau de langue oscill[ant] d’une manière qui (…) semble peu cohérente » et surtout considère « le texte très violent ».
3.2. Réponses à Q3
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6 Ce soupçon était déjà exprimé par les enseignants du 1er degré en 2002, lor...
23Tous les enseignants ont répondu par l’affirmative. Un des enseignants de collège déclare qu’il aurait pu recourir au texte pour « travailler le jeu théâtral » mais en aucune façon pour une séance de lecture analytique : « Je préfère généralement travailler sur des classiques et laisser les élèves lire de la littérature jeunesse en autonomie (pendant les vacances le plus souvent). » Pour lui, la littérature pour la jeunesse ne relève pas d’un véritable « projet artistique personnel » auctorial, mais plutôt d’une intention « commercial[e] », « porteu[se] d’une idéologie particulièrement dangereuse, celle de servir au mieux l’idéologie dominante6. » Une autre aurait envisagée la pièce plus « facilement en troisième « pour en apprécier toute la valeur littéraire ». Une dernière, enseignante du premier degré, qui avait pourtant apprécié le texte, a finalement renoncé à participer au projet car le « texte présentait trop de gros mots » et elle craignait la réaction des parents.
3.3. Réponses à Q4
24Parmi les zones de résistance sont mentionnées les références à l’histoire signalées comme « la part d’implicite du texte », sa riche intertextualité (références cinématographiques et musicales éloignés de l’univers de référence des élèves), la difficulté inhérente à la forme théâtrale : « Selon moi, la difficulté majeure réside dans la capacité ou non par l’élève d’incarner les personnages et la scène. » Deux enseignants, de façon plus originale, signalent comme difficulté principale « l’abstraction des valeurs portées par le texte » ; il s’agit pour l’un de « "dépasser" l’œuvre pour accéder au concept », pour l’autre, au contraire, « jouer le texte, avec sa voix, avec son corps, le partager, en s’impliquant, va permettre de vivre les émotions des personnages, de travailler l’empathie et donc de pouvoir davantage comprendre et vivre les valeurs portées par ce texte, face à l’horreur humaine. »
3.4. Réponses à Q5
25Au rang de valeurs portées par le texte, les enseignants citent tour à tour : « liberté, égalité, fraternité, justice, compassion, entraide, tolérance, respect, acceptation de l’autre dans ses différences qui nous enrichissent, protestation, combat, courage, justice, entraide, culture(s), identité ». À la différence des enseignants du 2nd degré, les enseignants du 1er degré imaginent des liens possibles avec l’EMC et évoquent même un dispositif possible, la discussion à visée philosophique.
26Trois d’entre eux, principalement des enseignants du 1er degré, cherchent à actualiser « des valeurs [jugées] intemporelles, qui sont celles de la résistance de la spontanéité face à un univers modélisant et normatif à l’extrême ». Pour une enseignante, l’œuvre aborde la question de la « désobéissance civile » et interroge « les ressources individuelles (langage, force de caractère, culture) » dont chacun dispose « pour ne pas se laisser enfermer par une oppression, quelle qu’elle soit. » Pour une autre, ces valeurs, travaillées « au quotidien avec les élèves », « entr[ent] en résonance (…) avec l’Histoire ».
3.5. Analyse des réponses
27L’analyse des réponses 1, 2 et 3 montre que le texte est majoritairement jugé légitime pour la classe et confirme sans doute le statut de la littérature pour la jeunesse à l’école et au collège. Cependant, ce premier bilan fait apparaitre la richesse des réceptions des enseignants. La valeur littéraire de ce texte est ainsi diversement appréciée et les arguments avancés mêlent différents points de vue (enseignants, élèves et parents) et différents plans, esthétique, axiologique, et principalement didactique et pédagogique. Les enseignants, surtout dans le premier degré, pensent ainsi la valeur de l’œuvre en termes de dispositifs possibles (mise en réseaux, entrée par le conte, lien possible avec l’EMC, etc.).
28Le traitement de la réponse 4 vient compléter cet état des lieux : les zones de résistance signalées (part d’implicite, éloignement de l’univers de référence, riche intertextualité, forme théâtrale) le sont également comme leviers possibles sur le sens de l’œuvre, sur le genre ou les valeurs.
29Les réponses à la question 5 – en lien avec les Q1 et Q2 – témoignent du statut des valeurs dans cette pièce. Porteur de contre-valeurs pour l’un des enseignants, le texte est perçu comme une riche source de « thèmes » à identifier et questionner, qu’il faille les contextualiser, en lien avec l’histoire, ou les actualiser, en lien avec le vécu personnel des élèves. Une réponse va d’ailleurs dans le sens d’un retraitement de la valeur en jeu (« désobéissance civile »).
Conclusion et perspectives
30Ces premiers résultats fondés sur la base du déclaratif font émerger des hypothèses nouvelles que l’examen des données filmées permettront sans doute de documenter. Tout d’abord, du point de vue de la valeur accordée à cette œuvre, il conviendra de démêler quelle est la part de la culture professionnelle de l’enseignant et quelles sont les répercussions sur l’économie de la séance menée et les choix didactiques opérés. De même, du côté des valeurs portées par le texte, il s’agira de comprendre quel est le traitement qui leur est réservé au sein de la séance, notamment en rapport avec les leviers envisagés – ou non – dans les déclarations des enseignants. Comment l’hybridation du théâtre par le conte participe-t-elle de l’accès à un genre réputé difficile ou à un sens symbolique ? Quelles sont les places respectives réservées à l’intertextualité, à l’actualisation ou la contextualisation et à la sollicitation des réactions personnelles du jeune lecteur ? Quelle est la place spécifique du « dialogue » théâtral en tant que déclencheur du dialogue sur les valeurs ? Mais également, quel est le statut du personnage – non mentionné dans les réponses – en tant que lieu d’investissement possible des valeurs ?
31Enfin, au texte du lecteur de l’enseignant devra nécessairement faire écho celui de l’élève, durant les séances.
Notes
1 Porteur du projet : B. Louichon (ALFA, PR didactique de la littérature) ; chercheur-e-s participant-e-s : S. Leblanc (TFD, PR sciences de l’éducation, analyse de l’activité), S. Bazile, C. Boutevin, A. Gennaï A. Perrin-Doucey (ALFA, MCF didactique de la littérature) ; F. Torterat (PR sciences du langage), C. Dupuy, Y. Soulé (ALFA, MCF sciences du langage), M. Eugène, H. Raux (ALFA, chercheures associées), E. Acerra (ALFA, doctorante projet LINUM).
2 Le cycle 3 français (cycle de consolidation) regroupe les classes du CM1, CM2 et de 6ème et recouvre donc l'école (premier degré) et le collège (second degré).
3 Date d’une recherche antérieure (Manesse D., Grellet I. (1994). La littérature du collège. Paris : Nathan) dont il ressort que le choix des textes, fait par les enseignants à partir de la liste proposée, affiche non seulement une préférence pour la littérature classique mais encore une prédominance nationale.
4 Elle ne porte que sur les enseignants débutants ou stagiaires, exerçant en classe de CE2 au CM2.
5 Dorénavant EMC.
6 Ce soupçon était déjà exprimé par les enseignants du 1er degré en 2002, lors de la parution des premières listes pour le cycle 3, comme le rappelle Brigitte Louichon (2007).
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Zoughebi Henriette, « La littérature, un art nouveau à l’école », Bulletin des bibliothécaires de France, 2004, n° 1, p. 42-44.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Sandrine Bazile
Université de Montpellier, ALFA-LIRDEF