Dossier Acta Litt&Arts : Perspectives pédagogiques et didactiques

Micheline Dispy

Comment former les instituteurs pour que les élèves questionnent les valeurs des personnages dans les récits fictionnels ?

Texte intégral

Introduction

1Mon propos a trait à la formation des maitres de l’enseignement fondamental. En Belgique francophone, la formation de base de ces derniers, toujours dits « instituteurs », dure trois ans et est prise en charge, dans les catégories pédagogiques des « hautes écoles » (ex-écoles normales), par des universitaires, détenteurs d’une maitrise pour la plupart, d’un doctorat pour quelques-uns. Il ne me semble pas inutile de rappeler ce qui différencie les instituteurs belges des professeurs des écoles français : les instituteurs n’ont pas reçu de formation de base académique et ils manquent donc pour la plupart de dispositions à tirer profit, dans le cadre de la formation continuée, d’un complément d’enseignement de type académique.

2Les formateurs des maitres du primaire, lorsqu’ils entreprennent de rendre ces derniers capables de développer, dans l’esprit des enfants, des compétences appropriées à la lecture des récits de fiction, se trouvent dans une situation didactique dont la difficulté tient en partie au fait que la plupart des (futurs) instituteurs connaissent mal la bibliothèque enfantine. Ils n’en connaissent qu’une part infime et ne disposent pas de critères solides pour y distinguer les œuvres plus ou moins susceptibles de contribuer au progrès cognitif et socio-affectif des élèves. Ils ne consacrent pas une partie de leurs loisirs à lire ce qu’ils souhaiteraient que ces élèves lisent durant une partie des leurs. C’est généralement par obligation professionnelle qu’ils prennent connaissance de certaines œuvres et ils n’ont qu’une idée très vague de ce qui peut faire leur valeur relative en tant qu’objets d’art propices à l’humanisation des petits. Parce que ces œuvres sont destinées à l’enfance, ils les abordent comme si elles relevaient de l’enfance de l’art ; les subtilités du travail sémiotique dont résultent les meilleures d’entre elles leur échappent, de même que leur vertu d’attirer l’attention et de nourrir la réflexion sur les valeurs. Moins elles opposent de résistance à un parcours dynamisé par le désir de connaitre la fin de l’histoire, moins elles s’écartent des stéréotypes de toutes sortes, plus l’écrasante majorité des (futurs) instituteurs négligent ce qui fait d’elles des œuvres d’art et des moyens de connaissance sui generis de l’individu social construisant son identité et cherchant des issues dans les situations où il se trouve plongé, compte tenu des valeurs dont il s’est imprégné.

3Rappelons ainsi quatre compétences visées en formation :

a) Émettre un jugement à propos de la valeur des œuvres

b) Déterminer des objectifs d’apprentissage spécifiques, en fonction de leur intérêt

c) Concevoir des tâches pour développer l’appréciation des récits de fiction et questionner les valeurs qui président aux conduites de personnages 

d) Énoncer les savoirs, les savoir-faire, les savoir être visés par la réalisation de ces tâches.

4Ces quatre aptitudes professionnelles conditionnent l’efficacité d’un enseignement littéraire visant à former des « amateurs éclairés » de récits de fiction (Dumortier, 2006), c’est-à-dire des élèves qui aiment en lire, qui savent dire pourquoi ils apprécient ceux-ci et non ceux-là et qui progressent sur le chemin au bout duquel ils pourront reconnaitre de la valeur à une œuvre qu’ils n’apprécient guère, en faisant état de caractéristiques objectives et en les rapportant à des critères de valorisation largement partagés.

5Je vais donc évoquer, succinctement, en focalisant mon propos sur la problématique des valeurs, quelques initiatives qui pourraient être prises, en formation de base ou en formation continuée, afin de pourvoir les instituteurs des aptitudes susdites. Mais je voudrais auparavant éviter certains malentendus inhérents à l’emploi du mot « valeur », que j’ai déjà utilisé plusieurs fois avec des acceptions différentes. À cette fin, je m’appuierai sur le travail de Nathalie Heinich qui, dans un récent ouvrage, propose de distinguer trois significations dans le champ sémantique du nom (2017 : 133-139).

I. Clarification sémantique de la notion de valeur

6Nathalie Heinich distingue la valeur-grandeur, la valeur-objet et la valeur-principe, qui est au fondement des évaluations mentales et des jugements de valeur qui les expriment.

7La valeur-grandeur, celle dont il est question quand on parle de la valeur de quelque chose, est la résultante des opérations qui affectent à un objet, dans une situation donnée, une ou des qualités à quelque degré. Elle dépend de l’objet, de l’évaluateur et des circonstances. Ainsi peut-on dire que la valeur d’un travail et énorme ou infime selon que la personne qui le dit prend en considération, momentanément, les efforts qu’il a demandés ou la rétribution exigée par celui qui l’a effectué – qui sont des valeurs-principes.

8La valeur-objet, c’est celle qui est reconnue aux objets, concrets ou abstraits, auxquels de la valeur a été reconnue. Ces objets deviennent des valeurs. Il en va ainsi par exemple d’une montre de prix, d’une œuvre d’art, d’un régime politique, d’une institution comme l’éducation publique. C’est à partir des objets valorisés que l’on peut remonter aux critères des évaluateurs, autrement dit aux valeurs-principes.

9Ces deux significations ont moins d’importance, pour qui se pose des questions sur les fondements de l’appréciation positive et sur l’élection des objets de toutes sortes qui en bénéficient, que la troisième, qui correspond, elle, au principe de l’appréciation : par exemple, s’agissant de la valeur d’une œuvre d’art ou de l’œuvre elle-même en tant qu’objet de valeur, les principes de la valorisation peuvent être le plaisir que cette œuvre procure, sa beauté, son originalité, sa richesse de sens, sa technicité, sa vertu de développer le sens civique ou le sens moral, etc. Ce sont là, entre autres, autant de valeurs avec lesquelles il est possible de mettre en rapport certaines caractéristiques de l’œuvre auxquelles le sujet qui en fait l’expérience est sensible.

10Le caractère personnel de la sensibilité aux caractéristiques de l’objet n’implique pas que le principe de sa valorisation soit personnel : je puis, par exemple, ne pas trouver un vêtement beau ou confortable, ou je puis ne pas trouver une décision juste ou opportune parce que je ne suis pas sensible à certaines caractéristiques de ce vêtement ou de cette décision, mais cela n’empêche pas que la beauté et le confort, la justice ou l’opportunité soient des principes sur lesquels les membres d’une communauté donnée s’appuient pour valoriser un vêtement ou une décision. Et, de cette communauté, je puis me sentir membre pour quantité de raisons face auxquelles mon désaccord sur la valeur du vêtement ou la valeur du jugement ne font pas le poids. De l’incontestable subjectivité d’un jugement, qui tient au rapport entre des traits immuables de l’objet jugé et des dispositions momentanées du sujet jugeant à percevoir ou à apprécier ces traits, on ne saurait conclure à la subjectivité des principes de valorisation des objets.

II. Le questionnement sur la/les valeurs comme critère de choix des corpus

11Choisir un récit de fiction propre à susciter l’intérêt des élèves pour les objets valorisés par les personnages et pour les valeurs présidant à leurs conduites, est un geste professionnel crucial. Par son choix, le maitre manifeste son souci de contribuer à l’humanisation des enfants et révèle le soin qu’il porte à la congruence entre les œuvres étudiées et les objectifs d’apprentissage poursuivis.

12Or je pense pouvoir affirmer, en m’appuyant sur une vingtaine d’années d’expérience dans le corps d’inspection, que les instituteurs font rarement de ce choix leur propre affaire. Je veux dire qu’ils ne se donnent pas à eux-mêmes des justifications de leur décision de faire travailler les élèves sur tel récit plutôt que sur tel autre, a fortiori pour sensibiliser les enfants à la problématique des valeurs, celles dont les personnages font état, celles, implicites et parfois toutes différentes des précédentes, qui les guident pour poursuivre tel but ou pour utiliser tel moyen, celles enfin que promeut explicitement ou implicitement l’auteur. J’exemplifie rapidement cette importante distinction.

13Dans la communauté des instituteurs, les albums de Mario Ramos intitulés Je suis le plus fort et Je suis le plus beau sont connus, appréciés et exploités. Le protagoniste en est un loup qui demande à tous les animaux qu’il rencontre qui est le plus fort, le plus beau, escomptant qu’ils lui répondent invariablement que c’est lui. Explicitement, le loup manifeste qu’il tient la force et la beauté pour des principes de valorisation. De valorisation de soi-même, convient-il de remarquer, bien qu’à partir de cette remarque la réflexion dérivera sans doute par rapport au cap de la compréhension de l’histoire : « Pensez-vous, les enfants, que l’on choisit quelqu’un parce qu’il est beau, parce qu’il est fort ? Pensez-vous que la beauté ou la force ont parfois beaucoup d’importance pour choisir quelqu’un ? Dans quel cas ? » Etc. Revenons au monde fictionnel. Implicitement, le loup révèle qu’il est, à ses propres yeux, un objet dont la valeur est éminente. Nouvelle occasion de dérive : « Pensez-vous, les enfants, que c’est bien de croire qu’on est le plus ceci ou le plus cela ? Pensez-vous que c’est bien de ne pas se trouver des qualités ? » Je coupe court. Retour à la fiction. Tout aussi implicitement, le comportement du loup prouve qu’il accorde de la valeur à l’opinion générale, autrement dit que le consensus est, pour lui, une valeur. On n’en voudra pour preuve que son désir de s’en assurer « Pensez-vous les enfants qu’il faut accorder de la valeur ce que tout le monde dit ? » Cette question menace moins que les autres de dérive le processus de compréhension, car : « Pensez-vous les enfants que les animaux disent la vérité au loup ? Pour quelle raison pensez-vous cela ? » Pour savoir quelles valeurs promeut l’auteur de l’album, il faut prendre en considération la valorisation des personnages qu’il opère par le texte et/ou par l’iconographie : il parait bien fat et bien sot, ce loup préoccupé de son image et inconscient de la crainte qui pousse les animaux à le flatter. Si un formateur d’instituteurs ne doit pas être grand clerc pour mettre au jour les valeurs qui, explicitement ou implicitement, président à l’action du loup ou celles que l’auteur promeut en créant un loup inapte à déceler la flatterie, ce n’est probablement pas le cas d’une bonne partie de ceux qu’il forme et, certainement, la plupart des enfants ne sont-ils pas capables de cette élucidation. Ils ne sont pas capables, seuls, d’identifier, de nommer les valeurs, mais cette capacité s’inscrit dans leur zone de développement proximal. Ce n’est toutefois pas une sinécure, pour les enseignants, de les pourvoir, progressivement, de cette capacité-là, surtout s’ils ne sont pas eux-mêmes accoutumés à interpréter l’action humaine en se référant à un répertoire de valeurs.

14Alors même que les plus hauts responsables de la politique scolaire insistent sur l’urgence de donner aux élèves des moyens de mettre en question ce qui peut conférer de la valeur aux actions, alors que ces responsables insistent sur l’urgence de faire adopter par les enfants les valeurs fondamentales d’une société démocratique libérale, équitable, solidaire et ouverte à la diversité culturelle, les instituteurs peinent à justifier le choix d’un récit de fiction par les occasions qu’il donne aux enfants de découvrir les principes de valorisation des objets ou des conduites et de s’imprégner des valeurs qu’il faut respecter pour assurer l’harmonie ou l’amélioration de la vie commune. C’est sans doute là le déplorable résultat de l’enseignement de la littérature, dispensé au cours de la scolarité antérieure, un enseignement qui a privilégié l’étude des classifications – celles des figures de style, des mouvements artistiques, des procédés narratologiques et des genres littéraires – et qui a négligé l’apport des récits de fiction à la connaissance de l’action humaine (Todorov, 2007).

III. Identifier et nommer les valeurs : les difficultés de la conceptualisation

15On peut en conclure à la nécessité de pourvoir les instituteurs, au cours de la formation de base ou de la formation continuée, d’un répertoire de mots désignant des valeurs, au sens de principes de valorisation, et à la nécessité corollaire de leur donner maints exemples de l’utilisation de ce répertoire pour interpréter l’action des personnages, pour élucider la leçon du récit ou, du moins, pour saisir son orientation axiologique. Mais le formateur devrait alors se garder de la tentation de fournir un répertoire tout fait, élaboré dans le cadre d’une recherche scientifique, car, inévitablement, ce répertoire contiendrait des termes que rejetteraient les (futurs) instituteurs, sous prétexte qu’ils ne sont pas utilisables par les élèves et, en fait, parce qu’ils ne font pas partie du vocabulaire dont ils usent eux-mêmes pour valoriser ou dévaloriser une action.

16J’estime, par exemple, que le répertoire des registres de valeurs établi par Nathalie Heinich, à partir d’énoncés concernant la valeur de l’art contemporain (id. : 245-258) provoquerait une levée de boucliers de la part d’un public d’instituteurs de Belgique francophone étant donné, d’une part, le niveau d’abstraction de ces registres, d’autre part, la désignation de certains d’entre eux par des termes que les maitres de l’enseignement fondamental n’emploient pas ou qu’ils utilisent en dépit du sens qu’ils ont dans le discours d’Heinich : registre aesthésique, registre esthétique, registre herméneutique, registres technique, registres économique, juridique, civique, éthique, etc.

17La difficulté que le formateur doit s’efforcer de vaincre est relative au vocabulaire des valeurs tout autant qu’au peu d’accoutumance des maitres à opérer, dans les actions des personnages, ce que Nathalie Heinich appelle des « prises », autrement dit à épingler des faits pertinents à la quête des valeurs sous-jacentes, à repérer dans ces faits ce qu’elle nomme des « critères » c’est-à-dire des caractéristiques révélatrices des valeurs, à identifier ces dernières en se servant de mots adéquats, enfin à voir quel système de valeurs le récit promeut.

18Face à la difficulté de vocabulaire, le formateur d’enseignants peut s’inspirer de la méthode du sociologue, qui ne rapporte pas les conduites à une liste de valeurs établie a priori, mais qui écoute les gens valoriser des objets, qui enregistre des jugements relatifs aux valeurs. Je frémis en songeant à l’utilisation qui pourrait être faite d’une liste de mots désignant des valeurs dans le cadre d’une évaluation certificative des acquis d’apprentissage : un récit de fiction ; un tableau ; en abscisse, des paroles de personnages ou des énoncés de leurs actions ; en ordonnée des mots désignant des valeurs ; les apprenants font des croix dans les cases adéquates ; les contrôleurs vérifient qu’elles correspondent bien à celles d’un corrigé ; les exigences de l’objectivité sont satisfaites et les bénéfices potentiels durables de l’éducation civique et morale dans le cadre de la formation littéraire passent à la trappe.

19C’est en sollicitant le jugement des apprenants sur ce que pensent, disent et font les personnages, c’est en interpellant les enseignants en formation à propos de pensées, de paroles, d’actions qui provoquent leur étonnement, leur incompréhension, leur indignation, leur colère, leur mépris, leur admiration, bref des émotions fortes tenant à la dissonance entre ce qui a lieu dans le monde fictionnel et ce qui devrait avoir lieu dans leur monde d’expérience… selon les normes de comportement qu’ils ont avalisées, c’est en parlant avec eux et en utilisant des mots qu’ils ont probablement déjà entendus, mais qui ne font pas partie de leur vocabulaire actif, c’est en suscitant la controverse sur les normes, si elle ne se déclenche pas du fait des adhésions individuelles à des hiérarchies de valeurs différentes, que le formateur accroitra les ressources lexicales des (futurs) maitres et qu’il leur donnera l’exemple d’une procédure d’enrichissement du vocabulaire permettant aux élèves de débattre des valeurs. Je donne un autre exemple.

20Le personnage principal et éponyme de l’album pour très jeunes enfants intitulé La petite tache est une petite tache noire et informe, que sa maman invite à trouver des amis. S’engageant dans cette quête, la petite tâche manifeste implicitement, qu’elle avalise l’opinion maternelle sur la valeur des amis. Mais faut-il dire qu’il serait vain de questionner tout de go les petits sur cet implicite ?

21La petite tache rencontre des figures géométriques colorées qui la rejettent et elle retourne en pleurs dans sa famille. Ce retour éploré est un épisode de l’histoire susceptible de provoquer une réaction émotive de la part de jeunes lecteurs et de les faire réfléchir aux valeurs qui sont en jeu. C’est par le truchement de questions simples qu’un instituteur devrait guider la réflexion des petits élèves, qui n’ont encore à leur disposition, pour interpréter les conduites, que des énoncés de type constatif (« Elle pleure », « Elle est triste », « Ils n’ont pas voulu jouer avec elle ») et des stéréotypes de jugement d’ordre éthique (« Ils ont été méchants », « Ils ne sont pas gentils », « C’est pas bien ») qui pourraient faire obstacle à l’identification des valeurs, en expliquant les conduites par des traits de caractère. C’est par le truchement de questions analogues à celles que devraient poser les instituteurs que le formateur devrait lui-même guider la réflexion de ceux qu’il forme : « Que voulait la petite tache ? A-t-elle obtenu ce qu’elle voulait ? Est-ce que ça lui est égal ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? ». Puis : « Ceux qui rejettent la petite tache disent-ils pourquoi ils ne veulent pas d’elle ? Quelqu’un a-t-il une idée du motif pour lequel ils n’en veulent pas ? Regardez attentivement la petite tache et ceux qui la rejettent avant de répondre. » Et pour finir : « À quoi la petite tache accorde-t-elle de la valeur ? Et les autres, à quoi en accordent-ils ? Est-ce que vous trouvez bien de rejeter quelqu’un parce qu’il est différent ? Avant de répondre, regardez bien ce qui arrive à la petite tache parce qu’elle a été rejetée. »

22Avec les tout petits, pour qui il y a les bons et les méchants, il faut parcourir un long chemin avant d’avoir quelque chance de déceler des valeurs, surtout quand un seul mot ne suffit pas à les nommer, comme c’est le cas pour le confort de rester entre soi, à quoi tiennent les figures géométriques, ou lorsqu’un mot d’usage courant, tel « amitié » se propose à la place d’une expression qui cerne mieux la valeur, comme « le plaisir de faire partie d’un groupe ». Aux (futurs) instituteurs, il ne faut pas laisser croire qu’ils peuvent développer les capacités des enfants à découvrir les valeurs de l’action en questionnant ces derniers directement sur les valeurs. Les enfants ne savent pas de quoi il s’agit, il faut tourner autour du mot avant de le lâcher.

23J’ai suggéré de ne pas agiter un répertoire de valeurs a priori comme une muleta devant de jeunes élèves ou des instituteurs dans l’arène d’une séquence consacrée aux valeurs que donne à connaitre la littérature de jeunesse. J’ai suggéré d’élaborer progressivement ce répertoire à partir d’échanges verbaux concernant les actions qui ont lieu dans les mondes fictionnels. Ces actions et les acteurs qui les posent peuvent faire l’objet de valorisations, explicites ou implicites, de la part des personnages comme de la part d’une instance narrative extérieure à l’univers de l’histoire (Jouve, 2001) et ces valorisations sont elles-mêmes susceptibles d’être avalisées ou contestées par le lecteur qui, ce faisant, émaillera son discours de jugements de valeur ou d’énoncés où transpire son attachement à des valeurs. Cette construction progressive implique que, dans le laps de temps relativement bref de la formation de base des maitres (a fortiori, dans celui, très court, d’une formation continuée), comme dans le laps de temps relativement long de la formation littéraire des enfants, on n’enclave pas un module dédié aux valeurs, mais qu’il soit constamment question de ces dernières. Dans toute interaction didactique relative aux fictions narratives, dans toute interaction didactique relatives aux écrits en général, il serait judicieux de faire une place au questionnement sur les valeurs, car la vertu d’un écrit de faire réfléchir sur les valeurs devrait être une des pierres de touche utilisées pour la constitution d’un corpus de textes scolaire.

IV. Articuler l’axiologie avec l’esthétique

24Ma proposition de mettre les valeurs en question, chaque fois qu’en classe ou dans le cadre de la formation des maitres on s’attache à comprendre un écrit, a pour contrepartie de ne jamais s’intéresser qu’aux seules valeurs. S’agissant de la compréhension des récits de fiction en particulier, qui relèvent de l’art littéraire par le fait qu’ils sont fictionnels (Genette, 1991), il convient de s’intéresser aux moyens artistiques utilisés par l’auteur afin sensibiliser le lecteur aux manifestations des valeurs présidant à l’action des personnages. Il convient d’être attentif, en outre, aux procédés que l’auteur utilise pour promouvoir certaines d’entre elles et pour en discréditer d’autres. Vincent Jouve (2001) a répertorié, d’une part, ce qu’il nomme les « points valeurs », c’est-à-dire les paroles, les pensées et les actions des personnages qui, sur le mode explicite comme sur le mode implicite, donnent à connaitre les valeurs selon lesquelles ils agissent ; il a énuméré, d’autre part, les procédés utilisés par l’auteur pour inciter le lecteur à adopter le système de valeurs de tel personnage plutôt que celui de tel autre. Dans la meilleure littérature adressée aux enfants, l’usage de ces procédés n’est guère moins subtil que dans la meilleure littérature adressée aux adultes, mais je pense qu’un formateur d’instituteurs peut s’en tenir à deux d’entre eux. Le premier, ce sont les maximes du narrateur extérieur au monde de l’histoire ou d’un personnage, narrateur ou non, valorisé positivement. Les maximes entendues comme énoncés d’une règle de vie ou d’une vérité dont il est sage de tenir compte. Le second est la vertu exemplaire de l’histoire dont l’issue prouve l’excellence du système de valeurs de tel ou tel personnage. Ce dernier ne doit pas, pour autant, connaitre le succès : il est, en effet, des défaites aux allures d’apothéoses, si je puis dire, comme celle de la chèvre de monsieur Seguin.

25La Poétique des valeurs de Jouve est assurément un ouvrage sur lequel un formateur d’instituteurs peut s’appuyer pour montrer que l’effet-valeur potentiel d’un récit de fiction, c’est-à-dire l’impact qu’il peut avoir sur le système de valeurs du lecteur, dépend en grande partie des techniques narratives et des choix lexicaux qui confèrent aux actions et aux acteurs une « couleur » axiologique. À l’heure où l’on vitupère parfois contre la poétique au lieu de s’en prendre à l’utilisation qui en est faite dans une École où les exigences d’une évaluation objective entrainent un enseignement formaliste, Jouve donne la preuve qu’une connaissance des procédés est le meilleur gage de la compréhension des effets. Mais, s’agissant de la littérature de jeunesse, souvent illustrée, il y a lieu de s’aviser que les procédés concernent la composante iconographique autant que la composante textuelle de l’hybride sémiotique qu’est le récit de fiction, notamment quand il se présente sous les espèces de l’album. L’attention qu’il convient de porter aux moyens artistiques d’intéresser le lecteur aux valeurs des personnages de l’histoire et à celles que promeut l’œuvre fictionnelle implique la prise en considération de l’image et de son rapport avec le texte. Je terminerai par le commentaire d’une double page exemplifiant l’interaction des procédés dont un créateur de talent peu user pour produire un effet-valeur.

V. Un exemple de démarche articulant éthique et esthétique

26L’album intitulé L’agneau qui ne voulait pas devenir un mouton donne à connaitre l’histoire d’un troupeau de moutons qui laissent un loup les dévorer l’un après l’autre, jusqu’à ce que l’un d’entre eux persuade ses congénères de réagir et d’en finir avec le prédateur. L’histoire est racontée, a posteriori, par un narrateur personnage faisant partie du troupeau, mais la composante iconographique ne correspond pas toujours à la perspective du narrateur et c’est de la discordance entre le dit et le montré que les auteurs tirent parti pour faire réagir émotionnellement le lecteur, pour provoquer son indignation et susciter sa réflexion sur les valeurs.

27La troisième double page contient une partie de séquence narrative imagée, en trois tableaux qui donnent à voir le premier méfait du loup. L’incomplétude de cette séquence imagée (on ne voit pas le loup dévorer le mouton) est compensée par le texte figurant au bas de la page de droite. Inutilement compensée pourrait-on dire si l’on s’en tenait aux deux premiers paragraphes de ce texte, car les images suffisent à activer le scénario « prédation ». Le texte signifie ce que l’image donne partiellement à voir, mais celle-ci est susceptible d’avoir un impact affectif bien supérieur à celui-là : le lecteur voit l’inquiétude puis la terreur du mouton, il assiste à une agression dont les effets sur la victime lui sont perceptibles, et c’est bien plus émouvant que…

Une nuit, ce qui semblait impossible arriva.
Le loup pénétra dans l’enclos et dévora le premier mouton qu’il rencontra.

Pour le lecteur, ce mouton dévoré n’est pas le premier venu, justement : c’est celui qu’il voit pâtir de l’agression. Pour produire dans l’esprit du lecteur la même réaction émotionnelle que l’image, il faudrait un texte tout différent, un texte qui permette au lecteur de ressentir la peur, puis l’effroi de la victime.

28Si les deux premiers paragraphes du texte relatent le fait que les images donnent à voir et si leur effet affectif potentiel est bien moindre que celui de ces images, il en va tout autrement du troisième :

Bon, après tout, celui-là était déjà très malade, alors…

Bien que cet énoncé ne contienne aucun mot inconnu des jeunes lecteurs, sa compréhension les confronte à trois difficultés considérables : celle de distinguer cette réflexion de la narration précédente, celle de mettre en rapport l’énoncé avec l’énonciation (Qui se dit cela ? Et quand ?), celle d’identifier les valeurs dont procède et que manifeste cette réflexion. On affronte ces difficultés en comparant :

Le loup pénétra dans l’enclos et dévora le premier mouton qu’il rencontra. Celui-là était très malade.

et

Le loup pénétra dans l’enclos et dévora le premier mouton qu’il rencontra. Bon, après tout, celui-là était déjà très malade, alors…

« Bon », « après tout », « déjà », « alors » sont des mots qui signifient que le fait précédemment raconté fait l’objet d’un jugement qui pourrait s’exprimer ainsi : « Ce n’est pas grave ». Ce jugement est celui du troupeau entier, dont le narrateur ne se distancie pas, mais qu’il rapporte a posteriori : le narrateur dit, au moment où il raconte l’histoire, ce que lui et les autres moutons ont pensé après que le loup a dévoré le mouton malade. Et ce que le troupeau a pensé révèle à la fois une absence de solidarité avec les plus faibles et une résignation à un sort malheureux.

29On pourrait se demander s’il y a lieu de faire appel aux valeurs pour interpréter la conduite du troupeau et la réflexion qui la justifie. Je pense qu’y renoncer, c’est courir deux risques. Le premier est de « naturaliser » cette conduite et de laisser croire aux apprenants que des individus agissent de telle ou telle façon parce que c’est dans leur nature. Le second est de porter les apprenants à penser que les valeurs, ce sont exclusivement leurs valeurs, celles qu’ils tiennent pour les inspiratrices d’une action recommandable, voire honorable. Or l’explication par le naturel est souvent une explication paresseuse et qui se conclut par un lamentable : « Il n’y a rien à faire ». Quant à la réduction des valeurs à nos valeurs, elle conduit à l’incompréhension d’autrui et à la dégradation d’un questionnement sur les principes de la valorisation en un dangereux catéchisme.