Dossier Acta Litt&Arts : Les "Lais" de Marie de France: transmettre et raconter
Marie « de France » a-t-elle écrit des « Lais » ? Questions de terminologie littéraire au xiie siècle
Texte intégral
1D’emblée, la question peut paraître saugrenue ou provocatrice. Tant mieux ! L’esprit critique s’en portera très bien. Ce n’est pas parce que tout le monde dit que « Marie de France a écrit des lais » qu’elle a effectivement écrit des lais. Le problème est qu’elle ne déclare jamais écrire des lais ! Redéfinir et réexaminer le mot lai est donc indispensable si l’on veut ensuite utiliser ce terme comme support d’un raisonnement littéraire. Faute de clarifier son contenu sémantique (médiéval), on s‘expose à écrire n’importe quoi au sujet du lai, on succombe à l’approximation, à la confusion et on s’égare dans le trou noir de la critique. Il ne s’agira pas ici de jeter le trouble dans les esprits. Il s’agira plutôt de clarifier certains termes littéraires du xiie siècle afin de remettre les cadrans solaires à l’heure médiévale avec les outils de l’histoire littéraire et de la philologie.
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1 Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d'autres auteurs (xiiᵉ-xiii...
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2 Pour les renvois, nous utilisons l’abréviation : Lais – Pléiade, p. x
2Le hasard des calendriers a voulu que notre édition des « Lais » dans la Pléiade1 coïncide avec la célébration de Marie de France au programme de l’agrégation. Dès le départ de notre entreprise, notre conviction était qu’on ne pouvait plus éditer les supposés « Lais » en 2018 comme on le faisait en 1885 (Warnke) ou en 1966 (Rychner). Outre des compétences en paléographie, en philologie et en critique littéraire, il fallait aussi intégrer des connaissances développées dans plusieurs domaines importants depuis plus d’un siècle, notamment en langue, littérature et mythologies celtiques (galloise et irlandaise), folkloristique (étude sur les contes-types), recherches sur l’imaginaire (mythologie comparée, mythocritique et mythanalyse), histoire médiévale (France et Îles britanniques) et anthropologie culturelle. Nous avons toutefois limité le présent exposé au champ disciplinaire de l’agrégation de lettres. On trouvera dans notre édition un exposé plus systématique de certaines questions que nous ne faisons qu’effleurer ici. Pour de plus amples informations, nous nous permettons donc de renvoyer le lecteur à notre édition de la Pléiade2.
Marie n’a pas écrit de Lais : quatre esprits lucides
3Depuis toujours, on attribue à Marie de France de brefs récits qu’on appelle Lais mais au moins quatre voix discordantes ont dénoncé cette fausse vérité. Il s’agit de Lucien Foulet (1905), Marti de Riquer (1955), Daniel Poirion (1982) et Dominique Billy (1991).
4La première voix discordante fut celle de Lucien Foulet qui, dans un article de 1905, apporta (avec quelques réserves, il est vrai) de sérieux arguments historiques et culturels contre le fait que Marie aurait « écrit des lais ». Il nuance toutefois sa position en soulignant que Marie aurait, dans certains cas, défini certains de ses textes comme des « lais ». Marti de Riquer, cinquante ans plus tard (en 1955) nia catégoriquement que Marie ait écrit des lais, et même qu’elle ait eu l’idée de qualifier ses œuvres de « lais ». La troisième voix fut celle de Daniel Poirion qui insista sur l’équation : lais = contes. La quatrième, enfin, fut celle de l’occitaniste Dominique Billy, qui en 1991 rappela les thèses de Foulet et Riquer et les appuya par de forts arguments philologiques ; sa conclusion est que les lais forment un « genre littéraire fantôme » (inutile de perdre son temps à théoriser sur la « poétique » ou le « genre du lai », véritable miroir aux alouettes de la critique moderne !). L’auteur de ces lignes fera écho aux trois critiques précédents avec de nouveaux arguments philologiques et codicologiques (appel à la tradition manuscrite).
1. Lucien Foulet (1905)
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3 Lucien Foulet, « Marie de France et les lais bretons », Zeitschrift für rom...
5Pour commencer, on rappellera quelques formules de Foulet3 qui identifia clairement le problème :
« Il est à remarquer qu’elle [Marie de France] n’emploie pas une seule fois le mot lai pour désigner son conte [Guigemar] ; elle réserve rigoureusement le terme pour la composition bretonne » (p. 300).
« Pour elle, un lai est une composition que l’on dit en harpe et en rote » (ibid.).
« Lai signifiant chanson est le sens ancien et originel du mot » (p. 301).
« Le lai ne se sépare pas de la vielle ou de la harpe ; qui dit lai dit chant » (p. 302).
6Arrive ensuite la proposition douteuse de L. Foulet. Il croit que Marie a introduit en français le mot lai au sens de « conte » dans plusieurs textes (Bisclavret, Milon, Yonec, Frêne, Chèvrefeuille). Ceux-ci prouveraient qu’il y a un glissement du mot lai vers le sens de poème narratif ; Marie désignerait alors ses poèmes comme des lais. Or ceci est faux comme on va le voir.
2. Marti de Riquer (1955)
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4 M. de Riquer, L‘ « aventure », el ‘lai’ y el ‘conte’ en Maria de Francia, F...
7Le rectificatif a été apporté par M. de Riquer4. Il n’y a pas de « lais » chez Marie de France. Il faut appeler ses compositions des « contes ». Lai désigne la composition musicale élaborée par les musiciens poètes dont elle s’inspire ; ils étaient bretons. Ces anciens Bretons connaissaient un récit oral appelé aventure et c’est à partir de lui qu’ils ont composé leur musique. Il faut donc distinguer les trois mots : aventure, lai et conte et non pas, comme L. Foulet, faire de conte et aventure de vagues synonymes de lai. Ces trois mots marquent en fait trois étapes différentes dans la genèse des poèmes de Marie. Chronologiquement, pour M. de Riquer, la hiérarchie est la suivante : d’abord l’aventure (une intrigue, une histoire de tradition orale), ensuite un lai (précisons : « musical ») composé par les musiciens Bretons (ce n’était pas obligatoirement un récit en bonne et due forme mais l’évocation musicale d’une aventure célèbre), enfin un conte (écrit par Marie). Son travail a consisté à remonter (à partir du lai) vers l’intrigue première, à reconstituer une aventure. Elle a reconté (« conté à nouveau, conté autrement »), selon le vers 48 du prologue, une vieille histoire (sans doute en croisant des témoignages entendus avec les éventuelles bribes de récit contenues dans le lai musical). Dans tous les cas, elle n’a évidemment rien inventé. M. de Riquer conteste donc l’invention de la notion de « lai narratif » par Marie de France (telle qu’elle est postulée par L. Foulet) ; pour lui, c’est un abus de langage.
3. Daniel Poirion (1982)
8Dans un vigoureux petit essai sur le merveilleux dans la littérature française médiévale, Daniel Poirion se place dans une perspective d’esthétique littéraire. Il reprend implicitement la position de ces deux prédécesseurs. Rappelant deux vers de Désiré où l’auteur dit « raconter une aventure dont les contemporains firent un lai pour en garder le souvenir », Daniel Poirion rajoute :
5 Daniel Poirion, Le merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, ...
« Bien sûr de telles déclarations ont pu être de pure convenance littéraire. Mais il faut bien noter que le lai, devenu une mode, est un état antérieur, fictif ou non, que laisse transparaître la forme ultime du conte. Marie de France n’écrit pas des lais mais des contes à la manière des lais5 ».
9Ce qu’on appelle « lai narratif » est donc en réalité un conte.
4. Dominique Billy (1991)
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6 Billy (Dominique), « Un genre fantôme : le lai narratif », Revue des langue...
10Sur un plan strictement philologique, la position radicale de Marti de Riquer est suivie par un occitaniste en 19916 qui rappelle la confusion générale sur le mot lai et parle même d’ « illégitimité historique » pour son application aux récits de Marie. Le « recontement en vers d’une aventure dont un lai breton a préservé le souvenir » est un genre qui n’a pas de nom au xiie siècle. La confusion sémantique sur la notion de lai est si répandue de nos jours que plus personne n’y prend garde. À tort. Dominique Billy examine un à un les divers emplois du mot lai dans son contexte et montre que « ni Marie de France ni ses confrères n’ont écrit le moindre lai ».
5. Philippe Walter (2018)
11Nous avons inscrit notre édition de la Pléiade dans le sillage de ces illustres prédécesseurs. Tout en reconnaissant que la notion de lai s’est imprimée sur ces textes de Marie, par habitude et inertie, au point de devenir indélébile, nous mettons à distance la notion de « lai narratif » et refusons systématiquement de parler du Lai de Yonec ou du Lai du Chèvrefeuille parce que, selon les déclarations de l’auteur, il ne s’agit pas de l’œuvre de Marie mais des œuvres qui l’ont précédée. Marie n’écrit pas de lais ; elle écrit sur des lais qui existaient avant elle, ce qui est fort différent.
Marie n’était pas « de France » : elle était anglo-normande
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7 Claude Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poésie française, 1581.
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8 Un Frexit médiéval eut lieu sous le règne de Philippe Auguste. Après avoir ...
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9 Le meilleur éditeur ancien de Marie a été non pas l’érudit allemand K. Warn...
12Faire de Marie un auteur « de France » est problématique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous ne disposons d’aucun document historique de première ou de seconde main sur elle. Nous ne savons ni où elle est née ni quand elle a vécu. De nombreuses identifications ont été proposées mais aucune n’emporte vraiment l’adhésion. De plus, l’appellation « de France » n’est nulle part accolée à son nom dans les œuvres qu’on lui impute : dans ses récits, Marie se nomme une seule fois dans toute son œuvre au vers 3 de Guigemar avec son seul prénom. Alors d’où vient l’appellation « Marie de France » ? De Claude Fauchet, un humaniste du xvie siècle, sans doute trop content d’improviser une femme poète aux origines de notre poésie nationale, à l’heure où l’on cherchait à « défendre et illustrer » la langue françoise7 ; il la qualifie joliment de « chanteresse ». Parler de « Marie de France », c’est faire de Marie un auteur « français ». Mais il faut ici éviter les anachronismes. Qu’est-ce que la France au xiie siècle ? Un tout petit territoire autour et à l’est de Paris. Or la langue de cette Marie qu’on dit « de France » n’est pas le français d’Île-de-France, c’est très nettement l’anglo-normand. On en vient naturellement à penser que Marie, pour avoir usé de ce dialecte, serait normande ou anglo-normande. On lira, à ce propos, ses discrètes confidences sur la Normandie dans Deux Amants ; elles laissent penser qu’elle connaissait très bien la région car c’est la seule qu’elle décrit avec autant de précisions dans son œuvre. On pourrait admettre qu’elle a appartenu, par naissance ou par mariage, à ces lignages normands qui vivaient alternativement des deux côtés de la Manche. Les descendants des Normands conduits à la victoire d’Hastings (en 1066) par Guillaume le Conquérant possédaient en effet des fiefs en Normandie et en Grande Bretagne. Ils appartenaient à l’empire anglo-angevin des Plantagenêt qui ne faisait évidemment pas partie du royaume de France. De fait, Aliénor d’Aquitaine, en épousant Henri II Plantagenêt, avait apporté à la couronne anglaise la France du sud-ouest (elle l’avait soustrait du même coup à la couronne de France, après sa répudiation par le roi de France Louis VII) ; Henri II avait déjà reçu la France du nord-ouest par héritage paternel. C’est donc toute la France de l’ouest qui devenait anglo-normande après son mariage avec Aliénor et c’est dans cet univers que Marie a vécu : elle dédie ses récits à un roi que beaucoup s’accordent à reconnaître comme Henri II lui-même. La simple réalité linguistique de son œuvre anglo-normande consiste donc à admettre que Marie appartint tout autant à l’Angleterre « normande » fondée par les descendants de Guillaume le Conquérant qu’à la Normandie des Plantagenêt (étrangère au domaine royal français, au moment où elle écrit)8. Ce qui est essentiel, c’est qu’elle ait écrit en anglo-normand9. Donc elle n’est pas « de France » ; elle est Marie, tout simplement. Évidemment, lui supprimer son titre « de France » en la disant anglo-normande lui ôte son aura de génie national « français » mais n’ôte absolument rien à son génie littéraire en soi. En outre, l’anglo-normand est un dialecte roman. Comme le dialecte d’Île-de-France, il dérive du latin et non de l’anglais (contrairement à ce que peut laisser penser l’élément anglo-). Donc, Marie écrit dans une langue qui n’est pas si éloignée que cela du français !
Le mot lai est un terme anglo-normand
13Marie emploie toujours le mot lai au sens anglo-normand. On en trouve de nets exemples chez le chanoine Wace qu’elle a lu (si l’on en croit le Prologue) mais avec lequel elle ne cherche pas à rivaliser. Elle écrit : « J’ai d’abord pensé que je pourrais écrire quelque bonne histoire (estoire) et adapter le latin en langue roman ». Or c’est exactement ce qu’a fait l’anglo-normand Wace avec l’Historia regum Britanniae de Goeffroy de Monmouth. Cette Histoire (Estoire) des rois de Bretagne a été traduite par Wace dans son Roman de Brut. Mais, pour Marie, il y a déjà trop de concurrence autour de ces grandes entreprises littéraires. Alors, « elle pense à des lais qu’elle a entendus ». Ces lais ont été initiés par des musiciens qui les composèrent sur des aventures (récits) qu’ils avaient entendus. Je les ai rimés en vers (le mot rime signifie à la fois « rythme » et « rime ») et j’en ai fait une œuvre poétique (ditié). Elle définit clairement ses récits comme des « dits » et non comme des chants. Voici un exemple du mot lai chez Wace. Il prouve qu’un lai (en anglo-normand) désigne bien un morceau de musique :
Mult out a la curt juglëurs,
Chanteürs, estrumentëurs :
Mult pëussiez oïr chançuns,
Rotrüenges e novels suns,
Vïelëures, lais de note,
Lais de vïeles, lais de rotes,
Lais de harpes, lais de frestels. (v.1717-1725)
Traduction : « La cour était pleine de jongleurs, de chanteurs et d’instrumentistes, et vous auriez pu écouter un peu partout chansons, rotruenges et compositions nouvelles, musiques de vielle, lais à mélodies, lais exécutés à la vielle ou à la rote, lais exécutés à la harpe ou à la flûte. »
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10 Lais – Pléiade, Introduction, p. XI-XXIV.
14On remarquera que tous les exemples du mot lai relevés dans le Dictionnaire d’ancien français de Tobler-Lommatzsch sont anglo-normands. Ce mot a parfaitement pu être introduit sur le continent à la faveur du dialecte anglo-normand. Son étymologie reste discutée. Il faut toutefois se souvenir qu’en gaélique, le mot laid peut signifier « chant d’oiseau » mais qu’il est aussi un terme de métrique. Si une dérivation phonétique directe du mot lai à partir du gaélique (ou du gallois) est difficile à établir, en revanche on peut fort bien admettre que ce mot lai transpose en anglo-normand un terme d’origine gaélique. Nous proposons de rattacher ce gaélique laid au sanskrit laya qui signifie « mesure, tempo » et qui, comme lui, relève de l’esthétique musicale. On comprend mieux dès lors la spécificité musicale du lai qui émane de tous les emplois du mot par Marie10.
En anglo-normand, lai renvoie au lyrisme et non au récit
15Le lai est essentiellement lyrique : il n’est pas narratif. Parler des « lais de Marie », c’est confondre en permanence le texte de Marie avec son pré-texte, son texte narratif avec son mobile lyrique, ce qui entraîne des difficultés de traduction dans tous les passages où Marie parle de son travail d’écriture. Il faut résister à la simplification terminologique : le récit inspiré par un lai musical n’est pas un récit appelé lai. Deux vers de son prologue ont pu favoriser cette confusion :
M’entremis des lais assembler
Par rime faire e reconter. (v. 48-49)
16M. Séguy et N. Koble traduisent : « Et j’ai entrepris de recueillir les lais, de les mettre en récit versifié. »
17Nous préférons traduire : « J’ai entrepris une compilation sur les lais en les recontant en vers rimés. »
18En effet, la traduction de M. Séguy et N. Koble présuppose que le lai est un récit (à la 3e personne). Or c’est un texte lyrique (à la première personne) comme il apparaît dans un certain nombre de textes celtiques (irlandais) mais aussi dans des lais (chansons) en français. En outre, des lais signifie « au sujet des lais » (valeur du de + ablatif en latin) et notre traduction se fonde ici sur le sens spécifiquement littéraire du verbe assembler en anglo-normand. L’Anglo-norman Dictionary (version en ligne) donne clairement pour asembler le sens littéraire de « compiler » d’après un vers de Gaimar : Cronike ad nun, un livre grant / Engleis l’alerent asemblant (v. 2328, éd. Bell).
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11 Le monde anglo-normand a été très en avance sur la littérature romane (nom...
19Il faut se méfier des faux amis chez Marie. Ses écrits en comportent un certain nombre. Ils portent assez souvent sur la terminologie littéraire, sur la technique de composition et sur les mots utilisés par les écrivains eux-mêmes pour désigner les réalités de leur travail d’écriture11. Or, la terminologie littéraire du xiie siècle n’est plus la nôtre. Certains mots prêtent à confusion parce qu’on a parfois oublié que le xiie siècle n’avait pas nos pratiques « littéraires » et que le travail des clercs soumis à la « manuscriture » était bien différent de celui des écrivains de l’ère Gutenberg. Il faut limiter l’emploi du mot lai aux pièces musicales (lyriques) qui ont précédé les « récits » de Marie. Lorsqu’on parle des œuvres de cette dernière, on ne peut employer le mot lai mais plutôt ceux de récit, conte, œuvre (au choix) voire le titre seul : Lanval et non Lai de Lanval puisque le Lai de Lanval désigne une musique qui a existé mais qui ne nous est pas parvenue. On doit éviter a fortiori de faire du mot lai le support d’une argumentation sur le « genre » des textes écrits par Marie. Un siècle de critique littéraire sur les prétendus « lais narratifs » a conduit à des impasses ou à beaucoup de verbiage.
Le témoignage des copistes
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12 On laissera donc de côté le témoignage isolé du Cott Vesp B XIV anglo-norm...
20Comment les textes de Marie sont-ils désignés par les copistes dans les 5 manuscrits ayant conservé ses œuvres ? Lais ou pas lais ? La notion d’un « lai narratif » s’impose-t-elle à la conscience des copistes ? Parmi ces 5 mss, 3 contiennent plus d’un texte se référant aux lais.12 Ils dessinent trois cas de figure différents.
21Premier cas : un manuscrit ignore totalement l’étiquette de lais appliquée aux textes de Marie (c’est le manuscrit anglo-normand Harley 978, milieu du xiiie siècle). La seule copie insulaire (et la plus ancienne connue) qui a conservé l’intégralité des douze récits ne les présente jamais comme des « lais ». On n’y trouve ni titres ni rubriques du style « Ici commence le lay de Guigemar ». Les rubriques se contentent seulement du nom propre du personnage éponyme. Par exemple, on trouve en marge du premier récit Guigemar et non Lai de Guigemar. Il en est de même pour tous les autres récits.
22Deuxième cas : un copiste utilise des rubriques comportant le mot lai (BnF fr. 1104, fin du xiiie siècle). Ce manuscrit continental (fin du xiiie siècle) décrit par Gaston Paris, peu avant 1879, présente toute une collection de récits brefs (dont 9 de Marie) en ordre dispersé et entremêlés à d’autres récits qui ne sont pas de Marie. Tous sont regroupés sous le titre général Lais de Bretagne. Le copiste n’ignorait pas que les lais étaient, à son époque, des chansons ; or ce ne sont pas des chansons qu’il transcrit. Il comprend donc ici le mot lai dans un sens particulier.
23C’est le lay de Lanval (f° 6b), c’est le lay de Dyonec (f° 20a), c’est le lay du Chievrefueil (f° 32b), c’est le lay des II Amanz (f° 34d), c’est le lay de Milon (f° 36c), c’est le lay du Fresne (f° 39d), c’est le lay d’Aquitan (f° 43d). Seule exception notable (Guigemar en tête du recueil) : cist est de Guimar (f° 1a). Le début de Bisclavret est perdu. Lai est donc employé partout en rubrique (mais non dans l’œuvre elle-même) pour désigner ces textes, sauf pour Guimar (ce qui voudrait dire que ce copiste a pu utiliser un recueil où Guigemar se trouvait en tête comme dans le Harley et où il n’était pas rubriqué comme lai. Puis le copiste se serait ravisé à partir du 2e récit (Lanval) et il les a ensuite systématiquement traités de lais. En réalité, ce terme ne prouve absolument pas l’existence d’un « genre » littéraire du lai conceptualisé au xiiie siècle. Il ne faut pas prendre nos désirs de théoriciens modernes pour des réalités médiévales ! Comme l’a souligné D. Billy, « ce sont les aventures commémorées par les lais bretons que le rubricateur a en vue et non les recontements eux-mêmes ». Le mot lai ne désigne pas un genre identifié et supposé de ces récits, il définit seulement leur contenu. Ce ne sont pas des lais mais ils traitent de lais. On peut parler ici de dérive métonymique : lais désigne ici les textes racontant les aventures commémorées par les lais. Il n’y a pas dans l’esprit du rubricateur la quelconque conscience d’une « mémoire de forme » (qui ne concerne, en principe, que certains matelas d’aujourd’hui !), puisque le mot lai ne désigne pas une forme narrative identifiée au xiiie siècle (il désigne une forme lyrique). Le rubricateur ne visait évidemment pas une classification générique des textes qui interviendra plus de sept siècles après lui. Il a simplement lu que lesdits textes colportaient la matière de lais et il croit utile de rappeler ce contenu lorsqu’il les présente dans son manuscrit.
24Troisième cas : un copiste hésite (BnF, fr. 2168) sur l’emploi du mot lai. Il ne l’emploie pas pour Lanval (cest de lanual). Par contre, la mention apparaît pour Guigemar (c’est li lais de Gugemer). Il s’agit d’un manuscrit picard de la deuxième moitié du xiiie siècle.
25Avec ce témoignage des copistes, on comprend que le terme lai ne désigne pas une forme narrative « identifiée » ou « conceptualisée » dès le Moyen Âge mais il constitue une description elliptique de leur contenu renvoyé à leur origine bretonne. On parlera de métonymie car le terme lai fait allusion au contenu des œuvres qui se réfèrent aux récits bretons. On remarque que le plus ancien ms. complet est anglo-normand et qu’il ignore l’étiquette de lais pour les textes narratifs puisqu’en anglo-normand, lai désigne exclusivement un texte lyrique. Le mot lai était employé par Marie dans son sens spécifiquement anglo-normand (insulaire) qui n’est pas à un adjectif près ce que Tobler-Lommatzsch définit « Erzählendes Gedicht mit musikalisch Vortrag ». Erzählendes (« narratif ») nous semble imprudent et trop exclusif. Car si on a bien conservé des lais lyriques on ne connaît pas de lais narratifs. Lyrisches serait plus juste car rien ne dit que le narratif était prédominant dans ces lais musicaux et tous les exemples qu’il donne sont anglo-normands.
Un témoignage méconnu : la liste de Shrewsbury School MS 7
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13 Lais – Pléiade, p. LXI-LXXI.
26Il existe une simple feuille isolée du xiiie siècle avec une liste de 67 textes indiqués par leur titre. On en trouvera la transcription dans notre édition avec le commentaire de chaque titre13. On y relève 9 titres de Marie de France : Bisclavret (n° 9), Frêne (n° 14), Lanval (n° 22), Éliduc (n° 33), Le Chaitivel (n° 51), Chevrefoil (n° 56), Milon (n° 57), Yonec (n° 61), Guigemar (n° 58). Ici encore, aucun titre n’est accompagné de la mention « Lai de x » mais porte simplement Le Chaitivel, Guigemar, etc. Lorsque des titres apparaissent avec la mention lai, il s’agit de lais lyriques (non narratifs).
27On en conclut que vers le milieu du xiiie siècle, on ne considérait pas les récits de Marie de France comme des lais. Ce mot s’appliquait toujours à des poèmes lyriques. Le mot lai n’est en aucune façon l’étiquette d’un genre narratif au Moyen Âge. Exit la notion de « lai narratif » (qui porte d’ailleurs une contradiction dans l’association de ses deux termes) ! Cette étiquette n’a aucune consistance dans les rubriques des manuscrits. Lai renvoie à un genre musical et lyrique antérieur aux contes français de Marie et de ses émules. Lorsqu’il est employé dans un titre (les lais de Bretagne), il désigne elliptiquement et métonymiquement un contenu (c’est-à-dire qu’il faut l’expliciter comme « les aventures de Bretagne que chantaient les lais ») et non la forme littéraire que ce recontement prend en français. Dans ce manuscrit, les « lais de Bretagne » renvoie aux seules « histoires » ou « aventures » de Bretagne. Pourquoi faudrait-il absolument qu’un copiste du xiiie siècle ait théorisé notre intuition moderne d’un « genre littéraire » fixe et stable pour son époque ? La perception anachronique d’un « genre » du « lai narratif » a conduit les critiques modernes vers de fausses perspectives et de fausses vérités sur l’histoire littéraire. Ce serait évidemment encore plus vrai avec la notion médiévale de « roman », autre trompe-l’œil de la critique. Vouloir à tout prix que les termes médiévaux correspondent aux catégories des genres littéraires médiévaux définis au xxe siècle par les critiques littéraires, c’est supposer que les médiévaux pensaient la littérature exactement comme nous. Certes, il est inévitable de projeter sur le Moyen Âge notre sensibilité critique d’aujourd’hui. Pourtant, le travail du philologue et celui de l’historien consiste d’abord à lutter contre cette spontanéité douteuse, à prendre du recul par rapport à l’intellection moderne que nous voudrions imposer au passé.
Problèmes de traduction : les emplois ambigus du mot lai chez Marie
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14 Lais – Pléiade, p. XI-XXXII.
28Nous avons tenu le plus grand compte, dans notre traduction de la Pléiade, des idées développées par nos prédécesseurs niant que les textes de Marie soient des lais. Nous avons retracé dans notre introduction au volume de la Pléiade une préhistoire littéraire du lai (musical), depuis ses origines gaéliques (laid) jusqu’à la lyrique romane14. Nous avons marqué la rupture qu’introduit Marie dans cette tradition puisqu’elle ne reproduit pas un lai (elle ne le traduit pas du « breton » !), mais elle veut raconter pur quei il fu fet e dunt (« pourquoi il fut composé et quelle est son origine »). Nous soulignerons ici quelques désaccords avec la traduction de M. Séguy et N. Koble en nous concentrant sur cinq emplois délicats du mot lai.
29La distinction nette que nous introduisons (après d’autres) entre le texte de Marie (qui est un récit) et son prétexte musical (le lai) conduit à réexaminer quelques emplois délicats du mot lai dans les incipit de ses récits.
Bisclavret
Quant de lais faire m’entremet
Ne voil ublier Bisclavret (v. 1-2)
30Selon D. Billy, c’est le seul exemple d’un emploi ambigu du mot lai qui pourrait être compris comme « la désignation du genre de poésie composé par Marie » (R. Baum).
31Toutefois, M. Séguy et N. Koble ont raison de traduire : « Puisque j’entreprends de travailler sur les lais, je n’ai garde d’oublier Bisclavret ».
32La traduction est juste mais son explication est fausse d’après la note 1 de la p. 308. Selon M. Séguy et N. Koble, le mot lai « ne renvoie pas à la chanson source mais au récit qu’elle inspire ». Cette explication est sujette à caution car le mot lai désigne bien ici le lai musical (comme partout ailleurs) et le récit (l’aventure) est toujours antérieur à la musique. L’explication de M. Séguy et N. Koble contredit donc les v. 33-37 du Prologue : « J’ai pensé à des lais (musicaux) que j’avais entendus. Je ne doutais pas, je le savais bien, que leurs premiers auteurs les entreprirent puis les répandirent pour garder le souvenir des aventures qu’ils avaient entendues ». Le récit des aventures a donc bien précédé la musique et non l’inverse. C’est pourquoi je propose de traduire :
« Puisque je m’emploie à écrire sur des lais, je ne veux pas oublier Bisclavret ».
33Je lis s’entremettre faire de lais (où de = « au sujet de », cf. le de latin dans les titres, De officiis, De amicitia, etc.). En effet, on ne peut pas traduire littéralement comme si l’auteur avait écrit « faire des lais » (le manuscrit Harley donne clairement de lais et non pas des). Quant au sens « écrire » pour le verbe faire, il faut là encore se reporter à la notice correspondante de l’Anglo-norman Dictionary ou le sens n° 3 du verbe faire est ainsi rédigée : « [literature] to compose, write ». C’est donc un emploi anglo-normand spécifique du verbe faire dans un contexte littéraire.
Milon
Ici comencerai Milun
E musterai par brief sermun
Pur quei e coment fu trovez
Li lais ke issi est numez. (v. 4-8)
34M. Séguy et N. Koble : « Je vais commencer Milon et exposer en un récit bref pourquoi et comment fut composé le lai qui s’intitule ainsi. »
35Ph. Walter : « Je vais raconter Milon et j’exposerai brièvement pourquoi et comment fut composé le lai qui porte ce nom ». Noter que c’est l’ensemble du récit qui contient ce projet explicatif. Il n’y a pas un paragraphe spécial du texte pour apporter cette information.
36Remarque : La traduction de M. Séguy et N. Koble nous semble correcte à condition de comprendre le mot lai comme l’œuvre lyrique qui a précédé son récit et non comme le titre de l’œuvre qu’elle écrit. Or, cette traduction est assortie d’une note qui crée la confusion : Marie veut « mettre en récit l’origine d’un lai. Le lai s’écrit ainsi exposant les circonstances de sa composition, selon un dispositif de mise en abyme parfait » (n. 1, p. 471). Ici, il y a confusion sur le mot lai. Par ailleurs, que vient faire la « mise en abyme » ou l’autoréférentialité ici, sauf comme concession à une mode de l’interprétation critique, un peu dépassée de nos jours ? On regrettera le court-circuit du raisonnement et la tournure artificielle selon laquelle le lai « s’écrit » (a-t-on jamais vu un texte « s’écrire » tout seul ?). Mais surtout Marie ne prétend pas du tout « écrire un lai ». Elle parle de l’origine d’un lai (morceau de musique) qu’elle a entendu et qui est antérieur à sa création. Il y a une belle différence entre « composer un lai » musical et « expliquer par un récit pourquoi un lai existant a été composé ».
Yonec
Puis que des lais ai comencé,
Ja n’iert par mun travail laissé. (v. 1-2)
37M. Séguy et N. Koble : « Dès lors que j’ai pris les lais comme source d’inspiration, je ne m’arrêterai pas là, quoi qu’il m’en coûte. »
38Ph. Walter : « Puisque j’ai raconté des lais, je continuerai ma tâche sans ménager ma peine. » Cette traduction est plus économique, puisqu’étymologiquement, un lai musical ne se « raconte » pas, il se chante. Marie écrit sur des lais, elle ne les traduit pas littéralement. Le verbe commencer peut signifier « raconter » si l’on se reporte à l’exemple des Fables donné par D. Billy.
Frêne
Du lai del Freisne vus dirai
Sulunc le cunte que jeo sai (v. 1-2)
39M. Séguy et N. Koble : Je vais vous raconter le lai du Frêne en suivant l’histoire que je connais.
40Ph. Walter : Je vais vous raconter l’histoire qui inspira le lai du Frêne d’après le récit que je connais. Avec la correction Du au v. 1 (ms. fr. 1104). Mot à mot : « Je vais vous parler au sujet du lai concernant le Freisne ».
41En aucun cas, on ne peut traduire : » je vais vous dire le lai du Frêne ». La traduction de M. Séguy et N. Koble est juste à condition de ne pas comprendre que « raconter le lai » veut dire le reproduire littéralement (puisqu’un lai lyrique n’est pas un récit) mais extraire les éléments narratifs du lai chanté pour en faire un conte. Marie n’écrit donc pas le Lai du Frêne. Elle écrit au sujet du Lai du Frêne, ce qui est fort différent. Elle reconte autrement l’histoire qui a suscité le lai musical du Frêne ou bien elle extrait du lai musical l’histoire qui a servi à le composer. Ce verbe reconter (v. 48 du Prologue) définit le travail d’écriture de Marie comme celui d’une conteuse.
Chèvrefeuille
Asez me plest e bien le voil
Del lai qu’hum nume Chevrefoil
Que la verité vus en cunt
Pur queï il fu fet e dunt.
Plusurs le m’unt cunté et dit
E jeo l’ai trové en escrit
De Tristram e de la reïne,
De lur amur qui tant fu fine (v. 1-8)
42M. Séguy et N. Koble : « J’ai bien envie de vous raconter la véritable histoire du lai qu’on appelle Chèvrefeuille et de vous dire son origine, les raisons et les circonstances de sa composition. De nombreux conteurs m’ont rapporté, et je l’ai aussi trouvée dans les livres [nous soulignons], l’histoire de Tristan et de la reine, de la pureté de leur amour ».
43Ph. Walter : « C’est mon grand plaisir et mon cher désir de vous conter la véritable histoire du lai nommé Chèvrefeuille, pourquoi il fut composé et d’où il vient. Plus d’un me l’a conté et moi, j’ai composé par écrit [nous soulignons] ce récit sur Tristan et la reine, sur leur amour si parfait […]. »
44Critique de la traduction de M. Séguy et N. Koble : Outre le faux ami trover qui désigne bien l’art du trobar (celui du trouvère qui trouve c’est-à-dire « compose »), on relève une erreur syntaxique sur en escrit. Si elle avait vraiment découvert ce texte dans un livre, elle aurait écrit : jeo l’ai trové en un escrit. L’absence d’article devant escrit transforme l’expression en locution adverbiale. Il y a deux façons de trover : en escrit ou sans escrit (dans le deuxième cas, cela s’appelle une improvisation). Il est donc inexact d’écrire qu’il y a « dédoublement de la source, à la fois orale et écrite » du Chèvrefeuille puisque Marie « trouve », c’est-à-dire compose par écrit le récit qu’on va lire et ce récit n’est pas un lai.
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15 Lais et descorts français du xiiie siècle édités par A. Jeanroy et alii, P...
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16 Tristan et Yseut par l’ensemble Alla Francesca avec Brigitte Lesne et Pier...
45Le seul Lai du Chèvrefeuille connu n’est pas l’œuvre de Marie. C’est une véritable chanson qui a été publiée jadis par Alfred Jeanroy15. L’un des deux manuscrits qui l’a conservé en attribue la composition à Tristan. Il en existe une interprétation musicale moderne16. En bref, lai pour désigner les textes de Marie est un faux titre ; ce n’est pas l’étiquette d’un genre narratif « français ». Ce Lai du Chèvrefeuille se lit dans un chansonnier. Il fait saisir une particularité formelle du texte lyrique (lai) : l’emploi de la première personne or le récit de Marie est à la 3e personne. Formellement, ce n’est donc pas un lai chanté. D’ailleurs, aucun des récits de Marie n’a été transmis avec une notation musicale comme cela aurait été le cas pour des lais.
Où Marie a-t-elle pu trouver l’idée de ses récits ? Dans l’héritage occitan.
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17 Ph. Walter, Naissances de la littérature française, ixe-xve siècle. Anthol...
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18 Lais – Pléiade, p. XXXIII-XXXIX.
46Un lai pris isolément et dans son sens musical originel ne raconte pas d’histoire. Il est plutôt le commentaire, la pause, la parenthèse d’un récit. On peut songer aux chœurs de la tragédie grecque qui commentent l’action. Au Moyen Âge, on a la chantefable d’Aucassin et Nicolette (où le registre narratif et le registre lyrique alternent régulièrement ; à la formule lyrique Or se cante répond la formule narrative or dient, content et fablent). Il est essentiel de rappeler que la littérature française est née d’une confluence entre la tradition septentrionale de l’Europe et la tradition méditerranéenne et occitane. C’est ce que rappelle Louis Aragon dans un texte qu’il intitula La Leçon de Ribérac17. En fait, le projet de Marie s’explique fort bien avec la tradition des troubadours. Elle ne fait que s’inspirer pour sa création d’un usage provençal : commenter une chanson par un récit18. Le mot reisun dans Éliduc en donne la clé.
MARIE |
Les TROUBADOURS |
|
LAI |
CANSO |
registre lyrique (JE) |
CONTE ou reisun (Éliduc) |
RAZO |
registre narratif (IL) |
47Il y aurait alors une homologie pure et simple entre la conception du conte (selon Marie) et celle de la razo occitane. Au Moyen Âge, tout commence par des chansons (de troubadour) en Occitanie mais aussi par des lais en Grande Bretagne (anglo-normande). Puis arrivent des récits pour commenter ces chansons. Une chanson peut certes contenir des éléments narratifs mais elle ne se réduit jamais à ce récit. Que l’on songe au poète déplorant le silence de sa dame ! Comment l’a-t-il rencontrée ? Comment lui a-t-il parlé pour la première fois ? Que s’est-il passé entre eux ? On ne le saura jamais dans la chanson. Il en fut de même pour les chansons bretonnes appelées lais. En tirer un récit exige de « reconter » l’aventure à laquelle le chant fait allusion et qui servit de prétexte à la chanson. C’est ce que l’on fit en Occitanie avec les chansons de troubadours : on en tira des vidas (on raconta la vie du troubadour à partir de sa chanson) ou des razos (on explicita l’argument narratif – souvent purement fictif - qui servait de prétexte à une chanson). Razo en provençal (dérivé de ratio en latin) a donné le mot reisun chez Marie (Éliduc, v. 2). L’aventure est donc l’argument narratif du lai musical, ce que le « reconteur » va isoler pour servir de base à un récit.
48Nous citerons ici une razo sur un poème d’Arnaut Daniel. Cette razo explique pourquoi et comment le poème, dont les deux vers initiaux sont cités à la fin, a été composé (il en est de même dans les récits de Marie qui sont, à cet égard, les razos de lais musicaux) :
Il advint qu’il [Arnaut] fut à la cour du roi Richard d’Angleterre, et une fois à la cour, un autre jongleur lui paria qu’il « trouvait » en rimes plus précieuses que lui. Arnaut prit cela pour une insulte, et ils parièrent, chacun son palefroi, sous l’autorité du roi, que l’autre ne le ferait pas. Et le roi fit enfermer chacun dans une chambre. Et Arnaut, de l’ennui qu’il en eut, ne fut pas en mesure d’enlacer un mot avec un autre. Le jongleur acheva sa chanson vite et bien, et ils n’avaient plus que dix jours de délai, et le roi devait juger au bout de cinq jours. Le jongleur demanda à Arnaut s’il avait terminé. Arnaut répondit que oui, depuis trois jours ; mais il n’y avait pas pensé. Et le jongleur chantait toute la nuit sa chanson pour bien la savoir. Et Arnaut pensa au moyen de l’humilier : si bien qu’une nuit comme le jongleur la chantait, Arnaut la retint toute entière, ainsi que la mélodie. Et lorsqu’ils furent devant le roi, Arnaut dit qu’il voulait dire sa chanson, et il se mit à chanter fort bien la chanson que le jongleur avait faite. Et le jongleur quand il l’entendit, le regarde bien en face, et dit que c’était lui qui l’avait faite. Et le roi demanda comment on pouvait faire ; et le jongleur pria le roi d’apprendre la vérité ; et le roi demanda comment cela s’était passé : le roi en eut grande joie et tint tout cela pour une bonne plaisanterie, et l’on fut quitte des gages. Et il fit à chacun de beaux présents. Et fut donné à Arnaut la chanson qui dit :
19 Pierre Bec, Arnaut Daniel, fin’amor et folie du verbe, Gardonne, Éditions ...
Je ne l’eus jamais mais lui m’a
Et voici quelques exemples de son œuvre19.
49Les deux vers cités à la fin de la razo ont été pour ainsi dire interprétés narrativement par l’anecdote qui les précède. On comprend alors fort bien ce que sont les récits de Marie. Comme cette razo, ils sont l’explication a posteriori de chansons appelées lais : pourquoi ont-elles été composées et dans quelles circonstances ? Pur queï il fu fet e dunt (Chèvrefeuille, v. 4).
Que sont alors les récits de Marie ? Des contes !
50Si les pseudo-Lais ne sont pas des chansons, alors que sont-ils ? La réponse est fournie par Marie dans son Prologue : ce sont des contes. Elle ne fait que reconter (v. 48). Il s’agit pour elle de « conter à nouveau » (cf. le préfixe re-) « par rime faire », selon la forme du discours rythmé. P. Zumthor a montré le chevauchement de sens existant au Moyen Âge entre rythme et rime.
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20 Lais – Pléiade, p. 1385.
51De nos jours, on identifie mieux le domaine du conte grâce aux travaux de l’école finnoise de folklore. Antti Aarne et Stith Thompson ont posé les bases d’une description formelle systématique de tous les contes de l’humanité. L’ensemble de ces contes se ramène à un nombre relativement limité de « contes types » identifiés par un numéro. Chaque conte type rassemble un nombre significatifs de motifs associés entre eux pour être reconnaissable en tant que tel. Je peux reconnaître le conte de Cendrillon même si l’héroïne ne porte pas le nom de Cendrillon. Or, la quasi-totalité des contes de Marie présente le schéma d’un conte type de la classification internationale. Il suffira de se reporter à nos notices de la Pléiade et à la classification typologique donnée à la fin du volume pour s’en convaincre20.
52Pour conclure, jamais Marie elle-même n’a prétendu écrire des Lais. Elle n’a pas donné ce titre à ses douze poèmes réunis en recueil et prend le soin de mettre ces lais bretons « à distance » dans son prologue. Chaque fois qu’elle emploie le mot lai, elle désigne un morceau de musique (breton) mais non ses propres textes qui sont définis comme des contes ou des dits (prologue, v. 41). Elle ne fait que reconter (« conter à nouveau »). Le lai musical, s’il comporte des paroles, ne repose pas sur un récit mais sur le commentaire mélodique d’une histoire, d’un amour, d’une aventure triste ou gaie. Raconter l’origine d’un lai (pourquoi il fut écrit) est autre chose que traduire ou, selon le terme commode mais flou de la critique actuelle, « réécrire » un lai. D’abord parce que ce lai n’a jamais été écrit (on ne peut que réécrire que ce qui est déjà écrit) ensuite parce que Marie emploie elle-même le terme de « reconter » (ce n’est pas qu’une question de forme, c’est aussi une question de contenu). La distinction du lai (lyrique) et du conte issu d’un lai n’est pas artificielle. Elle est essentielle pour échapper aux confusions de perspective et pour comprendre la genèse des premiers contes transcrits en français au xiie siècle. L’histoire des faux lais de Marie est ainsi l’occasion de méditer sur la lenteur de l’évolution des idées en critique littéraire. Les idées justes et fondées (en philologie) de certains chercheurs du passé n’ont été ni comprises ni travaillées ; il en est résulté bien souvent des monceaux inutile de littérature critique. Il serait temps de s’aviser que tout ce qui est nouveau (en critique littéraire ou ailleurs) n’est pas forcément juste et profitable. Le but d’une critique raisonnée est aussi de rendre justice aux idées oubliées mais utiles des érudits du passé.
Notes
1 Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d'autres auteurs (xiiᵉ-xiiiᵉ siècle), traduits de différentes langues par Lucie Kaempfer, Ásdís Magnúsdóttir, Karin Ueltschi et Philippe Walter. Édition bilingue publiée sous la direction de Philippe Walter, Paris, Gallimard, 2018 (Collection Bibliothèque de la Pléiade).
2 Pour les renvois, nous utilisons l’abréviation : Lais – Pléiade, p. x
3 Lucien Foulet, « Marie de France et les lais bretons », Zeitschrift für romanische Philologie, XXIX, 1905, p. 19-56 et 293-322.
4 M. de Riquer, L‘ « aventure », el ‘lai’ y el ‘conte’ en Maria de Francia, Filologia romanza, 2, 1955, p. 1-19.
5 Daniel Poirion, Le merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982, p. 47.
6 Billy (Dominique), « Un genre fantôme : le lai narratif », Revue des langues romanes, XCIV, 1991, p. 121-128.
7 Claude Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poésie française, 1581.
8 Un Frexit médiéval eut lieu sous le règne de Philippe Auguste. Après avoir échoué à récupérer la Normandie sous le règne de Richard Cœur de Lion (1189-1199), il y parvint sous le règne de Jean sans terre (1199-1216) qui fut déchu de ses fiefs français (Normandie, Anjou, Maine, Touraine, Poitou). Le roi anglais Henri III renonça définitivement à la Normandie en 1259. Ces terres revinrent alors à la couronne de France.
9 Le meilleur éditeur ancien de Marie a été non pas l’érudit allemand K. Warnke mais l’anglais Alfred Ewert qui fut très attentif aux spécificités de l’anglo-normand chez la poétesse.
10 Lais – Pléiade, Introduction, p. XI-XXIV.
11 Le monde anglo-normand a été très en avance sur la littérature romane (nombre de chefs d’œuvre à cette époque sont anglo-normands : Chanson de Roland, Chroniques, etc. Il est donc normal que les anglo-normands aient développé tout un vocabulaire technique antérieur à celui des écrivains continentaux ou parfois emprunté à eux mais bien plus au sud en Occitanie.
12 On laissera donc de côté le témoignage isolé du Cott Vesp B XIV anglo-normand, fin du xiiie siècle, qui ne contient que Lanval avec la mention : Ici comence Le Lay de Launual et le BnF fr. 24432 : Ci conmence a parler du lay de Yonet (f° 241b), manuscrit francien du xive siècle.
13 Lais – Pléiade, p. LXI-LXXI.
14 Lais – Pléiade, p. XI-XXXII.
15 Lais et descorts français du xiiie siècle édités par A. Jeanroy et alii, Paris, H. Welter, 1901, p. 53-55 (texte) et p.132-135 (musique). Voir l’article d’E. Hoepffner « Les deux lais du Chèvrefeuille », Mélanges de littérature, d’histoire et de philologie offerts à P. Laumonier, Droz, 1935, p. 41-49.
16 Tristan et Yseut par l’ensemble Alla Francesca avec Brigitte Lesne et Pierre Hamon, CD Zig Zag territoires ZZT051002. Plage n° 17 « Lai du Chèvrefeuille ».
17 Ph. Walter, Naissances de la littérature française, ixe-xve siècle. Anthologie, Grenoble, UGA Éditions, 2018, p. 287-288.
18 Lais – Pléiade, p. XXXIII-XXXIX.
19 Pierre Bec, Arnaut Daniel, fin’amor et folie du verbe, Gardonne, Éditions Fédérop, 2012. Il s’agit d’une razo à propos de la sixième chanson d’Arnaut : Anc ieu non l’aic, mas ela m’a !
20 Lais – Pléiade, p. 1385.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Philippe Walter
Université Grenoble Alpes