Dossier Acta Litt&Arts : La traduction du savoir et ses méthodes

Yutaka Hori

La « mort du roi » au Japon et la « traduction » des Deux corps du roi

Texte intégral

Introduction

  • 1 Il s’agit de son nom posthume, et son nom est Hirohito ; désormais, nous ut...

1En hiver 1989, Shōwa Tennō est décédé1. Au moment où le Tennō, malade, s’approchait de sa fin, le bureau gouvernemental et les media publiaient jour après jour le rythme de son pouls, de sa fréquence cardiaque et la quantité de méléna dans ses selles. Ce « corps du roi », transformé chaque jour en une série des données numériques, symbolisait plus que l’arrivée de la mort : en effet, avant même qu’il meure, les habitants au Japon étaient implicitement obligés de se comporter comme s’ils étaient déjà en deuil. À la télévision, les programmes et la publicité avaient été expurgés de tout divertissement. Si, face à cette première « mort du roi » sous la constitution actuelle, les gens ne savaient pas très bien comment se comporter au premier abord, il semble qu’ils ont été ainsi soumis à la pression de leurs pairs. Quoi qu’il en soit, le « corps du roi » s’est abruptement introduit dans la vie quotidienne des Japonais à travers sa maladie et sa mort.

2Un peu plus tard, au printemps 1992, Kobayashi Isao publiait sa traduction japonaise de The King’s Two Bodies. A study on medieval political theology d’E. H. Kantrowicz, sorti à l’origine en 1957. Ce livre présente l’idée qu’un roi possède à la fois un « corps naturel » mortel et un « corps politique », symbolisé par la couronne et le trône qui, même après la mort du roi, reste immortel. L’auteur y relève également l’influence des pensées théologique et juridique, et précise que cette notion des « deux corps du roi » est en partie liée au développement du système parlementaire et des États-nations en Europe.

  • 2 Le présent travail est basé sur deux de nos articiles précédents : « Émerge...

3Toutefois, comme nous le verrons plus tard, on peut repérer cette notion des « deux corps du roi » même chez les rois du Japon d’autrefois. C’est pour cette raison que nous voulons essayer de « traduire » cette notion dans le présent travail ; autrement dit, nous voulons clarifier les caractéristiques des rois au Japon à l’aide de cette notion des « deux corps du roi », afin de fonder une base de comparaison des rois japonais avec les rois étrangers. Pour ce faire, nous décrirons surtout la « mort du roi » de façon chronologique dans le présent travail2.

1. La période des rois mortels – jusqu’au xe siècle

(1) La mort de Tenmu Tennō (mort en 686)

  • 3 L’appellation « Japon » comme nom de pays s’est vraisemblablement fixée au ...

  • 4 Voir Wada Atsumu, Les rituels et croyances du Japon antique (en japonais), ...

4Les habitants du pays de Wa3 pratiquaient, entre la mort d’une personne noble et son enterrement, un long rituel qui s’appelle « Mogari ». Selon les documents existants, ce « Mogari » pouvait durer longtemps : deux mois pour les cas plutôt courts, et plus de cinq ans pour les cas plutôt longs, en ce qui concerne les rois de Wa des vie et viie siècles4. Parmi ces rois, nous disposons en particulier de documents contenant des informations concrètes pour le cas de Tenmu Tennō, décédé en 686.

5Lorsque Tenmu Tennō est mort le 9 septembre 686 (selon le calendrier luni-solaire), son corps a été transporté dans le palais de Mogari, établi dans le jardin sud du palais royal. Dans ce palais de Mogari, le prince héritier, les officiers qui servaient quotidiennement le Tennō, les bonzes et bonzesses ainsi que les habitants des frontières du royaume (appelés « Ebisus » ou « Hayatos ») firent, chacun à son tour, une lamentation rituelle ou prononcèrent des oraisons funèbres, appelés « Shinobigoto », devant le corps du défunt.

6Ce qui est à relever, c’est que ce palais de Mogari de Tenmu Tennō reflétait comme un miroir le régime politique de Wa de l’époque : à l’occasion de la mort de Tenmu Tennō, tout le pays fut mobilisé pour le commémorer, d’une façon digne de la « mort du roi ». Et si l’on remonte dans le temps, des mises en scène similaires de la « mort du roi » semblent avoir existé du moins au vie siècle. Plus tard, les rois prirent l’habitude de montrer leurs vertus en simplifiant eux-mêmes leurs propres funérailles, mais la « mort du roi » continua à être considérée comme telle encore pendant un certain temps.

(2) La mort de Murakami Tennō (967) : la dernière « mort du roi »

7Nous pouvons considérer la mort de Murakami Tennō comme la dernière « mort du roi ». Murakami Tennō mourut le 25 mai 967, dans le palais intérieur (Daïri) du palais Heian, établi dans la partie nord du Heian-kyō, « capitale tranquille et paisible ». Ensuite, le roi fut enterré le 4 juin. Déjà au viiie siècle, le rituel de « Mogari » n’était plus effectué de manière somptueuse, et un Tennō, une fois mort, était enterré dans un délai beaucoup moins long que dans les périodes précédentes. La mort de Murakami Tennō fut, elle aussi, traitée de manière beaucoup plus sobre que celle de Tenmu Tennō, ce qui n’a pourtant pas empêché qu’elle restât malgré tout une « mort du roi » : par exemple, la tombe de Murakami Tennō fut considérée comme celle d’un roi, et le jour de son décès fut traité presque de la même manière que celui d’un roi.

8Afin de mieux montrer qu’il s’agissait réellement de la « mort du roi », nous voulons citer un passage d’une chronique, Honchô-seiki, qui correspond à la description de la procession funèbre entre le palais royal et sa tombe :

Le 4 juin 967. Aujourd’hui, le soir, les gens ont humblement enterré le Tennō précédent [ = Murakami Tennō] à Kita-Nagao, Tamurano-go, Kadono-gun, dans le pays de Yamashiro. Sa Majesté [ = le corps] est sortie par la porte Onmei-mon, puis la porte Gishū-mon et ensuite par la porte Impu-mon. Elle était accompagnée des princes et des ministres, etc. [...]

9Nous avons indiqué, dans la planche 1, les portes que le corps du défunt Murakami Tennō a passées.

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10La tombe de Murakami Tennō ayant été édifiée au nord-ouest du palais royal, il fallait que son corps sortît du côté ouest du palais ; en effet, la planche 1, qui est un agrandissement d’un plan du palais royal, nous montre clairement que les trois portes mentionnées dans la citation se situent dans la partie ouest du palais. Et nous voulons surtout relever le fait que ces trois portes étaient celles employées pour les usages officiels. Par ailleurs, la suite de cette citation nous fait penser que le corps du défunt Murakami Tennō était transporté dans un palanquin, c’est-à-dire dans un véhicule réservé aux rois, ce qui appuie davantage le caractère officiel de cette procession funèbre.

11Ainsi, même si le rituel de « Mogari » était tombé en désuétude, la mort de Murakami Tennō restait tout de même une « mort du roi ». En revanche, le cas suivant d’un Tennō mort pendant son règne était celui de Go-ichijō Tennō, et sa mort fut traitée de manière complètement différente. Nous voulons l’examiner dans le chapitre qui suit.

2. La période des Tennōs immortels – à partir du xie siècle

(1) La mort du Go-ichijō Tennō (1036) – le premier rituel de « Nyozai-no-gi »

12Go-ichijō Tennō mourut le 17 avril 1036, dans le palais Heian, tout comme Murakami Tennō. Avant d’aborder à ce qui s’est passé après sa mort, vous voulons d’abord examiner la sortie de son corps du palais Heian, qui eut lieu le 22 avril, en nous référant surtout au journal d’un aristocrate de l’époque, Saikei-ki.

13Tout d’abord, à la différence de Murakami Tennō, le corps du défunt Go-ichijō Tennō était sorti du palais Heian dans un char à bœuf, donc dans un véhicule qui n’était pas destiné aux usages officiels des Tennōs. Ensuite, ce char est passé par la porte Kian-mon, par la porte Shikiken-mon et enfin par la porte Jōtō-mon ; une fois sorti du palais Heian, le char est arrivé à une demeure de la mère de Go-ichijō Tennō, pour un séjour temporaire. Nous avons dessiné cet itinéraire dans la planche 2.

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14En effet, les trois portes indiquées dans la planche 2 ne sont pas habituellement employées pour les usages officiels d’un Tennō. Les deux premières se trouvent du côté nord du palais royal, ce qui signifie qu’elles sont les portes de derrière. Et la troisième, Jōtō-mon, était un « tsuchi-mikado » (porte de terre), un trou avec des battants, creusé sur les murs de terre entourant le palais Heian. Celle-ci n’est donc qu’une porte officieuse de service.

15Ainsi, à la différence de Murakami Tennō, la mort de Go-ichijō Tennō ne fut pas considérée comme « mort du roi », et il fut transporté en dehors du palais Heian de manière très discrète. Quelque temps après ce déplacement, la procession funèbre partit de la demeure privée de la capitale, où l’on avait transporté le corps. Pourquoi le corps du défunt Go-Ichijō Tennō ne fut-il pas traité de manière conforme à la « mort du roi » ? Un passage d’une chronique, Nihon-ryakuki, en explique la raison :

Le 17 avril 1036. À l’heure du Chien [ = vers 22 heures], Go-ichijō Tennō est sorti du monde profane et décédé dans le palais Seiryō [ = son lieu de résidence à l’intérieur du palais Heian]. [...] Vers l’heure du Souri [ = vers minuit], nombre d’aristocrates, ainsi que la garde royale, ont humblement présenté l’épée, qui est le symbole du trône royal, au prince héritier dans le bâtiment Syō-jō-sha. Conformément au testament du défunt Tennō, on a gardé sa mort secrète pendant un certain moment, en faisant le rituel de « Nyozai-no-gi ». Aujourd’hui, il [ = le défunt Tennō] a cédé le trône à son frère.

16Ce qui attire surtout notre attention dans cette citation, c’est que l’abdication de Go-ichijō Tennō en faveur de son frère cadet fut rendue possible grâce au rituel de « Nyozai-no-gi », rituel par lequel un Tennō décédé pouvait être considéré comme vivant. Dans le sous-chapitre suivant, nous allons situer ce phénomène dans le contexte historique.

(2) L’histoire de la « mort du roi »

17Nous voulons maintenant décrire l’évolution historique de la « mort du roi » en nous référant à quelques chroniques ; nous nous intéresserons surtout à la situation après le vie siècle, pour laquelle nous disposons des détails relativement concrets.

a : la période d’un roi unique

18Les rois du pays de Wa et du Japon restaient sur le trône à vie jusqu’en 645 : un roi restait roi jusqu’à sa mort, et il n’y avait jamais d’abdication. Considérons provisoirement cette période comme caractérisée par un roi unique.

b : la période de deux rois

19En 645, suite à l’incident politique d’Isshi dans lequel le clan Soga, qui était le plus puissant à l’époque, fut abattu, Kōgyoku Tennō abdiqua et céda le trône à Kōtoku Tennō. Après cette date, et surtout à partir de la fin du viie siècle, l’abdication devint une pratique courante.

20Au viiie siècle, l’abdication avait lieu surtout pour assurer la succession directe par les héritiers mâles. Par exemple, quand un prince héritier devait être couronné suite à la mort de son père (ou pour d’autres raisons), et que ce prince était jugé trop jeune, le couronnement était temporairement suspendu. Dans un tel cas, c’était plutôt sa mère (c’est-à-dire l’épouse du défunt roi) qui était couronnée comme une Tennō-relais. Plus tard, quand le prince héritier atteignait l’âge qui lui permettait de se faire couronner, la Tennō, c’est-à-dire la mère (ou d’autres au trône), cédait le trône à son fils, qui en était originellement l’héritier.

21Pendant l’époque où l’abdication était courante, non seulement la mort d’un Tennō sur le trône, mais aussi celle d’un ex-Tennō ayant déjà abdiqué (Daijō Tennō) était considérée comme la « mort du roi ». Comme preuve, sa tombe était établie comme celle d’un roi, de même que le jour de son décès. Il s’agit donc d’une période où deux rois pouvaient coexister.

c : Une nouvelle période d’un roi unique

22L’abdication se faisait entre les personnes très proches, comme d’un parent à un enfant. Cependant, il arrivait parfois non seulement qu’un Tennō-relais fût établi à cause de la jeunesse du prince héritier, mais aussi que la succession directe elle-même s’avérât difficile en raison de l’absence d’héritier direct. Ainsi, de la deuxième moitié du viiie siècle à la première moitié du ixe siècle, la succession royale ou la promesse de succession se fit quelques fois d’un frère aîné à un cadet, cause quelque fois de conflits politiques.

23En 809, Heijō Tennō céda le trône à son frère cadet, Saga Tennō. Or, ils se brouillèrent par la suite et finirent par se livrer à une lutte politique. Après sa victoire, Saga Tennō, céda le trône à son frère cadet, Jun’na Tennō, tout en inventant une nouvelle modalité d’abdication : après avoir abdiqué, il ne resta pas dans le palais royal comme ses prédécesseurs et déclina certains privilèges (comme l’usage du palanquin et l’accompagnement de la garde royale lors de ses sorties) afin de ne plus être traité comme un roi. Même à propos de sa propre mort, ce Tennō abdiqué essaya, dans la mesure du possible, de ne pas être considéré comme un roi.

24Désormais, la mort d’un Tennō abdiqué fut traitée non comme celle d’un roi mais plutôt comme celle d’un « tadabito », c’est-à-dire d’un homme ordinaire. D’autre part, quand un Tennō mourait pendant son règne, sa mort était toujours considérée comme celle d’un roi comme pendant les générations précédentes. L’on peut aussi dire que le principe d’un seul roi a été remis en vigueur, même si la situation environnante était totalement différente.

(3) Tennōs immortels

25Après ce survol de l’historique de la « mort du roi », nous pouvons mieux comprendre le sens historique du rituel de « Nyozai-no-gi ».

26Comme nous venons de le voir, seule la mort du roi sur le trône était considérée comme une véritable « mort du roi » aux ixe et xe siècles, et le cas de Murakami Tennō en fut le dernier exemple. Ainsi, la mort de Go-Ichijō Tennō, disparu pendant son règne, ne fut plus considérée comme « mort du roi » : sa mort resta cachée et la succession fut effectuée grâce au rituel de « Nyozai-no-gi », quoique celle-ci fût en théorie impossible à cause du fait que le Tennō n’était plus vivant. La mort du Tennō ne fut rendue publique qu’après cette succession, comme celle d’un Tennō abdiqué (donc celle d’un « tadabito », d’un homme ordinaire), non comme celle d’un roi.

27Dans le cadre de ce système basé sur le rituel de « Nyoza-no-gi », la succession ne pouvait avoir lieu que par l’abdication. Cela signifie aussi qu’un Tennō ne mourait plus comme un Tennō. Métaphoriquement, le Tennō était devenu « immortel » ; plus précisément, le corps d’un Tennō pouvait mourir d’un jour à l’autre, mais celui-ci n’avait plus le droit de mourir alors qu’il était sur le trône.

28On peut repérer l’existence de cette méthode d’abdication par le rituel de « Nyozai-no-gi » jusqu’à la fin du xve siècle. Même après cette date, une certaine réminiscence de ce rituel subsista jusqu’au xixe siècle. Un changement décisif eut lieu autour du milieu du xixe siècle, période où le système du Tennō moderne fut instauré ; des rituels imitant l’antiquité furent inventés, le Tennō gardait à nouveau son statut à vie, et sa mort signifia à nouveau la « mort du roi ». Du coup, si le Tennō actuel, Heisei, a récemment décidé d’abdiquer, on peut considérer que c’est un choix tout à fait ordinaire d’un point de vue historique.

3. La création du rituel de « Nyozai-no-gi » : son sens historique

29Revenons encore une fois à la question du sens historique de la création du rituel de « Nyozai-no-gi ». Tout d’abord, le fait de considérer qu’un Tennō ne meurt jamais tant qu’il est au trône implique la sacralisation extrême du statut du Tennō. Citons un exemple de la première moitié du xviie siècle : Go-Mizunoo Tennō abdiqua justement parce que, même malade, il ne pouvait pas se faire soigner par l’acupuncture, à cause des éventuelles blessures infligées à son corps. Rappelons-nous également que les trois trésors sacrés, symboles du statut du Tennō, le miroir, l’épée et le magatama (une sorte d’ornement) ont été fixés beaucoup plus tard qu’on n’imagine ; le lien entre la possession de ces trésors et le statut du Tennō relève aussi du caractère sacré qu’on souhaitait accorder à ce dernier. Ajoutons enfin que, dans la deuxième moitié du xie siècle au plus tôt et au xiiie siècle au plus tard, les Tennōs ont commencé à pratiquer le rituel du « Sokui-kanjō » (couronnement-abhisheka), qui leur permettait de devenir « Vairocana », au centre du monde bouddhique.

30Par ailleurs, lorsqu’un Tennō était sur le trône, il n’avait pas le droit de souhaiter la Naissance dans la Terre pure, naissance qui constitue un des visions bouddhiques de la vie après la mort et qui commençait à attirer les aristocrates. Par principe, aller à la Terre pure implique de se détacher des honneurs profanes : on doit suivre les préceptes bouddhiques ou « sortir du monde profane » (syukke), afin de se détacher du siècle pour entrer dans un monde hors-profane ; naturellement, un Tennō ne devait plus rester Tennō.

  • 5 Voir Tanikawa Ai, « Les rituels funèbres des Tennōs et des Tennōs abdiqués ...

31Par exemple, à partir du ixe siècle, un Tennō était enterré en tant que tel s’il était mort sur le trône ; mais s’il disparaissait en tant que « tadabito », c’est-à-dire homme ordinaire, il était incinéré5 ; or, la crémation était en général considérée comme un des moyens pour obtenir la Naissance dans la Terre pure. En effet, le changement dans la conception de la vie et de la mort dans la société aristocratique a contribué à la genèse des Tennōs immortels.

32Relevons enfin quelques phénomènes qui relèvent de la persistance du statut du Tennō même après la mort et qui se résument, en effet, dans la jouissance de l’honneur profane au-delà de la vie. Par exemple, le « kokuki », célébration bouddhique étatique à l’anniversaire du décès d’un Tennō, ou le « sanryô », tombe royale, ne sont accordés qu’à ceux qui sont morts en tant que Tennō.

33Mais ce qui est surtout éloquent, c’est la différence entre l’appellation de « Tennō » et celle d’« In » (Tennō abdiqué) : après sa mort, un Tennō reçoit son nom posthume et on le désigne avec l’appellation « Tennō » (ex. Tenmu Tennō). En revanche, à un Tennō abdiqué, l’on n’accorde pas de nom posthume ni d’appellation « Tennō », et on le désigne avec l’appellation « In ». Cette appellation d’« In » a d’abord été inventée à partir du manoir privé de chaque Tennō ; ainsi, « In », signifiant « le manoir », n’indiquait à l’origine que le fait qu’il s’agissait d’un quelqu’un de noble habitant tel ou tel endroit. Cette appellation est ainsi bien appropriée pour un « tadabito », un homme ordinaire.

34Ces conventions concernant le statut des Tennōs disparus continuèrent à subsister jusqu’au milieu du xixe siècle. Mais pendant la deuxième moitié du siècle, c’est-à-dire pendant la période correspondant à la fin de l’époque d’Édo et à l’ère Meiji, elles se sont drastiquement transformées. Le premier Tennō de l’époque moderne a été appelé « Meiji Tennō » après sa mort ; il incarnait ainsi un roi moderne malgré quelques apparences archaïsantes.

Conclusion : la « traduction » des « Deux corps du roi »

35Nous avons essayé de « traduire » The King’s Two Bodies. A study on medieval political theology d’E. H. Kantrowicz pour les rois du Japon dans le présent travail, afin de montrer, à l’aide de la notion des « deux corps du roi », les caractéristiques des rois au Japon et d’établir les bases d’une histoire comparée.

36Pourquoi peut-on constater des phénomènes similaires au Japon ? Et quelles peuvent être les différences ? Par ailleurs, dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons pas relever de phénomènes similaires dans les autres pays asiatiques. Il nous semble que, étant un pays insulaire et n’étant pas exposé aux invasions critiques de l’extérieur, le Japon a pu maintenir une succession stable des rois. Et les fréquentes abdications constituent une des caractéristiques du système de succession au Japon. Après l’établissement du rituel de « Nyozai-no-gi », l’abdication est devenue le seul moyen possible de la succession, parce qu’un roi ne mourait plus en tant que tel. Comme le rituel de « Nyozai-no-gi » a été établi après la généralisation de la succession par l’abdication, nous pouvons considérer qu’un des objectifs de ce rituel était aussi d’assurer la succession royale stable.

37Par ailleurs, nous n’avons pas relevé un dernier fait important : un grand changement dans le statut du Tennō a eu lieu après le ixe siècle ; en effet, après cette période, même un enfant est devenu susceptible de devenir Tennō. Ce changement résulterait du fait que le statut du Tennō était devenu important moins comme sujet de l’exercice du pouvoir que comme source de l’autorité. Tout comme l’établissement du rituel de « Nyozai-no-gi », ce changement constitue une des raisons pour lesquelles le système du Tennō a pu subsister jusqu’aujourd’hui : ce système s’est ainsi mis à l’écart des montées et déclins des pouvoirs politiques extérieurs comme ceux des Sessyō (régent pour un Tennō mineur), Kanpaku (régent pour un Tennō majeur) ou Shōgun.

  • 6 Le présent travail est basé sur notre intervention : « The death of Japanes...

38Cela étant dit, nous savons que les « deux corps du roi » européens se sont enfin résolus en système parlementaire. Dans le système moderne du Tennō, l’exercice du pouvoir par ce dernier reste en partie formel, selon la constitution de Meiji. Cependant, il semble que, au moment où un Tennō essayait d’exercer son influence sur la situation politique, aucun dispositif, y compris la Diète, ne pouvait le freiner. Après la défaite de la Guerre de l’Asie-Pacifique, au moment où les Américains ont occupé le Japon, ils ont eu une occasion majeure d’abolir le système du Tennō, mais ils ont finalement décidé de le laisser subsister pour gouverner le pays ; il s’agit sans doute d’un aboutissement naturel des « deux corps du roi » japonais, qui n’ont jamais pu se transformer en système parlementaire6.

Notes

1 Il s’agit de son nom posthume, et son nom est Hirohito ; désormais, nous utiliserons seulement les noms posthumes pour désigner les Tennōs. [Note du traducteur : nous employons le terme « Tennō » pour désigner les empereurs au Japon dans le présent travail.]

2 Le présent travail est basé sur deux de nos articiles précédents : « Émergence du Tennō immortel dans la période Heïan » (en japonais), Shirin, 81-1, 1998, p. 38-69 et « Le regard sur la mort – cadavre, bonze, « tadabito » » (en japonais), Nihon-shi-kenkyu, 439, 1999, p. 3-29. Nous renvoyons nos lecteurs à ces deux travaux pour les informations bibliographiques détaillées.

3 L’appellation « Japon » comme nom de pays s’est vraisemblablement fixée au début du viiie siècle. Avant cette date, le pays qui régnait sur la plupart de terrains de l’Archipel était appelé « Pays de Wa ».

4 Voir Wada Atsumu, Les rituels et croyances du Japon antique (en japonais), t. 1, Hanawa-shobō, 1995.

5 Voir Tanikawa Ai, « Les rituels funèbres des Tennōs et des Tennōs abdiqués pendant l’époque de Heian » (en japonais), Kokushi-gaku, 169, 1999, p. 119-133.

6 Le présent travail est basé sur notre intervention : « The death of Japanese Emperor in the 11th century, and “translation” of “The King’s two bodies” », dans les Journées d’études internationales « Traduction du savoir et ses méthodes », organisées à l’Université du Tōhoku les 21-22 février 2018. Nous remercions Kuroiwa Taku pour l’organisation de ces Journées ainsi que pour la traduction du présent travail en français, ainsi que Cristopher Craig (Université du Tōhoku) pour sa présidence et pour sa traduction lors des Journées.

Annexes

Pour citer ce document

Yutaka Hori, «La « mort du roi » au Japon et la « traduction » des Deux corps du roi», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, La traduction du savoir et ses méthodes, Transferts historiques, mis à jour le : 10/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/475-la-mort-du-roi-au-japon-et-la-traduction-des-deux-corps-du-roi.

Quelques mots à propos de :  Yutaka  Hori

Tohoku University