Dossier Acta Litt&Arts : La traduction du savoir et ses méthodes

Estelle Doudet

Le Nô à la grenobloise : décentrement culturel et innovation théâtrale au xxe siècle

Texte intégral

  • 1 Le choix des anciennes armures de samouraïs comme source d’inspiration de l...

  • 2 Édition originale de référence : Frois Luis, Tratado das Contradições e Dif...

1Tout spectateur des écrans est aujourd’hui familier de l’armure portée au xvie siècle par le daimyo de Sendai Date Masamune car ce style de kabuto a inspiré la vêture du Dark Vador campé par le cycle des Star Wars1. Mais avant que le cinéma n’intensifie la mondialisation de nos manières de voir et d’imaginer, le théâtre a été le lieu de fructueuses rencontres entre les regards japonais et européens. Des rencontres anciennes puisque dès 1585, Luis Frois a commenté son expérience de spectateur des arts du spectacle orientaux dans son Tratado das Contradições e Diferenças de Costumes entre a Europa e o Japão2. Dans le dernier chapitre de ce livre, consacré aux « pièces, farces, danses, chants et instruments de musique », le Jésuite portugais a dressé une liste de convergences et de divergences entre les traditions du nô et du kyôgen, qu’il a découverts au Japon, et le théâtre fleurissant depuis plusieurs siècles en Europe. Frois a certes relevé des analogies dans les techniques de travail des acteurs, jouant le plus souvent masqués et employant une gestuelle codifiée ; mais le rythme et la nature des spectacles, les goûts et les comportements des spectateurs lui ont paru sans comparaison. Aux yeux du spectateur dépaysé qu’a été Luis Frois, les échanges entre théâtre oriental et théâtre occidental semblaient donc fort improbables. Il a en effet fallu attendre plusieurs siècles pour que contacts et transferts deviennent possibles à la faveur de circonstances particulières.

  • 3 Entretien donné dans The Mask, avril 1912 ; voir Yamaguchi Yoko 山口康子, ‘Tsub...

2Ce n’est pas seulement la curiosité intellectuelle et l’expansion considérable des échanges mondiaux au tournant des xixe et xxe siècles qui ont poussé les artistes japonais et occidentaux à s’intéresser à d’autres manières de penser et de pratiquer le théâtre. C’est aussi le sentiment partagé d’être confronté à une crise profonde de cet art, rendant urgente sa réinvention radicale. D’une part, durant l’ère Meiji, la grande perméabilité des scènes japonaises à la culture dramatique venue d’Europe a profondément bouleversé les relations entre acteurs et spectateurs nippons. Ces derniers, tout en demeurant longtemps déstabilisés par le jeu à l’européenne, ont vite dédaigné les mises en scène traditionnelles, jugées désuètes. Dès lors, comme l’a souligné le célèbre metteur en scène Tsubouchi Shikō dans un entretien accordé à son homologue britannique Gordon Craig en 19123, les acteurs japonais se sont vus contraints d’expérimenter des synthèses originales entre les anciennes cultures locales et les nouvelles influences étrangères. D’autre part, en Europe, l’émergence du cinéma puis le choix, par les premiers concepteurs de films, d’un réalisme souvent spectaculaire ont dévalorisé le théâtre naturaliste promu par André Antoine. La sortie hors de l’impasse créée par la concurrence avec un nouvel art très populaire a alors consisté, pour de nombreux praticiens, à rechercher l’essence du théâtre. Ils ont pensé la retrouver dans les arts traditionnels de la performance, particulièrement puissants dans les régions orientales et extrême-orientales. Ainsi, au même moment quoique pour des raisons un peu différentes, il s’est agi pour l’ensemble de ces artistes de nouer un dialogue inédit entre théâtre « à la japonaise » et théâtre « à l’occidentale ». Ils ont imaginé ce dialogue non seulement comme un déplacement géographique vers l’ailleurs, mais aussi comme un voyage dans le temps, articulant le passé, le présent et le futur du théâtre pour réinventer des identités culturelles partagées.

3Ce processus complexe de décentrement et de réinvention artistique est particulièrement bien illustré par la première pièce nô représentée devant un public français : Ce que murmure la rivière Sumida, qui fut jouée à Grenoble en 1946. Sa localisation, le contexte de sa mise en scène, les querelles qu’il a soulevées, tout étonne dans ce spectacle. Pourquoi jouer un nô au cœur des Alpes et non sur quelque scène expérimentale parisienne ? Pourquoi cette création est-elle due à des femmes, la traductrice et metteur en scène Suzanne Bing et l’actrice Marie-Hélène Dasté ? Pourquoi a-t-elle été considérée comme l’apogée du travail mené par l’avant-garde théâtrale hexagonale depuis les années 1920 et pourquoi sa représentation a-t-elle suscité des débats autour des politiques culturelles mises en œuvre dans la France de l’immédiat après-guerre ?

  • 4 Mis à part les témoignages de Jean Dasté et des membres de sa compagnie aya...

4Afin de répondre aux questions soulevées par ce nô à la grenobloise relativement méconnu4, je rappellerai d’abord la manière dont les spectateurs français ont découvert le théâtre traditionnel asiatique. J’évoquerai ensuite le travail théorique de Jacques Copeau et son influence sur les pratiques de ses collaboratrices. Je préciserai enfin quelques enjeux de l’expérimentation grenobloise dans le contexte de la décentralisation culturelle, un moment crucial pour le développement du théâtre français contemporain.

Les théâtres japonais en France au début du xxe siècle : expériences et fantasmes

  • 5 Photographies des représentations, issues des collections de la Bibliothèqu...

  • 6 Gide André, Journal I, 1887-1925, Paris, Gallimard, 1996, p. 252 ; Renart J...

  • 7 Représentation au Théâtre Sarah-Bernardt à Paris, images en ligne, Paris, B...

  • 8 Pour compléter la rapide esquisse ici dessinée, voir Delobel Juliette, Le S...

5C’est en 1900, à l’orée du nouveau siècle, que Paris a découvert le théâtre kabuki grâce à la troupe de Kawakami Otojiro, la première compagnie japonaise à avoir voyagé en Europe et aux États-Unis5. Les costumes, le jeu hiératique des comédiens et le charme de l’actrice Sada Yacco ont alors remporté un immense succès, comme en témoignent les journaux des écrivains André Gide et Jules Renard. Les notes de deux écrivains trahissent cependant l’ambivalence des réactions du public à l’égard de ces spectacles inattendus. À l’enthousiasme du jeune Gide répondent les réserves de Renard face à un art qu’il juge étranger à la tradition française6. Les mêmes attitudes contrastées de fascination et de défiance resurgiront en 1957, quand sera proposé à Paris le premier spectacle de nô et de kyôgen représenté par une troupe japonaise7. De fait, les compagnies venues du Japon se sont rarement produites en France pendant la première moitié du xxe siècle et les spectateurs français ont eu peu d’occasions de se familiariser avec leur travail. Toutefois, durant ces mêmes décennies, une certaine idée du théâtre japonais a été forgée et diffusée par l’avant-garde artistique du pays8.

  • 9 Bousquet Georges, Le Théâtre au Japon, [s. l.] (1re éd. 1873).

  • 10 Sur quelques-unes de ces analogies, toujours explorées par la recherche ac...

6Cette conceptualisation plus ou moins fantasmatique est d’abord née dans les nombreux ouvrages qui, dès la fin du xixe siècle, ont tenté d’expliquer aux lecteurs occidentaux les spécificités d’un art théâtral étranger et inconnu d’eux. Pour ce faire, leurs auteurs ont généralement proposé de comparer le nô et le kyôgen avec d’anciennes formes dramatiques européennes, tels que la tragédie grecque antique, les pièces shakespeariennes ou encore les farces et les mystères du Moyen Âge. Dans Le Théâtre au Japon, la première analyse du théâtre japonais publiée en français en 1873, Georges Bousquet a ainsi présenté le nô et le kyôgen comme des « genres théâtraux du Moyen Âge » japonais et souligné leurs ressemblances avec les traditions médiévales européennes9. Plusieurs convergences justifient en effet ce rapprochement, qui demeurent bien entendu de simples analogies. Une convergence historique d’abord : farces et mystères, nô et kyôgen se sont développés de manière à peu près contemporaine, quoique sans contact avéré, entre le xive siècle et le xvie siècle. Une analogie thématique ensuite : les mystères étaient des jeux rituels mettant en contact les hommes et le sacré, comme le nô ; les farces, de brèves pièces divertissantes, à l’instar du kyôgen. Une ressemblance formelle enfin : ces divers types de performances partagent une structuration voisine grâce à leur usage de la musique, du rythme et de pratiques de jeu codifiées10.

  • 11 Péri Noël, Cinq nô, drames lyriques japonais, Paris, Bossard, 1921 ; Waley...

7Après le succès important mais éphémère de la tournée de Kawakami Otojiro, un deuxième pas décisif dans la connaissance que les lecteurs français ont pu avoir du théâtre japonais a été franchi dans les années 1920, lorsque plusieurs traductions ont permis d’accéder aux canevas du nô traditionnel. Les Cinq nô traduits par Noël Péri en 1921, comme les textes adaptés en anglais par Arthur Waley en 192211, ont ainsi fait l’objet de recensions critiques par Jean Schlumberger dans la Nouvelle Revue Française. Jacques Copeau en a été l’un des premiers lecteurs.

« Le pressentiment d’un art neuf » : Jacques Copeau et la théorisation du nô

  • 12 Sur les principaux aspects de la pensée de Copeau, seulement esquissés ici...

  • 13 Phillips Henry, Le Théâtre catholique en France au xxe siècle, Paris, Cham...

  • 14 Sur les étapes de la découverte du nô chez Copeau et chez Claudel, voir Ni...

8Si les années 1920 ont vu les commentaires explicatifs sur le théâtre japonais se transformer en théorisation destinée aux professionnels de la scène, c’est essentiellement à Jacques Copeau que l’on doit cette inflexion majeure. Écrivain et acteur, ce dernier a quitté la direction de la NRF en 1913 pour fonder le Vieux-Colombier, conçu à la fois comme une salle de spectacle et comme une école de théâtre. Copeau a alors consacré sa carrière à réformer radicalement les techniques de jeu et les formes de mise en scène utilisées en France. S’opposant à la prééminence du texte, à la psychologisation des personnages et aux décors illusionnistes, traits jusqu’alors dominants du théâtre « à l’européenne » », il y a substitué la performance physique et vocale des acteurs, le jeu formalisé et l’utilisation des masques, ainsi que le remplacement des accessoires par des gestes mimés12. Aux yeux de Copeau, ces innovations visaient en fait à revenir à l’essence d’un théâtre « vrai et authentique », que ce chrétien converti jugeait perdue en Occident depuis le Moyen Âge13. Pour retrouver les arts oubliés de la farce et de la commedia dell’arte, Copeau a donc longtemps cherché un travail du jeu qui serait à la fois ancien et jamais tenté en France. Il l’a découverte dans le jeu nô, une forme de théâtre dont il ne vit pourtant jamais aucune représentation14. Mais le caractère livresque de ses connaissances ne parut pas un obstacle à cet homme qui souhaitait avant tout théoriser une nouvelle manière de jouer avant de la faire expérimenter dans son école sous la direction de Suzanne Bing.

  • 15 Jacques Copeau, conférence de 1927 à New York, citée par Siccard Claude, «...

9C’est ainsi qu’au fil de l’année 1923 fut produit Kantan, « le joyau de la couronne du Vieux-Colombier », selon son directeur. Une pièce nô travaillée selon « la technique de jeu la plus rigoureuse que nous connaissions » et que le maître considérait comme « la chose la plus belle qui jamais eût été représentée sur mon théâtre », y voyant « le pressentiment d’un art neuf15 ». Toutefois les espoirs de Copeau de rénover le jeu de l’acteur européen grâce à l’inspiration extrême-orientale furent déçus. À la suite de diverses difficultés, la représentation publique du nô, prévue pour le printemps 1924, dut être annulée, entraînant la fermeture du Vieux-Colombier et le départ de la troupe en Bourgogne.

Décentrer le théâtre, décentraliser la France : un nô à Grenoble

10Les réflexions de Copeau sur le transfert entre tradition nipponne et avant-garde française auraient donc pu rester purement théoriques sans l’action de deux femmes, Suzanne Bing, sa principale collaboratrice, et Marie-Hélène Dasté, la fille de Jacques Copeau.

  • 16 Sur le travail de Suzanne Bing au Vieux-Colombier, voir Baldwin Jane, « Ra...

  • 17 « Suzanne Bing nous a fait travailler un nô japonais, Kantan. Non pas pour...

11Directrice de l’école du Vieux-Colombier, Suzanne Bing y a assuré pendant plusieurs années la formation des futurs acteurs, leur proposant de mettre les théories élaborées par Copeau à l’épreuve de la pratique16. C’est elle qui a pris la décision de produire pour la première fois en France un spectacle nô. Toutefois son objectif, rappelé plus tard par sa disciple Marie-Hélène Dasté, n’était pas de reconstituer avec exactitude la manière de jouer des professionnels japonais17. Il s’agissait pour Bing, plus pragmatiquement, de s’inspirer d’un type de jeu très différent des usages français et d’élaborer à partir de lui un outil de travail heuristique, afin de confronter ses élèves à l’inconnu et les inciter à se décentrer de leurs habitudes.

12Dans ce but, Suzanne Bing a choisi d’accomplir trois déplacements remarquables. Le premier a été d’inaugurer le travail par une entreprise de traduction. Au lieu d’utiliser les Cinq nô publiés par Noël Péri, elle a préféré adapter en français la version anglaise proposée par Arthur Waley de trois pièces japonaises, Kantan, La Rivière Sumida et Kagekyo. La transposition linguistique opérée par Suzanne Bing lui a permis de produire un texte « musicalisé », qu’elle jugeait plus propice à la récitation psalmodiée. Son deuxième geste a consisté à faire des divers composants de la scénographie du nô les supports de plusieurs expérimentations pour les jeunes comédiens de son école. Suzanne Bing a ainsi produit une chorégraphie pour le shité, ce personnage en mouvement qui est le principal acteur d’un spectacle nô. Elle a rédigé les lignes du waki, l’expositeur de l’action. Elle a entraîné trois de ses acteurs à devenir les musiciens de l’orchestre, et arrangé les parties chantées et dansées pour un chœur de comédiens portant masque. La dernière opération prévue devait être le passage de ce laboratoire artistique à l’épreuve de la représentation publique, ce que ne permit pas la fermeture du Vieux-Colombier après le projet avorté de Kantan.

13Marie-Hélène Copeau, qui avait participé à Kantan aux côtés de son futur mari Jacques Dasté, a réalisé ce troisième transfert vingt ans plus tard en jouant à Grenoble en 1946 Ce que murmure la rivière Sumida, l’une des pièces traduites par Suzanne Bing. Le lieu et la date de ce spectacle, qui fut la première pièce japonaise traditionnelle publiquement représentée par des acteurs français dans l’Hexagone, ne doivent rien au hasard.

  • 18 Après sa fermeture après-guerre, la Maison de la culture de Grenoble a été...

14La fin de l’aventure parisienne du Vieux-Colombier avait convaincu Suzanne Bing et Jacques Copeau qu’était nécessaire un décentrement de la géographie culturelle du pays, qui permettrait aux artistes français de montrer leurs recherches à des publics provinciaux et peu habitués à la fréquentation des théâtres. Quelque peu utopique dans les années 1920, cette idée a pris une nouvelle actualité après la Seconde Guerre mondiale. Avec la Libération s’est affirmé le désir politique de réinventer les manières d’habiter le territoire et de construire une société plus démocratique. À Grenoble, d’anciens résistants du Vercors ont fondé dès 1944 l’association Peuple et Culture, puis en avril 1945 une Maison de la culture destinée à favoriser l’accès de la population à toutes les formes d’art et à attirer les créateurs les plus innovants18. Jean et Marie-Hélène Dasté y ont installé leur compagnie, Les Comédiens de Grenoble.

  • 19 À la suite des premiers succès des Comédiens de Grenoble dirigés par Jean ...

  • 20 La première pièce proposée par les Comédiens de Grenoble a été Noé d’André...

  • 21 Sur l’importance de La Rivière Sumida dans le développement de l’art du mi...

15En 1946, soutenue par Jeanne Laurent, chargée du théâtre et de la musique au ministère de l’Éducation Nationale19, la fille de Jacques Copeau a transformé le décentrement artistique rêvé par son père en décentralisation culturelle grâce à la reprise de certaines pièces et à la création d’autres œuvres, dont Ce que murmure la Rivière Sumida20. Ce célèbre nô, qui montre une mère traversant le fleuve de Tokyo à la recherche de son enfant disparu et découvrant sa tombe, a été conçu comme une œuvre dansée, chantée et mimée. Marie-Hélène Dasté en a confectionné les costumes et en a assuré la mise en scène pour un chœur – figurant l’île où repose l’enfant mort, tout en assumant le rôle du récitant de l’histoire – et deux acteurs – le passeur, campé par René Lesage, et la mère, incarnée par Marie-Hélène Dasté. La chorégraphie du mime d’action qui forme le cœur de la scénographie – quatre comédiens jouant les mouvements de la rivière et de la barque du passeur – a été confiée à Jacques Lecoq, qui sera le futur refondateur de l’art de la commedia dell’arte en Italie quelques années plus tard21.

  • 22 « Tandis qu’à Paris, le théâtre se cherche et ne se trouve que dans des œu...

  • 23 Critique prêtée notamment à Jacques Hébertot par Jean Dasté, in Dasté Jean...

16L’originalité du spectacle n’a pas laissé les spectateurs indifférents. Une partie de la critique s’est enthousiasmée devant ce qui semblait être une révolution effectuée par le double moyen de l’art et de l’interculturalité22. Une autre a taxé de « japoniaiseries23 » ces pièces étrangères présentées par des comédiens idéalistes à un public provincial incapable de les comprendre. Cette réception contrastée met nettement en lumière les deux approches politiques du théâtre qui ont dominé le xxe siècle : une approche centralisatrice, valorisant la mise en scène du patrimoine dramatique national sur des scènes parisiennes ; et une approche décentralisatrice, proposant des formes de performance inhabituelles à un public souvent plus populaire, une action caractéristique des centres dramatiques nationaux (CDN) et des théâtres nationaux populaires (TNP) créés à partir de 1946. En ce sens, le nô à la grenobloise apparaît bien comme une clef de compréhension, modeste mais efficace, d’une période-charnière de l’histoire des arts du spectacle en France, celle de la décentralisation, qui a réarticulé en profondeur le maillage culturel du pays.

17L’irruption du Japon sur la scène d’un théâtre alpin d’après-guerre est une rencontre moins fortuite qu’elle en a l’air. Elle a été préparée dès le début du xxe siècle par le sentiment partagé, chez les praticiens européens et asiatiques, d’une crise d’identité des mondes du spectacle : crise d’une tradition japonaise face à l’afflux des innovations étrangères d’une part ; crise d’une modernité française vécue comme factice, d’autre part, et désir d’une redécouverte des cultures orientales de la performance. Dans tous les cas, le voyage vers l’autre s’est imposé comme un mouvement nécessaire : le transfert culturel, dans ses dimensions géographiques comme temporelles, a été reconnu comme la source du renouvellement des arts à l’ère des cultures mondialisées.

  • 24 Picon-Vallin Béatrice (dir.), Le Théâtre du Soleil, les cinquante première...

18Mais le curieux événement qu’a été le nô grenoblois de 1946 révèle d’autres déplacements d’importance. C’est le cas du rôle fondamental joué par les femmes dans ces mobilités. Le travail interculturel inauguré par Suzanne Bing a été prolongé et concrétisé par Marie-Hélène Dasté. Il s’est transmis à Catherine Dasté, la fille de cette dernière, qui a commencé sa carrière en jouant en 1947 Kagekiyo, la troisième pièce nô traduite par Bing, à la Comédie de Saint-Étienne fondée par ses parents après leur départ des Alpes. Cette filiation est aussi perceptible chez Ariane Mnouchkine. Disciple de Lecoq et héritière assumée de Copeau, Mnouchkine a fait de sa Compagnie du Soleil la plus célèbre des troupes françaises travaillant au moyen de techniques de jeu inspirées par les théâtres d’Asie, comme en témoigne son grand cycle des Shakespeare kabuki dans les années 198024. Si les scènes d’aujourd’hui demeurent un lieu vivant des échanges artistiques entre Orient et Occident, c’est aussi parce que ce goût de l’autre et de l’ailleurs a été et reste une affaire de femmes.

Notes

1 Le choix des anciennes armures de samouraïs comme source d’inspiration de la saga est dû à son concepteur visuel, Ralph McQuarrie.

2 Édition originale de référence : Frois Luis, Tratado das Contradições e Diferenças de Costumes entre a Europa e o Japão, éd. Rui Manuel Loureiro, Macao, Instituto Português do Oriente, 2001. Édition française : Européens et Japonais, traité sur les contradictions et différences des mœurs, Chandeigne, 1998, ici 13e chapitre, p. 79-82.

3 Entretien donné dans The Mask, avril 1912 ; voir Yamaguchi Yoko 山口康子, ‘Tsubouchi Shikō to Edowa-do Go-don Kureigu – Mikōkai shokan ni miru tōzai engeki no bunka sesshoku’ [Tsubouchi Shikō and Edward Gordon Craig: cultural contacts between Eastern and Western theatre reflected in Shikō’s unpublished letters] 「坪内士行とエドワード・ゴードン・クレイ グー未公開書簡に見る東西演劇の文化接触」, Theatre studies, Journal of Japanese society for theatre research, n°62, 2016, p. 81-91 [http:// doi.org/10.18935/jjstr.62.0_81 (consulté février 2018)]. Tsubouchi Shikō est le premier metteur en scène japonais du théâtre de Shakespeare ; voir Sasayama Takashi, Mulryne J.R., Whewring Margaret (dir.), Shakespeare and the Japanese Stage, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

4 Mis à part les témoignages de Jean Dasté et des membres de sa compagnie ayant participé à la représentation grenobloise et qui seront indiqués plus loin, La Rivière Sumida est assez peu citée dans les histoires du théâtre français au xxe siècle. Parmi les publications récentes qui y font référence, voir notamment Freixe Guy, La Filiation, Copeau, Lecoq, Mnouchkine, Paris, L’Entretemps, 2014, p. 94.

5 Photographies des représentations, issues des collections de la Bibliothèque nationale de France, Département Arts du spectacle : [http://multimedia.bnf.fr/visiterichelieu/collections/grilles/yacco.htm].

6 Gide André, Journal I, 1887-1925, Paris, Gallimard, 1996, p. 252 ; Renart Jules, Journal, 1887-1910, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 301.

7 Représentation au Théâtre Sarah-Bernardt à Paris, images en ligne, Paris, BnF, dpt Arts du spectacle [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8426082b.r=no%20obagasake?rk=21459;2, consulté février 2018].

8 Pour compléter la rapide esquisse ici dessinée, voir Delobel Juliette, Le Spectacle de l’ailleurs : l’imaginaire extrême-oriental dans le répertoire et les scènes théâtrales françaises (1900-1931), en ligne sur La Revue des ressources, 2013 [http://www.larevuedesressources.org/le-spectacle-de-l-ailleurs/, consulté août 2018].

9 Bousquet Georges, Le Théâtre au Japon, [s. l.] (1re éd. 1873).

10 Sur quelques-unes de ces analogies, toujours explorées par la recherche actuelle, voir Boucquey Thierry, « Les cousins nippons de Pathelin. Quelques aspects et personnages du kyogen japonais à travers le prisme de l’ancienne farce », in Marie Bouhaïk-Gironès, Denis Hüe, Jelle Koopmans (dir.), Le Jeu et l’accessoire, mélanges en l’honneur du professeur Michel Rousse, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 231-246. Sur le rôle de ces rapprochements dans la diffusion du modèle théorique du nô auprès des praticiens français dans les premières décennies du xxe siècle, voir Estelle Doudet, “Japanese and European Medieval Theatre and their Modern Revivals: Performing Cultural Heritage in the Mirror of the Other”, in Christopher Craig, Enrico Fongaro, Akihiro Ozaki (dir.), Knowledge and Arts on the Move, Transformations of the Self-Aware Image through West-East Encounters, Sendai, Hasekura League Intercultural Studies Editions, 2018, p. 25-37.

11 Péri Noël, Cinq nô, drames lyriques japonais, Paris, Bossard, 1921 ; Waley Arthur, The Noh Plays of Japan, New-York, Grove Press, 1922.

12 Sur les principaux aspects de la pensée de Copeau, seulement esquissés ici, voir notamment Sorlot Marc, Jacques Copeau, à la recherche du théâtre perdu, Paris, Imago, 2011.

13 Phillips Henry, Le Théâtre catholique en France au xxe siècle, Paris, Champion, p. 470-478. Jacques Copeau et Suzanne Bing se sont convertis au catholicisme en 1925.

14 Sur les étapes de la découverte du nô chez Copeau et chez Claudel, voir Nishino Ayako, « Claudel et Copeau, leurs regards sur le Nô », Cahiers d’études françaises de l’Université Keio, n°16-31, 2006 [http://koara.lib.keio.ac.jp/xoonips/modules/xoonips/download.php?file_id=13159, consulté en août 2018].

15 Jacques Copeau, conférence de 1927 à New York, citée par Siccard Claude, « Jacques Copeau et l’école du Vieux-Colombier », in Patrice Pavis et Jean-Marie Thomasseau (dir.), Copeau l’éveilleur, Bouffonneries, n°34, 1995, p. 116, 98 et 101.

16 Sur le travail de Suzanne Bing au Vieux-Colombier, voir Baldwin Jane, « Raising the Curtain on Suzanne Bing’s Life in the Theatre », Women, Collective Creation and Devised Performance, éd. Kathryn Mederos Syssoreva et Scott Proudfit, Palgrave, 2016, p. 29-49.

17 « Suzanne Bing nous a fait travailler un nô japonais, Kantan. Non pas pour essayer de reconstituer ce que pouvait être le nô japonais, mais pour l’adapter à l’enseignement et à nos possibilités. », entretien avec Marie-Hélène Dasté dans Freixe Guy, La Filiation, op. cit., p. 217.

18 Après sa fermeture après-guerre, la Maison de la culture de Grenoble a été refondée en 1968 sous l’influence de la politique malrucienne de décentralisation territoriale ; voir Folco Alice (dir.), Maison de la Culture de Grenoble : un édifice, des utopies, Revue d’histoire du théâtre, n°279, 2018.

19 À la suite des premiers succès des Comédiens de Grenoble dirigés par Jean Dasté en 1945-1946, Jeanne Laurent leur a accordé le statut de Centre dramatique national.

20 La première pièce proposée par les Comédiens de Grenoble a été Noé d’André Obey, En 1946, le refus de la municipalité grenobloise de continuer à soutenir financièrement la troupe a conduit au départ des Dasté vers Saint-Étienne. Ils y ont fondé la Comédie de Saint-Étienne en 1947.

21 Sur l’importance de La Rivière Sumida dans le développement de l’art du mime et du masque chez Lecoq, Freixe Guy, La Filation, op. cit., p. 94-95.

22 « Tandis qu’à Paris, le théâtre se cherche et ne se trouve que dans des œuvres mineures, voici qu’à Grenoble, Jean Dasté sans bruit mène au triomphe une formule susceptible de révolutionner, c’est-à-dire tout simplement de créer les traditions du théâtre en province. […] Trente ans après le Vieux-Colombier et vingt ans après la retraite de Copeau, s’affirme la victoire du vieux maître. », Pierre-Aimé Touchard, article de 1946 cité par Dedieu Raymond, La Comédie de Saint-Étienne, souvenirs d’un compagnon de Jean Dasté, Marseille, 1999, p. 22.

23 Critique prêtée notamment à Jacques Hébertot par Jean Dasté, in Dasté Jean, Pour que vive le théâtre, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2004.

24 Picon-Vallin Béatrice (dir.), Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, Arles, Actes Sud, 2014, p. 113-152.

Pour citer ce document

Estelle Doudet, «Le Nô à la grenobloise : décentrement culturel et innovation théâtrale au xxe siècle», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, La traduction du savoir et ses méthodes, Transferts culturels : arts du spectacle et philosophie, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/484-le-no-a-la-grenobloise-decentrement-culturel-et-innovation-theatrale-au-xxe-siecle.

Quelques mots à propos de :  Estelle  Doudet

Université Grenoble Alpes / Université de Lausanne
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