Dossier Acta Litt&Arts : Les mondes des bergers
Lithobolies, pugilats… : existe-t-il des bergers fauves ?
Texte intégral
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1 Lithobolies : en terme savant, « jets de pierres », plus spécifiquement par...
1Ceux qui vont retenir ici notre attention sont des bergers d’un type particulier… Des bergers jeteurs de pierres1. L’Antiquité, déjà, nous en avait légué plusieurs spécimens, devenus archétypes. Dans la Bible, David, fléau de Goliath. Chez les Grecs, Polyphème, imprudemment bravé par Ulysse.
2Le Moyen Âge n’est pas un parent pauvre non plus ; il faut simplement scruter certains textes un peu méconnus, ou injustement marginalisés, et voilà qu’apparaissent quelques scènes de « caillassage » intéressantes.
3Les paragraphes qui vont suivre s’attacheront à quelques-unes d’entre elles, en mettant volontairement à contribution des textes très éloignés les uns des autres, sans liens apparents en dehors de leur appartenance au monde médiéval (et nous serons d’ailleurs amenés assez vite à dépasser ce cadre, et à revenir ponctuellement à nos exemples antiques). Leur intérêt vient précisément de cette impossibilité de déceler entre eux un véritable lien d’intertexualité : ce qui se joue ici est un problème de mythologie comparée.
4L’extrême ancienneté de l’activité pastorale implique que son appréhension médiévale hérite d’une longue élaboration ; la figure du berger supporte, bien avant notre époque de référence, la constitution de récits mythiques, qui traduisent un regard singulier porté sur elle, et sur les liens qui la rattachent au monde du Sacré.
5Domaines scandinave, occitan, turc : nos exemples médiévaux vont nous confronter à des bergers à la force surhumaine, seuls capables de manipuler d’énormes quartiers de roches, et reliés d’une manière étrange à l’Au-delà et à ses hôtes.
6La suite de nos explorations nous conduira à déceler en eux, dans la constitution de leur personnage, une figure mythique bestiale, dont nous suivrons les traces à l’aide d’exemples pris entre autres à la tradition populaire.
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2 Éditées et traduites par l’Abbé J.-H. Albanès : La Vie de saint Bénézet, fo...
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3 C’est-à-dire, grosso modo, l’Ardèche actuelle.
7Considérons tout d’abord un récit hagiographique consacré au constructeur du pont d’Avignon, saint Bénézet. Deux Vies du xiiie siècle2, l’une latine, l’autre en occitan, nous racontent les exploits de ce jeune berger, originaire, d’après la tradition (toujours vivante dans le pays en question3), du Vivarais :
4 Traduction (du texte occitan) citée, p. 18 à 20.
Le jour où il y eut une éclipse de soleil, un enfant, nommé Bénézet, gardait au pâturage les brebis de sa mère. Jésus-Christ lui dit distinctement, par trois fois : « Bénézet, mon fils, écoute la voix de Jésus-Christ ». (…) « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? – Je veux que tu laisses là les brebis de ta mère, que tu gardes, parce que tu dois me faire un pont sur le fleuve du Rhône. – Seigneur, je ne sais où est le Rhône, et je n’ose pas abandonner les brebis de ma mère. – Ne t’ai-je pas dit de croire à ma parole ? Va donc hardiment, car je ferai veiller sur tes brebis, et je te donnerai un compagnon qui te conduira jusqu’au Rhône ».
Le compagnon ne se fait pas longtemps attendre : « Et il fit la rencontre d’un ange qui avait pris la figure d’un pèlerin, portant un bâton et une besace, (…). »
« L’enfant » finit par arriver en Avignon, où il rend visite à l’évêque qui le méprise et l’envoie au viguier ( = prévôt) de la ville. « Mon Seigneur Jésus-Christ m’a envoyé en cette ville, pour que je fasse un pont sur le Rhône ». Le viguier ne lui épargne pas les moqueries.
« (…) Eh bien ! puisqu’un pont se fait avec des pierres et de la chaux, je te donnerai une pierre que j’ai dans mon palais ; et si tu peux la remuer et la porter, je croirai que tu pourras faire le pont ». Bénézet donne son accord devant l’évêque.
L’évêque dit : « Allons donc, et voyons les merveilles que tu nous promets ». L’évêque et le peuple se mirent donc à sa suite ; et Bénézet prit sa pierre, que trente hommes n’auraient pas pu remuer de sa place, et la porta avec autant de facilité que si c’eût été un caillou qu’on tient dans la main ; et il la déposa à l’endroit où le pont a son pied.4
L’émerveillement est, comme on peut s’y attendre, général. Le viguier se « convertit » aussitôt, accompagné de la foule. Les dons affluent.
8Nous nous trouvons ici devant la christianisation d’un mythe païen : un être à la force prodigieuse, magique, est désigné par les divinités pour ouvrir un « passage » entre deux rives, entre deux mondes. Le mythe est connu dans d’autres contextes, et le rapprochement a déjà été opéré par ailleurs, notamment par Philippe Walter qui explique ainsi le motif qui a donné naissance à la célèbre chanson qui veut que l’on danse « en rond » sur le pont construit par saint Bénézet :
Le rite magique de la danse en rond associé à des mégalithes se retrouve, en effet, dans la légende de Merlin. Après la bataille contre les Saxons, Uter fait édifier le mémorial de Salisbury5 avec l’aide de Merlin. Il s’agit de pierres d’Irlande déménagées grâce à la magie druidique de Merlin et qui portent le nom de Querole as Jaianz, la « carole [ = danse médiévale qui se pratiquait “en rond”] des géants », selon un manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Tours. Dans le cas de Bénézet, on assiste à une simple variation du motif qui reste fonctionnellement lié au même contexte : on danse en rond sur le pont alors que les pierres irlandaises dansent d’elles-mêmes. Ce motif de la danse des pierres est bien connu par ailleurs du folklore français.6
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7 Note de François-Xavier Dillmann à sa traduction du texte de Snorri, L’Edda...
Le monde germanique ancien fournit un autre exemple. Dans la mythologie scandinave, le dieu Heimdallr surveille Bifrost, l’arc-en-ciel, qui est le pont merveilleux qui mène aux demeures des dieux. Or, l’Edda de Snorri (xiiie siècle) précise (au chap. 27 de la Gylfaginning, un des livres qui composent l’Edda), que Heimdallr « porte également [le] nom de Hallinskíði », qui est la « désignation poétique du bélier, ce nom paraît faire référence aux cornes recourbées des deux côtés de la tête de cet animal. »7
9Loin d’être un artifice « facile » pour fonder la sainteté du constructeur fameux du pont non moins fameux d’Avignon, la pierre jetée par le berger a une « portée » bien plus longue.
10Elle le relie définitivement à l’au-delà : une voix céleste confie sa mission à Bénézet, lequel est conduit par un ange, dans un lieu où il va accomplir un miracle. Il bâtit un pont, et cette fondation le transforme en saint.
11D’autre part, cette pierre le rend inquiétant, voire dangereux. Bénézet est un « simple » : il n’ose pas quitter ses brebis, ou plutôt celles de sa mère, avec qui il vit apparemment. Il fait pourtant preuve de l’assurance la plus candide devant l’évêque, puis le viguier. Son nom se prête à un jeu de mots : Bénézet est à la fois bénit (latin benedictus, qui a donné Benoît en français, et Bénézet en occitan) et benêt (benet [bene] en occitan). En occitan toujours, l’un des noms du nigaud est bedigas [bedigas], nom du mouton âgé d’un an. Bénézet le berger est deux fois un naïf.
12Cette naïveté ne doit pas tromper : il s’agit d’une forme de folie « inspirée », qualifiante. Celle d’un Perceval (un autre fils drapé dans les jupes de sa mère) ; celle du « sauvage » sortant de sa forêt.
13On en trouve un autre exemple intéressant sensiblement loin de là : dans le monde turc.
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8 Conservés au Vatican et à Dresde.
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9 Le Livre de Dede Korkut, Récit de la Geste oghuz, traduction de Louis Bazin...
14Deux manuscrits du xve siècle8 nous ont miraculeusement transmis un recueil de légendes épiques turques, dont les héros, « la gent oghuz », une geste de chefs nomades mythiques, sont tour à tour les personnages centraux des douze récits qui le composent.9
15Dans le deuxième récit, le Bey Salur Kazan décide de partir à la chasse, laissant derrière lui son campement, à la garde de trois cents guerriers. Pendant son absence, les « mécréants » géorgiens font main basse sur les biens de Kazan, pillent les tentes, abattent les guerriers, emmènent les femmes en esclavage.
16Au moment de rentrer chez eux, les assaillants se souviennent que le Bey possède non loin de là un troupeau de dix mille moutons, qu’ils prétendent également lui ravir. Six cents mécréants attaquent alors les… trois bergers :
Dans un rêve nocturne, Karaçuk Çoban ( = c’est le nom du berger en chef) vit de sombres et inquiétants événements. Il se réveilla en sursaut, se mit sur pied et alla trouver ses deux frères Kaban Güçi et Demür Güci ; il consolida la porte du parc, amassa en trois endroits des tas de pierres hauts comme des collines et prit en main sa fronde aux poignées multicolores.
Les assaillants invectivent le berger, qui répond à leurs insultes avec toute la « naïveté » primitive qui est la sienne :
« Ne dis pas de balivernes, hé, mécréant, mon chien ! […] Tu as beau vanter le cheval bigarré que tu montes, il ne vaut pas pour moi ma chèvre à la tête blanc et noir. Tu as beau vanter ce casque sur ta tête, hé, mécréant, il ne vaut pas pour moi mon bonnet de feutre ! Tu as beau vanter ton fanion à la hampe de soixante palmes, sale mécréant, il ne vaut pas pour moi mon bâton de cornouiller ! Tu as beau vanter ton épée, hé, mécréant, elle ne vaut pas pour moi ma canne de polo crochue ! Tu as beau te vanter des quatre-vingt dix flèches que tu portes au poignet, hé, mécréant, elles ne valent pas pour moi ma fronde aux poignées multicolores ! […] » […] Karaçuk Çoban, le dragon des dragons, emplit de pierres la bourse de sa fronde et les lança. Au premier jet, il en abattit deux ou trois ; au deuxième, trois ou quatre. […] Karaçuk Çoban, avec les pierres de sa fronde, étendit à terre trois cents mécréants. Ses deux frères tombèrent sous les flèches et moururent en martyrs. Le berger épuisa ses pierres. Alors, sans se dire si c’étaient des chèvres ou des moutons, il mit ces bêtes dans la bourse de sa fronde, les lança et abattit les mécréants.
Un peu plus tard, Salur Kazan arrive, seul, dans son campement dévasté, finit par retrouver son berger, et commence à lui faire des reproches. Karaçuk s’emporte, et décide d’accompagner son seigneur pour l’aider à récupérer son bien.
17Mais Salur Kazan ne veut pas s’encombrer de lui. Il le ligote à un arbre. Qu’à cela ne tienne !
Karaca ( = variante de Karaçuk) Çoban fit un grand effort ; il arracha le gros arbre avec sa terre et son sol, le prit sur son dos et se mit à suivre Kazan. Celui-ci jeta un coup d’œil et vit le berger qui arrivait avec l’arbre sur son dos. Il lui dit : « Holà, berger ! Qu’est-ce que c’est que cet arbre ? » Le berger répondit : « Kazan, mon aîné, cet arbre, c’est pour que, quand tu écraseras les mécréants et que tu auras faim, je puisse avec lui te faire cuire un repas ! »
Amusé, conquis, Salur Kazan se prend d’amitié pour lui, et se l’adjoint. L’idée se révèle salutaire :
10 Traduction citée, p. 79 à 89.
Les poignées de sa fronde étaient faites des poils de trois chèvres, et sa détente, des poils d’une chèvre. A chaque jet, il envoyait douze quintaux de pierres. Les pierres qu’il lançait ne tombaient pas à terre, ou, si elles y tombaient, elles pulvérisaient le sol, il s’y ouvrait comme une grande fosse, et l’herbe n’y poussait pas trois ans durant. Si des moutons gras ou de maigres agneaux dans leur deuxième année restaient sur les pentes d’une colline, les loups ne venaient pas les manger, de peur de sa fronde. Ainsi, Messire, Karaca Çoban fit claquer sa fronde, et le monde et l’univers s’obscurcirent aux yeux des mécréants.10
Inutile de préciser que Salur Kazan récupérera tous ses biens…
18Bien sûr, on pense à Renouart aux côtés de Guillaume aux Aliscans ou à Larchamp… Mais on a surtout avec le héros turc un contrepoint exotique à notre figure de berger naïf – jeteur de pierres – et, cette fois, franchement inquiétant.
19Il nous permet également de compléter le portrait de notre rustre inspiré… en le rapprochant d’un nouveau comparse : l’ours.
20Karaçuk Çoban est une manière d’homme sauvage : immense, armé de bâtons (le « bâton de cornouiller » et la « canne de polo crochue »), à la force terrifiante.
21Son nom : le « berger noiraud » reprend un surnom très banal du plantigrade, animal dont le nom est tabou.
22C’est que l’ours est une figure mythique essentielle : animal traité de manière singulière partout où il est connu (c’est-à-dire sur les cinq continents jusqu’à la fin du Moyen Âge, et aujourd’hui encore sur quatre d’entre eux, exception faite de l’Afrique), rapproché de l’Homme, dont il partage l’apparence, la bipédie, le régime alimentaire (il est vraiment omnivore)… L’ours est ou a été considéré par de nombreuses populations comme à l’origine de la race (humaine) : en Corée, le fondateur de la nation, Tangun, est ainsi censé être le produit de l’union entre le fils du dieu du Ciel, Hwanung, et une ourse.
23La croyance dans la possibilité d’une union sexuelle entre les humains et le plantigrade a longtemps été quasi générale. On prête à l’ours un appétit et une puissance sexuelle hors du commun, cette dernière constituant un attrait particulier (pour la femme) et une menace redoutable (pour l’homme…).
24Dans les Pyrénées, un certain nombre de fêtes de l’ours, célébrées au début du mois de février, mettent en scène l’intrusion de l’animal dans le monde des humains. A Prats-de-Mollo (Catalogne), des villageois se costument en ours, se barbouillent de suie, et poursuivent femmes et jeunes filles, pour les « noircir » en les lutinant. A Arles-sur-Tech, un homme déguisé en femme (« Rosetta ») subit les assauts de « l’ours », qui le poursuit de ses assiduités, jusqu’à la reddition finale de sa proie, sur la place du village.
25À chaque fois, le ou les ours sont pour terminer abattus par les « chasseurs » (autre groupe de masques), rasés et nettoyés de leurs barbouillages, puis réintégrés, sous une forme enfin humaine (sans leurs poils), dans la communauté.
26Ces fêtes mettent aussi en avant la relation privilégiée entre l’ours et l’au-delà, ce qui nous permet de faire le lien avec ce que nous avons dit de saint Bénézet.
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11 Dans la réalité, l’ours expulse une sorte de « bouchon » constitué de mati...
27En effet, la fête célèbre en particulier la sortie de l’ours (de la tanière où il a passé l’hiver), et l’expulsion de son fameux « pet », qui est le point d’aboutissement de l’hibernation. Dans les croyances anciennes, l’ours, animal psychopompe, était réputé passer la morte saison dans l’Autre monde, atteint au cours de son « sommeil ». Là, il « récupérait » la fécondité qui avait fui temporairement le monde des humains, ainsi que les âmes des enfants à naître. Chargé de ces précieux fardeaux, il pouvait alors revenir au printemps, et offrir aux hommes ce « vent » providentiel.11 Le deux février est la date traditionnelle, chez nous, de cette sortie de l’ours, point d’orgue du cycle des âmes, et des relations entre l’au-delà et notre monde.
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12 Voir la riche iconographie de l’ouvrage de Jean-Dominique Lajoux, L’Homme ...
28Précisément, l’ours des mascarades pyrénéennes se trouve être étroitement associé aux troupeaux confiés aux bergers. Il a souvent un corps constitué de peaux de mouton ou de chèvre. Parfois, comme au pays basque par exemple, il arbore une curieuse tête de bélier, et prend l’apparence d’un ours cornu.12
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13 Voir l’article de Christian-J. Guyonvarc’h, Notes d’Etymologie et de Lexic...
29La pierre jetée par nos bergers nous amène elle aussi à l’ours. Il existe ainsi une homonymie frappante, dans les langues celtiques, entre le nom de l’animal (gaulois artos, irlandais art) et celui désignant la pierre (même chose).13
30Un autre célèbre berger jeteur de pierre est également connu pour être un tueur d’ours : le jeune, et futur roi, David, qui déclare, au moment de combattre Goliath :
14 Samuel I, 17, 34 et ss. Traduction de Louis Segond.
« Ton serviteur faisait paître le troupeau de son père. Et quand le lion ou l’ours venait enlever une bête du troupeau, je courais après lui, je le frappais et j’arrachais la bête de sa gueule. S’il se dressait contre moi, je le saisissais par le poil du menton, je le frappais et je le tuais. C’est ainsi que ton serviteur a frappé le lion et l’ours, et il en sera du Philistin, de cet incirconcis, comme de l’un d’eux, (…). »14
31Au Moyen Âge, cet épisode connut une certaine célébrité iconographique. Dans la plupart des miniatures, les deux fauves sont généralement représentés, mais il arrive également que l’ours figure seul entre les mains de David.
32Revenant au Moyen Âge européen, nous pouvons trouver dans un nouveau texte une illustration intéressante de la figure du berger ursin, en la personne de Óláfr, fils de Hávarðr de l’Ísafjörðr (ce dernier étant le héros d’une saga qui porte son nom).
33Le récit, qui est censé concerner au premier chef Hávarðr, commence par nous parler longuement d’Óláfr, et nous informe qu’il est extrêmement endurant au froid, car il possède cette ardeur spéciale que les Islandais appellent bjarnylr, « chaleur d’ours » (ardeur qui passait pour se communiquer à l’enfant s’il était reçu sur une peau d’ours à la naissance).
34Le personnage se révèle ensuite particulièrement doué pour rassembler les troupeaux de moutons qui se sont égayés durant l’été (saison au cours de laquelle les Islandais les laissaient errer sans surveillance dans tout le pays, avant de s’en soucier seulement à l’approche de l’hiver). Par trois fois, Óláfr endosse le rôle de berger providentiel, et ramène les troupeaux des gens de l’Ísafjörðr (le « fjord des glaces »), s’attirant la jalousie et la haine du « caïd » du district, Thorbjörn.
35Óláfr est aussi un familier de l’au-delà : il débarrasse une voisine, Thorgerdr de Bakki, du revenant (qui n’est autre que son mari défunt) Thormóðr – épisode d’ailleurs très semblable au combat de Beowulf (le « loup des abeilles », et donc « l’ours », héros d’une épopée vieil-anglaise mise par écrit vers l’an Mil) contre le géant anthropophage Grendel. Couché parmi les gens de la ferme, Óláfr est saisi par le revenant, et contraint à une lutte terrifiante au corps à corps et à mains nues. Il finit par administrer une correction à son adversaire, mais rentre le corps « marqué de coups de haut en bas ».
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15 « Galanterie » pourtant toute relative, parfaitement contrainte dans le ca...
36Notre héros se montre enfin aussi « galant » que peut l’être un ours15 : il est accusé par un médisant d’avoir séduit Sigríðr, la « protégée » de Thorbjörn. Crime inexpiable ! Thorbjörn finit par l’assassiner, bien qu’il soit le principal bénéficiaire des exploits du berger Óláfr.
37Les conditions de ce meurtre sont d’ailleurs remarquables ; Thorbjörn prélève un « trophée de chasse » sur le cadavre : les mâchoires et les dents de sa victime…
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16 « Il (…) chevaucha ensuite jusque chez lui, se coucha dans son lit et y re...
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17 Saga de Hávarðr de l’Ísafjörðr, traduction de Régis Boyer, Gallimard, 2016.
38Mis en demeure de payer une compensation au vieux Hávarðr, il s’y refuse à plusieurs reprises, avant de lui jeter au visage les dents d’Óláfr. Plongé dans une détresse proprement surhumaine, le héros éponyme de la saga entre dans une longue léthargie de trois ans…16 léthargie curieusement assimilable à une hibernation, d’où il sortira avec une énergie surprenante, rassemblant brutalement la petite troupe de ses neveux, qui l’aideront à venger son fils dans le sang.17
39Thorbjörn meurt…mais avec lui meurt peut-être un autre ours, son nom signifiant exactement « ours de Thor », et Thor étant parfois surnommé « ours » d’après l’Edda de Snorri…
40L’opposition entre les deux ou trois ours (Óláfr/Hávarðr/Thorbjörn) doit attirer notre attention sur cette extrême « porosité » entre les personnages de l’ours et du berger. On bascule facilement de l’un à l’autre ; de la proie au prédateur ; de l’animal à son gardien, de ce gardien à l’adversaire qu’il est censé combattre.
41Un triple exemple va nous permettre de saisir ce phénomène, à travers la comparaison de textes à première vue assez éloignés les uns des autres : le huitième récit du Livre de Dede Korkut, le conte populaire de « Jean de l’ours », et l’épisode du cyclope dans l’Odyssée.
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42Il ressort de ces confrontations « rustiques » que le berger, en tant que personnage mythique, possède une longue histoire. Des liens singuliers qu’il entretient avec la pierre en particulier, mais également avec le bâton/massue/tronc d’arbre à peine équarri, nous voici amenés à le relier à son vieil « ennemi » et complice, à l’immense envergure religieuse, culturelle, symbolique : l’ours.
43Tous deux incarnent un certain rapport avec le Sacré, à travers une « innocence » souvent destructrice, ignorante des codes de la Civilisation, uniquement tournée vers la tâche à accomplir. L’ours mythique assure ainsi la circulation des âmes d’un monde à l’autre ; Bénézet, sollicité par Dieu, construit un pont ; Óláfr, comme Beowulf, renvoie les revenants dans le monde qu’ils n’auraient jamais dû quitter…
44L’irruption désordonnée du berger fauve, qui jaillit toujours brutalement de sa caverne ou de son parc (Polyphème, Jean de l’ours, Basat, Depegöz, Karaçuk Çoban…), entraîne une explosion de violence, mais une violence qui prélude à une remise en ordre. Sous les oripeaux du pasteur, derrière le masque médiéval du berger à la force inouïe, sommeille une bête sacrée, garante du cheminement des saisons et d’une certaine organisation du cosmos.
45Le personnage du berger conserve, au Moyen Âge, une large part de cette dimension surnaturelle qui fait de la littérature médiévale un observatoire du mythe – et une machine à réinterpréter, à réconcilier et à réenchanter, infiniment précieuse.
Notes
1 Lithobolies : en terme savant, « jets de pierres », plus spécifiquement par un être monstrueux ou fantastique, comme un géant (Gargantua étant l’exemple le plus parlant dans la tradition française).
2 Éditées et traduites par l’Abbé J.-H. Albanès : La Vie de saint Bénézet, fondateur du pont d’Avignon, texte provençal du xiiie siècle, Marseille, Etienne Camoin, 1876.
3 C’est-à-dire, grosso modo, l’Ardèche actuelle.
4 Traduction (du texte occitan) citée, p. 18 à 20.
5 Les fameux cercles mégalithiques de Stonehenge.
6 Mythologie chrétienne, Imago, 2003, p. 122-123.
7 Note de François-Xavier Dillmann à sa traduction du texte de Snorri, L’Edda, Récits de mythologie nordique, Gallimard, « L’aube des peuples », 1991, p. 168.
8 Conservés au Vatican et à Dresde.
9 Le Livre de Dede Korkut, Récit de la Geste oghuz, traduction de Louis Bazin et Altan Gokalp, Gallimard, « L’aube des peuples », 1998.
10 Traduction citée, p. 79 à 89.
11 Dans la réalité, l’ours expulse une sorte de « bouchon » constitué de matières accumulées dans l’intestin au cours de l’hibernation.
12 Voir la riche iconographie de l’ouvrage de Jean-Dominique Lajoux, L’Homme et l’ours, Glénat, 1996.
13 Voir l’article de Christian-J. Guyonvarc’h, Notes d’Etymologie et de Lexicographie gauloises et celtiques XXIX. 134. La « pierre », l’ « ours » et le « roi ». Gaulois ARTOS, irlandais art, gallois arth, breton arzh, le nom du roi Arthur, in Celticum 16, 1967, p. 232-233.
14 Samuel I, 17, 34 et ss. Traduction de Louis Segond.
15 « Galanterie » pourtant toute relative, parfaitement contrainte dans le cadre d’une saga, où la retenue la plus absolue est normalement observée à l’endroit du sentiment amoureux.
16 « Il (…) chevaucha ensuite jusque chez lui, se coucha dans son lit et y resta douze mois, pour la troisième fois. »
17 Saga de Hávarðr de l’Ísafjörðr, traduction de Régis Boyer, Gallimard, 2016.
Bibliographie
Œuvres littéraires (classées dans l’ordre chronologique de leur composition)
Odyssée d’Homère, traduction de Victor Bérard, Paris, Gallimard, 1955.
Beowulf, édition bilingue d’André Crépin, Paris, LGF, 2007. Epopée vieil-anglaise du VIIIe siècle ? Manuscrit unique des alentours de l’an mil.
La Vie de saint Bénézet, fondateur du pont d’Avignon, texte provençal du XIIIème siècle, édition bilingue de J.-H. Albanès, Marseille, Etienne Camoin, 1876. Textes latin et provençal du XIIIe siècle (le texte occitan serait la traduction du texte latin).
Saga de Hávarðr de l’Ísafjörðr (Hávarðar saga ísfirdings), traduction de Régis Boyer, Paris, Gallimard, 2016. Texte islandais composé à la charnière des XIIIe et XIVe siècles.
Le Livre de Dede Korkut, Récit de la geste oghuz, traduction de Louis Bazin et Altan Gokalp, Paris, Gallimard, « L’aube des peuples », 1998. Collection de textes épiques turcs, date de composition inconnue, manuscrits du XVe siècle.
À propos de l’ours et de sa mythologie
Carpenter Rhys, Folk tale, fiction and saga in the homeric epics, Berkeley, 1956.
Ouvrage qui propose l’hypothèse d’une origine « ursine » du personnage d’Ulysse.
Fabre Daniel, Jean de l’Ours, analyse formelle et thématique d’un conte populaire, Toulouse, 1969.
Issartel Guillaume, La geste de l’ours, l’épopée romane dans son contexte mythologique, XIIe-XIVe siècles, Paris, Honoré Champion, 2010.
Etude de mythologie comparée sur la chanson de geste.
Lajoux Jean-Dominique, L’Homme et l’ours, Grenoble, Glénat, 1996.
Etude générale sur la mythologie de l’ours, accompagnée d’une iconographie exceptionnelle.
Pastoureau Michel, L’ours, histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007.
Ouvrage principalement consacré aux rapports entre la mythologie de l’ours et l’Histoire médiévale.
Praneuf Michel, L’Ours et les hommes dans les traditions européennes, Paris, Imago, 1989.
Etude d’ensemble pour le monde européen, avec des références puisées également en Asie et en Amérique.
Walter Philippe, Arthur, l’ours et le roi, Paris, Imago, 2002.
Etude des origines « ursines » du personnage d’Arthur, et de leurs implications pour l’exploration de la matière arthurienne
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Guillaume Issartel
Université Grenoble-Alpes – Antenne de Valence