Dossier Acta Litt&Arts : Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles)

Cécile Tardy

Les paroles rapportées dans la correspondance de Voiture : le dialogisme au cœur de l’énonciation épistolaire

Résumé

Cet article se propose d’analyser les paroles rapportées présentes dans les lettres de Voiture, en ne s’intéressant pas aux cas où l’épistolier rapporte à l’écrit de l’écrit (citations littéraires, extraits de lettres antérieures…) mais à ceux où il rapporte à l’écrit de l’oral (conversations, paroles d’autrui…). Un état des lieux des formes de discours rapporté présentes chez Voiture permet d’en révéler la grande diversité, ainsi qu’une prédilection pour les formes non univoques, qui exigent du lecteur un travail d’interprétation. Nous en venons ainsi à dégager la nature foncièrement rhétorique de la démarche accomplie par Voiture, lorsqu’il rapporte les paroles de ses contemporains : il adapte la forme choisie au sous-genre épistolaire et à l’identité de son destinataire. Les variations que l’on repère (en termes d’inscription énonciative) prennent sens sur le plan rhétorique, autour de la notion d’aptum. D’où un parallèle qui peut in fine être effectué, entre les voix des contemporains et les citations antiques, traversées par une même dynamique d’innutrition.

Texte intégral

1Parler de dialogisme en contexte épistolaire, c’est envisager les cas où les lettres font référence à des discours antérieurs, issus d’instances énonciatives autres que celle de l’épistolier. La spécificité de ce dialogisme tient au fait que la lettre, tout en restant au xviie siècle le lieu d’une riche tradition rhétorique, est ancrée dans une société dont l’épistolier se fait l’écho. Deux fonds s’y trouvent convoqués, sur un mode allant de la citation explicite à l’allusion plus masquée : un fonds livresque et littéraire d’une part, un fonds oral et conversationnel d’autre part.

  • 1 Voir notamment Marc Fumaroli, « À l’origine d’un art français : la correspo...

  • 2 Justi Lipsii Epistolica Institutio (1587), Lyon, F. Raphelengium, 1591, cha...

  • 3 M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 179.

2Le premier a été bien étudié par le discours critique, qui a souligné la dynamique d’innutrition caractérisant les correspondances humanistes. Les travaux de Marc Fumaroli ont montré à quel point le genre de la lettre était investi par un discours portant sur le processus rhétorique de l’imitation1. L’Epistolica institutio (1587) peut en porter témoignage, au terme d’une période marquée par la Querelle du cicéronianisme. En identifiant trois étapes dans l’éducation de l’épistolier2, Juste Lipse montre à quel point la lettre est le lieu d’une exploration rhétorique des sources antiques : si l’imitatio puerilis se limite à Cicéron et aux Cicéroniens, l’imitatio crescens offre plus de liberté avec l’introduction d’auteurs moins académiques (Plaute, Térence) ; enfin, l’imitatio adulta permet à l’épistolier de « cueillir des fleurs dans tout le pré » (flores ex omni prato carp[ere]) en exploitant, selon la traduction de M. Fumaroli, « toute la lyre3 » de la littérature antique. Placée au cœur de la rhétorique épistolaire, la convocation des sources antiques se trouve à l’origine d’un riche dialogisme.

  • 4 Sur le « règne » de la parole à cette époque, voir les réflexions liminaire...

3Mais l’épistolarité du premier xviie siècle, tout en prolongeant la tradition humaniste, est enracinée dans la société de conversation propre à cette époque4. La coexistence de deux niveaux de dialogisme en fonde donc la spécificité : les voix les plus diverses se mêlent, les citations littéraires côtoient les références aux échanges oraux des contemporains. Ce sont ces derniers, sur lesquels la critique s’est montrée moins prolixe, que nous nous proposons d’étudier, en prenant appui sur la correspondance de Vincent Voiture : celle-ci se révèle propice à ce type d’investigation, en raison du rôle de « passeur » (entre humanisme et mondanité) joué par l’auteur.

  • 5 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitu...

4Au xviie siècle, pratiques de la lettre et de la conversation coexistent de manière étroite – ce qui se traduit par une porosité entre les traits formels qui leur sont reconnus : style simple, recherche de l’enjouement, goût de la raillerie… Ces similitudes pourraient laisser penser que Voiture tire parti des passages de paroles rapportées pour mimer l’oralité – pour faire de sa lettre l’écho de cette « parole vive » qui donne du charme à la conversation. Et pourtant, il n’en est rien. À la lecture de sa correspondance, on est frappé au contraire de voir que la matière conversationnelle n’est pas exhibée, mais soigneusement intégrée au tissu épistolaire. Non seulement Voiture délaisse les formes mimétiques du discours rapporté et privilégie les formes diégétiques ; mais très souvent, il se contente d’allusions masquées à la matière conversationnelle, peu décelables aux yeux du lecteur. S’il y a bien dialogisme chez lui, les marqueurs n’en sont pas toujours explicites et l’hétérogénéité énonciative peut être dite « constitutive », plutôt que « montrée5 » : loin de mimer l’oralité de la conversation, Voiture utilise les ressources de la rhétorique épistolaire pour s’approprier les voix d’autrui et les intégrer au tissu de sa lettre. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure l’usage du discours rapporté par Voiture se révèle propre au genre épistolaire, puisqu’il lui permet de se construire une posture de locuteur qui se prête aux variations, conformément au principe rhétorique de l’aptum. Après avoir appréhendé la spécificité de ce corpus (quant à l’usage qui y est fait du discours rapporté), nous chercherons à montrer que les formes de discours rapporté dépendent étroitement de deux paramètres : la catégorie épistolaire et l’identité du destinataire.

État des lieux des formes du discours rapporté chez Voiture

  • 6 Ead., « Repères dans le champ du discours rapporté », dans L’Information gr...

  • 7 Loc. cit.

5Dans les lettres de Voiture, l’hétérogénéité énonciative prend plusieurs formes, dont nous pouvons rendre compte en nous appuyant sur la typologie de Jacqueline Authier-Revuz, qui part d’une opposition « explicite vs interprétatif6 ». Elle dissocie les formes explicites et univoques de citation (discours direct, discours indirect), les formes marquées qui exigent un travail interprétatif (« l’ensemble des guillemets, italiques, intonation de modalisation autonymique, qui présentent […] une marque, mais une marque devant être interprétée comme correspondant au renvoi à un autre discours7 ») et enfin les formes purement interprétatives (citations cachées, allusions, réminiscences).

Formes explicites et univoques de citations

6Mode de représentation mimétique du discours d’origine, le style direct apparaît par endroits chez Voiture – dans une lettre au cardinal de La Valette par exemple où l’épistolier, se faisant l’écho de la vie de salon, rend compte de la lecture collective d’une lettre :

  • 8 Vincent Voiture, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1650 [2e éd.], p. 235.

L’autre jour que je monstrois la derniere lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’escrire, comme j’estois à l’endroit où vous me mandiez que vous estiez prest de partir, au lieu de dire en Alsace, je leus en Thrace. Bras de fer, qui n’a pas accoustumé, comme vous sçavez, de s’émouvoir de rien, devint pasle comme mon collet, & dit d’une voix estonnée ; En Thrace, Monsieur !8

Il y a bien ici disjonction des deux actes d’énonciation, spécifique du style direct. Si l’expressivité du discours cité est préservée (via la modalité exclamative), le discours citant dépeint la situation d’énonciation et apporte des précisions d’ordre non verbal et paraverbal (Bras de Fer devient pâle, sa voix est étonnée). En créant un effet de retardement, ces informations théâtralisent la réplique citée, reportée en fin de la phrase. L’impression de fidélité qui s’en dégage n’est bien sûr qu’illusion linguistique ; mais l’épistolier s’en sert pour souligner un mot insolite et insuffler dans son texte le sel de la parole vive.

7Ce type d’occurrence reste cependant rare sous sa plume. Plus souvent, on trouve des formes diégétiques de discours rapporté – discours indirect (avec un style lourdement hypotactique) :

  • 9 Pierre Costar et Vincent Voiture, Entretiens (1654), Paris, Classiques Garn...

L’autre jour je dis à Monsieur de Chavigny le passage de Terence, […] et que vous me l’aviez proposé, et l’explication que vous y donniez, et que pour moi je n’y en trouvais pas. Le lendemain, il me dit qu’il croyait qu’il y fallait mettre un interrogant.9

ou discours narrativisé (offrant plus de liberté dans la retranscription des paroles rapportées) :

  • 10 V. Voiture, Nouvelles Œuvres, Paris, A. Courbé, 1658, p. 4.

[J]’ouïs l’autre jour lire une lettre, où l’on asseuroit que l’on vous […] voit rire quelquefois. Cela irrita icy contre vous les esprits de tout le monde. Une Dame qui ne se fasche pas légèrement, mais qui ne pardonne jamais, tesmoigna d’en estre fort offensée : & Mademoiselle de Ramboüillet & Mademoiselle Paulet s’en hérissèrent toutes, & en rugirent horriblement, & proposerent à l’heure mesme, d’aller piller vostre logis.10

8Une telle distance est ici prise avec le discours d’origine que l’épistolier délaisse les verbes de parole pour leur substituer une métaphore in absentia : celle des animaux sauvages rugissant, en lien avec la figure de Mlle Paulet (surnommée « la lionne » à l’hôtel de Rambouillet). Le discours narrativisé préserve donc la fluidité d’une écriture galante qui joue avec les codes du milieu mondain.

Formes allusives de citations

9À ces formes explicites de discours rapporté se joignent – et c’est une spécificité du corpus – beaucoup de formes plus allusives. Il en va ainsi, dans une lettre à Mlle Paulet, de l’expression « gros d’eau », qui n’est pas d’emblée évidente à décrypter :

  • 11 V. Voiture, Œuvres [2e éd.], op. cit., p. 108.

Sans mentir, au temps mesme où je croyois qu’il [le cardinal de La Valette] ne se souvenoit point du tout de moy, je n’ay passé pas une belle nuict dans le Prade que ne l’y aye souhaité. Les gros d’eau seroient aussi beaux à faire dans Madrid que dans Paris.11

  • 12 Jacqueline Authier-Revuz, « Le fait autonymique : langage, langue, discour...

  • 13 Ms. Conrart en 24 vol. , t. XIV, ms. 4119, p. 746 (manuscrit conservé à Pa...

  • 14 Laurence Rosier, Le Discours rapporté en français, Paris, Ophrys, 2008, p....

Le marquage de l’expression nous invite à voir ici une modalisation autonymique – ce que Jacqueline Authier-Revuz appelle un « arrêt-sur-mot12 ». Mais dans la mesure où les italiques sont le fait de l’éditeur et non de l’épistolier, la distinction entre formes marquées et non marquées est délicate. D’autant plus que, dans le recueil Conrart (où sont conservées ces mêmes lettres sous une forme manuscrite mais non autographe), l’expression n’est pas soulignée, alors que le sont en général les citations littéraires13. Que l’on y voie une modalisation autonymique ou une allusion, il n’en reste pas moins que l’expression « gros d’eau » nécessite un travail d’interprétation et qu’elle repose sur « notre connaissance du monde et des discours circulant dans une société donnée14 ». C’est fort de cette connaissance extralinguistique que Tallemant des Réaux peut d’ailleurs l’expliciter, dans l’annotation manuscrite (à visée éditoriale) qu’il a faite des lettres de Voiture :

  • 15 Voir l’exemplaire des Œuvres (éd. de 1656) annoté de la main de Tallemant,...

* Pendant le siège de La Rochelle, on disoit toujours il faut attendre le premier gros d’eau qui est en pleine lune pour voir si la digue résistera. Or, M. le Card. de La Valette, en faisant partie avec Voiture pour aller voir Mme Aubry à Suresne dit il faut que ce soit à la pleine lune pour pouvoir revenir d’autant plus tard. Nous ferons cette partie au premier gros d’eau reprit Mr de La Valette. Ainsi on appela ces promenades-là les gros d’eau.15

On comprend dès lors qu’un déplacement sémantique s’est produit – du sens premier de « gros d’eau » (nom donné aux grandes marées) à un sens métaphorique (celui d’une promenade à visée galante et amoureuse). Mais ce qui nous intéresse au premier chef, c’est le style direct utilisé par Tallemant, pour décrypter une formule dont il révèle par là même le caractère implicitement dialogique. Recourant à une forme explicite de discours rapporté, il associe l’expression à des circonstances d’énonciation précises et la rattache à deux sources énonciatives : l’une anonyme (« on disoit toujours… »), l’autre identifiée (« le Card. de La Valette »).

10Si l’on peut dire que cette différence (entre la démarche de l’épistolier et celle de l’annotateur) est significative, c’est parce qu’elle se reproduit souvent dans le volume annoté des Œuvres. Beaucoup de conversations mondaines – qui ne font qu’affleurer chez Voiture par le biais d’allusions ou de connotations autonymiques – sont transposées par Tallemant en citations explicites. Ce peut être par le biais du style indirect :

  • 16 À comparer avec V. Voiture, éd. 1656, op. cit., p. 205 : « J’ay esté extré...

* Il estoit sujet à se coiffer de personnes assez saugrenues ; il l’avouoit luy mesme, et pour confirmer les dames dans cette opinion, il leur envoya le portrait et des lettres d’une Flamande qu’il aimoit. Mme de Rambouillet dit en voyant ce portrait que c’estoit une vraie teste à estre appelée Ma loyale amie16.

ou du style direct :

  • 17 À comparer avec ibid., p. 95 : « Au moins j’eusse eu le plaisir de passer ...

* Il se moque de M. de Villars qui, en parlant, disoit toujours by ma foy, by sur ma foy, by en ma foi ! Quand j’etois au Havre, je faisais danser les fillettes ; je leur donnois, by ma foi ! de la Ravegarde et de la Raoussette (ce sont danses de Languedoc) mais je vous dis fort, fort, ma foy17.

  • 18 À comparer avec ibid., p. 203 : « Elle ne pouvoit rien promettre qui me fî...

* Mme de Rambouillet etant allée se promener à Villeroy, la concierge lui dit : Oh ! que n’avés-vous attendu à quelques jours d’ici, qu’il doit y avoir ici une feste baladoire18.

Porter un regard d’ensemble sur cette annotation est révélateur et permet de définir le principe qui la guide. À un élément perçu comme allusif, présent dans le corps du texte, répond en marge son explicitation, qui passe par le recours à des formes homogènes de discours rapporté : la source d’énonciation est à chaque fois identifiée (alors qu’elle ne l’est pas chez Voiture) et le verbe « dire » systématiquement utilisé, pour introduire les paroles rapportées via une construction hypotactique ou paratactique.

  • 19 M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 167.

  • 20 Érasme, « De conscribendis epistolis » (1522), dans Erasmi opera omnia, Am...

11Ce détour par l’annotation de Tallemant fait ressortir, a contrario, la spécificité du dialogisme épistolaire chez Voiture. Si une prédilection se manifeste pour les formes non mimétiques de l’oral, il n’est nulle homogénéité dans les discours rapportés qu’il utilise. Sa palette est très large, puisqu’il passe des formes les plus explicites aux plus allusives et choisit, selon les cas, d’ancrer le discours cité ou d’occulter la source énonciative. Ces variations – qui renvoient à celles d’un genre lui-même soumis à un « vertigineux métamorphisme19 » – n’ont cependant rien de fortuit. Elles prennent sens au regard du principe quintilianiste de l’aptum qu’Érasme place au cœur de l’art épistolaire. Bien qu’infini, le style épistolaire répond à une logique d’adaptation qui se décline en adaptation au sujet traité et aux personnes (celles de l’épistolier et de son destinataire) : vel a re, vel a persona scribentis, vel a moribus fortunaque et ætate ejus cui scribitur20. Cette exigence rhétorique rejaillit sur les formes du discours rapporté. Des constantes peuvent en effet se dégager – en fonction du sous-genre épistolaire dans lequel elles s’insèrent et du destinataire auquel Voiture s’adresse.

Des formes de discours rapportés différentes, selon le sous-genre épistolaire 

  • 21 Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette,...

12Pour envisager la spécificité du discours rapporté en contexte épistolaire, il est nécessaire d’avoir à l’esprit les deux situations d’énonciation qui sont mises en présence. Patrick Charaudeau21 propose un schéma pour en rendre compte :

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  • 22 Ibid., p. 541-547 pour la lettre de nouvelles (De nunciatione) et p. 549-5...

13Un locuteur rapporteur s’adresse à un interlocuteur dans un certain temps et un certain espace, pour lui rapporter un discours précédemment énoncé par un locuteur d’origine. Dans le cas du genre épistolaire, la nature du discours rapporteur est importante : elle implique des codes d’écriture auxquels l’épistolier se conforme quand il retranscrit les paroles rapportées. Pour mettre en lumière cette articulation, nous nous appuierons sur l’analyse de deux séquences où se trouve condensée une grande partie des paroles rapportées par Voiture : les séquences laudatives, centrées sur l’éloge du destinataire, et les séquences informatives, qui transmettent des nouvelles du temps. L’une et l’autre se rattachent à des catégories épistolaires identifiables (la lettre de louange et la lettre de nouvelles) et relèvent – si l’on se réfère au De conscribendis22 – d’esthétiques divergentes : la première, inscrite dans le genre épidictique, est placée sous le signe de la copia ; la seconde, rangée parmi les « lettres familières », se doit d’être brève et concise. C’est donc logiquement que les formes du discours rapporté s’y révèlent distinctes.

Lettres de louange : vers un phénomène d’effacement énonciatif

  • 23 Juan Luis Vives, De conscribendis epistolis (1536), éd. par Ch. Fantazzi, ...

14Que les lettres de louange écrites par Voiture comportent beaucoup de paroles rapportées, c’est là un trait caractéristique de cette catégorie épistolaire. Sans en faire une règle, les manuels suggèrent qu’il est judicieux de faire référence, pour louer le destinataire, à ce qu’on a entendu dire de lui : c’est une remarque qu’on trouve par exemple sous la plume de Vives23. Chez Voiture, ce dispositif confère de l’autorité à la parole élogieuse et permet de l’amplifier selon une esthétique de la copia qui est propre à l’épidictique (l’accumulation des louanges et témoignages d’affection enrichit la parole de l’épistolier).

15Dans ses lettres au comte d’Avaux – véritables actions de grâces –, le discours rapporté permet à Voiture de donner libre cours à l’hyperbole des compliments tout en se garantissant du reproche de flatterie. Alors que l’énonciation de l’épistolier est modalisée (« si je m’y connois un peu »), celle du locuteur cité autorise les figures les plus emphatiques – gradation, hyperbole, accumulation de substantifs abstraits :

  • 24 V. Voiture, Œuvres [2e éd.], op. cit., p. 384-385.

Ce que l’on appelle un honneste homme et un galant homme, si je m’y connois un peu, personne ne le fut jamais à plus haut point que vous l’estes : et cette verité-là n’est si bien connuë de personne, que de Mme de Longueville & de moy. Elle fait grande estime de vostre probité, de vostre prudence, de vostre magnificence, & magnanimité ; elle dit cette reputation admirable, & cette creance que vous avez dans toute l’Allemagne : mais, sur toutes choses, elle parle avec plaisir de la delicatesse & de la beauté de vostre esprit, du goust que vous avez à juger des belles choses, de la facilité à les produire, & de toutes les agreables qualitez qui sont rares aux Plenipotentiaires, & qu’elle dit n’avoir jamais veuës en personne comme en vous.24

Recourant – pour évoquer le jugement de la duchesse – à un discours narrativisé mis au présent, Voiture choisit de ne pas ancrer les paroles rapportées mais de les rendre presque abstraites. L’utilisation d’un même temps verbal, dans le discours citant et dans le discours cité, tend également à faire disparaître la frontière entre les deux plans de l’énonciation. Au point qu’il n’est pas toujours facile de démêler la voix de Voiture et celle de la duchesse – notamment dans la relative, railleuse envers les plénipotentaires, qui semblerait due à la plume de Voiture sans qu’elle lui soit explicitement rattachée : « toutes les agreables qualitez qui sont rares aux Plenipotentiaires ».

16Cette fusion est plus manifeste encore dans les passages où Voiture ne précise pas l’identité de la source énonciative :

  • 25 Ibid., p. 286.

[Q]uand je n’aurois icy autre affaire, qu’à escouter ceux qui disent de vos nouvelles, & à en dire à ceux qui en demandent, je ne serois guere moins occupé que vous […]. Telle personne qui se contentoit les autres années de parler deux ou trois heures de vous, en parle maintenant six heures sans se lasser. Ceux qui ayment le gouvernement, & ceux qui le haïssent, s’informent esgalement de ce que vous faites.25

Comme dans l’exemple précédent, c’est un discours narrativisé au présent qui résume les propos rapportés. Mais, les locuteurs cités étant multiples et anonymes, l’effet de généralisation s’en trouve renforcé. La parole de l’épistolier apparaît comme l’écho d’une foule de paroles rapportées et indéfinies, avec lesquelles elle converge – comme le suggère cette formule, tirée d’une lettre à Mme de Sablé :

  • 26 V. Voiture, Œuvres, Paris, Charpentier, 1855, t. I, p. 306. Ce passage, ab...

Je vous dis que tous vos amis et toutes vos amies disent d’une voix que vous ne sauriez rien faire qui soit plus utile pour votre fortune, pour votre santé et pour vos affaires.26

Deux situations d’énonciation (épistolaire et conversationnelle) sont ici mises en miroir – imbrication rendue particulièrement visible par le polyptote sur le verbe « dire ». Certes, les deux occurrences du verbe n’ont pas la même valeur : le premier « je vous dis » (qui fonctionne comme un performatif) sert à intensifier l’assertion, là où la seconde occurrence (« vos amis disent ») introduit un véritable discours rapporté. Mais cette répétition rappelle que la parole épistolaire est elle aussi une « parole adressée » et qu’un phénomène de récursivité apparaît, dès qu’on y insère les propos d’autrui.

  • 27 Pour un point sur cette notion d’effacement énonciatif – manière d’objecti...

  • 28 Voir L. Rosier, op. cit., p. 42.

  • 29 Ibid.

17Discours citant et discours cité se mêlent donc souvent dans les lettres de louange, où la société mondaine est érigée en instance d’énonciation collective. On peut même parler d’une tendance à l’effacement énonciatif27 dans la mesure où « le discours citant – anonymisé – transforme le discours cité en opinion commune28 ». Dans les exemples que nous avons convoqués, le discours citant est en effet légitimé par le renvoi à des énonciateurs stéréotypés qui sont moins là pour eux-mêmes que pour « la catégorie qu’ils représentent » (le cercle mondain auquel ils appartiennent)29.

Lettres de nouvelles : mise à distance des paroles rapportées

  • 30 Érasme, « De conscribendis epistolis », op. cit., p. 541.

18Si les lettres de nouvelles écrites par Voiture comportent aussi maintes références aux paroles d’autrui, le dispositif mis en place y est radicalement autre. Sur le plan stylistique, la catégorie de la lettre de nouvelles se situe presque à l’opposé de la celle de louange : elle doit être claire et concise – nous dit Érasme30. Si l’épistolier y recourt aux paroles rapportées, ce n’est donc pas pour amplifier son propos, mais dans un souci de rigueur qui le conduit à préciser ses sources. Prenons l’exemple d’une lettre écrite en mai 1642, lorsque Louis XIII assiège Perpignan :

  • 31 V. Voiture, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1650 [1e éd.], p. 457-458. Tout ce p...

Monsieur le Cardinal de Mazarin, & Monsieur de Chavigny furent Lundy à l’armée […]. J’y fus avec eux, ils en revindrent Jeudy au soir. Nous avons veu une des plus belles places du monde, en voyant Perpignan. On croit icy que le Roy l’aura bientost. Comme je disnois avec ces Messieurs, chez Monsieur le grand Maistre [Cinq-Mars], il sortit deux Officiers de la place qui le vindrent trouver. Il les fit mettre à table, & escouta leurs propositions apres disner ; ils demandoient que l’on leur permist d’envoyer en Espagne, & que de trente jours que l’on leur avoit offert pour cela au commencement du Siege, à cause qu’ils en avoient laissé passer dix sans faire de response, ils se contenteroient de vingt. Monsieur le grand-Maistre leur respondit, que le Roy n’estoit plus en estat de leur accorder cela, s’ils ne capituloient de se rendre dans certain temps, au cas qu’ils n’eussent point de secours. Monsieur le Cardinal de Mazarin vouloit avant-hier gager cinq-cens pistolles, qu’ils capituleroient dans huit jours pour se rendre dans certain espace de temps. Pour moy j’ay peine à croire que nous ayons si tost cette place, & j’ay peur que nous nous mescontions, quand nous esperons d’en avoir si bon marché.31

Contrairement à ce qu’on observait dans les lettres de louange, on a ici un fort ancrage énonciatif des paroles rapportées, qui s’insèrent dans un récit au passé simple et à l’imparfait, coupé du plan de l’énonciation épistolaire. La posture du locuteur/épistolier est également intéressante à analyser. Certes, il apparaît comme témoin de la scène qu’il relate. Mais à partir du moment où il rapporte les paroles échangées, il s’efface et reste en retrait de la restitution (suggérant une volonté de ne pas la déformer). Quand Voiture exprime son avis, c’est dans la dernière phrase seulement – non pour mêler sa voix à celle des locuteurs, mais pour contester aussi bien l’opinion commune que celle de Mazarin : « Pour moy j’ay peine à croire que nous ayons si tost cette place ». L’utilisation des paroles rapportées ne fait donc pas entendre un concert de voix convergentes ; au contraire, elle met en avant la diversité des jugements, quant à la reddition prochaine de Perpignan.

19Une même orchestration de voix divergentes guide l’écriture d’une autre lettre de nouvelles, rédigée quelques mois plus tard, où Voiture rend compte de l’arrestation de Cinq-Mars :

  • 32 V. Voiture, Œuvres [1855], op. cit., p. 390-391 (sur l’orthographe de cett...

M. le Grand avait été mené par Sioujac dans un logis où il y avoit deux belles filles sœurs, qui n’ont pas réputation d’être fort chastes, et avec l’une desquelles quelques-uns disent qu’il avoit couché quelques jours devant. […] [m]ais leur oncle […] ayant su qu’il étoit chez lui (car il le connoissoit), le fit dire au lieutenant, qui y vint aussitôt ; et ayant trouvé M. le Grand fort troublé, et avec le visage, à ce qu’il dit, si changé, qu’à peine étoit-il reconnaissable, il lui dit qu’il avoit charge de l’arrêter. […] M. le Grand lui demanda si le roi lui avoit commandé lui-même ; sur quoi ayant répondu qu’oui : « Le roi, dit M. le Grand, a bien fait, et vous faites bien de lui obéir. » Le monde dit ici qu’en disant ces paroles, il se prit à pleurer ; mais M. de Chavigny, à qui j’ai demandé si cela étoit vrai, m’a dit que le lieutenant ne le lui avoit point dit.32

  • 33 Sur le phénomène de mise à distance, voir Laurence Rosier, qui analyse des...

L’hétérogénéité énonciative répond à deux objectifs. Elle sert à retranscrire les paroles des protagonistes, notamment l’échange entre le lieutenant et Cinq-Mars, par le biais du discours indirect et du discours direct. Mais elle vient aussi de ce que Voiture divulgue la chaîne des intermédiaires qui ont relayé l’information, avec des avis différents. Deux sources d’énonciation principales sont confrontées : l’une, collective et indéfinie, se rapproche de la rumeur (les deux sœurs « n’ont pas réputation » d’être chastes ; « quelques-uns » disent que Cinq-Mars a couché avec l’une d’elles ; « le monde » dit qu’il se prit à pleurer…) ; l’autre source est identifiée à la fin du passage (c’est le comte de Chavigny, qui a recueilli le témoignage du lieutenant lui-même). Voiture, quant à lui, ne sort pas de son rôle de rapporteur : il se construit l’ethos d’un épistolier scrupuleux, transmettant fidèlement les dires d’autrui tout en les tenant à distance33 – un ethos conforme aux exigences de la lettre de nouvelles qui requiert retenue et discrétion. On est loin ici des amples périodes rhétoriques propres aux séquences laudatives, comme en témoignent l’enchâssement des subordonnées et la répétition du verbe « dire » dans les deux dernières lignes : « Le monde dit ici qu’en disant ces paroles […] M. de Chavigny, à qui j’ai demandé si cela étoit vrai, m’a dit que… ». Mais cette lourdeur stylistique n’est pas maladresse : c’est un effet construit par l’épistolier, qui exhibe la dimension citationnelle de son discours et dissocie sa voix de celle des autres.

20Il paraît donc possible d’articuler la forme du discours rapporté au sous-genre épistolaire qui le recueille, tant sont différentes les stratégies mises en œuvre par Voiture. Si dans ses lettres de louange, il fond sa voix avec celle de la collectivité, il se place en retrait dans les missives informatives – où les paroles qu’il rapporte sont coupées du plan de l’énonciation épistolaire.

L’adaptation au destinataire dans les passages de discours rapporté

21Le principe rhétorique de l’aptum, qui se comprend comme adaptation à la catégorie épistolaire, recouvre aussi chez Érasme l’adaptation au destinataire. En fonction de la personne à laquelle il s’adresse, Voiture transforme en effet la forme de discours rapporté qu’il utilise. Dans tous les cas, ces passages sont l’occasion de créer une complicité avec son destinataire. Mais cette complicité ne repose pas toujours sur les mêmes codes : tantôt elle renvoie aux principes de l’écriture mondaine, tantôt elle s’inspire d’une tradition érudite et humaniste.

Cryptodialogue avec les destinataires de la Chambre Bleue

22Les formes allusives de discours rapporté – spécificité des lettres de Voiture – fonctionnent comme autant de rappels mémoriels, pour les destinataires sachant les décoder. Si ces allusions se concentrent dans les lettres à la société de Rambouillet, c’est parce qu’à travers elles Voiture construit une figure de lecteur idéale, qui appartiendrait à ce cercle et en connaîtrait les références. Cet extrait d’une lettre à Mlle Paulet en porte témoignage :

  • 34 V. Voiture, Œuvres [1656], op. cit., p. 153.

Mais, Mademoiselle, voicy la cinquiesme page que je vous escris sans vous escrire, & quand vous lirez tant de choses que je mets pour les autres, sans parler de vous, il me semble que l’on vous pourroit demander, Et vous, pourquoy ne mangez-vous point de gasteau ?34

  • 35 L. Rosier, Le Discours rapporté, op. cit., p. 19.

Tout lecteur peut déceler ici un pseudo-discours rapporté, pour reprendre la terminologie de Laurence Rosier35 : les marques en sont l’utilisation du conditionnel et la source d’énonciation indéfinie. Ce pseudo-discours rapporté prend la forme d’un proverbe qui, sans être répertorié dans la langue, n’en est pas moins transparent : « Et vous, pourquoi ne mangez-vous pas de gâteau ? » peut signifier, au regard du cotexte : Et vous, n’avez-vous pas droit à quelques mots de compliments ?

23Mais si l’on se reporte à Tallemant, cette phrase est rattachée à ses circonstances d’énonciation :

  • 36 V. Voiture, Œuvres [1656], op. cit., p. 153.

L’évesque de Lisieux entra dans la chambre de Mme de Rambouillet, qui estoit avec trois ou quatre bourgeoises. On lui apporta un gasteau qu’elle ne vouloit pas entamer mais M. de Lisieux en ayant pris, et le trouvant bon, il se tourna vers ces femmes et sans considerer qu’on ne leur en avoit point donné, il leur dit : Et vous, pourquoi… ?36

  • 37 Sur ce procédé d’aphorisation, voir Dominique Maingueneau, Phrases sans te...

  • 38 Josette Rey-Debove, Le Métalangage : étude linguistique du discours sur le...

Nous comprenons que Voiture a transformé une phrase prononcée par l’évêque en énoncé autonome, selon un procédé d’aphorisation37…. Mais peut-être n’est-ce pas pour faire oublier les circonstances initiales de l’énonciation ; il compte sur la connaissance qu’en a son destinataire et établit avec lui une complicité autour de la reprise d’une formule qu’ils connaissent tous deux, alléguée dans un contexte nouveau. Si Voiture n’ancre pas le discours cité, s’il n’en mentionne pas la source énonciative, c’est parce que son destinataire les restituera de lui-même. Pour reprendre une formule de Josette Rey-Debove on peut parler ici de « cryptodialogue38 » – un cryptodialogue audible pour les seuls initiés, audible pour les lecteurs ayant été témoins du discours d’origine (ou du moins, de ses phases intermédiaires de transmission).

24D’une certaine manière, c’est lorsque l’hétérogénéité énonciative est la plus masquée que l’on se rapproche le plus de l’art conversationnel : la lecture à deux niveaux mise en place par Voiture lui permet de transposer, par des moyens proprement textuels, la rencontre heureuse, la répartie amusante qui sont le propre de la parole vive. Modalisations autonymiques et allusions sont une manière de prolonger la complicité unissant les interlocuteurs, qui expérimentent par ce biais leur appartenance à un même milieu.

Connivence érudite avec Costar

25La confrontation avec les paroles rapportées présentes dans les lettres à Costar donne la mesure des variations que Voiture leur fait subir. Avec cet interlocuteur érudit qui n’est pas reçu chez Mme de Rambouillet, toute allusion aux conversations mondaines serait inconvenante. La connivence est donc d’un tout autre type :

  • 39 P. Costar et V. Voiture, Entretiens, op. cit., p. 615. Voiture cite ici l’...

Elle est en cette ville, & je l’ay esté voir. Nostre entreveuë a esté à peu près comme celle de Didon et d’Énée, quand ils se rencontrerent aux Enfers. J’ay fait tout ce que j’ay pû pour l’appaiser, je luy ay dit, verus mihi nuntius ergo, &, per sidera juro, &, nec credere quivi.39

Les paroles échangées entre les anciens amants sont ici rapportées avec la médiation de Virgile. La référence à l’Énéide (qui prend d’abord la forme d’une comparaison) installe le cadre d’une complicité de lettrés. La scène d’origine semble un prétexte : elle vaut moins pour elle-même que pour les réminiscences qu’elle autorise. Au dialogisme attendu (un échange entre Voiture et sa maîtresse), s’en substitue un autre, par la convocation d’un fonds antique partagé par les épistoliers. Cette substitution est particulièrement nette dans le passage en style direct, qui joue d’un effet de surprise : alors qu’on s’attend à lire les mots prononcés par Voiture (« je luy ai dit… »), c’est la voix d’Énée qui s’élève. De la tirade prononcée par le héros virgilien, il ne reste que quelques bribes, par le biais de trois citations tronquées : à charge pour l’interlocuteur de restituer le passage dans son ensemble… On retrouve ici un procédé propre aux correspondants humanistes, nourris d’une culture antique qui imprègne leurs lettres et à laquelle ils renvoient à demi-mots.

26Une même connivence s’installe dans une autre lettre – où voix contemporaines et antiques tendent encore à se mêler. Ce n’est plus Virgile mais Sénèque qui est cette fois-ci convoqué :

  • 40 Ibid., p. 647. Voiture s’appuie sur deux citations de Sénèque, extraites D...

[Mad. de ***] veut absolument rompre aveque moy, si je ne fais rompre bras & jambes à [l’]homme qui l’a faschée […]. J’ay beau luy representer que des coups de bâton feroient bien du bruit, que l’éclat en seroit grand ; que cette violence estant sceuë luy feroit plus de tort & plus de honte qu’à celuy qui l’auroit soufferte ; que ce seroit l’offenser à le bien prendre que de la venger comme elle veut, & que c’est la servir que de la conseiller comme je fais. Je luy traduis le plus intelligiblement qu’il m’est possible, ces belles paroles, Rogantibus pestifera largiri, blandum et affabile odium est. Et ces autres, Exorari in perniciem rogantium, sæva bonitas est. Mais elle n’écoute point ce que dit Seneque, elle n’écoute que ce que luy dit sa passion et sa colere.40

Comme dans l’exemple précédent, l’interlocutrice reste anonyme et on sait peu de chose sur le contexte d’énonciation (le discours d’origine en devient presque abstrait). Mais ce passage est l’occasion de voir resurgir des pratiques de commentateurs humanistes. Le discours narrativisé (« j’ay beau luy representer… ») s’apparente à une paraphrase de Sénèque, à laquelle font suite les citations des Bienfaits, qui valent comme autorité esthétique et morale : ce sont les belles paroles d’un philosophe que Voiture donne à lire, pour justifier ses préceptes de modération. Il réutilise les pratiques citationnelles des humanistes (paraphrases, citations tronquées…) pour détourner les voix antiques de leur ancrage d’origine et les alléguer dans un contexte nouveau.

27La forme de discours rapporté dépend donc étroitement de l’identité du destinataire et s’adapte à son horizon d’attente. Avec les mondains, Voiture se fait allusif et montre une prédilection pour les connotations autonymiques ; avec les savants au contraire, la connivence lettrée s’affiche sous une forme plus explicite, comme en témoigne le recours aux paraphrases et aux citations.

Conclusion

28En donnant toute son importance au principe de l’aptum, Voiture met au premier plan la situation d’énonciation épistolaire et ses exigences – transformant le discours cité et allant jusqu’à le faire disparaître par des stratégies d’évitement qui créent une connivence avec le destinataire. Si les échanges oraux deviennent matière épistolaire, la lettre ne s’élabore pas de manière mimétique avec la conversation, mais plutôt par différenciation – ingérant la matière orale selon des procédés propres à la rhétorique, qui rappellent étroitement le processus d’innutrition humaniste. La distinction que l’on avait posée au début, entre le fonds oral et le fonds livresque et érudit atteint ici ses limites. Non seulement parce que le processus d’innutrition qui guide l’imprégnation des citations antiques est tout à fait transposable pour penser la manière dont Voiture s’approprie la matière conversationnelle ; mais aussi parce que – les derniers exemples l’ont montré – Voiture mêle les fonds oral et écrit, et joue des décalages qui en ressortent.

Notes

1 Voir notamment Marc Fumaroli, « À l’origine d’un art français : la correspondance familière », dans La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann, 1994, p. 163-181.

2 Justi Lipsii Epistolica Institutio (1587), Lyon, F. Raphelengium, 1591, chap. XI, p. 25-30.

3 M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 179.

4 Sur le « règne » de la parole à cette époque, voir les réflexions liminaires de l’ouvrage dirigé par Bénédicte Louvat-Molozay et Gilles Siouffi : Les Mises en scène de la parole aux xvie et xviie siècles, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007.

5 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre en discours », DRLAV : revue de linguistique, n° 26, 1982, p. 91-151.

6 Ead., « Repères dans le champ du discours rapporté », dans L’Information grammaticale, n° 55, oct. 1992, p. 41.

7 Loc. cit.

8 Vincent Voiture, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1650 [2e éd.], p. 235.

9 Pierre Costar et Vincent Voiture, Entretiens (1654), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 475.

10 V. Voiture, Nouvelles Œuvres, Paris, A. Courbé, 1658, p. 4.

11 V. Voiture, Œuvres [2e éd.], op. cit., p. 108.

12 Jacqueline Authier-Revuz, « Le fait autonymique : langage, langue, discours », dans Parler des mots – Le fait autonymique en discours, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 89. Sur les modalisations autonymiques, voir aussi, du même auteur : Ces mots qui ne vont pas de soi : boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Limoges, Lambert-Lucas, 2013.

13 Ms. Conrart en 24 vol. , t. XIV, ms. 4119, p. 746 (manuscrit conservé à Paris, BnF, Arsenal).

14 Laurence Rosier, Le Discours rapporté en français, Paris, Ophrys, 2008, p. 37.

15 Voir l’exemplaire des Œuvres (éd. de 1656) annoté de la main de Tallemant, p. 108 [Paris, BnF, Arsenal, 4°B.L.-5289].

16 À comparer avec V. Voiture, éd. 1656, op. cit., p. 205 : « J’ay esté extrémement estonné quand j’ay reconnu l’escriture [de Madame vostre mère], & et que j’ay veu qu’elle se mocquoit de moy, & de ma loyale amie*. »

17 À comparer avec ibid., p. 95 : « Au moins j’eusse eu le plaisir de passer encore une nuict à Paris, et j’avois resolu de vous donner en passant de la * Ravegarde, & de la Raoussette ; mais je vous dis fort fort, ma foy. »

18 À comparer avec ibid., p. 203 : « Elle ne pouvoit rien promettre qui me fît si aise que la danse baladoire que vous dites qu’elle veut instituer à mon retour… Mais c’est fête baladoire* qu’il faut dire, vous corrompez le texte. »

19 M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 167.

20 Érasme, « De conscribendis epistolis » (1522), dans Erasmi opera omnia, Amsterdam, Oxford, North-Holland, 1971, t. I, vol. 2, p. 223.

21 Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992, p. 622.

22 Ibid., p. 541-547 pour la lettre de nouvelles (De nunciatione) et p. 549-554 pour la lettre laudative (De epistola collaudatoria).

23 Juan Luis Vives, De conscribendis epistolis (1536), éd. par Ch. Fantazzi, Leiden, New York, Köln [etc.], E.-J. Brill, 1989, p. 32-33. Traitant des lettres de louange, Vives conseille à l’épistolier, lorsqu’il énumère les vertus de son destinataire, de se prémunir contre le reproche de flatterie : « nous devons montrer que nous avons découvert ces vertus de nous-mêmes […] ou que nous en avons entendu parler par ceux qui en ont été bénéficiaires… ».

24 V. Voiture, Œuvres [2e éd.], op. cit., p. 384-385.

25 Ibid., p. 286.

26 V. Voiture, Œuvres, Paris, Charpentier, 1855, t. I, p. 306. Ce passage, absent des éditions du xviie siècle, a été édité par A. Ubicini, à partir des manuscrits Conrart. C’est pourquoi l’orthographe est ici modernisée, contrairement à ce qu’il en est dans les citations précédentes, tirées d’éditions du xviie siècle.

27 Pour un point sur cette notion d’effacement énonciatif – manière d’objectiver son discours en effaçant les marques d’énonciation ou en posant un énonciateur universel –, voir les travaux d’Alain Rabatel, notamment : A. Rabatel (dir.), « Effacement énonciatif et discours rapportés », Langages, n° 156, 2004.

28 Voir L. Rosier, op. cit., p. 42.

29 Ibid.

30 Érasme, « De conscribendis epistolis », op. cit., p. 541.

31 V. Voiture, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1650 [1e éd.], p. 457-458. Tout ce passage a été supprimé, dès la 2e édition de 1650.

32 V. Voiture, Œuvres [1855], op. cit., p. 390-391 (sur l’orthographe de cette citation, modernisée, voir supra, note 26).

33 Sur le phénomène de mise à distance, voir Laurence Rosier, qui analyse des formes en on dit que…, il paraît que… : Le Discours rapporté, histoire, théories, pratiques, Paris-Bruxelles, De Boeck & Larcier, éd. Duculot, 1999, p. 172-178.

34 V. Voiture, Œuvres [1656], op. cit., p. 153.

35 L. Rosier, Le Discours rapporté, op. cit., p. 19.

36 V. Voiture, Œuvres [1656], op. cit., p. 153.

37 Sur ce procédé d’aphorisation, voir Dominique Maingueneau, Phrases sans texte, Paris, A. Colin, 2012. Analysant les « aphorisations secondaires » (phrases détachées d’un texte source), il souligne que l’énonciation aphorisante est foncièrement ambivalente : tout à la fois ancrée et détachée de la situation d’énonciation.

38 Josette Rey-Debove, Le Métalangage : étude linguistique du discours sur le langage, Paris, A. Colin, 1997, p. 266 (« Le discours à connotation autonymique est une sorte de cryptodialogue intérieur à une seule énonciation, où l’énonciateur a le beau rôle : c’est lui qui observe, c’est lui qui s’amuse, se moque, s’indigne des paroles de l’autre »).

39 P. Costar et V. Voiture, Entretiens, op. cit., p. 615. Voiture cite ici l’Énéide (VI, v. 456, 458 et 463) : « C’était vrai, je le vois, ce qu’on m’avait conté […] j’en jure par les étoiles […] je n’ai pu croire ». 

40 Ibid., p. 647. Voiture s’appuie sur deux citations de Sénèque, extraites Des bienfaits, II, 14, 4 (« Faire à nos solliciteurs de grands cadeaux qui seront leur perte revient, sous des dehors de bonté et d’amabilité, à les haïr » ; « Céder à d’instantes sollicitations pour faire le malheur de celui qui nous les adresse, c’est une forme de bonté qui tient du barbare »).

Bibliographie

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Pour citer ce document

Cécile Tardy, «Les paroles rapportées dans la correspondance de Voiture : le dialogisme au cœur de l’énonciation épistolaire», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles), Partie 1. Formes et fonctions du discours d’autrui dans la lettre familière, mis à jour le : 10/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/559-les-paroles-rapportees-dans-la-correspondance-de-voiture-le-dialogisme-au-coeur-de-l-enonciation-epistolaire.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Tardy

Université de Limoges, CeReS