Dossier Acta Litt&Arts : Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles)

Fabien Girard

Le discours rapporté dans les anecdotes épistolaires de Diderot

Résumé

La correspondance de Diderot est une œuvre immense et riche. Le discours rapporté y est omniprésent, et particulièrement dans les anecdotes de l’épistolier. Ces dernières étant en grande partie adressées à Sophie Volland, elle est donc la destinataire principale du discours rapporté. L’emploi de ce discours est des plus éclectiques : tantôt la parole vive est insérée dans l’anecdote, tantôt cette dernière est en fait un prétexte pour recourir au discours rapporté. Et ce, qu’il s’agisse des formes mimétiques autant que diégétiques. En fonction des contextes épistolaires et des destinataires, le discours rapporté prend des formes diverses ; l’objectif de ce travail est de présenter une vue d’ensemble ou un état des lieux de l’emploi du discours rapporté dans les anecdotes épistolaires de Diderot.

Texte intégral

1Cet article propose une vue d’ensemble qui va tenter de rendre compte de l’utilisation du discours rapporté dans les anecdotes épistolaires de Diderot.

  • 1 Sur ce point, voir Fabien Girard, Les Anecdotes dans la correspondance de D...

2Avant de rentrer véritablement dans le sujet, il convient de revenir brièvement sur la définition du terme « anecdote » afin d’en tracer les contours. Concernant la correspondance de Diderot, j’appelle anecdote tout micro-récit autonome inséré dans une lettre, qui est désigné en tant que tel par un substantif qui en caractérise le genre, et qui se superpose au champ de l’information1. Ces récits prétendent à une certaine authenticité ou véridicité.

Anecdotes historiques et anecdotes épistolaires

  • 2 Louis-Georges Goussier, « Anecdotes », dans Encyclopédie, ou dictionnaire r...

  • 3 À noter que Diderot rapporte aussi bien les paroles d’un tiers que les sien...

3Il existe cependant deux types essentiels d’anecdotes à distinguer : les anecdotes historiques et épistolaires. Le premier n’est en rien comparable avec le second. En effet, Les Anecdotes de Florence ou l’histoire secrète de la maison de Médicis de Varillas ou les Anecdotes sur la révolution de Russie en l’année 1762 de Rulhière sont des ouvrages qui témoignent en général de la volonté de rétablir une vérité historique (du moins en apparence), de révéler les « histoires secrètes de faits qui se sont passés dans l’intérieur du cabinet ou des cours des princes2 » pour reprendre la définition que propose l’Encyclopédie. Il est évident que cela ne peut pas correspondre à la pratique épistolaire de l’anecdote, plus mondaine et parfois de l’ordre de la rumeur ou du cancan. Il n’est plus question de l’histoire majuscule, mais simplement d’histoires prétendument avérées. J’ai consigné environ cent-quatre-vingt anecdotes dans les lettres de Diderot. Elles relèvent soit du récit d’une action physique, soit de la parole rapportée3. C’est naturellement le discours rapporté qui va nous intéresser. L’épistolier appelle ces micro-récits « bavardage », « discours », « entretien », « mot » ou encore « cas de conscience ».

Situations épistolaires favorables

  • 4 Sophie Volland, sa maîtresse, est en marge et ne peut être rapprochée d’auc...

4Au xviiie siècle, on le sait, le commerce épistolaire est long et onéreux. Lorsque Diderot prend sa plume pour écrire une lettre, il est mu par une véritable motivation. Toutefois, toutes les personnes auxquelles il écrit ne peuvent pas être comprises comme un ensemble homogène. Les motivations à l’origine de la lettre mettent en évidence deux catégories de destinataires distinctes4. Les premiers sont des correspondants occasionnels. Diderot ne leur écrit pas par plaisir mais parce qu’ils sont liés par une chose ou une autre. Les autres sont ceux auxquels il écrit par envie et avec lesquels il entretient des rapports (souvent) amicaux. Il existe généralement une certaine régularité dans la fréquence de leurs échanges postaux. L’intention est donc très différente. Pour les premiers, il s’agit de la réponse à un besoin, alors que pour les seconds, correspondre est presque toujours lié au plaisir de s’échanger des nouvelles. Le principe est le même à propos du récit d’une anecdote. Notre première hypothèse est la suite logique de ce constat : dans les anecdotes épistolaires de Diderot, la retranscription de la parole vive est potentiellement un phénomène qui est en lien avec le plaisir de partager.

5Dans la correspondance de l’encyclopédiste, il existe de nombreux contextes qui favorisent l’emploi du discours rapporté. Ce recours est naturellement lié aux situations épistolaires favorables à l’emploi d’une anecdote. Par conséquent aux fonctions et enjeux des anecdotes. Enjeux qui sont eux-mêmes intimement en relation avec le destinataire auquel Diderot s’adresse, car il paraît évident que l’épistolier n’est pas animé par les mêmes motivations lorsqu’il écrit à des connaissances, à ses amis ou bien encore à sa maîtresse, Sophie Volland. Ainsi, le discours rapporté est lié à l’anecdote, qui est elle-même liée à la lettre, qui entretient, elle, des liens étroits avec le destinataire. Si des situations favorables existent, alors elles varient en fonction du destinataire auquel l’épistolier s’adresse. Quant au discours rapporté, suivant ce même critère, il est également susceptible de poursuivre des enjeux différents en fonction du destinataire.

6Concernant les destinataires occasionnels, la faible quantité d’exemples ne nous permet pas de parvenir à des conclusions significatives. En effet, Diderot n’adresse qu’une vingtaine d’anecdotes à ces destinataires-ci, et sur cette vingtaine, seules quelques-unes contiennent du discours rapporté. Ce premier constat nous amène à considérer que le discours rapporté n’est pas une pratique littéraire que Diderot utilise avec le tout-venant ; au contraire, il semblerait qu’il la réserve pour une sphère sociale plus proche ou plus intime.

  • 5 Les discussions épistolaires entre Diderot et Grimm ont par ailleurs contri...

7En ce qui concerne les correspondants réguliers, les exemples sont plus nombreux bien qu’ils soient pour l’essentiel adressés à Grimm ou à Falconet. Pour le rédacteur de la Correspondance littéraire, le discours rapporté apparaît dans des anecdotes de nouvelles5 ; alors que pour le sculpteur, il est en lien avec des discussions moins frivoles, qui sont pour la majorité d’ordre esthétique ou philosophique. Pour Falconet, les anecdotes sont en effet exemplaires et opèrent comme un argument.

8Concernant sa maîtresse, les exemples sont légions. En effet, sur les quelques cent-quatre-vingt-cinq anecdotes que nous avons relevées dans la correspondance du philosophe, cent-vingt-huit sont adressées à Sophie Volland. Il est donc logique qu’il y ait davantage de discours rapporté pour cette correspondante. Les situations épistolaires propices au discours rapporté sont de deux natures différentes : soit il s’agit d’anecdotes rapportées dans le cadre des nouvelles du monde, c’est-à-dire ce journal que Diderot tient pour rendre sa maîtresse présente aux différents événements de son quotidien ; soit il s’agit d’anecdotes dans lesquelles les deux amants parlent de morale, dans lesquelles ils s’émeuvent des belles actions et s’indignent de celles qui font honte à l’espèce humaine

9Analyser les situations épistolaires favorables à l’emploi du discours rapporté conduit naturellement à s’intéresser à la place que la parole vive occupe dans l’anecdote.

Le discours rapporté dans l’anecdote

10La question du contexte épistolaire sous-tend effectivement la question de l’insertion du discours rapporté dans l’anecdote : est-ce le discours rapporté qui sert à enrichir l’anecdote ou, au contraire, l’anecdote n’a-t-elle vocation qu’à créer un contexte épistolaire pour la retranscription de la parole vive ? Dans le premier cas, le discours rapporté serait un adjuvant du récit, alors que dans le second, il serait son propre but (le reste de l’anecdote ne serait donc que contextualisation).

11Lorsque l’anecdote n’a d’autre vocation que de transmettre une nouvelle, le discours rapporté semble être introduit dans le but de donner du dynamisme et de la vivacité à la scène, de sorte que le lecteur puisse avoir le sentiment de la voir se dérouler sous yeux. Cette vitalité peut se traduire par un bon mot auquel on veut rendre toute sa force initiale. Ainsi, on ne rapporte l’anecdote que parce qu’elle contient une petite sentence amusante et propre à divertir le lecteur. Le 23 septembre 1762, Diderot raconte à Sophie Volland une petite anecdote amusante à propos du mauvais accent anglais du président de Montesquieu :

  • 6 Diderot, Correspondance, éd. G. Roth et J. Varloot, Paris, Minuit, IV, 23 s...

Il était à la campagne avec des dames, parmi lesquelles il y avait une Anglaise à qui il adressa quelques mots dans sa langue, mais si défigurée par une prononciation vicieuse, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire ; sur quoi le président lui dit : « Ah ! J’ai bien eu une autre mortification dans ma vie. J’allais voir à Blenheim le fameux Marlborough. Avant que de lui rendre ma visite, je m’étais rappelé toutes les phrases obligeantes que je pouvais savoir en anglais, et à mesure que nous parcourions les appartements de son château, je les lui disais. Il y avait bientôt une heure que je lui parlais anglais, lorsqu’il me dit : « Monsieur, je vous prie de me parler en anglais, car je n’entends pas le Français ».6

Outre qu’elle donne quelque vivacité à la scène, la parole mimétique est ici de l’ordre du divertissement. Sans le bon mot final, cette historiette se serait passée sans difficulté du discours rapporté. Il n’est employé que dans le but de donner une présence à la chute finale. Le même récit sous forme diégétique aurait sans doute perdu de son attrait, alors que le discours direct le rend particulièrement truculent. Toutefois, à n’en pas douter, Diderot aurait tout de même rapporté cette anecdote à Sophie Volland même sans le bon mot final, tant il se montre minutieux sur le récit des différents événements qui occupent ses journées lorsque sa maîtresse est en villégiature au château d’Isle. Par conséquent, ce n’est pas ici l’anecdote qui sert de contexte à la parole vive, mais bien le discours mimétique qui s’insère dans l’anecdote, et ce dans le but de donner une dimension plus attractive à la scène.

12Lorsque le discours rapporté intervient dans une discussion d’ordre esthétique ou philosophique, il opère généralement comme un argument. En février 1766, Diderot débat avec Falconet de l’influence de la postérité sur les actions présentes d’un individu. Le philosophe soutient le principe que « l’avenir répare les torts du présent ». Affirmant qu’« Il faut un salaire à l’homme, un motif idéal ou réel » pour « déployer toute son énergie », il illustre sa pensée par le récit d’un discours tenu par Fontenelle une dizaine d’années plus tôt :

  • 7 Ibid., VI, 15 février 1766, p. 92.

Un jour Fontenelle disait que s’il y avait dans un coffre un mémoire écrit de sa main, qui le peignît à la postérité comme un des plus grands scélérats du monde, et qu’il eût une démonstration géométrique que ce mémoire serait ignoré de son vivant, il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour le brûler. Ce discours fit peine à tous ceux qui l’entendirent, et personne ne le crut. C’est qu’il vient dans l’esprit qu’un homme aussi indifférent sur la mémoire qu’il laisse après lui, ne balancerait guère à commettre un crime si ce crime lui était utile, et qu’il eût la démonstration géométrique qu’il ne serait pas connu de son vivant. On n’aime pas ces gens-là qui mettent tant d’importance à la date.7

  • 8 Sur ce point, voir Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait v...

La représentation diégétique du discours de Fontenelle (au discours indirect) a vocation à donner une représentation concrète des arguments théoriques du philosophe. Cette représentation de l’idée opère comme un argument qui vise à discréditer les propos soutenus par le sculpteur. Le mépris de Fontenelle pour la postérité fait de la « peine », c’est une idée qui provoque de l’affliction et à laquelle on ne peut adhérer. Dans le cadre du débat d’idées, le discours rapporté opère comme un argument au service du propos de l’auteur de la lettre. Cependant, l’argument s’émancipe du contexte et de celui qui l’utilise : la voix de Diderot s’efface au profit d’une voix connue de tous et dont on reconnait unanimement le ridicule ; il s’agit d’un fait communément admis. Sa forme diégétique permet au philosophe de s’extirper du carcan étriqué du débat théorique pour amener le propos sur un morceau d’histoire. Le but n’est pas de persuader par la logique mais de faire sentir une vérité. L’argument repose sur l’exemplarité négative, sur le modèle à ne pas imiter, et correspond à la « forme de persuasion narrative » évoquée par Karine Abiven8. Ainsi, ce sont ici les circonstances qui encadrent la parole diégétique et non le discours rapporté qui s’insère dans l’anecdote.

13Ces deux exemples montrent que Diderot utilise la parole vive pour enrichir une anecdote, autant qu’il se sert de l’anecdote comme d’un prétexte pour le discours rapporté. Une lecture des anecdotes épistolaires de Diderot consacrée au discours rapporté montrerait sans doute qu’une forme n’est pas privilégiée au détriment de l’autre. Il les utilise au gré de ses besoins et des fantaisies de son esprit. Toutefois, cette étude pourrait envisager l’hypothèse que le discours mimétique (le discours direct) serait plus fréquemment inséré dans l’anecdote, alors que la forme diégétique aurait plus naturellement tendance à être son propre but.

14Cependant, nous pouvons dès à présent suivre une autre piste : bien que Diderot ne semble pas privilégier une forme au détriment de l’autre, il est néanmoins permis d’envisager que le recours à l’une ou l’autre puisse trahir ses intentions.

Formes mimétiques et diégétiques

15Si l’on part du postulat que la forme mimétique (via le DD) est liée à la formule, à la manière de dire, et que la forme diégétique (via le DI) est elle liée au fond, à l’idée générale, alors il semble en effet judicieux de supposer que les enjeux du recours au discours rapporté soient liés à la manière dont Diderot le retranscrit. Autrement dit, le discours mimétique serait en lien avec le plaisir des mots, alors que le diégétique serait d’ordre intellectuel. Cette hypothèse, si elle se vérifie, témoignerait d’une approche personnelle du discours rapporté et par conséquent d’une pratique littéraire particulière.

16Concernant la forme diégétique, comme nous l’avons vu avec l’anecdote du coffre de Fontenelle, la manière de retranscrire le discours n’a que peu d’importance. Ce qui fait l’intérêt et le sens de l’anecdote, c’est bien la signification de son discours. Peu importe, finalement, que le savant ait dit de telle ou telle manière qu’il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour brûler le document. La manière n’est pas aussi importante que le fond. Ce qui a une réelle importance dans la réflexion de Diderot, ce qui représente son argument, c’est le fond du propos, c’est-à-dire que Falconet adopte le même système de pensée que Fontenelle.

17Concernant la forme mimétique, si le discours rapporté est lié à la manière de dire, alors nous pouvons supposer que la forme de la parole a son importance. Il est donc permis de penser que la forme mimétique est en lien avec l’art de la formule ou avec la sentence mémorable. Ainsi, si Diderot a pris du plaisir à entendre un bon mot, alors il le retranscrit a priori comme il l’a entendu dans le but de partager ce plaisir avec son destinataire. Le 31 août 1760, Diderot raconte à sa maîtresse l’histoire d’un petit garçon d’environ cinq ans qui a mouché un prélat :

  • 9 Diderot, Correspondance, op. cit., III, 31 août 1760, p. 45.

Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu’il y a ici un enfant de cinq au plus qu’on promène de maison en maison, d’académie en académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveilles et qui a une force de jugement peu commune. Vous en jugerez par sa réponse à M. l’évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d’entretien, prit une pêche et lui dit : « Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dîtes où est Dieu. – Et moi, monseigneur, lui répondit l’enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n’est pas ».9

Bien que Diderot prenne un plaisir non dissimulé à rapporter cette petite histoire, ce sont les paroles de l’enfant qui sont véritablement à l’origine du récit. La réponse du jeune garçon est autant une réponse amusante qu’une sentence mémorable à la manière des apophtegmes de Diogène Laërce. Il s’agit d’une parole marquante que Diderot transmet pour la diffuser et pour partager le plaisir qu’il a ressenti en l’entendant. Dans le cas présent, le discours rapporté est donc son propre but. Si l’épistolier prend la peine de dire à sa maîtresse « vous en jugerez par sa réponse », c’est bien que la réponse en question (et surtout la formule de cette réponse) est la véritable motivation à l’origine du récit. Certes, le fond du propos présente un intérêt certain aux yeux de Diderot, mais il aurait très bien pu la retranscrire de manière diégétique. S’il a utilisé la forme mimétique, c’est, certes, parce que la répartie de l’enfant présente de l’intérêt pour et par elle-même, mais surtout parce que la formule est mémorable.

18Si, dans ce dernier exemple, le discours mimétique pourrait effectivement se comprendre comme une pratique littéraire, car c’est bien la manière de dire que la forme met en évidence, ce n’est cependant pas une vérité irréfutable. C’est un fait, il arrive que l’épistolier recoure au discours mimétique sans que cela soit lié plus à la forme qu’au fond. En effet, le 5 août 1762, Diderot raconte à sa maîtresse une belle action dont il a été le témoin et dans laquelle le discours rapporté mimétique ne s’attache pourtant pas plus à la forme qu’au fond :

  • 10 Ibid., IV, 5 août 1762, p. 90-91.

J’ai été témoin, il n’y a pas longtemps, d’une bonne action et bien faite. Une pauvre femme avait un procès contre un prêtre de Saint-Eustache. Elle n’était pas en état de le poursuivre. Un honnête homme indigné s’en est chargé. On a gagné ; mais lorsqu’on a été chez le prêtre pour mettre la sentence à exécution, il n’y avait plus ni prêtre, ni meuble, ni quoi que ce soit. Cela n’a pas empêché la pauvre femme de sentir l’obligation qu’elle avait à son protecteur, et elle est venue l’en remercier et lui témoigner le regret qu’elle avait de ne pouvoir lui rembourser les frais de la plaidoirie. En causant elle a tiré une mauvaise tabatière de sa poche, et elle ramassait avec son doigt le peu de tabac qui restait au fond. Son bienfaiteur lui a dit : « Ah ! ah ! Vous n’avez point de tabac. Donnez-moi votre tabatière que je la remplisse ». Il a pris la tabatière et il a mis deux louis au fond, qu’il a couverts de tabac. Voilà une action généreuse qui me convient, et à vous aussi, n’est-ce pas ? Donnez ; mais si vous pouvez, épargnez au pauvre la honte de tendre la main.10

En soi, la parole mimétique n’apporte rien à la scène au niveau de la forme. À n’en pas douter, l’épistolier n’utilise pas ce type de discours pour mettre en évidence une manière de dire, il raconte simplement une histoire. Si ce même récit était raconté sous la forme d’un discours diégétique, le contenu n’en serait pas dénaturé. Certes, recourir au discours rapporté mimétique revient à personnifier l’acte anonyme, à donner une certaine réalité à l’auteur de cette action et transforme l’histoire en fait prétendument réel, mais la beauté de la formule n’est pas à l’origine de la parole mimétique. La véritable motivation de Diderot, c’est le fond de l’histoire, c’est la belle action qu’il veut partager avec Sophie Volland (qui les affectionne particulièrement). Utiliser la parole mimétique est une manière de donner vie à cette histoire et à l’homme qui en est à l’origine.

  • 11 Sur ce point, voir notamment Franck Salaün, L’Autorité du discours, Recher...

19Étudier la question des intentions de l’épistolier laisse entrevoir un dernier axe de réflexion. On le sait, utiliser la parole rapportée est susceptible de représenter une tentative pour légitimer son propre discours. Ainsi, il faut s’interroger sur la volonté qui anime l’épistolier lorsqu’il cite un tiers afin de comprendre si cette mention relève de la question de l’autorité du discours11. Dans le cas des anecdotes épistolaires de Diderot, et lorsque la parole rapportée est exemplaire, est-ce que l’épistolier l’utilise pour tenter de légitimer son propre discours ? Voire, c’est une possibilité, dans le but de soutenir le propos qu’il rapporte ?

L’autorité du discours rapporté

20La question de la légitimité du discours est encore aujourd’hui une question épineuse et cette étude n’a pas la prétention de la résoudre. Il s’agit simplement de tenter d’apporter un éclairage ponctuel sur l’emploi que fait Diderot du discours rapporté dans les anecdotes de sa correspondance. Il est en effet tout à fait possible que l’épistolier ait pu avoir la volonté de soutenir la parole rapportée ou de l’utiliser au service de son propre discours.

21Il est évident que cette réflexion n’interroge pas l’ensemble des discours rapportés dans les anecdotes épistolaires de Diderot. Il n’est en effet nullement question d’autorité dans bien des anecdotes, à l’exemple de celle du mauvais accent anglais du président de Montesquieu. Il nous faut donc, préalablement, rappeler le fonctionnement du recours à l’autorité du discours et limiter son champ d’action dans les anecdotes épistolaires.

  • 12 Diderot, « Autorité dans les discours et dans les écrits », dans Encyclopé...

  • 13 Op. cit., III, 2 au 6 ou 8 novembre 1760, p. 229-230.

22Concernant le premier point, et selon l’article « Autorité » du premier volume de l’Encyclopédie, l’« Autorité dans les discours et dans les écrits » repose sur « le droit qu’on a d’être cru dans ce qu’on dit […] Ce droit est fondé sur le degré de science et de bonne foi, qu’on reconnaît dans la personne qui parle12 ». Cette question est donc directement en lien avec l’emploi du discours rapporté. Au début du mois de novembre 1760, Diderot écrit à Sophie Volland que ce droit est accru lorsque l’on appuie » son récit de l’autorité immédiate d’un personnage important13 », soit le principe de l’argument d’autorité. Autrement dit, il s’agit d’invoquer les mots d’une personne de renom pour appuyer son propre discours.

  • 14 Op.cit., II, 27 novembre 1758, p. 94.

  • 15 Emmanuel-Félicité de Dufort, duc de Duras, est un militaire et homme polit...

23Concernant le second point, la question de l’autorité du discours ne se peut concevoir que dans le cadre d’anecdotes exemplaires, morales ou réflexives. Aussi, une nouvelle fois, il est nécessaire de s’intéresser à la question des différents types de destinataires. Comme précédemment, les exemples sont peu nombreux pour les correspondants occasionnels. Nous pouvons relever çà et là quelques phrases qui sous-tendent une forme de revendication d’autorité dans le discours rapporté, à l’instar de ces quelques lignes écrites à Mme Riccoboni en novembre 1758, et dans lesquelles Diderot éprouve ses premières théories sur le théâtre : « Voici un trait que M. le duc de Duras vous racontera bien mieux que je ne vous l’écrirai. Il en a été témoin14 ». Si l’on suppose que l’épistolier tient cette anecdote du duc de Duras en personne, alors cet exemple montre qu’il installe son discours sous la garantie du directeur de la Comédie française et de la Comédie italienne15 ; mais il s’agit d’un cas isolé. Encore une fois, les destinataires occasionnels sont plus sources de questions que de réponses.

24Pour les anecdotes adressées aux correspondants réguliers, Diderot relate essentiellement ses propres paroles. En effet, la parole rapportée est bien souvent utilisée pour rendre compte d’un discours qu’il a lui-même tenu à telle ou telle personne. Ce qui exclu de facto la question de l’autorité du discours. Dans les autres cas, le discours rapporté n’est pas lié à la volonté de légitimer ses propos. Même lorsque l’anecdote a une fin argumentative. En effet, l’anecdote du coffre de Fontenelle relève bien d’une volonté d’argumenter, mais il n’est nullement question de l’autorité d’un tiers, seulement du bon sens collectif. Pour ces correspondants-ci, il faut envisager l’hypothèse que le philosophe n’éprouve pas le besoin de devoir placer son discours sous l’égide de celui d’un autre.

  • 16 Sur ce point, voir Fabien Girard, Les Anecdotes dans la correspondance de ...

  • 17 Diderot, Correspondance, op. cit., III, 2 au 6 ou 8 novembre 1760, p. 225.

  • 18 Ibid., III, 12 octobre 1761, p. 334.

  • 19 Ibid., IV, 18 juillet 1762, p. 57.

  • 20 Ibid., VIII, 26 octobre 1768, p. 206.

25À propos du discours rapporté dans les anecdotes à Sophie Volland, la question admet cette fois-ci une réponse plus ferme que les précédentes. Ce sont des anecdotes essentiellement morales ou réflexives. C’est un fait, Diderot n’a pas besoin de revendiquer auprès de sa maîtresse le droit d’être cru. Il l’a déjà. Est-ce qu’au contraire il tente de légitimer l’auteur des propos qu’il rapporte ? Pas davantage. L’épistolier ne prétend pas s’élever au rang de personne ayant ce droit, pas plus qu’il ne souhaite accréditer l’auteur des propos qu’il rapporte. Il cherche simplement à garantir à sa maîtresse l’authenticité des propos qu’il lui écrit16. Par ailleurs, dans les lettres à Sophie Volland, Diderot ne mentionne que très rarement les sources de ses anecdotes et, par conséquent, des propos rapportés qu’elles contiennent. À l’évidence, c’est bien qu’il n’est pas en quête d’autorité avec sa maîtresse et qu’il ne cherche pas non plus à légitimer un autre discours que le sien. Enfin, les rares anecdotes qui rapportent les propos d’un tiers identifiable (nous en avons relevé trente-deux) sont simplement accompagnées d’une mention visant à asseoir la crédibilité du propos. Nous pouvons mentionner, entre autres : « C’est un fait certain, car le baron ne ment pas17 », « En voici une vraie, s’il en fut jamais18 », « ce n’est point un cas de conscience imaginaire, comme on s’amuse à en compliquer pour s’amuser soi et embarrasser les docteurs de Sorbonne, mais c’est un fait19 » ou encore : « Ce volume, c’est moi qui l’ai écrit. C’est la chose comme elle s’est passée20 ». Ainsi, donc, dans ces anecdotes, le discours rapporté est un moyen et non une fin. Un moyen car Diderot y recourt pour donner à penser à Sophie Volland et pour penser avec elle. Les paroles rapportées ne sont qu’un moyen de parvenir à la réflexion, elles n’ont pas pour fin de légitimer son discours.

Conclusion

26Cette étude n’avait pas la prétention d’explorer tous les recoins de l’emploi du discours rapporté dans les anecdotes épistolaires de Diderot, mais de proposer une première vue d’ensemble. C’est une ébauche qui nécessite certes d’être approfondie, mais qui offre des pistes de travail, à l’exemple des enjeux de l’utilisation de la parole vive. Il est en effet possible de supposer que le discours mimétique serait majoritairement inséré dans l’anecdote, alors que la forme diégétique serait quant à elle son propre but.

27Il arrive très souvent dans l’œuvre de Diderot que les questionnements n’admettent pas de réponses péremptoires. Pour la correspondance en particulier, il est bien souvent nécessaire de décomposer la question en différentes catégories de destinataires pour obtenir des réponses signifiantes. Et en ce qui concerne le discours rapporté, il est important de noter qu’il est essentiellement adressé à Sophie Volland, elle en est la véritable destinataire.

28Cependant, une fois quelques distinctions établies, on remarque que des schémas se dessinent en filigrane. Certes, il n’est apparemment pas permis de relier la forme mimétique à la manière de dire, pas plus que nous pouvons affirmer que le discours diégétique est toujours en lien avec le fond de l’anecdote ; toutefois, il est permis de penser que le choix de l’une ou l’autre forme puisse trahir les intentions de l’épistolier.

29Enfin, la question de l’autorité du discours trouve elle une réponse ferme. Diderot ne revendique aucune autre autorité que la sienne lorsqu’il se réfère aux propos d’un tiers. Il ne ressent le besoin d’asseoir sa crédibilité ni devant ses correspondants réguliers ni devant Sophie Volland. Les mentions de ses sources n’ont aucun autre but que de garantir l’authenticité prétendue de l’anecdote qu’il rapporte.

Notes

1 Sur ce point, voir Fabien Girard, Les Anecdotes dans la correspondance de Diderot, Thèse de doctorat de l’Université Paul Valéry Montpellier-3, 2017.

2 Louis-Georges Goussier, « Anecdotes », dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, I, 1751, p. 452.

3 À noter que Diderot rapporte aussi bien les paroles d’un tiers que les siennes.

4 Sophie Volland, sa maîtresse, est en marge et ne peut être rapprochée d’aucun autre correspondant.

5 Les discussions épistolaires entre Diderot et Grimm ont par ailleurs contribué à alimenter la gazette manuscrite.

6 Diderot, Correspondance, éd. G. Roth et J. Varloot, Paris, Minuit, IV, 23 septembre 1762, p. 161-162.

7 Ibid., VI, 15 février 1766, p. 92.

8 Sur ce point, voir Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, de Tallemant des Réaux à Voltaire, Paris, Classiques Garnier, 2015.

9 Diderot, Correspondance, op. cit., III, 31 août 1760, p. 45.

10 Ibid., IV, 5 août 1762, p. 90-91.

11 Sur ce point, voir notamment Franck Salaün, L’Autorité du discours, Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l’Europe des Lumières, Paris, Champion, Les dix-huitièmes siècles, 147, 2010 ; et Diderot, « Autorité dans les discours et dans les écrits », dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, I, 1751, p. 900-901.

12 Diderot, « Autorité dans les discours et dans les écrits », dans Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, I, 1751, p. 900-901.

13 Op. cit., III, 2 au 6 ou 8 novembre 1760, p. 229-230.

14 Op.cit., II, 27 novembre 1758, p. 94.

15 Emmanuel-Félicité de Dufort, duc de Duras, est un militaire et homme politique français qui fut premier gentilhomme de la Chambre du roi. Nommé en 1757 directeur de la Comédie Française et de la Comédie Italienne, il est également élu à l’Académie française le 2 mai 1775.

16 Sur ce point, voir Fabien Girard, Les Anecdotes dans la correspondance de Diderot, op.cit.

17 Diderot, Correspondance, op. cit., III, 2 au 6 ou 8 novembre 1760, p. 225.

18 Ibid., III, 12 octobre 1761, p. 334.

19 Ibid., IV, 18 juillet 1762, p. 57.

20 Ibid., VIII, 26 octobre 1768, p. 206.

Bibliographie

Abiven, Karine, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, de Tallemant des Réaux à Voltaire, Paris, Garnier, 2015.

Diderot, Correspondance, éd. G. Roth et J. Varloot, Paris, Minuit, 1955-1970, 16 vol. 

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Girard, Fabien, Les Anecdotes dans la correspondance de Diderot, thèse de doctorat de l’Université Paul Valéry Montpellier-3, 2017.

Rulhière, Claude-Carloman (de), Anecdotes sur la révolution de Russie en l’année 1762, Paris, Gallimard, Le Cabinet des lettrés, 2006.

Salaün, Franck, L’Autorité du discours, Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l’Europe des Lumières, Paris, Champion, Les dix-huitièmes siècles, 147, 2010.

Varillas, Antoine, Les Anecdotes de Florence ou l’histoire secrète de la maison de Médicis, éd. M. Bouvier, Paris, Presses Universitaires de Rennes, Textes rares, 2004.

Pour citer ce document

Fabien Girard, «Le discours rapporté dans les anecdotes épistolaires de Diderot», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles), Partie 2. Paroles publiques, paroles privées, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/565-le-discours-rapporte-dans-les-anecdotes-epistolaires-de-diderot.

Quelques mots à propos de :  Fabien  Girard

IRCL UMR 5186 – Université Paul Valéry Montpellier-3