Dossier Acta Litt&Arts : Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles)
L’amitié à l’épreuve des discours rapportés dans les lettres de Mme du Deffand, de Mme de Choiseul et de l’abbé Barthélemy
Résumé
L’étude de la source des paroles rapportées et de leur insertion dans les lettres familières échangées entre Mme du Deffand, Mme de Choiseul et l’abbé Barthélemy de 1761 à 1780, met au jour une dialectique d’autant plus complexe entre la parole publique et la parole privée que le Cabinet noir ouvre les lettres envoyées et reçues par les Choiseul exilés à Chanteloup à partir de 1770. D’un point de vue interpersonnel, la polyphonie énonciative établie entre les épistoliers participe du roman de l’amitié. Dans sa gazette épistolaire, l’abbé raconte la vie quotidienne à Chanteloup dans des anecdotes riches de paroles rapportées au discours direct dont la fonction est d’abolir la distance qui sépare les épistoliers. Mais au fil du temps, l’amitié est mise à l’épreuve. L’affaire avec Mme d’Aiguillon cristallise, en 1771, les enjeux des discours rapportés dans le contexte épistolaire ; elle est l’occasion pour Mme du Deffand de montrer aux Choiseul sa fidélité malgré des fréquentations qui peuvent leur déplaire. La querelle de mots révèle l’enjeu politique de l’interprétation de paroles prononcées dans un contexte, rapportées dans les lettres et parfois déformées. Les rumeurs alimentent les on-dit que Mme du Deffand raconte en alternant discours narrativisé, discours indirect et discours direct. L’utilisation du discours direct apporte alors une preuve interne au discours épistolaire de la fiabilité de l’épistolière qui mérite la confiance des Choiseul.
Texte intégral
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1 M. Charrier-Vozel, « L’anecdote dans la correspondance de Mme du Deffand, d...
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2 Correspondance complète de Mme du Deffand avec la Duchesse de Choiseul, l’a...
1Dans la continuité d’un article intitulé « L’anecdote dans la correspondance de Mme du Deffand, de Mme de Choiseul et de l’abbé Barthélemy : choses vues, choses entendues1 », je propose de m’intéresser aux fonctions et aux enjeux des discours rapportés dans cette célèbre correspondance2.
2L’étude de la source des paroles rapportées et de leur insertion dans les lettres familières met au jour une dialectique d’autant plus complexe entre la parole publique et la parole privée que le Cabinet noir ouvre les lettres envoyées et reçues par les Choiseul exilés à Chanteloup.
3D’un point de vue interpersonnel, la polyphonie énonciative établie entre Mme du Deffand, Mme de Choiseul et l’abbé Barthélemy participe du roman de l’amitié. Dans sa gazette épistolaire, l’abbé raconte la vie quotidienne à Chanteloup : ses disputes avec la duchesse, la réception des lettres de Mme du Deffand ainsi que les visites inattendues que reçoivent les Choiseul sont évoquées dans des anecdotes riches de paroles rapportées au discours direct. Alors qu’elle craint d’avoir contrarié sa correspondante, la marquise imagine même le 8 janvier 1773, un dialogue fictif entre Mme de Choiseul et l’abbé Barthélemy, alimentant ainsi une belle image.
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3 M. Charrier-Vozel, « Politiquer par lettres : Mme du Deffand et Mme de Choi...
4Mais au fil du temps, l’amitié est mise à l’épreuve. L’affaire avec Mme d’Aiguillon cristallise, en 1771, les enjeux des discours rapportés dans le contexte épistolaire ; elle est l’occasion pour Mme du Deffand de montrer aux Choiseul sa fidélité malgré des fréquentations qui peuvent leur déplaire. La querelle de mots révèle l’enjeu politique de l’interprétation de paroles prononcées dans un contexte, rapportées dans les lettres et parfois déformées3. En cette période de grande instabilité, les rumeurs alimentent les on-dit que Mme du Deffand, qui participe à de nombreux soupers, raconte en alternant discours narrativisé, discours indirect et discours direct. L’utilisation du discours direct apporte alors une preuve interne au discours épistolaire de la fiabilité de l’épistolière qui mérite la confiance des Choiseul.
Triangularité épistolaire
5Numismate réputé, nommé Directeur du Cabinet des Médailles en 1753, l’abbé Jean-Jacques Barthélemy qui a renoncé à la prêtrise, s’est lié d’amitié avec le duc Etienne-François de Stainville, ambassadeur de France à Rome qui lui a demandé de l’accompagner en Italie. Depuis ce séjour, l’abbé partage la vie des Choiseul, allant jusqu’à accompagner le couple à Chanteloup à la fin de l’année 1770 lorsque Louis XV renvoie, le 24 décembre, son secrétaire aux Affaires Etrangères, à la Guerre et à la Marine.
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4 M. Glotz et M. Maire, Les salons au XVIIIe siècle, Hachette, 1945.
6Dix ans auparavant, en 1760, les liens entre Mme du Deffand et Louise Honorine de Crozat du Châtel qu’elle connaît depuis son enfance, se sont resserrés alors que la vieille dame s’est disputée avec Julie de Lespinasse. À cette date commence la correspondance entre Marie la « petite-fille » et Louise Honorine la « grand’maman » de trente-neuf ans sa cadette. Selon Marguerite Glotz et Madeleine Maire4, Mme du Deffand s’amuse à appeler ainsi la duchesse car un Choiseul aurait autrefois épousé sa grand-mère.
7Au seuil de la correspondance, fixant les modalités du contrat épistolaire dès 1760, Louise Honorine dont l’époux est encore l’influent chef du gouvernement de Louis XV, raconte une scène de sa vie quotidienne dans laquelle se mêlent discours direct, discours indirect et discours indirect libre :
5 Mme du Deffand, Correspondance complète, op. cit., Lettre IX, décembre 1761...
On me crie de l’autre chambre : « Madame, voilà les trois quarts ; le roi va passer pour la messe… – Allons ! vite ! vite ! mon bonnet, ma coiffe, mon manchon, mon éventail, mon livre : ne scandalisons personne. Ma chaise, mes porteurs ; partons ! » – J’arrive de la messe ; une femme de mes amies entre presque aussitôt que moi ; elle est en habit ; mon très-petit cabinet est rempli de la vastitude de son panier. […] Enfin elle est partie ; reprenons ma lettre ; mais on vient me dire que le courrier de Paris va partir : « Il demande si madame n’a rien à lui ordonner. – Eh ! si fait, vraiment ! J’écris à ma chère enfant ; qu’il attende ».5
La variété des discours rapportés ainsi que l’utilisation du présent de narration et de l’hypotypose font de Mme du Deffand le témoin privilégié de la vie d’une épouse accaparée par de multiples sollicitations et soumise à de nombreuses contraintes. L’évocation d’une journée bien remplie par diverses affaires domestiques qui occupent toute la lettre, s’achève selon un lieu commun du discours amical, sur l’engagement de tout se dire, ainsi que sur la promesse d’adoucir les maux de la vie.
8Mais au fil de l’échange, c’est au fidèle abbé Barthélemy, dont la grand-maman loue la virtuosité de la plume, que revient la fonction de raconter les journées à Chanteloup. L’amitié de Mme du Deffand et de Mme de Choiseul reposant notamment sur le goût partagé de la lecture, l’abbé rapporte le 3 février 1769, un épisode cocasse pour le plus grand plaisir de Mme du Deffand qui a activement contribué à l’envoi de livres d’Angleterre :
6 Ibid., Lettre CXV, 3 février 1769, vol. 1, p. 190-191.
La grand’maman me charge de vous raconter une scène qui nous fit bien rire : un moment avant notre départ, elle disait au grand-papa qu’on avait remis chez elle, à Versailles, un ballot contenant trois exemplaires d’un ouvrage imprimé en Angleterre et qu’on ne retrouvait plus. Je l’ai reçu, dit le grand’papa, et j’ai payé à l’ambassadeur d’Angleterre deux cents louis pour les trois exemplaires. – Et qu’en avez-vous fait ? lui dit la grand’maman – J’en ai envoyé un à la bibliothèque du roi, un second au dépôt des affaires étrangères, j’ai gardé le troisième. – Mais ils n’étaient pas pour vous, ils étaient pour la petite-fille, le petit oncle et l’abbé !... et sur cela des rires sans fin.6
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7 Ibid., Lettre CXXIII, 6 mai 1769, vol. 1, p. 200.
L’abbé invite sa lectrice à « se représenter cette suite de questions, de surprise et d’embarras » qui transforme un contretemps en une scène de comédie. Au mois de mai de la même année, il prend l’initiative de commencer ce qu’il appelle « les grandes chroniques de Chanteloup, contenant les oisivetés, repos, silences, occupations et autres événements remarquables de la vie passive qu’on y mène7 ».
9Dans le trio épistolaire qu’il forme avec les deux amies, l’abbé se livre en définitive très peu, confiant le 3 mars 1772, avoir adopté la place de l’observateur :
8 Ibid., Lettre CCCXXIX, 3 mars 1772, vol. 2, p. 144.
Je me place comme un bloc dans un coin, dans un coin, et je vois ceux qui vont, viennent et agissent, comme un rocher qui voit à ses côtés bondir des chevreuils.8
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9 Ibid., Lettre LXXII, 21 juin 1767, vol. 1, p. 122.
Relais entre les deux femmes, l’abbé, selon Mme du Deffand, entre « pour beaucoup dans la récapitulation » qu’elle fait « des bonheurs de la grand’maman »9.
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10 Ibid.
10Dans ses chroniques, l’abbé s’efface donc derrière ses personnages dont il adopte la voix et le style. Les passages au discours direct abondent, transformant la lettre en une comédie ou en un drame bourgeois dans lequel l’épistolier exalte la patience et la sagesse de celle qui est, selon Mme du Deffand, « une éclatante divinité10 ». Dans la lettre du 10 juillet 1769, l’abbé Barthélemy raconte ainsi comment Mme de Choiseul que le peuple prend pour « la bonne vierge », décide de « travailler au bonheur » de deux jeunes paysans habitant le petit village du bord de Loire nommé Bondésir :
11 Ibid., Lettre LXLVI, 10 juillet 1769, vol. 1, p. 239.
La grand’maman le prend en particulier : « Je viens ici pour vous marier. – Madame, vous me faites bien de l’honneur. – Si l’on vous donnait une jolie fille avec une dot, la prendriez-vous ? – Madame, je ferai ce qui vous plaira. – Mais n’avez-vous pas quelque inclination ? – Oui, madame. – Et qui ? – C’est la fille d’un vigneron qui demeure à une lieue d’ici. – L’aimez-vous beaucoup ? – Oui, madame. – Vous n’en prendriez donc pas une autre ? – Ce sera, madame, tout comme il vous plaira. – Mais je ne veux pas gêner votre inclination ; ainsi, vous épouserez celle que vous aimez ».11
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12 Ibid., Lettre CXXVII, 26 mai 1769, vol. 1, p. 210.
Cette scène champêtre qui ne s’achève pas sur le mariage initialement prévu par Mme de Choiseul entre le jeune paysan âgé de vingt-deux ans et la jeune fille fort jolie, paraît empruntée au théâtre de Marivaux. L’abbé Barthélemy n’hésite pas, dans une autre lettre12, à parodier le dialecte de Folio, le typographe d’Amboise tandis que le 16 juillet 1772, il raconte, en utilisant le discours direct, le faux départ du domestique Christophe jaloux de l’un de ses compagnons suisses :
13 Ibid., Lettre CCCLXIII, 16 juillet 1772, vol. 2, p. 208-209.
Le voilà donc à la toilette de la grand’maman pour prendre congé. On s’y attendait. Il a dit qu’il avait mal aux jambes. […] – » Vous n’êtes donc pas content de nous ? – Moi ? je ne trouverai jamais de si bons maîtres, mais il faut absolument que je m’en aille ! – Eh bien ! si vous voulez partir, toutes les portes vous sont ouvertes ; si vous voulez rester, restez. – Eh bien ! cela étant, je m’en, vais à mon devoir ! … car mes pauvres vaches m’attendent…. » Et sur cela il a pris le parti de rester.13
Dans la continuation de la « Gazette n° 3 », l’abbé évoque une scène domestique édifiante au cours de laquelle s’exprime toute la sensibilité de la maîtresse de maison :
14 Ibid., Lettre CCCCXXVIII, 1772, vol. 2, p. 313-314.
Je suis arrivé, la grand’maman était seule, c’était le moment du souper. Elle avait les yeux gros : Approchez, m’a-t-elle dit, que je vous conte ce qui m’est arrivé. Vous savez […] qu’il nous faut un concierge. J’étais convenue avec M. de Choiseul de le proposer à Champagne.[…] – Je n’en veux point, m’a-t-il répondu vivement, je suis à vous depuis vingt-deux ans, et si mes services vous sont agréables, je ne vous demande que la permission de les continuer. […] L’épreuve serait inutile, je ne puis être ailleurs que dans votre antichambre.14
Au service de ses maîtres depuis vingt-deux ans, et préférant la fidélité à « la fortune », le domestique Champagne refuse une place de concierge, bien meilleure que celle qu’il occupe chez les Choiseul. L’abbé retranscrit le dialogue échangé entre Champagne et Mme de Choiseul qui lui a rapporté la scène, encore émue. La polyphonie énonciative revêt ici une fonction persuasive puisqu’il s’agit d’élaborer, sous le regard de Mme du Deffand, le portrait d’une femme d’une grande générosité.
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15 Ibid., Lettre CCCXLVI, 3 mai 1772, vol. 2, p. 178.
11Mais entre célébration d’une amitié idéale et rivalité, l’abbé Barthélemy occupe, dans le duo, une place ambigüe dont Mme du Deffand n’est pas dupe. Lorsque l’abbé lui rend visite à Paris, Mme du Deffand regrette en effet que ses « lettres arrivent avec les siennes »15. Elle rapporte à Mme de Choiseul, dans les moindres détails, les conversations qu’elle partage avec l’abbé, notamment celle du 23 novembre 1771, alors qu’elle rencontre des difficultés afin de se rendre à Chanteloup :
16 Ibid., Lettre CCXCVI, 23 novembre 1771, vol. 2, p. 88-89.
Nous faisons un duo et c’est : « Si la grand’maman était ici ! Si nous étions tous les trois dans le petit appartement ! » Et puis je dis : « Si je me trouve jamais à Chanteloup … » L’abbé dit : « Vous vous y trouverez. Je suis bien vieille. – Qu’est-ce que cela fait ? Me viendrez-vous chercher ?– Oui, je vous le promets.-Si j’allais y mourir. – Eh non ! vous vous y porterez bien. » Voilà une partie de nos conversations.16
Le choix du discours direct afin de rapporter les paroles échangées entre la marquise et l’abbé Barthélemy est bien une marque de proximité entre les deux interlocuteurs ; il suggère la perpétuelle recomposition du trio et des enjeux affectifs puissants. Opérant un brouillage subtil de destinataire, le 2 juillet 1769, Mme du Deffand se met même en scène avec l’abbé dans un dialogue fictif qu’elle destine à Mme de Choiseul :
17 Ibid., Lettre CXL, 2 juillet 1769, vol. 1, p. 229.
Il dira : pourquoi m’appelle-t-elle maudit ? Parce que vous l’êtes par moi, monsieur l’abbé, entendez-vous ? – Vous êtes abominable de retenir la grand’maman, de ne vouloir pas que sa petite-fille partage avec vous le plaisir de la voir ; vous êtes un envieux, un jaloux ; enfin, je vous déteste. Vous vous amusez à faire de la grand’maman votre écolière.17
Le glissement de la troisième personne « il dira » à la deuxième personne « entendez-vous » est révélateur du conflit et des enjeux de pouvoir qui se jouent sur la scène épistolaire. Maîtresse de la régie épistolaire, Mme du Deffand imagine même, le 8 janvier 1773, surprendre une conversation échangée entre ses deux amis :
18 Ibid., Lettre CCCCXXXIV, 8 janvier 1773, vol. 2, p. 324.
Ah ! l’abbé, l’abbé, si j’avais écouté à la porte de la grand’maman depuis ma dernière lettre, j’aurais entendu de quoi rabattre ma vanité. « Mais, l’abbé, que dites-vous de la petite-fille ? – J’en suis surpris, madame. – Trouver cette lettre belle, noble, avouer qu’elle en est contente, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce politique ? – J’avoue, madame, que je ne sais qu’en penser, je sais bien qu’elle est quelquefois absurde, elle n’a sûrement point changé de sentiment, et s’il s’agissait de vos intérêts, elle porterait de meilleurs jugements ; son esprit s’égare, mais jamais son cœur […] ».18
La dispute porte sur une lettre que le duc d’Orléans a envoyée au roi, et dont Mme du Deffand défend plus la forme que le fond. La marquise, alors qu’elle écrit à Barthélemy, répond dans un premier temps, aux objections de Mme de Choiseul, puis dans un second temps, elle opère un retour à la situation d’énonciation qu’impose le dialogue épistolaire en feignant de reconnaître la pertinence du point de vue l’abbé, le destinataire premier de sa lettre.
12Au fil du temps, l’amitié entre Mme du Deffand et Mme de Choiseul est mise à l’épreuve, notamment lorsque la correspondance se fait l’écho de la parole rapportée d’une personne extérieure au trio.
L’amitié à l’épreuve des paroles rapportées
13Le 18 juillet 1771, une dispute, plus forte que les autres, éclate en ces termes polémiques :
19 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 13.
Comment avez-vous pu imaginer, ma chère petite-fille, de dire des coquetteries de ma part à madame d’Aiguillon ?19
Pourtant, Mme du Deffand avait annoncé trois jours plus tôt à son amie :
20 Ibid., Lettre CCLIV, 15 juillet 1771, vol. 2, p. 12.
Je dirai à madame d’Aiguillon tout ce que vous me dites d’elle. La fortune de son fils ne lui tourne pas la tête ; c’est, en vérité, une très-aimable femme.20
Mme de Choiseul qui apprécie le caractère et la personne de Mme d’Aiguillon, reproche à Mme du Deffand d’avoir répété des paroles d’ordre privé :
21 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 13.
Vous me mandez du bien d’elle ; je vous réponds que je ne suis point étonnée du bien que vous m’en dites, parce que j’en ai toujours beaucoup pensé et que je respecte son caractère ; mais c’est à vous que je le dis, et non à elle, ni pour que cela lui soit redit.21
14Extraites de leur contexte, ces paroles peuvent être interprétées comme une avilissante flatterie alors que le fils de l’une est tout puissant et qu’il ne reste à l’époux de l’autre, que l’honneur.
22 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 14.
Aujourd’hui tout est changé. […] ce serait une bassesse insigne à moi de chercher à plaire à madame d’Aiguillon. J’aurais l’air de quémander sa bienveillance, sa protection. Dieu m’en garde ! Je n’ai plus besoin de plaire à personne, puisque personne n’a plus besoin de moi. Comment n’avez-vous pas senti cela, ma chère petite-fille ? Comment avez-vous pu me compromettre d’une si étrange manière ?22
Selon Mme de Choiseul, la preuve de sa bonne foi peut être fournie en présentant à Mme d’Aiguillon la lettre dans laquelle elle s’est confiée à son amie :
23 Ibid.
Réparez donc le tort que vous m’avez fait ; et si vous avez parlé, montrez plutôt ma lettre à madame d’Aiguillon que de lui laisser croire que j’ai voulu lui faire ma cour. J’aimerais mieux qu’elle sût ce que je pense de son fils, que de me supposer cette indigne intention ; mais mon éloignement pour la bassesse ne doit pas me porter à l’insulte.23
L’épistolière demande donc à Mme du Deffand de situer ses propos dans leur contexte afin d’en restituer la réelle portée. L’enjeu est d’ordre privé et public : d’une part conforter aux yeux de Mme du Deffand, l’image d’une femme entière et intègre, d’autre part, ne pas apparaître aux yeux de l’opinion comme une femme « basse, soumise et rampante ».
15La dispute se déroule pendant deux mois, occupant huit lettres pendant l’été 1771. L’accélération de l’horloge épistolaire témoigne de son acuité. Au centre du conflit, l’annonce faite par Mme Du Deffand, le 15 juillet, est répétée, commentée et glosée :
24 Ibid., Lettre CCLVIII, 26 juillet 1771, vol. 2, p. 20.
Vous voulez que je vous transcrive la phrase de votre lettre qui m’avait donné des inquiétudes légitimes, et que vous avez vérifiées ; la voici :
« Je dirai à madame d’Aiguillon tout ce que vous me dites d’elle ».
C’est justement ce que je ne voulais pas.24
La succession de paroles rapportées suggère la déformation du propos et la perte du sens, source de malentendu. Elle souligne également l’écart entre ce qui est compris et l’intention de celle qui s’exprime. Les propos tenus par Mme de Choiseul au sujet de Mme d’Aiguillon revêtent une signification différente selon les points de vue. L’enjeu est bien la maîtrise d’une image publique que les Choiseul s’efforcent de ménager afin de retrouver les faveurs du Roi. En définitive, le 9 août 1771, Mme de Choiseul dicte dans sa lettre, mot à mot, à Mme du Deffand ce qu’elle doit répéter littéralement afin d’éviter une nouvelle méprise qui pourrait nuire à sa réputation :
25 Ibid., Lettre CCLXI, 9 août 1771, vol. 2, p. 25.
Non, ma chère petite-fille, il ne faut pas dire à madame d’Aiguillon : « Madame, je vous ai dit que la grand’maman vous estimait, et cela n’est pas vrai : elle ne vous estime pas ! » Vous feriez un grand mensonge et une grande grossièreté ; mais il faut lui dire : « Madame, la grand’maman a été fort fâchée que je vous eusse répété tout le bien qu’elle pense de vous, parce qu’elle trouve que le temps est passé où il lui était permis de chercher à vous plaire, même par la justice et la vérité… ».25
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26 Ibid., Lettre CCLIX, Lettre du 26 juillet 1771, vol. 2, p. 22.
16Cette dictée au discours direct met fin à la dispute dans laquelle l’abbé Barthélemy a trouvé une place centrale en jouant le rôle de médiateur. Le 9 juillet, il confie à Mme du Deffand avoir été chargé par Mme de Choiseul de lui rappeler « les protestations de tendresse et d’amour qui sont dans sa lettre ». Il justifie la violence de la réaction de Mme de Choiseul par un excès de vertu et de sentiment qui amplifie la crainte d’apparaître aux yeux de l’opinion publique, comme une femme manipulatrice. L’abbé demande à Mme du Deffand de pardonner les défauts de son amie et tente de dédramatiser la situation ; spectateur de la querelle, il conclut : « L’une et l’autre vous avez pris cette petite affaire trop au tragique »26.
17En définitive, ce qui ce joue sur la scène épistolaire et que diffractent les discours rapportés, est bien l’épreuve de la fermeté du lien qui unit la duchesse et la marquise. Sur le théâtre de l’amitié, les deux épistolières jouent la surenchère dans la bonté et le dévouement : face à Mme du Deffand qui déclare ne pas rechercher la gloire et souhaiter vivre tranquillement dans son tonneau sans nuire à personne, Mme de Choiseul, en femme sensible, réaffirme les exigences d’un pacte épistolaire fondé sur la franchise que son amie a pris pour de la dureté. Elle rappelle également, à cette occasion, la confidentialité de leur échange alors que les lettres familières sont susceptibles, selon une pratique habituelle au XVIIIe siècle, de faire l’objet de copies et de lectures publiques dans les salons ; Mme du Deffand rassure la marquise quant à ses intentions :
27 Ibid., Lettre LXVI, 29 mai 1767, vol. 1, p. 105.
Soyez donc sûre que jamais je n’ouvrirai la bouche que pour me joindre à la voix publique sur ce qui vous regarde, sans vouloir faire distinguer la mienne, ni me donner le bon air d’avoir de vos vertus une connaissance plus particulière que tout le monde ; que je ne lis vos lettres à personne. Que je sois donc en toute sûreté avec vous. Votre lettre, je l’avoue, est d’un ton à me donner quelque crainte, mais il vous sera aisé de rétablir ma confiance.27
18Cependant, le secret de la correspondance échangée entre les deux amies n’est que relatif puisqu’elle est surveillée par le Cabinet noir. Mme de Choiseul préfère pour cette raison que Mme du Deffand utilise les services d’un porteur plutôt que ceux de la Poste mais elle renonce à utiliser un code qu’elle juge trop contraignant :
28 Ibid., Lettre CXLVII, 11 juillet 1769, vol. 1, p. 241.
J’aurais voulu, chère petite-fille, qu’on ouvrît votre lettre à la poste. Certainement on aurait cru que le 20 et le 22 étaient les plus grands personnages de l’État, et que le remplacement de l’un par l’autre cachait les mystères de la plus profonde politique. Je me divertis à imaginer M. Jannel cherchant à déchiffrer cette énigme, n’en pouvant venir à bout, et disant au roi : « Cela cache quelque chose d’important, Sire ; il faut examiner toutes les correspondances de la grand’mère et de la petite-fille ! On ne ferait peut-être pas mal d’examiner leur conduite ; enfin, on ne peut veiller de trop près les personnes suspectes … » Et nous voilà décidées suspectes, ma chère enfant, dans le conseil de M. Jannel !28
La citation des propos de Robert Jannel, homme de confiance de Louis XV et directeur du Cabinet noir, dédramatise la situation en introduisant un regard distancié et humoristique. Une solution, radicale, consiste à brûler les lettres qui évoquent « les ministres, ou les affaires publiques » comme le demande Mme de Choiseul le 4 janvier 1771. Car les commentaires sur l’actualité de la vie parisienne et sur la cour sont plus compromettants que les chroniques de Chanteloup.
Vie publique et on-dit
19À Paris, dans son salon de la rue Saint Dominique, rival de celui de Mme Geoffrin, Mme du Deffand reçoit de vieilles connaissances comme le Président Hénault, De Pont de Veyle, le neveu de Mme de Tencin, Mme de Luxembourg et Mme de Mirepoix ainsi que des étrangers de passage ou en poste dans la capitale. L’épistolière rapporte les propos échangés lors des soupers dont elle est l’organisatrice ou auxquels elle est invitée. À table, la place des hôtes ainsi que la circulation de la parole sont orchestrés par la maîtresse des lieux suivant un degré de faveur révélateur d’une certaine hiérarchie mondaine. L’esprit et la conversation de Mme du Deffand en font une invitée de marque, succès que l’épistolière ne manque pas de souligner et qui l’oblige parfois à choisir entre deux soupers selon son « plaisir » ou le « bon-sens ». Dans ces circonstances, le temps consacré à l’écriture des lettres n’en a que plus de valeur. L’épistolière s’applique à restituer le sel de la conversation, en citant notamment les bons mots échangés par les convives :
29 Ibid., Lettre CCCXXV, 25 février 1772, vol. 2, p. 138.
Je soupai hier chez madame de La Vallière ; il y eut un homme qui nous conta que milord Sandwich, soupant avec un comédien nommé Foote, le regarda très-fixement. Foote lui dit : Pourquoi me fixez-vous ainsi ? – C’est que je cherche quelle sera ta fin : si tu mourras de la … ou si tu seras pendu. – Cela dépend, milord, si j’embrasserai votre maîtresse ou vos principes.29
20Le 22 avril 1771, Mme du Deffand adopte bien volontiers l’expression qu’utilise la maréchale de Mirepoix afin de souligner la pédanterie de ceux qui animent les salons :
30 Ibid., Lettre CCXXXV, 22 avril 1171, vol. 1, p. 404.
Madame de Mazarin est très-assidue. Elle n’abandonne point le projet de s’introduire. On ne veut point d’elle, on le lui dit très-clairement ; elle ne fait pas semblant d’entendre ; un jeu continuel. Tout cela me rend cette maison peu agréable, quoique j’en trouve la maîtresse toujours très-aimable. On parlait devant elle de gens qui font les importants, les politiques, les beaux esprits. « Ah ! oui, dit-elle, ce sont des personnages de serres chaudes. » J’adopte cette définition. Je la trouve applicable à bien des gens.30
Le 11 août 1772, elle brosse le portrait en quelques traits bien choisis d’une invitée peu loquace :
31 Ibid., Lettre CCCLXXII, 11 août 1772, vol. 2, p. 226.
Vous ne me dites pas un mot de votre compagnie ; j’eus hier à souper la comtesse de Château-Renaud. Elle parle si fort entre ses lèvres (je ne crois pas que ce soit entre ses dents) que je n’entendis pas un seul mot de tout ce qu’elle dit, si ce n’est qu’elle assura qu’elle ne s’ennuyait jamais ; ce n’est pas en elle un bonheur communicatif.31
Mais lorsque les propos fusent, il est difficile pour l’épistolière d’en rendre compte ; elle trouve alors dans les lettres de Mme de Sévigné une source d’inspiration :
32 Ibid., Lettre CCCCXCIX, 10 juin 1773, vol. 2, p. 431.
J’eus hier à souper deux princesses, une duchesse, un prélat, un ambassadeur et l’ami Pont-de-Veyle. La princesse mère et le prélat partirent de bonne heure, l’ami les suivit de près, ensuite la princesse fille ; le ministre se préparait à la suivre, mais je le retins. […] il resta une demi-heure, puis je passai ensuite avec la duchesse, tête pour tête, un temps fort raisonnable. Je fus fort contente d’elle, et elle me donna lieu de croire qu’elle l’était aussi de moi. Je lui trouvai la sorte d’éloquence qui me plaît, s’exprimant à merveille, sans recherche, sans obscurité, sans prolixité. Il fut fort question de vous, de la grand’maman, du grand-papa, et puis de ceux-ci, de celles-là ; enfin, comme dit madame de Sévigné, de tutti quanti.32
21Les lettres sont également truffées de chansons, donnant à Mme du Deffand l’occasion de renouveler la joie qu’elle a éprouvée à les écouter et les chanter en société. Répétées dans la lettre, les plaisanteries sont source d’un plaisir jubilatoire renouvelé et décuplé :
33 Ibid., Lettre CCLXXIII, 21 septembre 1771, vol. 2, p. 47.
Connaissez-vous la duchesse de Luxembourg ? La maréchale de ce nom nous conta hier qu’une personne lui avait dit que cette duchesse ressemblait à la fille d’un petit commandant de place, qui fait la coquette et la fille de qualité, et qui disait à son galant : « Ma mère n’aime point les odeurs ; j’ai eu toutes les peines du monde à obtenir d’elle la permission d’avoir un bidet ; elle ne veut pas que je me serve d’eau de lavande ; mais, pour y suppléer, je râpe de la muscade ! » Je ris en écrivant cette folie. J’ai deviné de qui elle était, et vous le devinez sans doute, M. de Gontaut !33
Mme du Deffand ne manque pas de rapporter à Mme de Choiseul dans les moindres détails les propos élogieux dont elle fait l’objet à Paris, alors qu’elle est exilée à Chanteloup. Le discours rapporté dans les lettres participe pleinement de la création d’une réseau d’influence, comme en témoigne, en 1767, le compte rendu de la conversation flatteuse menée avec l’intendant des Finances Daniel-Charles Trudaine, administrateur des Fermes et des Ponts et Chaussées, fervent admirateur des travaux entrepris par les Choiseul sur les terres de Chanteloup :
34 Ibid., Lettre LXXXVI, 17 juillet 1767, vol. 1, p. 129.
Je soupai hier avec M. de Montigny-Trudaine […]. Il enfila votre éloge, me dit tout le bien que vous faisiez à Chanteloup, me parla de vos manufactures, et puis des ouvriers qu’il vous avait envoyés, qu’ils étaient excellents, … etc.34
La figure de l’épistolière s’impose comme celle d’une intermédiaire dont l’amateurisme mondain et l’hésitation ne sont qu’apparents, la conclusion dévoilant que Mme du Deffand œuvre autant pour son amie que pour elle-même. L’enchaînements des verbes de parole ainsi que le glissement de la deuxième à la troisième personne qui transforme Mme de Choiseul d’objet du discours en destinataire de conseils, sont révélateurs de la place centrale qu’entend occuper Mme du Deffand qui s’autorise à suggérer à la duchesse ce qu’elle doit dire afin de servir ses propres intérêts.
22La parole publique, dans les lettres, fait souvent l’objet d’un commentaire révélateur de l’esprit caustique de Mme du Deffand réputée pour son ironie et la lucidité de son regard. Alors que Mme de Choiseul demande à son amie de l’informer des bruits qui courent dans Paris, Mme du Deffand ménage sa susceptibilité en affirmant régulièrement son peu de goût pour les caquets. Elle l’assure même de ne pas y participer, adoptant une posture qui fait écho à celle de l’abbé Barthélemy spectateur de la vie à Chanteloup :
35 Ibid., Lettre CXC, 7 janvier 1771, vol. 1, p. 308-309.
Ne craignez ni tiédeur ni zèle indiscret de ma part. Ne pouvant vous être utile, j’écoute avec grande attention et intérêt tout ce qui se débite ; mais je ne parle point. Je suis dans cette tragédie une suivante des héros, dont le personnage est d’être muet.35
L’expression « on dit » annonce que l’épistolière se contente de rapporter des propos dont la source n’est pas vérifiée et dont l’authenticité n’est pas assurée, propos qu’elle qualifie de « bruits oisifs » afin d’en souligner à la fois l’aléatoire propagation et le caractère récréatif. Mme du Deffand affiche une prudence feinte en se défendant de participer à la logorrhée générale à laquelle elle contribue paradoxalement avec ses lettres. La correspondance abonde ainsi de formules au présent tel que « on ne s’entretient que de », « on parle beaucoup ici », ou bien de formules au passé composé pour introduire les nouvelles qui corrigent des bruits falsifiés : « on a répandu la plus grande fausseté en disant que… », « l’on m’a dit des choses ineffables ». Le juin 1773, l’épistolière évoque une dissolution de la parole dans une polyphonie énonciative cacophonique :
36 Ibid., Lettre D, 11 juin 1773, vol. 2, p. 433-434.
On vous aura mandé les succès de madame la dauphine, on a été charmé d’elle, et elle a paru transportée de joie. On dit qu’elle fera souvent des petits voyages, qu’elle viendra aux spectacles, qu’elle fera des promenades sur le rempart ; elle est actuellement le sujet des conversations. Il faut qu’il y en ait toujours un qui domine. Il n’est plus guère question de M. de Morangies ; on ne parle plus de madame de Forcalquier ; on dit qu’il y a des chansons contre madame Du Barry faites par M. son beau-frère : si je puis les avoir, je vous les enverrai.36
23Dans la lettre du 13 février 1774, Mme du Deffand évoque l’annonce de la disgrâce de Mme de Forcalquier, la dame d’honneur à la Chambre de la princesse Marie-Thérèse de Savoie, qu’elle contredit aussitôt :
37 Ibid., Lettre DLXXIX, 13 février 1774, vol. 3, p. 85.
On dit ici toutes sortes de nouvelles qui se trouvent fausses l’instant d’après. Hier soir en arrivant chez madame de La Vallière, elle vint au-devant de moi et m’apprit que madame de Forcalquier avait donné sa démission et que madame de Quintin avait sa place. J’eus de la peine à le croire. J’envoyai chez la petite sainte pour savoir si cela était vrai, elle me le confirma et tout de suite madame de La Vallière reçut un billet où on lui mandait qu’il n’en était rien. Sans doute on vous mande ce que l’on dit du retour de l’ancien Parlement, […]. Ce ne sont vraisemblablement que des fables. Vérités ou fables, tout cela m’est égal. Le rappel du grand-papa et de la grand’maman, voilà ce qui m’intéresse. Le reste m’est indifférent.37
L’épistolière, tout en rapportant la rumeur publique, recentre son propos sur le lien qui l’unit aux Choiseul ; en soulignant la vacuité de la vie publique, elle suggère à son amie d’adopter une forme de sagesse qui l’aidera à surmonter l’adversité. La fausse rumeur concernant Mme de Forcalquier fait en effet écho à celles qui ont annoncé la possibilité d’un éventuel retour en grâce des Choiseul, lesquels attendent un signe favorable du Roi.
24Rapportée au discours direct dans les lettres de Mme du Deffand, la parole du Roi et celle de son entourage fournissent la preuve interne au discours de la fiabilité de l’épistolière et de la valeur de son réseau. En mai 1771, cette parole s’énonce de manière anonyme mais de façon suffisamment explicite pour les initiés, familiers de la Cour :
38 Ibid., Lettre CCXLVI, mai 1771, vol. 1, p. 435-436.
Je fus souper hier à Versailles. Nous étions très-petite compagnie. Le bruit était depuis quelques jours que M. d’Aiguillon devait entrer hier au conseil. On dit aujourd’hui que ce sera jeudi. Il y eut de grands pleurs, mercredi, de la dame ; le sujet apparent était un poulet qu’on ne voulut pas qu’elle mangeât à table. Elle pleura toute la soirée et toute la matinée du lendemain. Je ne sais plus quel jour, elle dit à la personne qui est le plus près d’elle à table : « Vous êtes un menteur, oui, un menteur, et le plus grand menteur qu’il y ait au monde ! » Cela ne fut pas dit à haute voix, mais assez haut et assez distinctement pour que beaucoup de personnes l’entendissent.38
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39 Ibid., Lettre CCCXLV, 28 avril 1773, vol. 2, p. 177.
Les Choiseul devinent que la personne à qui s’adresse la dame n’est autre que le roi. Exilée à Chanteloup, la duchesse jette désormais un regard distancié sur les jeux de cour qu’elle qualifie de « tripot39 », jeux auxquels elle a participé pendant des années, et dont elle ne perçoit désormais que les échos dans les lettres de son amie :
40 Ibid., Lettre CCXLVII, 2 juin 1771, vol. 1, p. 437.
Votre petite fée a bien raison d’avoir tant d’empressement de retourner à la cour, elle y est d’une façon si agréable !... La seule marque d’intérêt qu’elle ait reçue du Roi pendant son accident est cette question de madame du Barry au bout de six semaines : A propos, comment va le vieux pied de cette petite maressale ? Ne trouvez-vous pas, ma chère petite-fille, que le ton, le propos et la manière sont tout à fait flatteurs ?... C’était bien la peine de se prostituer pour cela à soixante-trois ans.40
25Grâce aux lettres de son amie, Mme de Choiseul continue à fréquenter les coulisses du pouvoir dont elle a été exclue. La correspondance esquisse une géographique symbolique, métaphore de l’authenticité et du mensonge qui oppose la vie à la campagne et la vie à la cour où s’écrit l’Histoire.
Conclusion
26L’étude des discours rapportés en contexte épistolaire dans la correspondance de Mme du Deffand, de Mme de Choiseul et de l’abbé Barthélemy est révélatrice de la filiation établie entre la lettre familière, définie comme une conversation entre absents, l’anecdote et l’Histoire. Le recours à l’anecdote et aux formes mimétiques du discours rapporté, relève d’une sociabilité achevée comme le souligne Philipon-la-Madeleine dans le Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse :
41 L. Philipon-La-Madelaine, Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse, ou ...
L’application d’une anecdote à ce qui fait le sujet de l’entretien dans un cercle y ranime l’attention : de petits contes de même donnent du mouvement et de la grâce à une lettre, surtout quand ils sont courts et pleins de sel.41
27L’anecdote épistolaire ne privilégie pas le discours narrativisé ou le discours indirect ; elle préfère le discours direct qui réalise l’effacement discursif de l’épistolier, spectateur mais également observateur qui ne manque pas de rappeler sa présence en commentant à la fin de l’anecdote, ce qu’il a vu, entendu ou ce qui lui a été raconté et qu’il raconte à son tour. Conteur virtuose, l’abbé Barthélemy s’impose comme le chroniqueur de Chanteloup ; c’est à lui que revient la fonction de célébrer l’amitié idéale qui unit Mme de Choiseul et Mme du Deffand. Il fait l’éloge, dans de nombreuses scènes édifiantes rapportées au discours direct, des qualités morales de la maîtresse de Chanteloup ainsi que du bonheur de la vie domestique. Eloignée de la cour, Mme de Choiseul compte sur Mme du Deffand pour entretenir un réseau de relations utile à son époux et diffuser l’image publique d’un couple serein malgré la disgrâce. Avec les formes mimétiques du discours, la lettre renouvelle le plaisir de l’épistolière qui vit de nouveau la scène dont elle a été le témoin privilégié lors des nombreux soupers auxquels elle prend part. Les formes diégétiques sont préférées pour rapporter les « bruits oisifs » qui parcourent Paris. Vraie ou fausse, la rumeur fait et défait les réputations. En définitive l’enjeu ultime des discours rapportés en contexte épistolaire est bien la vraisemblance de ce qui est raconté et la fiabilité de celle qui rapporte, comme en témoigne la dispute à laquelle s’abandonnent en 1771, les deux amies sous le regard philosophe de l’abbé Barthélemy.
Notes
1 M. Charrier-Vozel, « L’anecdote dans la correspondance de Mme du Deffand, de Mme de Choiseul et de l’abbé Barthélemy : choses vues, choses entendues » dans G. Haroche-Bouzinac, C. Esmein-Sarrazin, G. Rideau et G. Vickermann-Ribémont (dir.), L’Anecdote entre Littérature et Histoire à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2015, p. 313-322.
2 Correspondance complète de Mme du Deffand avec la Duchesse de Choiseul, l’abbé Barthélemy et M. Craufurt, publiée par M. le Marquis de Saint-Aulaire, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires éditeurs, 1866, 3 vol.
3 M. Charrier-Vozel, « Politiquer par lettres : Mme du Deffand et Mme de Choiseul », dans Françoise Simonet-Tenant et Véronique Montémont (dir.), revue Itinéraires. Littérature, textes et cultures, 2012, n° 2, « Intime et politique », Paris, L’Harmattan, p. 11-24.
4 M. Glotz et M. Maire, Les salons au XVIIIe siècle, Hachette, 1945.
5 Mme du Deffand, Correspondance complète, op. cit., Lettre IX, décembre 1761, vol. 1, p. 9-10.
6 Ibid., Lettre CXV, 3 février 1769, vol. 1, p. 190-191.
7 Ibid., Lettre CXXIII, 6 mai 1769, vol. 1, p. 200.
8 Ibid., Lettre CCCXXIX, 3 mars 1772, vol. 2, p. 144.
9 Ibid., Lettre LXXII, 21 juin 1767, vol. 1, p. 122.
10 Ibid.
11 Ibid., Lettre LXLVI, 10 juillet 1769, vol. 1, p. 239.
12 Ibid., Lettre CXXVII, 26 mai 1769, vol. 1, p. 210.
13 Ibid., Lettre CCCLXIII, 16 juillet 1772, vol. 2, p. 208-209.
14 Ibid., Lettre CCCCXXVIII, 1772, vol. 2, p. 313-314.
15 Ibid., Lettre CCCXLVI, 3 mai 1772, vol. 2, p. 178.
16 Ibid., Lettre CCXCVI, 23 novembre 1771, vol. 2, p. 88-89.
17 Ibid., Lettre CXL, 2 juillet 1769, vol. 1, p. 229.
18 Ibid., Lettre CCCCXXXIV, 8 janvier 1773, vol. 2, p. 324.
19 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 13.
20 Ibid., Lettre CCLIV, 15 juillet 1771, vol. 2, p. 12.
21 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 13.
22 Ibid., Lettre CCLV, 18 juillet 1771, vol. 2, p. 14.
23 Ibid.
24 Ibid., Lettre CCLVIII, 26 juillet 1771, vol. 2, p. 20.
25 Ibid., Lettre CCLXI, 9 août 1771, vol. 2, p. 25.
26 Ibid., Lettre CCLIX, Lettre du 26 juillet 1771, vol. 2, p. 22.
27 Ibid., Lettre LXVI, 29 mai 1767, vol. 1, p. 105.
28 Ibid., Lettre CXLVII, 11 juillet 1769, vol. 1, p. 241.
29 Ibid., Lettre CCCXXV, 25 février 1772, vol. 2, p. 138.
30 Ibid., Lettre CCXXXV, 22 avril 1171, vol. 1, p. 404.
31 Ibid., Lettre CCCLXXII, 11 août 1772, vol. 2, p. 226.
32 Ibid., Lettre CCCCXCIX, 10 juin 1773, vol. 2, p. 431.
33 Ibid., Lettre CCLXXIII, 21 septembre 1771, vol. 2, p. 47.
34 Ibid., Lettre LXXXVI, 17 juillet 1767, vol. 1, p. 129.
35 Ibid., Lettre CXC, 7 janvier 1771, vol. 1, p. 308-309.
36 Ibid., Lettre D, 11 juin 1773, vol. 2, p. 433-434.
37 Ibid., Lettre DLXXIX, 13 février 1774, vol. 3, p. 85.
38 Ibid., Lettre CCXLVI, mai 1771, vol. 1, p. 435-436.
39 Ibid., Lettre CCCXLV, 28 avril 1773, vol. 2, p. 177.
40 Ibid., Lettre CCXLVII, 2 juin 1771, vol. 1, p. 437.
41 L. Philipon-La-Madelaine, Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse, ou instructions générales et particulières sur les divers genres de Correspondances ; suivies d’exemples puisés dans nos meilleurs écrivains, Paris, Imprimerie de Brasseur Ainé, seconde édition, An XIII, p. 28.
Bibliographie
Sources
Correspondance Complète de Mme du Deffand avec la Duchesse de Choiseul, l’abbé Barthélemy et M. Craufurt, publiée par M. le Marquis de Saint-Aulaire, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires Editeurs, 1866, 3 vol.
Études
Charrier-Vozel Marianne, « L’anecdote dans la correspondance de Mme du Deffand, de Mme de Choiseul et de l’abbé Barthélemy : choses vues, choses entendues » dans Haroche-Bouzinac Geneviève, Esmein-Sarrazin Camille, Rideau Gaël, et Vickermann-Ribémont Gabriele (dir.), L’Anecdote entre Littérature et Histoire à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2015, p. 313-322.
Charrier-Vozel Marianne, « Politiquer par lettres : Mme du Deffand et Mme de Choiseul », dans Françoise Simonet-Tenant et Véronique Montémont (dir.), revue Itinéraires. Littérature, textes et cultures, 2012, n° 2, « Intime et politique », Paris, L’Harmattan, p. 11-24.
Glotz Marguerite et Maire Madeleine, Les Salons au XVIIIe siècle, Hachette, 1945.
Philipon-La-Madelaine Louis, Manuel épistolaire à l’usage de la jeunesse, ou instructions générales et particulières sur les divers genres de Correspondances ; suivies d’exemples puisés dans nos meilleurs écrivains, Paris, Imprimerie de Brasseur Ainé, seconde édition, An XIII.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marianne Charrier-Vozel
Université de Rennes 1 et CECJI, UBO, EA 7289