Dossier Acta Litt&Arts : Les discours rapportés en contexte épistolaire (XVIe-XVIIIe siècles)
Scénarisation de la parole rapportée et réglages énonciatifs dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon fils et La Religieuse de Diderot
Résumé
L’article s’intéresse aux différents régimes de la parole rapportée dans deux romans par lettres de type monodique. La lettre, genre intime par définition, abrite toutes les formes de parole rapportée, même celles relevant de l’auto-citation et du monologue intérieur. Dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, la scénarisation emprunte les voies de l’analyse et l’essentiel du discours rapporté s’intéresse à peser les dires du Comte afin d’y déceler les marques d’une passion réciproque ou les indices du libertinage, que redoute la Marquise ; les formes du discours représenté et commenté dominent. Dans La Religieuse, Diderot fait le choix d’ouvrir le texte à de larges pans de discours rapportés au discours direct, prenant parfois la forme de vrais dialogues, afin de faire entendre les voix des autres, celle des bourreaux, qui ont enfermé Suzanne dans le couvent contre son gré. Le discours rapporté en régime direct laisse entendre les vraies intentions des méchants, et permet un intéressant positionnement de Suzanne, dans son entreprise désespérée de constituer un dossier à charge pour recouvrer la liberté.
Texte intégral
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1 Jean Rousset, Forme et Signification [1962], » Une forme littéraire : le ro...
1Cet article porte sur l’étude de deux textes, en apparence, extrêmes, deux formes épistolaires qui jouent – délibérément, puisqu’il s’agit de littérature et de fiction – avec les codes de la lettre et de la situation de communication ; correspondances dont on ne lit qu’un seul versant, ou, pour reprendre la terminologie de Jean Rousset, épistolaire du « genre monodique1 ». Cet unique versant semble exclusivement relever de la régie du scripteur : La Marquise, dans le cas des Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon fils et Suzanne Simonin dans La Religieuse de Diderot. La fiction parvient à construire l’illusion de l’existence des réponses, et même à thématiser et à présentifier le destinataire au sein de la seule adresse qui est donnée à lire au lecteur. La fiction fait totalement office de filtre et maintient dans un degré d’ambiguïté de « présence absente » habilement orchestrée, cet autre constitutif de la communication épistolaire qu’est le destinataire et le partenaire de l’échange. Sans doute, Diderot en donne-t-il l’exemple le plus marquant par l’entreprise de mystification du Marquis de Croismare, qu’il élabore en fabriquant de toutes pièces la correspondance entre Suzanne Simonin et ce dernier.
2Jean Rousset dans son analyse typologique note bien la différence essentielle qui existe entre le roman, les mémoires, les journaux intimes et les lettres :
2 Ibid., p. 72.
Le XVIIIe siècle ne cède que sporadiquement à la pente qui conduit la lettre vers le journal intime et le pur monologue où l’on se raconte à soi seul […]. Il fait très large en revanche la part du dialogue, il exploite au maximum une autre intention de la lettre : elle se dirige vers un destinataire, […] elle est un moyen d’action. […] Cette présence constante du destinataire à l’horizon change le monologue en dialogue, la confession en action et modifie profondément la conscience que l’on prend de soi-même aussi bien que la manière dont on se communique.2
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3 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L’interaction épistolaire », La Lettre entr...
Le termes dialogue se comprend ici comme l’élément structurant et constitutif de la relation épistolaire et correspond à ce que Catherine Kerbrat-Orrechioni nomme « l’interaction épistolaire »3. Chemin faisant, nous nous poserons la question de savoir si ces deux textes sont des romans par lettres ou non. Interroger des cas extrêmes permet aussi de questionner le genre ou hypergenre épistolaire pour tenter d’en proposer des paramètres définitoires.
3Trois dimensions de la parole rapportée ont attiré notre attention dans l’écriture épistolaire relevant du régime fictionnel. Le discours rapporté dans les textes fictionnels est principalement au service de la diégèse. Comme dans tout autre type de récit, la diègèse est constituée d’événements et de paroles rapportées (rien d’étonnant donc à trouver de la parole rapportée dans l’épistolaire). Le discours rapporté (qu’il soit allophonique, autophonique, ou homophonique) est toujours orienté sur le plan pragmatique, car il est l’un des éléments constitutifs de l’orientation argumentative et esthétique que l’écrivain utilise pour peindre le milieu, le caractère, les sentiments qu’il souhaite présenter au lecteur. C’est dans ce cadre que l’on peut analyser la deuxième des spécificités de la lettre fictionnelle, à savoir sa capacité à être non seulement le vecteur de l’action, mais l’action elle-même. Troisièmement, le discours rapporté est souvent l’objet de commentaires par l’épistolier rapportant (citant), ce qui ouvre largement sa pratique sur la dimension métaénonciative. Selon les degrés, la part et la saillance propre à chacune de ces composantes se dessinent des stratégies énonciatives différentes.
4Nous souhaitons observer ces stratégies dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon (1747) et dans La Religieuse de Diderot (1760), textes constitués des seules lettres de l’un des deux épistoliers, textes dont l’épistolier principal est une femme et le destinataire un homme, textes où l’écrivain est confronté à la gageure de construire un univers mental et extralinguistique suffisamment dense et vraisemblable pour le lecteur adhère à l’histoire racontée. Mais surtout l’attention de Crébillon, comme celle de Diderot, s’est portée sur la relation au dire de l’autre qu’entretiennent les deux figures épistolières, qu’il s’agisse du dire de l’amant partenaire, essentiel de la relation interlocutive, ou des constellations de dires qui forment l’univers diégétique de La Religieuse. La parole rapportée et la relation au dire de l’autre sont scénarisées. Les discours rapportés sont nettement sertis, de sorte qu’ils s’insèrent très naturellement dans la narration matricielle de la lettre et qu’ils sont en même temps, comme la gemme dans le bijou, mis en valeur pour eux-mêmes. Nous allons examiner les différentes techniques de sertissage retenues par les deux textes et en caractériser la valeur stylistique propre.
1. Scénarisation analytique
5La relation au dire de l’autre est fortement centrée sur le huis clos de la relation intime et de la relation épistolière qui se nouent entre la Marquise et le Comte et tout le roman se déroulera dans le strict périmètre de cet huis clos, qui deviendra difficilement tenable. Inquiète en permanence, amoureuse, hésitante, la Marquise ne cessera de craindre d’avoir cédé à un Comte volage et libertin, qui n’éprouverait pas la même passion qu’elle. La scénarisation de la parole rapportée dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** est de nature analytique. En parodiant le célèbre mot de Voltaire sur l’œuvre de Marivaux, on pourrait dire que dans le fin travail de parole rapportée dont l’unique énonciateur citant est la Marquise se pèsent des œufs de mouche dans la toile d’araignée des mécanismes de la parole rapportée.
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4 Pour une étude détaillée de la parole rapportée dans ce roman, nous renvoyo...
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5 Crébillon, Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** [1732], éd. ...
6Dans Les Lettres de la Marquise domine le discours rapporté commenté et analysé par l’unique scripteur, ce qui fait porter la saillance sur les activités métaénonciatives ; l’objet du discours rapporté est essentiellement constitué par des citations faites sur les lettres du Comte, auxquelles le lecteur n’a accès que par le filtre des lettres de la Marquise. La forme dominante de la parole rapportée est le discours indirect4, caractérisé par une forte activité qualifiante et commentative de la part de la Marquise : « Vous me traitez d’ingrate. Je ne sais quelle preuve d’ingratitude je puis vous avoir donnée » (L. III)5.
7Le discours rapporté relève du mode « discours interprété », suivi d’une glose corrective (présence de la négation réfutative) et d’une reprise par isolexisme abstrait (ingratitude), qui tirent les propos vers l’analyse, ce qui permet à la Marquise d’échafauder sa défense. Le discours rapporté s’intéresse dans les dires de l’autre aux éléments que le scripteur cherche à réfuter, ici pour modifier son ethos prédiscursif. De nombreux segments ne sont pas constitués de discours rapporté au sens strict, mais forment des fragments résomptifs, qu’il s’agisse de récapitulation ou d’évaluation portée sur les dires du Comte. Ce qui prime ici, c’est la confrontation des deux points de vue sur une attitude supposée et la façon dont l’énonciateur second négocie le dire antérieur et avec son auteur. Tout le roman se construit sur cet échange de représentations et de ressentis repris et corrigés. Comme l’écrit Jacqueline Authier-Revuz :
6 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, 19...
Le renvoi à un ailleurs, à un extérieur explicitement spécifié ou donné à spécifier, détermine automatiquement par différence un intérieur, celui du discours ; c’est-à-dire que la désignation d’un extérieur spécifique est, à travers chaque marque de distance, une opération de constitution d’identité́ pour le discours.6
En découle cette posture d’analyste de la Marquise, tour à tour impliquée comme amante et comme épistolière dans la relation avec le Comte, et distanciée comme énonciatrice, mettant à distance le dire de l’autre.
8Dans l’activité dialogique, dans le traitement spécifique du discours de l’autre, tels qu’ils sont opérés par la Marquise, se dessine l’image de cette femme mariée qui cède à l’amour : à la fois dans la façon dont elle négocie avec le Comte et dans la manière dont elle occupe l’espace de la parole en gérant le discours de l’autre.
9L’extension du discours représenté est variable et change selon qu’il est supporté par une proposition subordonnée conjonctive ou un syntagme nominal : « Je crois votre repentir et votre douleur sincères »7 (L. XXVI). La présence de substantifs abstraits accroît la narrativisation du discours rapporté et accentue la part de résumé englobant l’ensemble des propos tenus dans la lettre source. « Vous-même, il me semble, de la façon dont vous m’avez écrit, que vous vouliez insulter à ma douleur »8 (L. XXI) : on notera une prise en considération dans le discours représenté du ton et du style de la lettre, saisis comme indice inférentiel d’une orientation des propos du Comte. Dans la mesure où l’activité citationnelle littérale est amoindrie (ce sont moins les propos explicitement écrits et rapportés qui comptent, que les réactions qui se produisent à propos du discours de l’autre), une large part du discours de réponse est laissée à l’exégèse et relève de l’analyse. La scénarisation du dire de l’autre est toujours marquée par un fort resserrement sur les mots de l’autre, qu’il s’agisse de la reprise du signifiant ou du seul signifié. Le sertissage opéré par la Marquise encercle étroitement les mots de l’autre – d’ailleurs les paroles rapportées dépassent rarement le mot ou le syntagme, avec très peu de passages longs.
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9 Ibid., p. 60.
10Sur le fond continu des discours rapportés représentés au style indirect émerge, sous la forme d’un cri spontané, le discours direct libre, qui mérite une attention particulière en raison même de sa rareté : « Hé quoi ! mon pauvre Comte, vous êtes malade, et malade d’amour ! le cas est singulier ! mes rigueurs vous coûteront la vie ! je ne me croyais pas si redoutable9 » (L. IX).
11Malgré le changement de régime (de l’indirect au direct libre), la vectorisation de l’énoncé cité ne change pas. L’ilot citationnel est immédiatement suivi d’une glose corrective, marquant ici la surprise et la distance amusée de l’épistolière.
2. Scénarisation ouverte : théâtralisation de la parole de l’autre
12La palette des formes du discours rapporté est plus large sous la plume de Diderot, car les enjeux ne sont pas les mêmes que dans le roman de Crébillon. Il s’agit moins de se centrer sur la relation interlocutive et interpersonnelle que Suzanne tente d’instaurer avec le Marquis de Croismare que d’ouvrir le texte de la lettre à la peinture de l’univers cruel des couvents. De ce fait, la forme dominante de la parole rapportée est le discours direct, qui prend souvent des allures de dialogue inséré, pouvant aller jusqu’à représenter des scènes, qui pourraient aisément être isolées en scènes théâtrales.
13À côté de ces formes dialoguées, parfois fort longues, se trouvent des formes plus originales de centrage du dire sur la locutrice. C’est de la dialectique qui se tisse entre les paroles des autres et la voix de Suzanne que Diderot parvient à établir la singulière diégèse de cette lettre fleuve, mi-mémoires, mi-dialogue philosophique. La parole rapportée, sous toutes ses formes, y joue un rôle structurel et rhétorique essentiel.
14On s’intéressera d’abord aux formes rares de l’auto-citation et du monologue intérieur. Ces formes, qui semblent a priori peu compatibles avec le choix de la lettre, laquelle se donne pour un espace discursif centré sur l’énonciateur et à même de laisser s’y exprimer sa plus profonde intimité, se trouvent pourtant dans le roman par lettres. Elles appellent donc une attention particulière.
2.1. L’auto-citation
10 Alain Rabatel, « Les auto-citations et leurs reformulations : des surasser...
Pour qu’il y ait auto-citation, trois conditions sont nécessaires : référer à une situation d’énonciation ou à un univers de discours autonomes par rapport au hic et nunc de représentation ; reposer sur des énonciateurs distincts ; prendre la forme d’un discours antérieur réel ou présupposé tel.10
Cette définition proposée par Alain Rabatel exclut les formes qui relèvent de ce que j’appelle le monologue intérieur de la religieuse (voir occurrence suivante), qui sont introduites par un verbe dicendi pronominal. Dans La Religieuse, en raison même de la situation, non pas d’énonciation, mais extralinguistique de Suzanne, enfermée dans un couvent et écrivant une lettre contenant la somme des malheurs et des maltraitances qu’elle y a subis, il était nécessaire que le lecteur, tout comme le destinataire premier de la lettre, ait accès à toute l’antériorité de la vie de la jeune femme. Ce qui est original dans le choix opéré par Diderot, c’est de privilégier non la narration rétrospective des événements, mais la narration des paroles échangées auxquelles Suzanne a pris part. Ainsi, de nombreux types de discours rapportés sont affectés par la dimension autophonique. On distinguera cependant les formes autonomes d’une part, et les formes mêlées de l’autre, où le discours direct du texte rapportant pour l’essentiel les échanges entre Suzanne et ses différentes mères supérieures contient une composante auto-phonique relevant de l’auto-citation, et à laquelle il faudrait consacrer un seul article, notamment pour étudier les positionnements énonciatifs entre la Suzanne citante et la Suzanne citée.
2.1.1 Les formes autonomes
15L’auto-citation est centrée sur le dire antérieur de Suzanne, rapportée après un verbe dicendi conjugué à la première personne :
11 Diderot, La Religieuse, Paris, Gallimard, éd. Geneviève Bulli, 1966, p. 24.
Je dis donc qu’on était maître de mon sort, qu’on pouvait en disposer comme on voudrait, qu’on exigeait que je fisse profession et que je la ferais.11
L’auto-citation ne fait sens que par rapport à la situation existentielle et à la situation d’énonciation antérieure, qui se trouve également rapportée dans le co-texte, qui porte sur la période décisive du noviciat, moment charnière durant lequel Suzanne pense encore pouvoir échapper à ses bourreaux en feignant d’accepter leur diabolique volonté.
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12 Ibid., p. 23.
16Dans l’ensemble des phénomènes de discours rapporté de La Religieuse, locuteur cité et locuteur citant renvoient au même sujet parlant : Suzanne. Les auto-citations sont le plus généralement non paraphrastiques, et peu suivies de commentaires à droite (c’est ce qui les rend plus difficilement repérables et catégorisables). Cependant, le connecteur donc souligne la présence du dire antérieur et suppose une divergence de point de vue entre le dire antérieur et ce que l’énonciateur souhaitait vraiment dire. Il y a clairement polyphonie énonciative entre les différents énonciateurs : Suzanne pense pouvoir gagner du temps en ne disant plus tout haut ce qu’elle pense, mais en feignant un temps d’adhérer à la volonté générale (parents, prêtres et mère supérieure), qui veulent la faire religieuse. La construction en cascade de subordonnées complétives contient les propos rapportés au discours indirect et semblent abriter l’assentiment du locuteur. En réalité cette parole rapportée sert de réserve argumentative et présente Suzanne sous un jour favorable au Marquis, car l’auto-citation d’une parole contrainte montre l’état de pression extrême dans lequel se trouvait la jeune fille. L’auto-citation n’est pas glosée, car le système énonciatif de l’insertion du discours rapporté en régime épistolaire fictionnel repose sur des inférences cotextuelles fortes qui font de l’auto-citation un élément conclusif. Ce qu’il convient d’évaluer, c’est la pertinence du choix de faire semblant de céder à la pression générale, donc moins le dire que le faire, ce qui rend l’énoncé à la limite de l’auto-citation commentée. C’est par rapport à la prise à parti du destinataire que se comprend la charge argumentative de l’auto-citation : « Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, Monsieur, dont vous jugerez, comme il vous plaira12 ». Il s’agit moins pour Suzanne d’exprimer la coïncidence entre son dire antérieur et son vouloir dire que de souligner la non-coïncidence entre le dire et le vouloir dire, déjà exprimé dans le contexte amont. Suzanne ne change pas de point de vue ; elle signale par l’auto-citation le dire précédent comme faux, à son interlocuteur, mais comme vrai, en apparence, pour ses interlocuteurs précédents. C’est l’inadéquation entre le dire et le vouloir dire antérieurs qui est rapportée sous la forme d’une auto-citation, à l’occasion de laquelle l’énonciateur 2 informe le destinataire qu’il s’agissait d’un mensonge. Elle confirme ce mensonge, s’en explique, mais ne change pas de point de vue sur ses propos (qu’elle ne commente d’ailleurs pas, si ce n’est par les effets perlocutoires qu’ils eurent sur ses interlocuteurs antérieurs). L’auto-citation est un argument par autorité polyphonique, qui pèse largement sur les enchaînements discursifs. Dans le cas cité, par l’auto-citation, Suzanne montre un ethos favorable au Marquis en cherchant à l’apitoyer sur son sort et en révélant qu’elle n’avait accepté de mentir que pour échapper à une contrainte forte, et que son mensonge n’était qu’une stratégie discursive antérieure, qui se révéla d’ailleurs inutile (l’auto-citation sert aussi de réserve argumentative et dramatique).
2.1.2. Le monologue intérieur
17Le monologue intérieur semble un phénomène plus attendu et plus largement étudié, on ne s’attardera à le commenter, même s’il peut paraître étrange en régime épistolaire, comme on l’a dit. Il offre une théâtralisation du dire et de la pensée intérieure du locuteur. Il sert dans le roman à conférer de la profondeur au personnage, capable d’introspection, mais surtout à dramatiser les situations, car il apparaît dans les moments forts de tension, où Suzanne se trouve seule face à ses bourreaux et n’a qu’elle à qui parler. Il est introduit par un verbe dicendi à la forme pronominale. Ce qui est original, c’est que la parole intérieure est présentée dans le texte comme les autres formes de parole citée, au discours direct :
13 Ibid., p. 133.
et je me disais : « Voilà mon Dieu et j’ose me plaindre ».13
14 Ibid., p. 191.
Pendant cette scène, je disais en moi-même : « O la folle créature » et je m’attendais à de bons et de mauvais jours.14
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15 Ibid., p. 132.
Le monologue intérieur apparait dans un contexte à forte orientation ironique dont la cible est la religion. La Suzanne énonciatrice de la lettre se positionne en sur-énonciation par rapport à la Suzanne qui vivait la scène et se détache ironiquement d’elle, non pour se moquer d’elle mais d’une cible tierce, qui est les religieux et même ici la religion : « c’est alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde15 ».
2.2. Le Discours indirect libre
18Le discours indirect libre est une forme plus rare. Il sert le plus souvent de réserve argumentative en donnant du champ à l’univers rapporté, en laissant entendre, en sourdine, l’aigreur de la méchanceté qui vient s’exprimer sournoisement.
16 Ibid. p. 101.
J’avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d’opposition ; celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes beaux-frères et sœurs alarmés : ils avaient eu tout le bien de la famille ; et libre, j’aurais eu des reprises considérables à faire sur eux. J’écrivis à mes sœurs ; je les suppliai de n’apporter aucune opposition à ma sortie : j’en appelai à leur conscience sur le peu de liberté de mes vœux ; je leur offris un désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère ; je n’épargnai rien pour leur persuader que ce n’était ici une démarche ni d’intérêt, ni de passion. Je ne m’en imposai point sur leurs sentiments ; cet acte que je leur proposais, fait tandis que j’étais encore engagée en religion, devenait invalide et il était trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre : et puis leur convenait-il d’accepter mes propositions ? Laisseront-elles une sœur sans asile et sans fortune ? Jouiront-elles de son bien ? Que dira-t-on dans le monde ? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous ? S’il lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte d’homme qu’elle épousera ? Et si elle a des enfants ?... Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative... Voilà ce qu’elles se dirent et ce qu’elles firent.16
19Servant à relater des paroles attribuées à ses sœurs au moment où Suzanne décide de rendre public son mémoire, ce long passage de discours indirect libre laisse entendre la voix des sœurs dans une forme hybride de paroles supposées, laissant éclater leur égoïsme profond et leurs craintes, témoins de leur lâcheté. Là encore, le discours indirect libre sert de réserve argumentative et donne de la profondeur au récit, en faisant résonner de nouvelles voix, dépourvues de charité et rongées par l’égoïsme, ce dont témoigne la longueur des questions rapportées. Ces paroles rapportées au discours indirect libre marquent une étape dans le calvaire de la jeune religieuse, comme en témoigne le commentaire conclusif ouvrant sur la suite du récit : « Voici ce qu’elles se dirent et ce qu’elles firent ». Le discours indirect libre est donc polyfonctionnel dans l’écriture du texte : tout à la fois espace d’insertion de la parole de l’autre, il est sert également de réserve argumentative à la démonstration générale, mais aussi il est l’un des pivots de la diégèse en servant de marque de seuil.
2.3. Le discours direct rapporté
20On distinguera deux cas :
2.3.1 Le discours direct rapporté par anticipation du dire
21L’ensemble de lettre qui forme La Religieuse est traversé par un important dialogisme interlocutif, destiné à la fois à rendre vraisemblable le choix générique et discursif de l’épistolaire et à impliquer autant que faire se peut le destinataire du texte, le Marquis de Croismare, cette fois dans une dimension pragmatique appuyée relevant des tactiques de persuasion et de manipulation. Les marques de ce dialogisme allocutif sont très nombreuses, mais elles ne relèvent pas à proprement parler de la sphère de la parole rapportée, sauf lorsque l’adresse anticipe sur une parole ou une pensée possible de l’allocutaire donnée dans le texte sous une forme rapportée, comme dans ce passage, central dans le roman car il se situe à la fin de l’épisode de Longchamp et avant celui d’Arpajon :
17 Ibid., p. 144-145.
Je vous entends, vous, Monsieur et la plupart de ceux qui liront ces mémoires : « des horreurs si multipliées, si variées, si continues ! Une suite d’atrocités si recherchées dans les âmes religieuses ! Ce n’est pas vraisemblable », diront-ils, direz-vous.17
2.3.2 Le discours direct rapporté dialogué autophonique
22Le genre discursif de la lettre, genre particulièrement ouvert, permet à Diderot d’investir la relation d’interlocution entre Suzanne et le Marquis de Croismare de nombreux types de discours rapportés qui confèrent de l’épaisseur et de la densité au « récit » de Suzanne, mais qui servent surtout à étayer les arguments présentés par Suzanne, comme des preuves et des évidences (au sens anglo-saxon du terme) de sa situation malheureuse. La grande majorité des discours rapportés est constituée de discours directs, présentés en effacement énonciatif de la part du locuteur-scripteur principal qu’est Suzanne. Cette stratégie permet de faire entendre la parole des tiers, rapportée comme une évidence, comme une vérité, comme un argument à verser au dossier de sa défense. L’originalité et la singularité de la lettre de Diderot résident dans le fait que l’espace de l’interaction entre Suzanne et le Marquis de Croismare n’est présenté que dans le versant de l’adresse et non des réponses faites par le Marquis, à la différence, par exemple, de l’espace interactionnel donné à voir comme tel dans Les Liaisons dangereuses, qui est sans doute le roman le plus représentatif de cette monstration de l’interaction, notamment grâce au dispositif des lettres citées dans les lettres et des incessants commentaires que Merteuil et Valmont entretiennent sur leurs relations avec les autres personnages et sur la leur propre.
18 Ibid., p. 86-87.
Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté.
« C’est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. »
Cependant elles m’avaient relevée, et elles m’entraînaient ; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.
« J’ai consulté Dieu sur votre sort ; il a touché mon cœur : il veut que j’aie pitié de vous : et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon. »
Je me mis à genoux, et je dis :
« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.
— Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.
— Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.
— Ce n’est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s’est passé.
— Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j’en garderai le silence. Personne n’en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure.
— Vous le jurez ?
— Oui, je vous le jure. »
Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu’elles m’avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.18
23Le centrage sur le locuteur nous invite à étudier les marques et les traces d’orientation argumentative et d’ethos discursif que contiennent les choix des différents types de discours rapporté. En mettant en arrière-plan le destinataire et en refusant l’accès à ses éventuelles réponses, Diderot renforce la position de Simone et l’exiguïté de sa situation qui prend une couleur tragique plus appuyée. Par l’important recours à la parole rapportée, Suzanne cherche à construire sa défense et à la documenter. Le discours direct cité a une fonction d’effet de réel et d’authentification du dire, comme si on pouvait croire Suzanne, qui les rapporte comme s’ils avaient été vraiment tenus. Au lieu de la résumer entièrement, ce qui aurait raccourci le plaidoyer et en aurait augmenté la dimension subjective, Suzanne fait le choix du « récit », c’est-à-dire d’un texte long, narratif, permettant une remontée plus circonstanciée dans le temps, et dans la matière de ce récit, c’est le récit de paroles qu’elle privilégie, pour laisser entendre la voix des autres, de ses bourreaux, laisser aussi résonner la sienne, celle qui est contemporaine de l’ensemble des événements passés, qui se sont enchaînés pour la conduire à la situation dans laquelle elle se trouve actuellement. La parole rapportée ne sert pas qu’à densifier la narration, mais elle est part intégrante de celle-ci, qu’elle vient modifier de manière significative. C’est cette fiction de la redite et de la relation reconstituée que nous souhaitons interroger dans La Religieuse, où les paroles rapportées au discours direct dominent largement.
24Les paroles citées au discours direct par Suzanne sont considérées comme des « extractions » (au sens de Lopez19). À la différence d’autres genres discursifs, comme les forums, les chats, les tribunes ou les lettres ouvertes, la lettre fictionnelle mettant en scène des interactions verbales crée, par le phénomène de l’extraction, l’illusion d’une densité référentielle des débats. Citant les échanges verbaux qui l’ont concernée ou auxquels elle a pris part, Suzanne confère à ces échanges une existence antérieure et les constitue en « paroles rapportées », par le truchement du discours direct, qui devient de la sorte tropique, avec double saillance, l’une figurale (valeur de vraisemblabilisation de la fiction), l’autre argumentative. Les marques de l’extraction demeurent classiques sous la plume de Diderot, ponctuants graphiques (deux points, tirets cadratins), et incise narratoriale à valeur didascalique. L’ensemble des paroles rapportées de la lettre de Suzanne sont des extractions prélevées sur des conversations supposées tenues antérieurement, les citer constitue l’acte essentiel et ne présente aucun caractère répétitif, car le destinataire n’était pas partenaire de ces échanges. Ce qu’il convient d’analyser, c’est à la fois le geste citationnel et le choix opéré dans les discours cités. Comme le dit Lopez, « le locuteur fait subir au discours cité une objectivation maximale20. » Mais en régime fictionnel, et dans La Religieuse en particulier, le discours direct cité relève d’une stratégie de manipulation (sans parler de la véritable entreprise de mystification ourdie par Diderot à l’encontre du marquis de Croismare), il invite le destinataire, et partant le lecteur, à croire à l’existence des conversations échangées ailleurs par d’autres personnes ou personnages. Le tour de force que réalise Diderot dans La Religieuse est qu’il parvient, essentiellement par les dialogues rapportés, à créer la densité de l’arrière-plan du roman et notamment l’univers étouffant des couvents. Ces dialogues rapportés, qui impliquent très souvent Suzanne elle-même comme l’une des participantes, révèlent l’énergie qu’elle a déployée pour se défendre, pour argumenter face à ses différents bourreaux, in situ.
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21 À titre de comparaison, notons que le huis clos de la Marquise et du Comte...
25Il y a donc une part systématique d’autophonie dans les discours rapportés au discours direct de la Religieuse. Le recours massif au discours direct, prenant la forme d’un dialogue, est aussi une manière habile de recréer l’enfermement de cette parole, que Suzanne rend de la sorte transitive. Par le choix du mode direct pour rapporter des propos, Diderot reconstitue l’exiguïté situationnelle dans laquelle évolue Suzanne (on pourrait appeler cela la fonction référentielle et informationnelle du discours direct en mode rapporté), mais il transforme le huis clos dans lequel ces dialogues ont eu lieu en un espace ouvert21, celui de la lettre, donnée à lire au Marquis de Croismare et à tout lecteur. Le premier geste de la défense de Suzanne est de faire sortir cette parole de l’enfermement qui lui a été imposé. D’ailleurs, cette question est thématisée dans la lettre par la mise en abyme et l’évocation du mémoire, écrit par Sœur Suzanne et caché méticuleusement, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’avocat Manouri. De la même manière, les paroles secrètes du couvent, surtout celles échangées avec les différentes mères supérieures deviennent des paroles objectivées par les marques de la parole rapportée et des paroles dans lesquelles le discours direct maintient l’écho direct de la voix de ces dernières, auxquelles se joint la voix toujours plaignante mais constante de Suzanne, dont l’unique dessein est de parvenir à sortir des couvents et à rompre ses vœux. C’est la fonction symbolique et argumentative du discours direct de La Religieuse comme mode de parole rapportée. Derrière le verbe dire, derrière les deux points, derrière les guillemets se trouve la clôture, et tous ses interdits. En les présentant comme une parole citée, Suzanne libère déjà sa propre parole et œuvre pour sa propre défense et liberté. En les citant, ces propos prennent une première forme d’objectivation et serviront de preuves, au moins pour l’avocat et, elle l’espère, pour le marquis de Croismare. En effet, à la différence du prélat qui sera mandaté pour vérifier sur place le bienfondé des dires et de la plainte de Suzanne, et qui pourra voir les signes physiques de la maltraitance dont elle a été l’objet, les deux autres défenseurs n’auront pas accès au cloître et ne pourront s’appuyer que sur le dire et sur les citations des conversations rapportées.
26Le discours direct est polyphonique, car il fait entendre au sein de l’énonciation épistolaire régie par l’énonciateur Suzanne les voix des autres religieuses et des autres personnages. Il est polyphonique aussi par les variations du positionnement énonciatif de Suzanne, se plaçant en co-énonciation essentiellement avec le destinataire le Marquis de Croismare, mais aussi avec certains de ses appuis, comme la sœur Ursule ou l’avocat Manouri. Le plus souvent, le positionnement est en sur-énonciation quand l’énonciateur citant se dissocie des propos tenus au discours direct, même s’il est aussi l’un des partenaires du dialogue. Le choix du discours rapporté au discours direct offre une configuration duale, souvent agonistique, tout à fait propre à servir la stratégie dénonciatrice de Diderot. La plupart des longs dialogues rapportés mettent face à face Suzanne et ses bourreaux, que ce soit la supérieure de Longchamp ou celle, aux allures plus douces, mais totalement perverses d’Arpajon.
27La polyphonique inhérente au dispositif de la parole rapporté en discours direct fait entendre, dans La Religieuse, deux fois Suzanne : la Suzanne prenant en charge la narration de la lettre et le discours citant et la Suzanne du discours cité, celle qui prend la parole dans les différents dialogues qui l’opposent à sa mère, à ses sœurs, à son directeur de conscience, aux religieuses. Suzanne y apparaît alors sous un jour troublant, ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même. Ce que cherche Diderot, c’est à nous faire entendre par le direct inséré dans le direct, cette voix (d’ailleurs, elle chante fort bien notre Suzanne), qui a su s’opposer fermement à ses bourreaux, cette voie ferme et innocente, cette voix qui n’a jamais menti, comme si l’autocitation exhibée devenait un garant de vérité :
22 Diderot, La Religieuse, op. cit., p. 101.
À peine la supérieure eût-elle reçu l’acte juridique de ma demande, qu’elle accourut dans ma cellule.
« Comment, sœur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter ?
— Oui, madame.
— Et vous allez appeler de vos vœux ?
— Oui, madame.
— Ne les avez-vous pas faits librement ?
— Non, madame.
— Et qui est-ce qui vous a contrainte ?
— Tout.
— Monsieur votre père ?
— Mon père.
— Madame votre mère ?
— Elle-même.
— Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels ?
— J’étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d’y avoir assisté.
— Pouvez-vous parler ainsi ?
— Je dis la vérité.22
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23 Emmanuelle Prak-Derrington, La Fausse Simplicité du discours direct. Propr...
28Au lieu de donner un monologue-confession, sans doute, comme devait l’être le « mémoire » écrit par Suzanne dans le couvent, et qui sera transmis à l’avocat, Diderot crée une forme dialogique et polyphonique : une lettre-confession, où une grande partie de la confession est donnée à entendre par le concert des voix de la protagoniste, citantes et citées. La confession s’enrichit et s’étoffe de la voix en abyme et enfermée de la plaignante, voix que la lettre porte jusqu’aux oreilles de son défenseur. C’est le discours rapporté au discours direct qui forme le moment de vérité de la confession de Suzanne. Comme le dit très bien Emmanuelle Prak-Derrington, « le discours direct révèle un double mouvement de reconnaissance et de négation23. »
29Diderot fait alterner les longs dialogues au discours direct qui constituent l’essentiel de la parole rapportée dans le roman avec d’autres passages, que l’on pourrait qualifier de mineurs et qui offrent des épisodes plus courts, singuliers et représentatifs de la vie monastique et du calvaire répété qu’y subit Suzanne.
30Vers la fin du séjour à Longchamp, Suzanne est maltraitée par la supérieure et présentée comme une folle hantée par Satan. Elle force la porte de sa cellule et sort pour aller chercher de quoi se nourrir. Le passage retenu montre la rencontre entre Suzanne et une jeune religieuse.
24 Diderot, La Religieuse, op. cit., p. 120-121.
Il y a dans les communautés des têtes faibles ; c’est même le grand nombre : celles-là croyaient ce qu’on leur disait, n’osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et s’enfuyaient en criant : « Satan, éloignez-vous de moi ! Mon Dieu, venez à mon secours ! » Une des plus jeunes était au fond du corridor, j’allais à elle, et il n’y avait pas moyen de m’éviter ; la frayeur la plus terrible la prit. D’abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d’une voix tremblante : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! Marie ! » Cependant j’avançais ; quand elle me sentit près d’elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s’élance démon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s’écrie : « À moi ! à moi ! miséricorde ! Je suis perdue ! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal ; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi... » Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.
On accourt à ses cris, on l’emporte ; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie ; on en fit l’histoire la plus criminelle : on dit que le dé- mon de l’impureté s’était emparé de moi ; on me supposa des desseins, des actions que je n’ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse s’était trouvée.24
31Les verbes de parole s’apparentent dans les passages plus courts à des didascalies et servent à peindre les moments de crise, de folie, d’hystérie ou de grand désordre, comme dans l’extrait : « criant, marmottant d’une voix tremblante, s’écrie », où ils servent à introduire le discours direct laissant entendre la voix de l’autre religieuse, dont le discours est dominé par les formes subjectives et heurtées de la peur. On doit s’interroger à la fois sur les choix que fait Diderot et sur la valeur de ces scènes, en apparence mineures, rapportées au discours direct. L’anecdote est traitée pour sa valeur exemplaire et représentative des extrémités auxquelles est réduite Suzanne. La parole rapportée est préparée en amont et en aval par des éléments cotextuels visant à assurer la plus grande dramatisation possible. Qui plus est, la scène offre trois temps, dont le dernier est consacré à l’effet produit par cette rencontre inattendue entre les deux religieuses et l’émoi exprimé par la plus jeune et qui relève du discours interprété. Le second paragraphe rapporte, sur le mode indirect ou narrativisé, les réactions des autres membres de la communauté. Le recours à l’effacement énonciatif par le pronom personnel indéfini on permet à la fois une mise à distance et un désinvestissement momentané du locuteur, un effet de sourdine, et un centrage appuyé sur les réactions des autres. Sa reprise en anaphore systématique permet de présenter la parole des autres sous le jour scandaleux du mensonge, ce que prépare le terme « travestie » : « on en fit l’histoire la plus criminelle, on dit que, on me supposa », marques de la parole interprétée, cherchant l’assentiment du destinataire. Dans ces passages à la fois anecdotiques et de grande tension dramatique, le discours rapporté est commenté et fortement contextualisé, à la différence des longues scènes de dialogue, où il semble redonné sans marques d’interprétation, comme si le discours direct était la forme la plus nette de mise à distance de la parole de l’autre. C’est cette mise à distance recherchée qui constitue l’une des stratégies énonciatives de Suzanne dans la lettre.
32La parole rapportée a pleinement sa place dans la littérature épistolière fictionnelle. Elle y est tout aussi naturelle que dans le roman, même si elle suppose quelques réglages particuliers, notamment dans la forme monodique, qui semblait, a priori, la plus réfractaire à l’accueillir. La parole rapportée est consubstantielle de la diégèse, et elle vient l’enrichir de la perspective de la parole de l’autre, en régime d’hétérogénéité montrée et de la perspective de l’extériorité, ce que Diderot a magistralement réalisé en choisissant l’espace de la clôture conventuelle comme lieu de l’écriture : les voix des autres résonnent alors d’une cruauté acerbe, qui fait doublement souffrir la misérable Suzanne.
33Par ce montage discursif habile, qui ouvre le roman à de très nombreux discours rapportés, Diderot parvient à révéler au monde l’horreur des couvents, en faisant résonner la voix de la recluse aux prises avec l’enfer des autres religieuses. Pour faire sentir toute la violence de l’enfermement, l’inhumanité du sort des religieux murés contre leur gré, au nom de la religion, le recours à la parole rapportée devient une stratégie discursive et pragmatique forte qui permet de faire entendre toutes les voix, y compris celles des bourreaux, en contrepoint de celle de Suzanne. Dans ce concert de voix, Diderot laisse résonner leur dissonance et la violence de celles qui tentaient de réduire au silence la belle voix de Suzanne, éprise d’infinie liberté.
Notes
1 Jean Rousset, Forme et Signification [1962], » Une forme littéraire : le roman par lettres », Paris, Corti, 1986, p. 65.
2 Ibid., p. 72.
3 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L’interaction épistolaire », La Lettre entre réel et fiction, éd. J. Siess, Paris, SEDES, 1998, p. 15.
4 Pour une étude détaillée de la parole rapportée dans ce roman, nous renvoyons le lecteur à notre article : « Fragments dialogiques et bruissements amoureux dans Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon », tome 10 de la collection « Styles, genres, auteurs », Bibliothèque des styles, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2010, p. 137-153.
5 Crébillon, Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** [1732], éd. Lucie Picard, Paris, Nizet, 1970, p. 48.
6 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, 19ᵉ année, n° 73, 1984, p. 105.
7 Crébillon, Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, op. cit., p. 99.
8 Ibid., p. 88.
9 Ibid., p. 60.
10 Alain Rabatel, « Les auto-citations et leurs reformulations : des surassertions surénoncées ou sousénoncées », Travaux de linguistique, 2006/1, n° 52, p. 71-72.
11 Diderot, La Religieuse, Paris, Gallimard, éd. Geneviève Bulli, 1966, p. 24.
12 Ibid., p. 23.
13 Ibid., p. 133.
14 Ibid., p. 191.
15 Ibid., p. 132.
16 Ibid. p. 101.
17 Ibid., p. 144-145.
18 Ibid., p. 86-87.
19 Juan Manuel Lopez Munoz, « Effacement énonciatif et co-construction de l’opinion dans les forums du journal Le Monde », Langages, 38ᵉ année, n° 156, 2004, « Effacement énonciatif et discours rapportés », p. 84.
20 Ibid., p. 89.
21 À titre de comparaison, notons que le huis clos de la Marquise et du Comte, chez Crébillon, le restera et ne connaîtra aucune marque d’ouverture sur le monde.
22 Diderot, La Religieuse, op. cit., p. 101.
23 Emmanuelle Prak-Derrington, La Fausse Simplicité du discours direct. Propriétés de la parole alternée dans le discours romanesque, Cahiers d’études germaniques, Université de Provence, Aix-Marseille, 2004, p. 14.
24 Diderot, La Religieuse, op. cit., p. 120-121.
Bibliographie
Authier-Revuz, Jacqueline, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, 19ᵉ année, n° 73, 1984, p. 96-111.
Calas, Frédéric, « Fragments dialogiques et bruissements amoureux dans Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon », tome 10 de la collection « Styles, genres, auteurs », Bibliothèque des styles, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2010, p. 137-153.
Crébillon, Claude Prosper Jolyot de, Les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** [1732], édition de Lucie Picard, Paris, Nizet, 1970.
Diderot, Denis, La Religieuse [1760], Paris, Gallimard, éd. Geneviève Bulli, 1966.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « L’interaction épistolaire », La Lettre entre réel et fiction, éd. J. Siess, Paris, SEDES, 1998, p. 15-36.
Lopez Munoz, Juan Manuel, « Effacement énonciatif et co-construction de l’opinion dans les forums du journal Le Monde », Langages, 38ᵉ année, n° 156, 2004, Effacement énonciatif et discours rapportés, p. 79-95.
Prak-Derrington, Emmanuelle, La Fausse Simplicité du discours direct. Propriétés de la parole alternée dans le discours romanesque, Cahiers d’études germaniques, Université de Provence, Aix-Marseille, 2004, p. 19-32.
Rabatel, Alain, « Les auto-citations et leurs reformulations : des surassertions surénoncées ou sousénoncées », Travaux de linguistique, 2006/1, n° 52, p. 71-84.
Rousset, Jean, Forme et Signification [1962], » Une forme littéraire : le roman par lettres », Paris, Corti, 1986.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Frédéric Calas
Université Clermont – Auvergne/CELIS EA 4280