Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
Playback, karaoké, sampling : recyclages musicaux pop sur la scène contemporaine
Texte intégral
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1 LE PORS Sandrine, « Le texte théâtral contemporain et la chanson », Les Int...
1De Blondie à Rihanna, la chanson pop s’invite de plus en plus régulièrement sur les scènes performatives et théâtrales contemporaines, qu’elles se situent en marge de l’institution ou en son centre. Cette « pratique citationnelle » peut avoir plusieurs fonctions, comme l’analyse plus généralement Sandrine Le Pors à propos de l’insertion de la chanson dans le théâtre contemporain1. Elle peut servir de commentaire ironique ou parodique au sein du spectacle, qui donne un nouveau sens à la chanson. Dans le spectacle documentaire Clean City des Grecs Anestis Azas et Prodromos Tsinikoris, qui met sur scène des femmes de ménage immigrées travaillant à Athènes, l’une d’entre elles se met ainsi à chanter la chanson de Donna Summer « She Works Hard for the Money ». Sur le même thème du travail, la performeuse Marianne Chargois transforme dans son « auto-porn box », le titre de Britney Spears « Work Bitch » en hymne revendicatif du « travail du sexe », sur fond de vidéos où nous la voyons nettoyer son appartement après le départ d’un de ses clients. La chanson pop peut également être un simple sas cathartique, à la fin de la représentation, notamment dans des spectacles touchant au trauma. Pippo Delbono conclut son spectacle Questo buio feroce, voyage vers la mort sur fond d’épidémie de sida, avec « Emmenez-moi » de Charles Aznavour, tandis que Je suis Fassbinder de Falk Richter, monté par Stanislas Nordey, portant sur les récents attentats terroristes et les dérives sécuritaires des gouvernements européens, finit sur « Mad World » des Tears for Fears, chantée en direct par l’un des acteurs. Au contraire certaines clôtures musicales pops apparaissent comme des ruptures avec l’univers du spectacle : c’est le cas pour les saluts du spectacle Que ferai-je moi de cette épée ? d’Angélica Liddell, effectués sur la chanson victorieuse à l’Eurovision 1977 « L’Oiseau et l’Enfant ». La candeur apparente des paroles du titre de Marie-Myriam dissone fortement avec l’univers hanté par le cannibalisme et la violence terroriste du spectacle de Liddell.
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2 Ibid.
2Que ces chansons provoquent le malaise ou une décharge émotionnelle parfois concrétisée par le rire, l’insertion d’une chanson pop joue dans tous ces exemples sur un « effet de reconnaissance »2 attendu de la part des spectateurs·rices. Car la musique pop est devenue depuis la seconde moitié du XXe siècle l’une des références musicales les plus partagées dans les pays occidentaux.
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3 Le titre « I like to move it » de Reel to Real les entraîne par exemple à l...
3Souvent accusée de ne rechercher que le divertissement, d’être standardisée et commerciale, la musique pop est associée à une réception de masse, qu’interrogent d’ailleurs certains spectacles. Dans The Show Must Go On, Jérôme Bel compile des succès pop mondiaux, dont les paroles donnent lieu chaque fois à des jeux figuratifs par les performers3 ; dans 1973, le metteur en scène Massimo Furlan reconstitue seul le concours de l’Eurovision de l’année éponyme.
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4 D’après COSMA Octavian, « Pop Music » in The New Grove Dictionary of Music ...
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5 EGGER Carole et RECK Isabelle, « Angélica Liddell ou un théâtre sur le fil ...
4La musique pop honore ainsi son étymologie, dérivée de la dénomination popular music, et qui a pris son autonomie de parents proches que sont le Pop art et la Pop culture, bien qu’ils partagent certains traits. Et si le Pop art est généralement périodisé entre 1956 et 1968, la musique pop, qui émerge également dans les années 1950, connaît son apogée dans les années 1970 et rayonne toujours aujourd’hui4. Ce rayonnement tient probablement à la capacité de la pop à s’hybrider très facilement avec d’autres genres musicaux, au point que ses frontières demeurent souvent floues, notamment dans ses relations avec le rock ou avec des genres plus récents comme le rap ou le RnB. Ce qui toutefois la caractériserait serait ses affinités avec les nouvelles technologies et sa capacité à en tirer rapidement parti. La pop recourt en effet prioritairement à l’enregistrement et même au pré-enregistrement, grâce au développement du multi-piste et du sampler, à l’opposé du live, que d’autres genres comme le jazz ou le rock continueront à privilégier pour affirmer leur authenticité artistique. L’originalité de la pop en vient même à être souvent questionnée, car les morceaux recyclent beaucoup plus qu’ils ne créent. Comment cet univers de la pop, caractérisé par la standardisation et la mécanisation de la production musicale, interagit-il alors avec le théâtre, et ses caractéristiques d’art vivant ? Quels modèles machiniques et de recyclages le théâtre lui emprunte-t-il et à quelle fin ? Au-delà d’un simple effet de citation, je propose de voir dans la confrontation entre le théâtre et la pop la création d’effets qui migrent de la reconnaissance vers l’étrangeté, ou pour reprendre le terme plus musical de Carole Egger et Isabelle Reck, vers le « grincement »5.
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6 ROESNER David, Musicality in Theatre: Music as Model, Method and Metaphor i...
5J’émettrai donc l’hypothèse que certains spectacles contemporains passent de l’insertion de la musique pop à l’imitation de certains gestes musicaux associés à la pop, souvent considérés comme « kitschs », de mauvais goût, et qui deviennent des modèles dramaturgiques. David Roesner dans son ouvrage sur la musicalité au théâtre a déjà souligné à quel point les théâtres dits « postdramatiques » recourent à la musique comme modèle, méthode ou métaphore6. Je m’intéresserai cependant à des gestes associés plus spécifiquement à la musique pop, à commencer par le sampling.
Sampling
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7 Encore récemment, l’artiste Christine and the Queens s’est retrouvée au cœu...
6Le sampling, popularisé dans les années 1980, est l’une des évolutions technologiques les plus marquantes dans la production de la musique pop. Ce procédé repose dans un premier temps sur la machine concrète du « sampler » ou « échantillonneur » qui sert à diffuser simultanément plusieurs sons pré-enregistrés, les « pistes », et qui, contrairement au synthétiseur, ne peut produire de nouveaux sons. Converti ensuite en logiciel informatique, le sampler est emblématique d’une musique qui ne crée pas, mais recycle d’anciens accords, d’anciens arrangements de musiques précédentes, donnant lieu à des discussions passionnées sur le plagiat ou le vol commercial7. Le sampling cependant constitue souvent une forme d’hommage à la musique qu’il reprend, en particulier dans le domaine du rap, où l’un des exemples français les plus célèbres est le sampling de la chanson « Mistral Gagnant » par Booba dans son titre « Pitbull ». La reprise des accords célèbres de la musique de Renaud cherche à jouer sur un effet de reconnaissance, dans une sorte de collage ou de palimpseste musical.
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8 « A sample is thus not merely a citation, a clipping put in a new context, ...
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9 Les extraits de cette « séquence dans la salle de cours » sont présents qua...
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10 LIDDELL Angélica, Tout le ciel au-dessus de la terre, op. cit., p. 13-20.
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11 En espagnol dans le texte : « No te vayas », « Soy Wendy ».
7Le spectacle d’Angélica Liddell, Tout le ciel au-dessus de la terre, me semble proposer un exemple assez caractéristique de sampling, à partir de la chanson « The House of the Rising Sun ». Bien que cette chanson appartienne à l’origine au genre de la folk music, sa reprise par le groupe The Animals en 1964 l’a élevée au rang d’icône pop, notamment grâce à l’électrification des instruments qui renvoie à l’appétence de la musique pop pour les nouvelles technologies musicales. Dans ce spectacle inspiré par les personnages du roman de J. M. Barrie, Peter Pan et Wendy, Angélica Liddell utilise dix fois des extraits de la chanson (en comptant les saluts), dont la longueur varie entre moins d’une minute et la durée entière, soit quatre minutes, huit fois sans les paroles enregistrées, ne laissant entendre que les accords instrumentaux très reconnaissables. Cette musique hante donc le spectacle, contrastant avec d’autres moments musicaux « live » de musique classique, quelques valses jouées par un orchestre en fond de scène, ou de musique traditionnelle chinoise jouée à l’aide d’un pipa. Décomposée, « The House of the Rising Sun » est aussi déformée et transformée, réduite à un matériau collé et monté à l’envi par Liddell. Ce geste se rapproche bien du sampling qui, comme le définit David Roesner, « n’est pas qu’une simple citation, une insertion dans un nouveau contexte, mais la transformation d’une citation en un matériau de composition : chacun des paramètres musicaux (tempo, durée, hauteur, timbre, volume) peut être modifié et les extraits peuvent être combinés, répétés, variés ou fragmentés »8. Et les extraits musicaux de « The House of the Rising Sun » sont en effet combinés avec d’autres extraits sonores dans le spectacle de Liddell, ceux du film Splendor in the grass d’Elia Kazan – La Fièvre dans le sang en français – dans une scène d’anthologie où Deanie Loomis, le personnage principal, est interrogée par sa professeure de lettres sur la signification du poème éponyme de Wordsworth9. Diffusé dans des versions de longueur différente, l’extrait audio du film jouxte parfois ceux de la musique de The Animals. Ce geste de montage / répétition contamine aussi la scène « vivante » : certaines répliques sont répétées plusieurs minutes de suite par les acteurs et actrices, notamment dans la scène « Peter et Wendy »10, contribuant à l’impression d’un fond sonore « samplé » de la pièce. Les phrases « Ne t’en va pas » et « Je suis Wendy »11 de l’actrice jouant alors Wendy sont même répétées en boucle sur les accords de « The House of the Rising Sun », tandis que les autres acteurs claquent des doigts en rythme.
8Le sampling apparaît donc comme un modèle sous-jacent à la représentation, qui travaille l’aspect mécanique de la musique pop, déshumanisant et démystifiant à la fois le film qui sert de fond sonore et le jeu des acteurs. On peut penser que le sampling n’est pas le seul modèle de collage / montage qui pourrait inspirer Liddell, mais la présence entêtante de la musique pop qui ponctue la pièce joue en la faveur d’une telle interprétation, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un travail sonore plus que visuel – comme on pourrait le retrouver dans le Pop art ou dans l’art vidéo. Les modèles du mix, du disque rayé ou du rembobinage pourraient plus facilement être convoqués, mais la pratique du recyclage n’y est pas autant présente que dans le sampling.
Karaoké
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12 « Oh Mother, tell your children / Not to do what I have done / Spend your ...
9L’une des dernières occurrences de « The House of the Rising Sun » dans le spectacle d’Angélica Liddell vient interrompre un long monologue sur la maternité. Interrompre ou se fondre dans, pourrait-on dire, car la transition est toute trouvée entre un texte, où Angélica Liddell attaque les mères et leur « supplément de dignité », et les adresse à la « mother » dans les paroles de la chanson12. C’est d’ailleurs elle qui se met à chanter sur la bande originale, souvent d’une voix gutturale, et répétant certaines paroles comme pour insister dessus. On retrouve la fonction d’illustration ou de commentaire ironique que peut avoir la chanson pop, mais la tension entre la présence scénique d’Angélica Liddell qui travaille à déformer sa voix et la bande instrumentale pré-enregistrée, qui suit son train mécanique, nuance l’effet de reconnaissance par un sentiment d’étrangeté. Le contraste entre le caractère vivant de cette voix et la mécanisation de la piste crée un troublant effet de distanciation par rapport à la musique originale. Ce n’est plus avec le modèle du sampling mais plutôt avec celui du karaoké ou de la cover que ce moment résonne alors.
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13 À noter que Liddell semble néanmoins chérir particulièrement le dispositif...
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14 Simon Frith évoque ainsi la méfiance habituelle à l’égard des performances...
10Le karaoké apparaît comme l’un des dérivés les plus kitschs de la musique pop, avec la particularité de venir du Japon, ce qui illustre l’internationalisation de la pop. Comme la cover, il repose sur le fait que la chanson pop, sur le principe du multi-piste, travaille souvent à partir d’une bande-son instrumentale séparée des voix, afin notamment de permettre des concerts sans orchestre. Mais contrairement à la cover, qui est une reprise par un nouvel interprète sans pré-enregistrement des instruments, et qui a vocation à être elle-même enregistrée et diffusée sous cette forme, le karaoké allie le plaisir de la performance live à l’enregistrement. Il s’agit pour celui ou celle qui chante de se caler le plus parfaitement possible sur l’enregistrement, ce qui entraîne une superposition entre le vivant et le mécanique. Plusieurs artistes incorporent le karaoké de façon plus évidente que Liddell13. Ainsi, Fabrice Murgia l’utilise explicitement dans deux de ses spectacles, Le Chagrin des Ogres et Life : Reset. Chronique d’une ville épuisée. Dans Life : Reset, une femme dont nous observons la solitude quotidienne, se livre à une réelle séance de karaoké en direct sur « The Winner Takes It All » du groupe ABBA. L’actrice est séparée de nous par un écran translucide et le son nous parvient avec un effet de sourdine, tandis que les paroles qu’elle chante défilent en miroir pour nous. Portant un rouge à lèvres, qui déborde le contour de sa bouche, cette figure évoque un clown triste et semble contrevenir à l’imaginaire du karaoké comme divertissement de masse et impersonnel14. La musique familière de la chanson d’ABBA se trouve étrangéifiée par cette image en direct du spectacle qui vient s’y superposer.
11Dans Le Chagrin des Ogres, l’une des deux protagonistes, Laetitia, entame une reprise de « Hurt » de Christina Aguilera, cette fois-ci par dessus la voix de la chanteuse américaine, mais que nous entendons très légèrement. Interrompu très vite par une coryphée autoritaire, figure allégorique de l’enfance morte, le karaoké s’étrangle dans une forme de détresse loin de l’univers de divertissement et de fête qui lui est associé. Le Chagrin des Ogres emprunte par la suite au modèle du karaoké par d’autres formes de jeux sonores : la coryphée à la voix déformée par un micro semble connaître par avance les paroles des deux protagonistes de la pièce, qu’elle anticipe souvent. Dans une autre séquence, elle partage avec Bastian, le second protagoniste adolescent de la pièce, la réplique d’un dialogue de Star Wars, dont nous entendons l’enregistrement original, ou plutôt son doublage en français. Nous sortons ici de la logique stricto sensu du karaoké puisque nous entendons à chaque fois les voix originales. Mais cette superposition des voix originales enregistrées et des nouvelles voix en direct du plateau nous semble résonner avec la structure du karaoké, où l’auditeur pop emprunte l’identité de ses stars préférées. Le karaoké chez Murgia déraille donc vers des formes hybrides, portées par les déformations en direct des voix des acteurs et actrices. Déshumanisées, ces voix pourraient alors renvoyer aux différents arrangements électroniques pratiqués sur la voix dans la chanson pop, comme le célèbre auto-tune, logiciel permettant de corriger automatiquement la justesse d’une voix. La référence au karaoké permet de souligner ce contraste entre une voix réelle, directe et humaine et une voix transformée par la technologie.
Playback
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15 Voir notamment NEWTON Esther, Mother Camp and Female Impersonators in Amer...
12S’il est un dispositif qui joue sur le contraste entre direct et enregistrement et sur la superposition de ces deux modes, c’est bien le playback. De plus en plus utilisé, notamment sous l’influence de la télévision musicale et grâce au progrès des technologies d’enregistrement et de diffusion du son, le playback est un compagnon fidèle de la musique pop. Très vite, son potentiel parodique a été exploré grâce à son cousin camp, le lipsync, où il ne s’agit plus de faire passer la musique enregistrée pour du direct, mais au contraire de jouer sur la dissociation entre l’enregistrement et la performance live, le performer n’étant pas l’artiste à l’origine de l’enregistrement15. Le playback renvoie ainsi à un aspect réglé et standardisé de la musique dont le lipsync s’amuse.
13Joël Pommerat s’inspire pleinement de ce dispositif dans son spectacle Je tremble. Dans la première partie du spectacle, des numéros proches du cabaret alternent entre eux, parmi lesquels des playbacks musicaux de chansons pops bien reconnaissables, « Sex Bomb » ou « Can’t take my eyes off you ». À ceux-ci s’ajoutent des playbacks d’un autre genre, sur le texte original de la pièce de Pommerat. À plusieurs reprises, des comédiennes s’avancent au micro et, tandis qu’elles miment l’acte de discours, nous entendons la voix enregistrée d’une comédienne absente. Nous assistons bien à un réel playback, sauf qu’il ne joue nullement, comme le lipsync, sur un effet de reconnaissance de la chanson pop, puisque le texte est inédit. Il ne demeure alors qu’une sensation d’étrangeté face à cette dissociation corps / voix qui nous interroge sur la présence scénique de ces comédiennes privées de parole. Un retour réflexif peut alors s’opérer dans l’esprit du spectateur sur la pratique du playback et l’interroger sur cette figure d’artiste privé·e de sa voix par une technologie qui n’a plus besoin que du seul enregistrement. Le malaise provoqué par le fait de ne pas avoir droit à la parole théâtrale en direct peut être prompt à nous questionner sur la standardisation commerciale de la pop au nom du divertissement. Le jeu du vivant, incarné par l’art théâtral, fait grincer le divertissement en soulignant la mécanisation de l’humain à laquelle se livre la chanson pop. Mais en même temps, la représentation souligne la capacité de s’emparer en retour de cette mécanisation, de jouer de ces grincements et in fine de redonner un aspect humain à cette machine pop.
14En se réappropriant chacun de ces gestes standardisés, sampling, karaoké, playback, la scène théâtrale montre qu’elle peut jouer avec, sans devenir à son tour une machine bien huilée. En recyclant ces technologies kitschs, elle en fait des modèles tout en les mettant à distance. Inspirée par la musique pop, elle dépasse le simple jeu de reconnaissance pour amener éventuellement le spectateur à interroger sa propre consommation de musique pop.
15Je finirai sur deux exemples particulièrement frappants où la scène théâtrale interroge cette consommation. Le spectacle Schubladen (Tiroirs) du collectif allemand She She Pop, consacré à la partition Est / Ouest de l’Allemagne, est ponctué de musiques pop légères et entraînantes, mais dont le code universaliste et positif est remis en question. L’une des comédiennes originaire de l’Est explique ainsi à sa partenaire de l’Ouest, que l’admiration de cette dernière pour Imagine de John Lennon et son message pacifiste l’empêche de voir les enjeux impérialistes occidentaux qui se cachent derrière l’optimisme des paroles. Interrompant la chanson, elle brise un moment de partage consensuel que pouvait attendre le public sur ce titre. Dans ce passage littéralement iconoclaste, la réception personnelle de la chanson pop est alors interrogée et mise en regard de l’aspect standardisé de sa production. S’opèrent là aussi des grincements dans le divertissement, comme dans nos exemples précédents. La réception de masse associée à la pop, dans une optique de divertissement grand public, est enrayée par des réceptions singulières. Si cet enrayement se fait en termes politiques chez She She Pop, il peut aussi passer par l’histoire intime.
16Dans La Maison de la Force, Angélica Liddell nous fait entendre deux chansons du groupe espagnol La Oreja de Van Gogh, au milieu d’une longue confession sur la violence de son ex-compagnon. Justifiant ce recours, par le fait que « [s]on cœur est une putain de chanson pop », Liddell nous fait entendre la façon dont la pop formate les rôles de genre, poussant les femmes à être les « poupées de chiffon » (Muñeca de trapo) qui attendent la « douce lumière » (Dulce locura) de leur compagnon. Sur la première chanson, Muñeca de trapo, Angélica Liddell se scarifie, trépigne, hurle. Ce déchainement corporel oppose alors une figure du vivant à une musique, qui n’y réagissant bien sûr pas, nous paraît froide et distante. Plutôt que de laisser aller le spectateur ou la spectatrice à sa propre réception personnelle de la chanson, Liddell impose la sienne, qui, bien qu’assez poignante et susceptible de susciter l’émotion, pousse à nous distancier de notre réception habituelle de la pop.
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16 Voir MATZKE Annemarie, « ‘Das Theater wird nich Pop finden’ – Medialität u...
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17 LEHMANN Hans-Thies, « Cool fun », Le Théâtre postdramatique, L’Arche, Pari...
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18 METAIS-CHASTANIER Barbara, « Nouveau fascisme et Pop contestation », Agôn ...
17Ces dernières années et en particulier en Allemagne, le terme de « pop-théâtre » apparaît de plus en plus fréquemment, sous la plume des journalistes et des universitaires16. Ce théâtre est parfois célébré comme le digne héritier du « cool fun » postdramatique proposé par Hans-Thies Lehmann17, parfois critiqué comme complice d’une culture de la consommation de masse18. Mais n’est-on pas plus souvent témoins sur nos scènes occidentales contemporaines d’un divertissement pop enrayé, d’une machine pop grinçante, aux rouages exposés et qui menace d’exploser ? Tout en se nourrissant de la vitalité et de l’efficacité attachées à la pop, les scènes théâtrales nuancent son message optimiste et mêlent l’hommage à la critique.
Notes
1 LE PORS Sandrine, « Le texte théâtral contemporain et la chanson », Les Interactions entre musique et théâtre, L’Entretemps, Montpellier, 2011, p. 172-186.
2 Ibid.
3 Le titre « I like to move it » de Reel to Real les entraîne par exemple à littéralement bouger une partie du corps ou un vêtement de leur choix de façon répétitive pendant les quatre minutes du morceau.
4 D’après COSMA Octavian, « Pop Music » in The New Grove Dictionary of Music and Muscicians [Second Edition], MacMillan, Londres, 2001.
5 EGGER Carole et RECK Isabelle, « Angélica Liddell ou un théâtre sur le fil grinçant du rasoir », Sémiotique et vécu musical : Du sens à l’expérience, de l’expérience au sens, Leuven University Press, Leuven, 2016, p. 155-170.
6 ROESNER David, Musicality in Theatre: Music as Model, Method and Metaphor in Theatre-Making, Ashgate, Farnham / Burlington, 2014.
7 Encore récemment, l’artiste Christine and the Queens s’est retrouvée au cœur d’une polémique sur l’utilisation de « boucles » du logiciel Logic Pro dans sa chanson « Damn dis-moi », dénonçant son « plagiat » : https://www.huffingtonpost.fr/2018/07/28/christine-and-the-queens-se-defend-davoir-plagie-la-musique-de-son-tube-damn-dis-moi_a_23491595/ (consulté le 4/102018).
8 « A sample is thus not merely a citation, a clipping put in a new context, but is the transformation of a citation into composable material: any of the musical parameters (tempo, duration, pitch, timbre, volume) can be altered and samples can be combined, repeated, varied or fragmented. », ROESNER David, Musicality in Theatre, op. cit., p. 222.
9 Les extraits de cette « séquence dans la salle de cours » sont présents quatre fois dans le spectacle et retranscrits à chaque fois dans le texte publié ensuite par Angélica Liddell. LIDDELL Angélica, Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy), Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2013, p. 9, p. 12, p. 21-23, p. 37.
10 LIDDELL Angélica, Tout le ciel au-dessus de la terre, op. cit., p. 13-20.
11 En espagnol dans le texte : « No te vayas », « Soy Wendy ».
12 « Oh Mother, tell your children / Not to do what I have done / Spend your life in sin and misery / In the House of the Rising Sun. », cité dans LIDDELL Angélica, Tout le ciel au-dessus de la terre, op. cit., p. 56.
13 À noter que Liddell semble néanmoins chérir particulièrement le dispositif du karaoké, puisque dans sa pièce abécédaire « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, la lettre K y est consacrée. LIDDELL Angélica, « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2011, p. 32-33 : « K comme Karaoké ».
14 Simon Frith évoque ainsi la méfiance habituelle à l’égard des performances « secondaires », dans lesquelles il range le karaoké aux côtés des tribute bands et des émissions de télé-crochet, performances suspectées de manquer d’authenticité et d’émotion par rapport à la performance « primaire », du fait de leur caractère de copie, de « simulation ». FRITH Simon, « La musique live, ça compte… », Réseaux, n°141-142, 2007, p. 179-201.
15 Voir notamment NEWTON Esther, Mother Camp and Female Impersonators in America, University of Chicago Press, Chicago, Londres, 1979.
16 Voir MATZKE Annemarie, « ‘Das Theater wird nich Pop finden’ – Medialität und Popkultur am Beispiel des Performance-Kollektivs She She Pop », Performativität und Medialität Populäter Kulturen. Theorien, Ästhetiken, Praktiken, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2013, p. 373-389.
17 LEHMANN Hans-Thies, « Cool fun », Le Théâtre postdramatique, L’Arche, Paris, 2002, p. 190-196.
18 METAIS-CHASTANIER Barbara, « Nouveau fascisme et Pop contestation », Agôn [En ligne], http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=3142 (consulté le 4/10/2018).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Ulysse Caillon
Doctorant Arts de la scène – Université Lyon 2