Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
Déconstruction des images et recyclages scénographiques dans une mise en scène de La Pietra del paragone par Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin
Texte intégral
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1 Voir notamment : BOUHAÏK-GIRONÈS Marie, SPINA Olivier et TRAVERSIER Mélanie...
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2 Voir CAVAILLÉ Fabien et LECHEVALIER Claire (dir.), Récits de spectateurs. R...
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3 Voir GLIXON Beth et GLIXON Jonathan, Inventing the Business of Opera. The I...
1Dès le début du XVIIe siècle, l’opéra est conçu comme un spectacle de prestige et de luxe, tant d’un point de vue musical que scénique. Qu’il s’agisse d’un contexte de cour, dans un premier temps, ou de théâtres publics, à partir du second tiers du XVIIe siècle, les décors et machines font partie intégrante du spectacle1 : leur splendeur et leur variété sont attendues par les spectateurs, qui en ont laissé des témoignages émerveillés2. C’est encore le cas sur la scène contemporaine, et ce principalement pour trois raisons. La plus évidente tient à l’horizon d’attente aujourd’hui encore associé au genre : le spectateur d’opéra attend un spectacle à la hauteur de sa réputation et, de fait, de son histoire. En outre, les salles d’opéra construites depuis le XIXe siècle sont de plus en plus vastes. Le Palais Garnier (1 900 places) est bien plus grand que les premiers opéras vénitiens (600 à 900 places)3, par exemple. Au XXe siècle, la taille des salles s’accroît davantage encore, comme celle de l’Opéra Bastille (2 723 places) ou du Metropolitan Opera de New York (3 800 places). Il faut donc remplir la cage de scène en prenant soin de donner à voir des images scéniques à tous les spectateurs présents dans la salle, même les plus éloignés de la scène. Enfin, le budget consacré à la mise en scène dans un spectacle d’opéra est souvent considérable, signe de l’importance accordée à l’aspect visuel de productions destinées à être reprises parfois plusieurs années durant.
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4 Voir : PÉREZ Héctor (dir.), Opera and Video. Technology and Spectatorship, ...
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5 ROSSINI Gioachino (musique), ROMANELLI Luigi (livret), La Pietra del parago...
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6 MONTEVERDI Claudio (musique), BUSENELLO Gian Francesco (livret), L’Incorona...
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7 OFFENBACH Jacques (musique), MEILHAC Henri et HALÉVY Ludovic (livret), La B...
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8 Une légère évolution du dispositif peut être notée entre les trois spectacl...
2Pour émerveiller les spectateurs, l’un des moyens les plus fréquents sur la scène contemporaine est le recours à la vidéo4. Toutefois, installer des écrans sur scène ne suffit pas pour susciter l’émerveillement attendu et conférer à l’œuvre un caractère spectaculaire exceptionnel : encore faut-il proposer aux spectateurs autre chose que de simples images animées telles qu’ils en rencontrent tous les jours, sur les multiples écrans qui les entourent. C’est ce que se sont efforcés de faire le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti et le vidéaste Pierrick Sorin dans trois spectacles d’opéra pour lesquels ils ont collaboré : La Pietra del paragone de Rossini5, Pop’pea d’après L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi6 et La Belle Hélène d’Offenbach7. L’étude portera ici sur l’opéra de Rossini puisque c’est pour lui que le dispositif scénographique imaginé a été conçu, avant d’être repris dans les deux autres spectacles8. Ce dispositif présente un intérêt particulier en ce qu’il instaure une tension entre des pratiques musicales, spectaculaires et cinématographiques anciennes et des technologies modernes, à défaut d’être tout à fait nouvelles. Or, cette tension, qui est au cœur du spectaculaire dans les trois productions, n’a pas pour seul but, ou en tout cas pour seul effet, de retrouver l’émerveillement que peut faire naître un spectacle à machine : elle invite aussi à une réflexion tant sur notre rapport aux images que sur notre relation à un patrimoine déjà ancien.
Un dispositif scénographique ludique
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9 Cette idée, suggérée par le programme de salle, est reprise dans la presse,...
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10 Voir : BUTT John, Playing with History. The Historical Approach to Musical...
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11 Voir : TARUSKIN Richard, « The Pastness of Present and the Present of the ...
3La rencontre proposée est celle de pratiques anciennes et de technologies modernes, dans une tension entre notre présent de spectateur et le passé qui a vu la création de l’œuvre9. Le rapport entre les unes et les autres n’est cependant pas sans porosité : les pratiques musicales ne sont pas toujours des plus anciennes, tandis que la modernité des propositions scéniques est parfois relative. Pour diriger l’opéra de Rossini créé en 1812 à Milan, le chef d’orchestre Jean-Christophe Spinosi a fait le choix d’une interprétation dite historiquement informée, sur instruments d’époque. Un travail a été mené avec des musicologues pour établir d’une part la partition la plus proche de celle de la création de l’œuvre et d’autre part l’instrumentation la plus proche de celle de l’orchestre d’un théâtre d’opéra italien du début du XIXe siècle. Il faut toutefois noter que l’interprétation dite historiquement informée n’est jamais garante d’authenticité historique10. Il est impossible de retrouver et donc de reconstituer à l’identique une interprétation passée, même si on dispose d’instruments d’époque, d’informations précises sur l’instrumentation et d’une partition originale. Toute interprétation, historiquement informée ou non, se fonde nécessairement sur des pratiques, des choix et des goûts contemporains11.
4À l’inverse, le dispositif scénographique imaginé par Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin pour La Pietra del paragone peut sembler a priori moderne. Sur une scène entièrement bleue, deux rangées de trois écrans de même taille sont suspendues en hauteur, l’une au-dessus de l’autre. Les écrans peuvent être dissimulés dans les cintres ou exposés à la vue des spectateurs, par trois ou par six. Au centre de l’avant-scène sont disposées trois caméras fixes, sur pied. À cour et parfois à jardin, vers l’avant-scène également, des maquettes de décor sont installées en hauteur, sur des tables. Face aux maquettes se trouvent trois autres caméras fixes, sur pied. Ces maquettes de décor sont manipulées et parfois changées au cours de la représentation, grâce à l’intervention de techniciens, de figurants, voire des chanteurs eux-mêmes. Le dispositif d’incrustation par chrominance, en l’occurrence sur fond bleu, permet d’assembler les images des personnages et des décors filmées par les différentes caméras et de monter en direct le film projeté sur les écrans suspendus en hauteur. Sont ainsi présentés aux spectateurs à la fois le film et le film en cours de réalisation. Cependant, loin de se situer à la pointe des nouvelles technologiques, ce dispositif scénographique repose sur des technologies et des usages, aussi bien théâtraux que cinématographiques, déjà anciens.
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12 Le Teatro Regio date de 1829 et le Théâtre du Châtelet de 1862. Le Teatro ...
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13 SORIN Perrick, dans « Rossini sous l’œil de Méliès par le metteur en scène...
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14 Voir : HAQUETTE Jean-Louis et HÉNIN Emmanuelle (dir.), La Scène comme tabl...
5La Pietra del paragone est une coproduction du Théâtre du Châtelet, à Paris, et du Teatro Regio de Parme, qui ont tous deux accueilli le spectacle. Ces deux théâtres du XIXe siècle12 sont construits sur le modèle du théâtre à l’italienne, impliquant un dispositif scénographique frontal, avec une fosse d’orchestre située devant la scène, en partie sous la scène et légèrement enfoncée par rapport au parterre. Dans leur mise en scène, Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin n’ont pas cherché à modifier ce dispositif scénographique : ils l’ont au contraire renforcé, notamment par le recours aux écrans. Pierrick Sorin présente précisément les écrans comme un moyen de proposer des « tableaux vidéos animés »13, ce qui rejoint un idéal qui a longtemps été celui du décor de théâtre et qui détermine en partie l’organisation du théâtre à l’italienne : cadre de scène et toiles peintes en perspective contribuent à un effet de tableau14. De ce point de vue, le dispositif scénographique s’inscrit dans une logique qui est celle du décor d’opéra depuis l’avènement du genre.
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15 Voir : MALTHÊTE-MÉLIÈS Madeleine (dir.), Méliès et la naissance du spectac...
6La présence d’écrans sur scène et l’usage qui en est fait ne sont pas non plus nouveaux. Même si le procédé d’incrustation par chrominance n’est pas le plus répandu sur la scène contemporaine, il est développé au cinéma dès les années 1930. De plus, le choix d’avoir recours à des caméras fixes, avec trucages en direct, est une référence revendiquée aux débuts du cinéma, notamment à Georges Méliès15. Dans le même temps, le choix de proposer un assemblage de six écrans plutôt qu’un seul grand écran a pour conséquence de proposer une série d’images qui présente des points de vue simultanés et qui rappelle aussi les vignettes d’une bande dessinée, autre art de la représentation en deux dimensions.
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16 Voir : COMBES André, « La longue marche de Schwejk d’une guerre mondiale à...
7Pour compléter la description du dispositif scénographique, il faut prendre en compte les moyens mis en œuvre pour produire les effets spéciaux. Tous reposent sur des procédés mécaniques anciens : faire tourner le décor grâce à une manivelle pour donner l’impression que les personnages avancent, pulvériser des gouttes d’eau sur la caméra pour créer l’illusion de la pluie, souffler dans un tuyau pour faire des bulles dans l’eau de la piscine, etc. Certains procédés sont aussi associés à des propositions célèbres dans l’histoire du théâtre. Ainsi, le tapis roulant sur lequel les chanteurs sont invités à marcher évoque Piscator et en particulier le spectacle Schwejk créé par le Piscator-Kollektiv en 1927-192816.
Décaler le spectaculaire
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17 Voir : MERVANT-ROUX Marie-Madeleine (dir.), Art et frontalité. Scène, pein...
8Bien que le dispositif scénographique choisi se caractérise par la frontalité17 et intègre des écrans, il est mis en jeu de façon à renforcer la théâtralité du spectacle, ce qui permet paradoxalement de préserver la perception et l’exploitation d’un espace en volume. La disposition des caméras implique une participation active des chanteurs : la caméra ne se déplace pas pour les filmer, c’est à eux de se placer dans son champ pour apparaître à l’écran. Pour permettre des effets de zoom ou créer différents plans, les chanteurs doivent aussi se déplacer en fonction d’un système de repères, avec des marquages au sol, et manipuler des éléments de décor bleus. Ils sont donc actifs dans la création de l’image filmique : leur intervention permet sa réalisation. Cette dynamique contribue à l’importance que conserve le jeu théâtral dans le spectacle et permet de préserver un équilibre entre la scène et l’écran, malgré la fascination visuelle que produit, entre autres pour des raisons physiques, la présence d’un grand écran sur une scène de théâtre. Dans le même temps, il faut noter que le jeu avec la caméra introduit une distance entre chanteurs et spectateurs. En effet, les chanteurs s’adressent non pas aux spectateurs situés dans la salle, mais à la caméra placée sur scène. C’est donc seulement à travers elle et surtout à travers l’écran sur lequel les images sont retransmises que les interprètes peuvent atteindre la salle. On peut le constater par exemple lors des apartés : le clin d’œil n’est pas fait au public, mais à la caméra, ce qui instaure une médiation et, par là même, une distanciation.
9Loin de tout réalisme cinématographique, le dispositif vidéo permet la réalisation en direct d’un film qui assume un caractère bricolé tout en étant parfaitement maîtrisé et qui joue sur le décalage entre la scène et l’écran. Pour saisir tout l’intérêt du spectacle, il faut prêter attention aux deux médias. L’effet peut être comique, la vidéo agissant comme révélateur. Ainsi, le chant lyrique peut avoir pour conséquence une déformation momentanée du visage, qui est un résonateur du chanteur. Cet effet n’est perçu précisément que par les spectateurs les plus proches et il est rarement mis en évidence, même quand la vidéo est utilisée, par souci de réalisme, mais aussi d’élégance. Or, dans le spectacle de Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, le chanteur peut être invité, au contraire, à chanter à pleine voix face à la caméra. La vidéo n’encourage pas ici un jeu subtil et réaliste, la mise en valeur d’une mimique ou d’un haussement de sourcils : elle met au contraire en évidence l’étrangeté du visage de l’interprète, produisant un effet grotesque et rappelant le caractère artificiel du spectacle d’opéra. On donne donc à voir aux spectateurs ce qu’on essaie le plus souvent de leur cacher. L’effet comique peut aussi prendre davantage appui sur le procédé d’incrustation par chrominance, par exemple quand les personnages préparent des crêpes ou jouent au tennis : un technicien ou un figurant vêtu de bleu manipule les crêpes qui volent et les balles qu’on lance.
10L’effet recherché peut également être poétique. Quand l’amour de Clarice est confronté à la rigore [« rigueur », ici amoureuse] d’Asdrubale, la vidéo traduit leurs sentiments respectifs par le biais de métaphores visuelles topiques. À jardin, Clarice prépare un café dans une petite cafetière Bialetti qu’elle dépose sur une gazinière. À cour, un réfrigérateur est placé devant la caméra. Asdrubale évolue au centre de la scène, sous les écrans. Sur ces derniers, on peut suivre le cheminement du comte de jardin à cour : d’abord placé au centre des attentions enflammées de Clarice, il s’échappe vers des régions plus froides, celles de sa propre indifférence. Les éléments filmés sont poétisés : il faut regarder la scène pour comprendre que le cercle de flamme est celui d’une gazinière (au centre duquel Asdrubale se trouve comme la cafetière Bialetti) et que le paysage de glace est en fait issu d’un gros plan sur une partie de cet objet plus prosaïque qu’est le réfrigérateur.
11Il ne s’agit pas, par la vidéo, de donner à voir une représentation réaliste du monde : la représentation est ici métaphorique et guide le spectateur jusqu’au cœur des personnages. C’est l’un des plaisirs offerts par le spectacle : découvrir, avec surprise, que des images poétiques, non réalistes, sont créées à partir d’un procédé d’une grande simplicité, voire prosaïque. Autrement dit, le tour de force n’est pas tant technologique que poétique : les images sont issues d’une orientation du regard, en particulier grâce à des choix de cadrage et donc de point de vue, qui sont bien plus importants ici que les technologies elles-mêmes. La machine, si on sait l’utiliser sans fascination, ni aliénation, peut être un vecteur, voire un révélateur de poésie. Cependant, ce qui rend poétique le monde n’est pas la machine, mais le regard que l’humain porte sur lui et dont la machine peut aider à rendre compte.
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18 Voir : SURGERS, Anne, L’Automne de l’imagination. Splendeurs et misères de...
12Les metteurs en scène agissent comme des magiciens qui exécuteraient leurs tours tout en exhibant une partie de leurs secrets, mais une partie seulement : les spectateurs devinent le principe de fonctionnement du dispositif, mais ne sauraient pas le mettre en œuvre eux-mêmes. Ils assistent à un tour de magie technologique propre à susciter leur émerveillement : ils voient dans le même temps le film et sa réalisation. Le spectaculaire est ainsi décalé. Dans les premiers temps de l’opéra, l’émerveillement naissait du résultat de la manipulation des décors : le changement de décor, fréquent et rapide, permettait de donner l’illusion d’une métamorphose de la ville en forêt, de la forêt en mer déchaînée, de la mer en palais, par exemple. Avec le développement du cinéma et des effets spéciaux vidéos, une telle illusion peut atteindre la perfection. Cependant, elle s’est banalisée : nous sommes désormais habitués à voir des vidéos très perfectionnées, sur différents supports. L’illusion en perspective, si parfaite soit-elle, ne suscite plus la même admiration : devenu quotidien, son caractère spectaculaire s’est émoussé18. Pour retrouver une dynamique spectaculaire d’émerveillement, les deux metteurs en scène ont donc opéré un déplacement : parce que la prouesse se fait à vue, l’émerveillement naît à la fois de l’objet artistique produit et du spectacle de sa production.
Par-delà les apparences : traverser les écrans
13Le dispositif scénographique imaginé est ludique et spectaculaire, mais il donne aussi à penser. Il invite, plus précisément, à réfléchir à la construction des images et à notre rapport aux écrans, en nous montrant comment une image peut être construite et déconstruite. Le décalage entre la scène et les écrans met en évidence le décalage entre l’objet ou la personne représentée et sa représentation. Dans le cas de La Pietra del paragone, le dispositif présente en outre l’avantage de correspondre à la structure et aux thèmes de l’intrigue elle-même : le fond et la forme se rejoignent. L’opéra de Rossini met en scène le comte Asdrubale, jeune homme aisé, confronté à trois prétendantes : donna Fulvia, la baronne Aspasia et la marquise Clarice. Pour comprendre ce qui motive l’intérêt qu’elles lui portent, il imagine un stratagème : travesti en riche oriental, il annonce sa propre ruine. Si Fulvia et Aspasia renoncent aussitôt à l’épouser, l’amour de Clarice est plus constant. Le comte fait ensuite savoir qu’il a retrouvé sa fortune, mais tarde à demander la main de Clarice, qui se travestit alors à son tour, en Lucindo, frère jumeau disparu des années auparavant et récemment retrouvé. Clarice en Lucindo annonce que Clarice est partie pour jamais, suscitant le désespoir du comte, qui reconnaît son erreur et son amour. La supercherie est alors dévoilée et le couple peut convoler en justes noces.
14Le travail vidéo de construction et déconstruction des images correspond aux thèmes de l’illusion, des apparences trompeuses et des jeux de rôles (notamment sociaux) qui sont au cœur de La Pietra del paragone. On peut identifier deux modalités principales du jeu sur les apparences dans cet opéra : la première est le jeu social (jouer un rôle au sens figuré), la seconde est le travestissement (jouer un rôle au sens propre). De même que le comte va contraindre ses prétendantes à baisser leur masque ou que Clarice va tromper le comte en changeant d’apparence, le spectacle nous montre à la fois les images et leur processus de création, rappelant que toute image est construite et que ce que nous voyons sur un écran n’a jamais que l’apparence du réel, sans être le réel lui-même.
15L’espace scénique est donc signifiant et ce jusqu’à la couleur choisie pour le procédé d’incrustation par chrominance. Deux couleurs sont privilégiées pour ce procédé, parce qu’elles sont peu présentes dans la peau humaine : le bleu et le vert. Le choix du bleu n’est pas (ou en tout cas pas explicitement et pas seulement) justifié par une question d’élégance, ni par une volonté d’éviter une couleur, le vert, qui porterait malheur sur un plateau de théâtre. Le bleu peut rappeler le ciel ou l’eau et être ainsi associé à l’idée de flottement : les personnages s’agitent sur un fond bleu, abstrait, où les repères sont rares et peu visibles, de même que leurs sentiments sont flottants et instables.
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19 Le mot hypocrite vient du grec ὑποκριτής, qui désigne celui qui porte un m...
16Tout autant que le dispositif lui-même, l’usage qui en est fait rappelle la coïncidence de la forme et du fond. Ainsi, pour apparaître à l’écran, les chanteurs doivent entrer dans le champ de la caméra : le cadre de la caméra redouble le cadre de scène et leur entrée dans le champ s’apparente à une entrée en scène. Les personnages joués par les chanteurs pourraient ainsi être considérés comme des acteurs interprétant des personnages sur un tournage de cinéma et le film projeté sur les écrans comme le résultat du tournage. Cependant, aucun indice de distanciation dans leur jeu, ni aucun aparté ne permet de soutenir cette interprétation. Ce sont en fait moins des personnages d’acteurs professionnels ou amateurs jouant les différents rôles d’un film de fiction que des personnages jouant un rôle social, portant un masque en société, des hypocrites au sens étymologique du terme19.
17En découvrant La Pietra del paragone telle que l’ont mise en scène Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, on peut être tenté d’identifier une tension entre des pratiques musicales anciennes et des pratiques scéniques plus modernes. L’opposition n’est cependant pas si évidente. D’une part, les pratiques musicales dites historiquement informées sont toujours des pratiques contemporaines. D’autre part, les pratiques scéniques mises en œuvre dans le spectacle s’appuient elles-mêmes sur des outils et des usages anciens. La production s’inscrit de fait dans la tradition du spectacle à machines, mais elle se caractérise par un spectaculaire qui se fonde moins sur l’éblouissement que sur une distanciation propice à la réflexion. Les images sont construites à vues et les illusions dévoilées, tant pour les spectateurs que pour les personnages eux-mêmes.
18Acclamé à sa création en 2007, le spectacle doit une grande part de son succès à l’ingéniosité technologique de sa mise en scène. C’est sans doute l’une des raisons qui explique que Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin aient repris le même dispositif cinq ans plus tard pour Pop’pea, alors même que la structure dramaturgique et les thèmes de l’œuvre diffèrent de l’opéra de Rossini. Toutefois, dans Pop’pea, opéra pop-rock adapté de Monteverdi, la démarche de recyclage est plus radicale encore : recyclage d’un opéra vénitien du XVIIe siècle, de pratiques et de techniques scéniques et cinématographiques, mais aussi in fine d’un dispositif scénographique conçu à l’origine pour un tout autre spectacle, à savoir La Pietra del paragone.
Notes
1 Voir notamment : BOUHAÏK-GIRONÈS Marie, SPINA Olivier et TRAVERSIER Mélanie, Revue d’Histoire du Théâtre, n°278, Mécanique de la représentation. Machines et effets spéciaux sur les scènes européennes, XVe-XVIIIe siècles, 2018.
2 Voir CAVAILLÉ Fabien et LECHEVALIER Claire (dir.), Récits de spectateurs. Raconter le spectacle, modéliser l'expérience (xviie-xxe siècle), Rennes, PUR, « Le Spectaculaire Arts de la scène », 2018 ; DECROISETTE Françoise (dir.), Les Traces du spectateur (xviie et xviiie siècles), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006.
3 Voir GLIXON Beth et GLIXON Jonathan, Inventing the Business of Opera. The Impresario and His World in Seventeenth Century Venice, Oxford University Press, New York, 2006 ; ROSAND Ellen, Opera in Seventeenth-Century Venice. The Creation of a Genre, Berkeley, University of California Press, Los Angeles, Oxford, 1991.
4 Voir : PÉREZ Héctor (dir.), Opera and Video. Technology and Spectatorship, Peter Lang, Bern, 2012.
5 ROSSINI Gioachino (musique), ROMANELLI Luigi (livret), La Pietra del paragone [La Pierre de touche], créé le 26 septembre 1812 au Teatro alla Scala de Milan. Mise en scène et scénographie Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, direction musicale Jean-Christophe Spinosi (Ensemble Matheus), création en 2007 au Théâtre du Châtelet, à Paris, reprise en 2011 au Teatro Regio de Parme et en 2014 au Théâtre du Châtelet.
6 MONTEVERDI Claudio (musique), BUSENELLO Gian Francesco (livret), L’Incoronazione di Poppea [Le Couronnement de Poppée], créé en 1643 au Teatro SS. Giovanni e Paolo de Venise. Opéra pop-rock intitulé Pop’pea, sur une idée originale de Jean-Luc Choplin, adapté par Ian Burton (dramaturgie), Michael Torke et Peter Howard (adaptation musicale), Max La Villa (orchestration), mise en scène Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, direction musicale Peter Howard, création le 29 mai 2012 au Théâtre de Châtelet, à Paris.
7 OFFENBACH Jacques (musique), MEILHAC Henri et HALÉVY Ludovic (livret), La Belle Hélène, créé le 17 décembre 1864 au Théâtre des Variétés, à Paris. Mise en scène et scénographie Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, direction musicale Lorenzo Viotti (Ensemble Prométhée), création en 2015 au Théâtre du Châtelet, à Paris.
8 Une légère évolution du dispositif peut être notée entre les trois spectacles en fonction de leur genre. Il s’agit certes de trois opéras, mais de trois opéras de nature différente : un opera buffa, un opéra comique et un opéra-rock ou pop-opéra. La différence, relativement subtile, de genre ou plus exactement de sous-genre opératique entre les deux premières œuvres n’a pas d’incidence sur le dispositif scénographique : dans les deux cas, les musiciens prennent place dans une fosse d’orchestre, comme décrit ci-dessus. Pour le troisième spectacle, en revanche, les musiciens sont placés sur les côtés de la scène et sont légèrement surélevés par rapport aux spectateurs.
9 Cette idée, suggérée par le programme de salle, est reprise dans la presse, comme en témoigne par exemple l’article publié dans Le Monde à la création du spectacle : ROUX Marie-Aude, « Technologie et trucages pour un étonnant Rossini », Le Monde, 19 janvier 2007, mis à jour le 24 janvier 2014, https://www.lemonde.fr/culture/article/2007/01/19/technologie-et-trucages-pour-un-etonnant-rossini_857342_3246.html] (consultée le 6/10/2018).
10 Voir : BUTT John, Playing with History. The Historical Approach to Musical Performance, Cambridge University Press, Cambridge, 2002.
11 Voir : TARUSKIN Richard, « The Pastness of Present and the Present of the Past », Authenticity and Early Music, Oxford, 1988, p. 137-210.
12 Le Teatro Regio date de 1829 et le Théâtre du Châtelet de 1862. Le Teatro alla Scala de Milan, lieu de création de La Pietra del paragone en 1812, date quant à lui de 1778.
13 SORIN Perrick, dans « Rossini sous l’œil de Méliès par le metteur en scène et vidéaste Pierrick Sorin », livret du DVD du spectacle, Naïve/Mezzo, 2007, p. 20.
14 Voir : HAQUETTE Jean-Louis et HÉNIN Emmanuelle (dir.), La Scène comme tableau, Poitiers, La Licorne, « Hors série colloques » XIV, 2004.
15 Voir : MALTHÊTE-MÉLIÈS Madeleine (dir.), Méliès et la naissance du spectacle cinématographique, Klincksieck, Paris, 1984 ; GAUDREAULT André et LE FORESTIER Laurent (dir.), Méliès, carrefour des attractions, PUR, Rennes, « Le Spectaculaire Cinéma », 2014.
16 Voir : COMBES André, « La longue marche de Schwejk d’une guerre mondiale à l’autre : de la réécriture du "Piscator-Kollektiv" (1927-1928) au Schweyk im zweiten Weltkrieg de Brecht (1943) », dans COMBES André (dir.), Germanica, 28, « Écritures des deux guerres mondiales », 2001, p. 133-164.
17 Voir : MERVANT-ROUX Marie-Madeleine (dir.), Art et frontalité. Scène, peinture, performance, in Ligéia. Dossiers sur l’art, XXIe année, n°81-82-83-84, Paris, janvier-juin 2008.
18 Voir : SURGERS, Anne, L’Automne de l’imagination. Splendeurs et misères de la représentation (XVIe-XXIe siècle), Peter Lang, Bern, 2012.
19 Le mot hypocrite vient du grec ὑποκριτής, qui désigne celui qui porte un masque et donc l’acteur.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Caroline Mounier-Vehier
ATER, Arts de la scène – Université Grenoble Alpes