Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques

Armelle Talbot

Représenter la représentation médiatique : Rwanda 94 (Groupov, 2000) et Hate Radio (Milau Rau, 2011)

Texte intégral

1En 1994 a lieu le génocide des Tutsi au Rwanda. Tandis que la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) accompagne les massacres de ses imprécations racistes et de ses appels au meurtre, les médias occidentaux restent passablement silencieux, sinon pour reléguer l’événement au rang de l’un de ces assauts de sauvagerie tribale dont le continent africain est censément coutumier.

2C’est précisément cette fabrique médiatique de l’événement qui constitue la cible ou, en tout cas, l’une des cibles des spectacles Rwanda 94 du Groupov (2000) et Hate Radio de Milo Rau (2011). Aux corps muets des victimes réduites à quelques images de charnier par les chaînes de télévision européennes, le spectacle du Groupov s’emploie à redonner une voix et, ce faisant, la part d’humanité qui leur avait été déniée par les génocidaires, mais aussi par l’indifférence médiatique. Aux voix désincarnées des bourreaux qui se sont propagées sur les ondes dans tout le Rwanda pendant des mois au vu et au su de la communauté internationale, le spectacle de Milo Rau s’emploie à redonner un corps et, ce faisant, la part de responsabilité dont les animateurs de la RTLM ont pu se croire exemptés et dont nous-mêmes nous voyons investis en tant que spectateurs-auditeurs intégrés à la représentation.

  • 1 Pour citer Jean-Pierre Chrétien dont les travaux ont fortement nourri les r...

3C’est dire que la stratégie documentaire à l’œuvre dans ces deux spectacles qui s’appuient sur nombre de matériaux télévisuels et radiophoniques ne consiste pas seulement à donner une audience plus vaste à des archives méconnues, à des fins de contre-information. En renouvelant l’agencement des corps et des voix dans l’espace tridimensionnel de la séance théâtrale, elle joue pleinement des effets de déterritorialisation du document pour en transformer les modalités d’expérience, de perception et de compréhension. Le recyclage est aussi un recodage qui offre à l’écoute et au regard collectifs ce qui était déjà visible et audible hier mais que nous n’avons manifestement pas pu, pas su ou pas voulu voir ni entendre1 : tout autant que le document, ce sont cet aveuglement et cette surdité qu’il s’agit de mettre en scène et en question.

Rwanda 94

  • 2 GROUPOV, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts...

  • 3 Ibid., p. 37.

4La télévision survient en trois occurrences dans Rwanda 942. La première d’entre elles prend la forme d’une émission fictionnelle animée par le personnage tout aussi fictionnel de Bee Bee Bee, journaliste de l’Union Européenne de Radio-diffusion (UER) qui consacre l’antenne à l’irruption de « fantômes électroniques »3 qui brouillent les ondes des moyens de communication sur toute la planète depuis le premier anniversaire du génocide :

  • 4 Ibid.

L’immense mur de terre rouge du Rwanda, seul élément de scénographie essentiel du décor, s’ouvre et dévoile un écran. Des images du monde entier défilent accompagnées de commentaires en diverses langues : sport, message papal contre l’avortement, Opéra de Pékin, discours du président François Mitterrand, pèlerinage à la Mecque… Chaque séquence de ce montage est soudain perturbée, brouillée, pour faire place à un visage de femme, d’homme ou d’enfant africain. Ces ‘‘fantômes électroniques’’ nous parlent dans une langue incompréhensible.4

Il a déjà beaucoup été question des victimes du génocide à ce moment du spectacle, via le long témoignage, sur le plateau, de la rescapée Yolande Mukagasana, puis l’apparition d’un Chœur des morts circulant dans la salle pour restituer des paroles recueillies auprès de Rwandais. Sous la forme paranormale de « fantômes électroniques », ces témoins d’un genre nouveau signalent notre entrée dans la fiction en même temps qu’ils ouvrent le spectacle sur la question de la médiatisation du génocide.

5Cette première séquence appelle plusieurs remarques.

6Tout d’abord, c’est un très vieux « truc de théâtre » qui initie la quête de vérité structurant tout le spectacle : issue d’une tradition qui remonte au moins à l’apparition de Darios dans Les Perses d’Eschyle, la figure surnaturelle du spectre troue la surface inconsistante du zapping mondial pour y introduire la profondeur d’une histoire qui ne passe pas en dépit des processus de refoulement et d’escamotage médiatiques. Autrement dit, ce n’est pas l’archive télévisuelle qui garantit l’irruption de la réalité sur la scène de la fiction, mais bien la fiction qui vient fissurer l’archive, en désigner les manques et les effets de recouvrement par rapport à la réalité qu’elle est censée documenter.

  • 5 Sur cette opposition, voir notamment DANEY Serge, « Montage obligé. La guer...

  • 6 GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p. 130. L’expression est attribuée au directe...

7Ensuite, ce vieux « truc de théâtre » constitue aussi bien un vieux « truc de cinéma » puisque la forme actualisée de ces fantômes est audiovisuelle. Or le caractère hybride de ces poltergeists participe à leur dimension critique vis-à-vis de la télévision. Aux images autosuffisantes de cette dernière, sans hors-champ ni sous-texte, font place des images opaques qui suscitent l’activité herméneutique et demandent qu’on s’y arrête (difficile, ici, de ne pas penser à l’opposition de Serge Daney entre « l’image » et « le visuel »5). L’intervention de deux personnages, celle d’un linguiste rwandais interrogé en duplex (M. Kamali) puis d’une journaliste française présente sur le plateau (Colette Bagimont), tous deux inspirés de personnes réelles rencontrées par le Groupov au cours de ses recherches préparatoires, est ici nécessaire pour procéder au déchiffrage des messages délivrés, à leur traduction du kinyarwanda au français et à l’élucidation des métaphores et des allusions propres à cette langue africaine. Loin de « parler d’elle-même »6, l’image ne livre son sens que progressivement au gré des hypothèses de chacun, et c’est cette progression vers l’intelligibilité que désigne leur rediffusion en version sous-titrée et qui duplique à l’échelle de la séquence la progression du spectacle tout entier, de la sidération à la compréhension.

  • 7 Ibid., p. 45.

  • 8 BAUDRILLARD Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gall...

  • 9 DELCUVELLERIE Jacques, « Introduction », in GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p...

8Enfin, c’est également l’intransitivité du bruit médiatique que pointent les fantômes par contraste en s’adressant frontalement à ceux qui, dans la salle, occupent la double place de spectateurs (réels) de théâtre et de spectateurs (fictionnels) de télévision. Non seulement ils nous sollicitent très directement en demandant que justice soit faite, mais ils nous entendent, nous voient et nous parlent. C’est ce que l’on découvre lorsque l’un d’entre eux interrompt le programme en cours pour réagir aux maladresses de langage de Bee Bee Bee et lui faire savoir son refus de la métaphore tragique pour évoquer ce qui n’est autre qu’un génocide7. Si les médias de masse sont « ce qui interdit à jamais la réponse » selon la formule de Jean Baudrillard8, c’est bien cette unilatéralité qui se trouve compromise à travers la fiction paranormale d’une image non seulement parlante, mais exerçant en direct son droit de réponse sur la façon dont on parle d’elle. Que le fantôme intervienne ici pour contester l’utilisation journalistique de la référence tragique ne manque évidemment pas de sel sur une scène de théâtre : là encore, le détour fictionnel constitue le gage paradoxal d’une exigence réitérée de vérité, de justesse et de justice, et c’est la « dramaturgie de l’information »9, son spectacle, ses figures de style et ses effets de mise en scène, qu’il s’agit de souligner, forme contre forme, en recourant à l’un des artifices les plus traditionnels du théâtre comme du cinéma.

9La deuxième occurrence de la télévision survient lorsque Bee Bee Bee fait la rencontre de Jacob, ébéniste juif rescapé des camps nazis dont elle souhaiterait qu’il l’accompagne dans sa quête de vérité. Or celui-ci se montre très dubitatif quant aux capacités de la télévision à accueillir cette quête :

  • 10 Ibid., p. 81.

Comment dire
l’infiniment grand de la vérité
et l’infiniment petit de la vérité
et l’infiniment complexe des causes et des effets
en un lieu médiatique où la parole est mesurée
où formule vaut mieux que raisonnement
où émotivité vaut mieux que conviction ?
Comment ?
Comment le bruit pourrait-il se faire analyse consistante ?
Comment le temple du spectacle pourrait-il se contenter de l’austérité du vrai ?10

  • 11 Ibid., p. 83.

Pour surmonter les résistances de Jacob, Bee Bee Bee lui montre un extrait du journal de 20h du 28 février 1993, soit un entretien mené par Bruno Masure avec Jean Carbonare, président de l’association Survie, qui témoigne de ce que le génocide est en route et que la France a les moyens de l’empêcher. Dans le cadre de l’entreprise de persuasion de Bee Bee Bee, cette archive poignante semblerait pouvoir proposer un contre-modèle médiatique : un témoin y est en effet interrogé avec bienveillance dans un registre qui allie l’émotion et la conviction en vue d’alerter l’opinion publique. Mais si l’interviewé témoigne des massacres, c’est bien de notre incapacité à l’avoir entendu que témoigne l’archive elle-même dans le contexte cruel de sa rediffusion six ans après le génocide. Et si l’interviewé prend directement le journaliste à parti pour l’inciter à agir, c’est l’archive elle-même qui nous regarde désormais droit dans les yeux pour condamner notre inaction, hantée par des fantômes qui n’ont plus besoin d’effets spéciaux pour creuser l’image (« J’insiste beaucoup, nous sommes responsables, vous aussi monsieur Masure vous pouvez faire quelque chose, vous devez faire quelque chose, pour que cette situation change »11).

  • 12 Ibid., p. 84.

10Pour convaincre Jacob de la sincérité de Bee Bee Bee, l’extrait ne nous convainc guère des pouvoirs de persuasion de la télévision et, de fait, le passage qui suit produit un effet de contraste maximal puisqu’il s’agit d’une conférence sur la généalogie du génocide. Là où les larmes de Carbonare ont vraisemblablement dû faire place à un nouveau titre ou à quelque prévision météorologique au sein du journal d’Antenne 2, l’exposé didactique pris en charge par Jacques Delcuvellerie investit une longue durée incompatible avec le format télévisuel, qu’il s’agisse de celle que nécessite la parole pour déployer une pensée ou de celle d’une histoire qui n’a pas commencé en avril 1994 et qui « trouve ses germes dans le ventre colonial »12.

  • 13 Ibid., p. 127.

  • 14 DELCUVELLERIE Jacques, « Le chemin du sens », Alternatives théâtrales, dos...

11La troisième et dernière occurrence de la télévision est aussi la plus frappante : elle intervient dans une séquence intitulée « Façon de fabriquer » durant laquelle sont projetées huit minutes d’images du génocide qui rassemblent à peu près tout qui a été effectivement diffusé à l’époque sur le sujet sur les chaînes françaises, anglaises et belges, huit minutes « en silence total, sauf un extrait radiophonique de RTLM, sous-titré français, une seconde fois sous-titré anglais et un troisième, uniquement en kinyarwanda »13. Dans le cadre du spectacle, cette séquence glaciale produit un effet saisissant dont témoignent encore avec émotion nombre de celles et ceux qui ont vu Rwanda 94 et elle constitue, de fait, la première apparition de la mort sans les médiations de la parole testimoniale ou de la fiction paranormale. Comme le commente Jacques Delcuvellerie, « La gifle du réel […] redevient maximale »14. Des médiations subsistent néanmoins puisque ladite séquence trouve sa place dans la fable journalistique centrée sur le personnage de Bee Bee Bee. Il s’agit en effet du film par lequel la journaliste souhaiterait faire commencer l’émission spéciale qu’elle prépare sur le génocide, et sa diffusion, destinée au responsable de l’UER, est encadrée par d’âpres discussions entre Bee Bee Bee, un collègue de travail et son supérieur, qui doutent tous deux de la pertinence d’une telle entrée en matière. L’opposition attendue entre une direction éprise d’audimat et de consensus et une journaliste intransigeante vis-à-vis de la réalité des faits, se nuance au fil de l’échange et fait émerger des questions cruciales sur la durée de la séquence, le rythme de son montage et le choix de sa bande-son qui font écho aux questions que le Groupov a dû lui-même se poser et qui montrent surtout que le réel ne se donne jamais « tel qu’en lui-même ». Certains arguments de M. UER paraissent même étonnamment recevables, qu’il s’agisse de pointer l’esthétique du choc à laquelle contribue la sécheresse d’un film sans préambule ni voix off ou les stratégies de défense qu’il risque fort de susciter chez les téléspectateurs :

  • 15 GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p. 128-129.

Tout de même. Voyons lucidement les choses. Il est vingt heures quarante. La publicité vient de passer. Les gens se mettent à table. Dans leur assiette, que trouvent-ils ? Ça. Huit minutes de ça. […] Vous savez comment ça va se passer ? Les deux premières minutes, les gens seront révoltés, ils seront remplis d’effroi. À la troisième, ils seront écœurés. À la quatrième, ça ne leur fera plus rien du tout et ils commenceront doucement à rigoler en disant ça va, on a compris. […] Quel sera l’effet ? Au lieu d’attirer, d’intéresser, vous allez rebuter.15

  • 16 Ibid., p. 128.

12Mais la contestation la plus vive de Bee Bee Bee provient du spectacle lui-même, puisqu’il prend un tout autre parti que la journaliste et fait le choix de diffuser le film après plusieurs heures de représentation. Non que les images deviennent plus « digestes »16 pour reprendre le terme de M. UER, mais nous ne sommes pas seuls face à elles, non seulement parce que nous sommes dans une salle de théâtre, que nous les regardons avec les personnages et avec l’ensemble des spectateurs, mais aussi parce que nous avons été patiemment préparés à leur réception : les corps muets et interdits de sépulture que le montage fait se succéder ont désormais des voix, des noms, des visages, une histoire, un avant et un autour ; le théâtre a rendu son hors-champ à l’image télévisée.

  • 17 La Maison des Métallos (Paris) et l’Espace 1789 (Saint-Ouen) ont proposé c...

13Mentionnons à ce titre les difficultés épistémologiques mais aussi politiques que pose la captation pourtant précieuse du spectacle qui constitue logiquement une source essentielle de documentation mais qui donne inévitablement lieu à une tout autre expérience spectatrice, que problématisent encore davantage certains partis pris de réalisation : en effet, en cette occurrence comme en d’autres, la captation fait le choix compréhensible en même temps que malheureux de donner à voir l’écran en plein cadre, ce qui revient à masquer une grande partie du plateau et notamment le spectacle des personnages devenus spectateurs. Ce faisant, elle nous assigne la place du téléspectateur – spectateur d’images à distance – quand le théâtre, lui, cherche justement à mettre à distance les images. Cela est plus embarrassant encore lorsque c’est dans la solitude du face-à-face avec le petit écran de la télévision ou de l’ordinateur que nous découvrons ladite captation, et il faut savoir gré à certains lieux comme la Maison des Métallos ou l’Espace 1789 d’avoir pris le parti de la projeter en salle, dans un contexte collectif permettant de recevoir ces images avec toute l’attention et la solennité qu’elles méritent17.

Hate Radio

  • 18 Créé au Hebbel Am Uffer (Berlin) en décembre 2011, le spectacle a fait l’o...

14Hate Radio18 a été créé en 2011 par l’artiste suisse Milo Rau dans le cadre de sa compagnie l’Institut International du Crime Politique qui s’emploie depuis 2007 à revenir sur des événements marquants des dernières décennies. Le spectacle appréhende le génocide des Tutsi à travers les discours de haine diffusés par la RTLM entre juillet 1993 et juillet 1994, radio très populaire au Rwanda dont l’existence souligne tout à la fois le rôle de la propagande médiatique dans le génocide, l’implication du pouvoir rwandais (qui aida constamment cette radio à émettre alors qu’il ne s’agissait pas d’une radio publique) et la compromission de la communauté internationale (qui disposait ici d’un moyen d’alerte quant à la préparation du génocide et qui, en outre, ne s’avisa à aucun moment de brouiller les ondes ou de détruire les émetteurs de la RTLM alors qu’elle en avait les moyens).

15Joué en français et en kinyarwanda, le spectacle prend la forme d’un triptyque. La partie centrale se donne comme la recréation, en temps réel, d’une émission d’une heure de la RTLM et se concentre sur trois animateurs de l’époque, Valérie Bemeriki, Kantano Habimana et le belge Georges Ruggiu. Ils sont accompagnés d’un DJ et d’un soldat qui reste muet du début à la fin. Le texte prononcé est issu d’un travail de réécriture, de condensation et de montage élaboré à partir de diverses sources parmi lesquelles figurent les transcriptions des émissions de la RTLM archivées par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, depuis ce qu’il est convenu d’appeler « le procès des médias de la haine » (2000-2003). Cette partie centrale est encadrée d’un prologue et d’un épilogue constitués de témoignages filmés qui reviennent sur les événements depuis le présent en faisant alterner plusieurs points de vue, celui des animateurs de la RTLM interrogés par la justice, mais aussi de figures fictives élaborées sur la base d’entretiens et de lectures : une journaliste européenne, un exilé rwandais et deux rescapés du génocide (ce sont des acteurs qui prennent en charge ces témoignages).

  • 19 Des images de ce dispositif sont visibles dans le film documentaire Hate r...

16Si le spectacle s’adresse d’abord à un public européen, il a néanmoins été présenté au Rwanda en novembre 2011 avant sa création officielle à Berlin : au Memorial Genocide Center de Kigali, mais aussi sur les lieux mêmes de l’ancien studio de la RTLM. C’est alors debout, depuis le trottoir, que les spectateurs munis de casques écoutaient l’émission de radio conçue par Milo Rau, tout en observant son déroulement à travers les fenêtres de l’immeuble19. D’après certains témoignages, l’émission de radio pouvait même être captée par les postes de radio des quidams passant à proximité, ce qui, peut-on imaginer, devait produire des effets hautement perturbants, laissant croire à la reviviscence du passé à la façon d’une hallucination auditive ou encore de ces « fantômes électroniques » venus brouiller les ondes dans Rwanda 94, sinon que l’artifice de la fiction et des effets spéciaux volontairement grossiers déployés par le Groupov n’était alors absolument plus repérable.

17Si l’effet de réel est moindre sur la scène des théâtres, il n’est pas moins recherché à travers la reconstitution naturaliste du studio, élaborée sur la base d’entretiens menés avec Valérie Bemeriki que Milo Rau est allé voir en prison. Nous avons ici affaire à une scène bifrontale, et le public est à nouveau muni de casques. Autrement dit, nous voyons ce que nous écoutons, nous écoutons ce que nous voyons et nous nous voyons en train d’écouter et de voir. Le public est à la fois sollicité en tant que spectateur de théâtre et qu’auditeur de radio dans le cadre d’un dispositif associant effets de distance et d’immersion, écoutes collective et individuelle. Les mots dits sur scène traversent les corps présents dans la salle avec le même degré d’intimité que celui que permet l’adresse radiophonique, à ceci près qu’ils sont désormais reliés au spectacle de leur émission comme de leur réception, là où celles-ci sont normalement vouées à l’invisibilité.

18Ce geste d’exposition est nettement mis en valeur par la levée des stores qui révèle le studio dans sa cage de verre en même temps que la partie du public assise en vis-à-vis. En donnant aujourd’hui à voir ce qui s’écoutait hier et qui fut par ailleurs si peu entendu par la communauté internationale, il s’agit de souligner un réseau extensif de responsabilités qui ne saurait être réduit à celles des bourreaux porteurs de machettes qui sévissent dans les collines et les marais et que l’on entend d’ailleurs à l’occasion lorsqu’ils interviennent à l’antenne par voie téléphonique. À ce hors scène obsédant, la scène se trouve directement articulée tout en prenant la forme paradoxale, à la fois plus familière et plus étrange à l’œil occidental, d’un huis clos urbain inscrit dans le quotidien et confiné dans quelques mètres carrés, où c’est la parole qui participe à la fabrique meurtrière de l’Histoire.

  • 20 Dans le spectacle, seul Habimana (joué par Diogène Ntarindwa) s’exprime en...

  • 21 Les références à la France sont particulièrement nombreuses durant le spec...

19Les figures présentes sur le plateau ont elles aussi été choisies à dessein : deux hommes et une femme, deux Noirs et un Blanc, deux acteurs qui parlent en français et un acteur qui parle en kinyarwanda20. Ce partage des voix et des langues renvoie à l’amplitude d’un discours qui s’adresse à tous (les génocidaires se trouvaient indistinctement dans les classes privilégiées et les classes populaires, chez les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux), mais aussi au fait que cette histoire n’est pas exclusivement rwandaise (la présence d’un animateur belge et de la langue française renvoie à l’histoire coloniale du Rwanda et à l’intérêt qu’ont toujours porté les Européens à ce pays21). Quant à la présence du DJ et du soldat encadrant le trio d’animateurs, elle souligne l’articulation entre le divertissement (via la musique) et la logique militaire d’un génocide soutenu par l’État (via les Interahamwe, milice créée dès 1992 par le MRND, parti du président Juvénal Habyarimana). Elle permet d’exposer la parole propagandiste, ses outils et ses effets, tout en renvoyant au hors-scène où se déroulent les meurtres de masse. À ce titre, la présence muette du soldat importe particulièrement et montre que nous n’avons pas affaire à trois « allumés » isolés dans quelque radio pirate : il y a une complicité manifeste entre le soldat et les animateurs (il leur sert à boire et les animateurs, portant treillis, rangers ou holster, sont eux-mêmes apparentés aux milices meurtrières par leurs costumes).

20Alors que le temps dramatique et le temps scénique se donnent pour identiques (l’émission commence à 21h et s’achève à 22h, comme le précisent les animateurs et comme c’est effectivement le cas pour le spectateur dans le cadre de la représentation), le déroulement du programme parcourt en fait les quatre mois du génocide (en témoignent les références plus ou moins explicites à des événements tels que l’embargo militaire contre le Rwanda voté par l’ONU en mai 1994, l’Opération Turquoise, menée à partir de juin, ou encore la Coupe du monde de football en juillet). Bulletins de désinformation présentés comme de la contre-information, attaques contre les Nations-Unies contrebalancées par une enthousiaste déclaration d’amour à la France, quizz à usage propagandiste, pamphlets politiques passant d’une citation de Machiavel à un télescopage historique associant le Hutu Power à la résistance contre les nazis, appels à témoignage des auditeurs invités à intervenir en direct, diatribes racistes, décompte victorieux des Tutsi tués, et incitations explicites au meurtre… Ces différentes interventions s’enchaînent selon un effet de crescendo qui montre l’emballement des animateurs en même temps que leur fébrilité croissante. Elles sont d’autant plus glaçantes qu’elles prennent place dans une émission qui vise aussi le divertissement et qui fait la part belle à la musique et aux rires. La force dérangeante du spectacle doit en effet en grande partie à sa bande sonore qui juxtapose chants traditionnels et musique pop et accompagne les discours de haine de ses rythmes entraînants.

  • 22 Cette inversion des affects n’est pas sans faire penser aux Perses d’Eschy...

21Bien qu’elle emprunte à la réalité, l’association de ces registres antagonistes participe d’une esthétique du choc qui mérite d’être interrogée dans l’exacte mesure où elle bénéficie de l’illusionnisme de l’esthétique naturaliste – au point que le spectacle a parfois pu être présenté comme un simple reenactment d’une authentique émission de la RTLM. Or, si Milo Rau a largement insisté sur l’assise documentaire de sa création, il a également pointé sa dimension artificielle et la part de réécriture, de fictionnalisation et d’actualisation qu’elle implique. Cet enjeu formel qui fut bien moins relayé par la presse justifie par exemple aux yeux du metteur en scène que soient utilisées des chansons qui n’étaient pas diffusées par la RTLM, mais qui sont censées permettre au public d’aujourd’hui de saisir la force d’attraction qu’elle exerçait sur les auditeurs de l’époque. C’est le cas de Rape me (Nirvana) et de I like to move it (Reel 2 Real), chansons sorties en 1994 dont l’écoute, dans ce contexte, devient proprement insupportable, du moins pour les spectateurs à même d’élucider les pièges de la double énonciation du fait d’une connaissance suffisante de l’histoire rwandaise et des forces en présence. Sous cette condition, ces chansons entrent en collision avec les souvenirs qu’elles réveillent chez les spectateurs et particulièrement chez ceux qui, comme Milo Rau (ou moi-même), étaient adolescents – et ignorants – au moment des événements. Milo Rau joue ici à dessein des connotations mortifères dont les paroles de ces chansons se trouvent dotées dans ce nouveau contexte de diffusion, et le « doudou mémoriel » que constitue bien souvent la chanson pop ouvre désormais sur un contre-champ et une contre-mémoire qui en culpabilisent la réception. Encore une fois, les ondes sont brouillées. Cet inconfort est d’autant plus grand que ces chansons sortent de leur statut intradiégétique pour résonner dans toute la salle, tandis que l’acteur qui incarne Ruggiu (Sébastien Foucault) franchit le quatrième mur qui prévalait jusqu’alors et sollicite directement le spectateur en l’invitant à la danse. L’inconfort atteint un degré supérieur encore lorsque cette invitation est suivie par quelques spectateurs qui n’ont pas les clés pour convertir le chant de triomphe en chant de deuil22 : l’absence de didactisme se paie ici au prix fort, à moins que le spectacle ait précisément besoin de ces « mauvais spectateurs » pour aller jusqu’au bout de sa démonstration.

22Assumés par le metteur en scène, ces artifices ne le sont guère par le spectacle, et il n’est pas sûr que le « coup de poing » qu’assène ce dernier – l’image a été fréquemment utilisée par la critique théâtrale – constitue le moyen le plus propice à nous exhorter à exercer notre vigilance contre les propagandes de tous bords et la propension des médias de masse à tordre le réel. Non que le document ne puisse être manipulé à sa guise par l’artiste qui souhaite s’en emparer. Encore peut-on s’interroger sur la politique de la citation (et sur celle du spectateur) qui préside à l’effacement de la manipulation elle-même, et sur ce qu’elle empêche de penser quant à nos « façons de fabriquer » la réalité, qu’elles soient médiatiques ou artistiques.

Notes

1 Pour citer Jean-Pierre Chrétien dont les travaux ont fortement nourri les recherches préparatoires du Groupov, « l’innommable ne s’est pas inscrit dans un non-dit. Littéralement, on pouvait le lire et l’entendre », CHRÉTIEN Jean-Pierre (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Éditions Karthala, Paris, 1995, p. 380.

2 GROUPOV, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants, Éditions théâtrales, Coll. Passages Francophones, Paris, 2002. Le spectacle a été créé au Théâtre de la Place, Liège, en mars 2000, dans une mise en scène de Jacques Delcuvellerie, et a fait l’objet d’un film réalisé par Marie-France Collard et Patrick Czaplinski : tournée en avril 2005, la captation est accessible en DVD depuis 2013 aux éditions du Groupov.

3 Ibid., p. 37.

4 Ibid.

5 Sur cette opposition, voir notamment DANEY Serge, « Montage obligé. La guerre, le Golfe et le petit écran », in Devant la recrudescence des vols de sacs à main. Cinéma, télévision, information (1988-1991), Aléas, Lyon, 1991, p. 192 et suivantes.

6 GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p. 130. L’expression est attribuée au directeur de la chaîne où travaille Bee Bee Bee dans le tableau intitulé « Façon de fabriquer » : « Contrairement à ce que vous croyez l’image ne parle jamais d’elle-même » rétorque-t-il à la journaliste qui souhaite diffuser des images du génocide sans les accompagner d’aucun commentaire.

7 Ibid., p. 45.

8 BAUDRILLARD Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1972, p. 208.

9 DELCUVELLERIE Jacques, « Introduction », in GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p. 6.

10 Ibid., p. 81.

11 Ibid., p. 83.

12 Ibid., p. 84.

13 Ibid., p. 127.

14 DELCUVELLERIE Jacques, « Le chemin du sens », Alternatives théâtrales, dossier « Rwanda 94. Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d’une création », n° 67-68, 2001, p. 89.

15 GROUPOV, Rwanda 94, op. cit., p. 128-129.

16 Ibid., p. 128.

17 La Maison des Métallos (Paris) et l’Espace 1789 (Saint-Ouen) ont proposé ces projections en 2014 lorsque ces deux théâtres ont accueilli « La Cantate de Bisesero » (titre de la dernière partie de Rwanda 94) à l’occasion du vingtième anniversaire du génocide.

18 Créé au Hebbel Am Uffer (Berlin) en décembre 2011, le spectacle a fait l’objet de plusieurs avant-premières en novembre, au Kunsthaus de Bregenz (Autriche), mais aussi au studio de la RTLM et au Memorial Genocide Center de Kigali (Rwanda). Il a été joué plusieurs fois en France, au Théâtre Paris-Villette (décembre 2012), au Festival d’Avignon (juillet 2013) et au Théâtre Nanterre-Amandiers (mars 2015).

19 Des images de ce dispositif sont visibles dans le film documentaire Hate radio. Radio des mille collines und der Völkermord in ruanda coproduit par l’IIPM et la chaîne suisse 3sat, 2014.

20 Dans le spectacle, seul Habimana (joué par Diogène Ntarindwa) s’exprime en kinyarwanda. Dans les faits, c’était aussi le cas de Bemeriki, et de la majorité des animateurs de la RTLM, ce qui a pu renforcer leur sentiment d’impunité, cette langue étant peu parlée en dehors du Rwanda.

21 Les références à la France sont particulièrement nombreuses durant le spectacle et sa complaisance à l’égard du Hutu Power est soulignée. C’est d’ailleurs à l’occasion de la reprise du spectacle au Festival d’Avignon que Milo Rau a introduit la chanson Vive la France de Mireille Mathieu (voir RAMER Joost, « Theater should be a transformative experience: Milo Rau’s cheerful and non-cynical brand of political drama », entretien avec Milo Rau, Culturebot, 17 octobre 2014, https://www.culturebot.org/2014/10/22293/theater-should-be-a-transformative-experience-milo-raus-cheerful-and-non-cynical-brand-of-political-drama/ (consulté le 18/08/2021).

22 Cette inversion des affects n’est pas sans faire penser aux Perses d’Eschyle et à la réception très ambivalente dont devaient faire l’objet les lamentations perses chez les spectateurs grecs (« Douleur pour nous, joie pour nos ennemis », s’exclame ainsi Xerxès tandis qu’il pleure les soldats morts au combat). C’est ici le décompte enthousiaste des morts tutsi par les animateurs de la RTLM qui suscite (ou devrait susciter) dans le public une pitié mêlée de sidération (effet contre lequel semble vouée à buter toute tentative pour essayer de penser ce qui s’est passé, à la différence de ce que visent la tragédie antique, mais aussi la tradition historique du théâtre documentaire où s’inscrit peu ou prou Rwanda 94).

Pour citer ce document

Armelle Talbot, «Représenter la représentation médiatique : Rwanda 94 (Groupov, 2000) et Hate Radio (Milau Rau, 2011)», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/610-representer-la-representation-mediatique-rwanda-94-groupov-2000-et-hate-radio-milau-rau-2011.

Quelques mots à propos de :  Armelle  Talbot

MCF Arts de la scène - Université Paris 7