Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques
Répétitions en cours : la fabrique de la fabrique des monstres
Texte intégral
1Chercher à étudier la représentation théâtrale c’est tenter de saisir l’éphémère. Tous les pédagogues et chercheurs en arts de la scène en ont fait l’expérience : analyser une représentation qui a déjà eu lieu s’apparente nécessairement à un processus de reconstruction subjectif et fragmentaire. Comme l’exprimait fort bien Jean-Loup Rivière, à l’occasion d’un entretien pour La Lettre de l’IMEC :
1 RIVIÈRE Jean-Loup, « Inventer le théâtre », Entretien avec J.-L. Rivière, P...
L’archive de théâtre est essentiellement lacunaire. Alors que, sans doute, l’archive d’une œuvre écrite ou peinte est un surcroît, l’archive de théâtre est le résultat d’une soustraction. Elle rate forcément son objet, elle le manque, elle est son manque, alors que l’archive d’une œuvre écrite, au contraire, l’enveloppe, la recouvre, la redouble. Ainsi, l’archiviste et l’interprète de théâtre se retrouvent dans la position de l’archéologue qui, devant un fragment, doit imaginer un tout […] qui, bien sûr, est absolument et définitivement inaccessible. Sauf par l’imagination, et par la force de l’interprétation.1
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2 DENIZOT Marion, « L’engouement pour les archives du spectacle vivant », Écr...
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3 « Quelle sémiotique pour le spectacle vivant ? », Proceedings of the 10th W...
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4 FÉRAL Josette, Théorie et pratique du théâtre, Montpellier, L’Entretemps, 2...
Depuis le début des années 2000, les études théâtrales connaissent ce que Marion Denizot qualifie de « tournant épistémologique dans l’écriture de l’histoire du théâtre »2, caractérisé par un questionnement d’envergure quant à la production des traces du travail théâtral et à leur conservation et traitement, entraînant un profond bouleversement des approches méthodologiques jusque-là dominantes : « comment textualiser l’événementiel, comment conceptualiser l’étude des processus, […] comment aborder la question de l’objectivité et de l’extériorité du chercheur ? », s’interroge André Helbo3, tandis que Josette Féral déplore le manque de chercheur.es ayant choisi d’étudier les conditions même de production du théâtre : « Comment une création se fait-elle ? Que se passe-t-il pendant les répétitions ? Qu’est-ce qui détermine les choix du metteur en scène ? Ceux de l’acteur ? Peu de chercheurs ont choisi ce domaine comme champ d’exploration »4.
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5 Voir notamment : McAULEY Gay, Not magic but work, An ethnographic account o...
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6 LUCET (dir.), La Fabrique du spectacle, http://www.fabrique-du-spectacle.fr...
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7 Projet initié et conçu par C. Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light ...
2Cette difficulté est, en effet, d’autant plus grande lorsqu’on choisit de s’intéresser aux processus de création non plus dans une perspective génétique mais dans la lignée des rehearsal studies, telles qu’elles ont pu être initiées par Gay McAuley en Australie5. La multiplicité des approches aujourd’hui proposées reflète la difficulté d’appréhension de ces processus par définition pluriels, évanescents et polymorphes : de la documentation intermédiale telle que la propose La Fabrique du spectacle6 aux réponses logicielles apportées par des initiatives comme Rekall7, de plus en plus de chercheur.es s’emparent des problématiques que soulèvent l’annotation et la conservation des processus de création. Ces programmes de recherche tentent ainsi d’apporter des solutions informatiques au développement massif des composantes technologiques au sein même des processus de création.
3De notre côté, nous avons choisi de nous intéresser à un média déjà ancien et bien intégré à la pratique théâtrale – la vidéo – avec l’idée que l’informatique est aujourd’hui en mesure d’apporter des solutions de traitement efficaces et accessibles de la quantité vertigineuse de données produites. En effet, depuis la fin des années 90, de plus en plus d’artistes et de compagnies ont intégré la vidéo comme outil de captation des répétitions : si les danseur.ses ont l’habitude de visionner très régulièrement des captations de répétitions ou de représentations anciennes dans le cadre de leur travail chorégraphique, c’est assez peu le cas des artistes de théâtre, qui accumulent des heures et des heures de captation, dans le but de créer une « mémoire » de la compagnie, d’enregistrer ces moments fugaces et souvent décrits comme « magiques » que sont les répétitions, mais qui ne s’occupent qu’exceptionnellement de traiter, classer et archiver ce matériel vidéo. Par ailleurs, ce matériel ne sert que rarement à la production de supports vidéos de communication ou à la réalisation d’un documentaire, en raison de la mauvaise qualité des images et dans la mesure où, pour ce faire, les compagnies et/ou institutions qui les accueillent font systématiquement appel à des professionnels.
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8 SIAUD Florent, Les processus de la mise en scène. Polyphonie et complexité ...
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9 The recording apparatus is made as transparent as possible, interference wi...
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10 ‘The problem here is that the number of interpretive decisions made by the...
4Ces deux types de réalisation reposent sur deux dispositifs différents, comme l’inventorie Florent Siaud dans sa thèse consacrée aux processus de la mise en scène8 : l’enregistrement pour mémoire repose sur un dispositif de prise de vue fixe et peu invasif, tandis que la réalisation d’un documentaire ou de supports de communication suppose l’intervention d’un professionnel dans le temps même des répétitions. Dans le premier cas, le cadrage en plan fixe et large a le mérite d’embrasser la totalité de la salle et donc des événements qui s’y déroulent. Pour Gay McAuley, il constitue ainsi la configuration la plus « neutre » possible : « L’appareil d’enregistrement est rendu aussi transparent que possible, les interférences avec la performance sont minimes, la caméra enregistre ce qu’elle voit »9. Toutefois, le matériel vidéographique accumulé est tel qu’il constitue bien souvent le premier obstacle à son propre traitement, tant l’entreprise est longue et fastidieuse : manque de dynamisme du cadrage, impossibilité de saisir les détails tant visuels que sonores, sont autant de difficultés qui apparaissent bien souvent insurmontables, qu’il s’agisse d’une perspective de recherche génétique ou de mise en valeur du fonds dans un but de documentation et de communication. Faire intervenir un.e professionnel.le permet ainsi d’éviter cet écueil tout en en produisant d’autres. D’une part, sa présence peut être jugée invasive par l’équipe et constitue un coût supplémentaire qui vient peser sur le budget de production du spectacle. Mais surtout, il.elle effectue des choix de prises de vue au moment même où se passent les choses : « Le problème ici est que le nombre de décisions interprétatives prises par le caméraman est très important » remarque encore Gay McAuley10.
[Figure 1. La caméra KinoAI cadre en plan large le metteur en scène Jean-François Peyret et ses acteurs (épisode 1).]
5Ainsi dans le pire des cas, le matériau accumulé s’apparente à de la masse de données inertes et peu utilisables, et dans le meilleur des cas, il peut donner lieu à un film documentaire avec les limites que présente cet exercice, comme le relève Florent Siaud :
11 SIAUD Florent, op. cit., p. 105.
Dans l’enregistrement vidéographique, la réalité ne s’expose pas telle qu’en elle-même. Elle est tributaire du filtre d’un regard individuel, qui s’origine en un point de vue spatial : le film capture un fragment de réalité depuis le lieu où la caméra est installée. Il suppose par ailleurs un cadrage particulier. En dehors des cas d’archives intégrales, le film procède enfin d’un montage d’images, et donc de choix et de partis pris. Le montage inscrit par là même un nouveau filtre dans le rapport de l’observateur à la chose dont l’image est censée rendre compte.11
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12 ‘A video recording of a theatrical performance is necessarily already an i...
Pour Gay McAuley, la force même du médium constitue ici sa principale faiblesse : alors qu’il est évident qu’une photographie de spectacle n’en constitue qu’un fragment, un moment singulier, un élément spatial déterminé ; alors que le texte même d’une pièce est considéré comme une partie seulement de celle-ci ; la vidéo tend à faire croire qu’elle est susceptible d’embrasser la totalité d’une expérience scénique. Ce qui est évidemment un leurre : « L’enregistrement vidéo d’une représentation théâtrale est nécessairement déjà une interprétation de cette représentation : il s’agit de choisir ce qui enregistre, de quelle position enregistrer, quel point de vue […] adopter, et l’enregistrement vidéo aboutit à la création d’un nouveau artefact »12.
6C’est à partir de ce constat que nous avons proposé à Jean-François Peyret, metteur en scène, de tester en direct, dans le temps même de ces répétitions, un procédé de traitement informatique des images enregistrées, KinoAI, qui permet de profiter d’un dispositif de prises de vues en caméra fixe, peu invasif et peu coûteux, souvent déjà présent dans les salles de répétitions, comme base à la réalisation de documentaires décrivant les différentes étapes des répétitions.
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13 RONFARD Rémi et al, « Capturing and Indexing Rehearsals: The Design and Us...
7Reprenant un dispositif qui avait déjà été expérimenté au cours d’un projet précédent, Spectacle en ligne13, nous avons placé une unique caméra au milieu de l’orchestre, une position qui est également privilégiée par le metteur en scène pour observer les répétitions.
[Figure 2. À partir d’une unique prise de vues en plan large, KinoAI recalcule en post-production plusieurs cadrages de la même scène (plans moyens de Jeanne Balibar et Jacques Bonnaffé, plan large de tous les acteurs, etc.).]
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14 GODARD Jean-Luc, « Conversation avec R. Allio et A. Bourseiller », Cahiers...
8Nous avons suivi en cela une proposition ingénieuse de Jean-Luc Godard : « Pourquoi les gens de théâtre n’ont-ils jamais envie de filmer leurs spectacles pour les garder comme archives ? […] Ce serait très simple : la caméra au milieu de l’orchestre avec un objectif moyen – mais pas le zoom, qui donnerait déjà lieu à une interprétation »14.
9Ce « point de vue du metteur en scène » présente plusieurs avantages théoriques et pratiques. D’une part, c’est le point de vue le plus adapté à la projection des films des spectacles dans la même salle. D’autre part, c’est le point de vue le plus proche des acteurs, et le seul qui permette de saisir le jeu des regards entre les acteurs et la salle. Enfin, c’est également le point de vue pour lequel les éclairages sont mis au point, ce qui nous permet de filmer sans modifier ces éclairages. Ce dernier point reste difficile à réaliser en pratique, surtout lorsque les éclairages varient brusquement, mais cela nous paraît important de respecter les choix de mise en scène, ce qui n’est possible que de ce seul point de vue.
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15 BOUCHEZ Pascal, Filmer l’éphémère, Presses Universitaires du Septentrio...
10Comme le souligne justement Pascal Bouchez15, une problématique particulière à la captation vidéo, c’est l’opposition entre le traitement parallèle de l’information au théâtre (le spectateur voit l’ensemble des acteurs et perçoit globalement la scène), et le traitement séquentiel de cette même information au cinéma ou à la télévision (le spectateur ne voit que les acteurs choisis par le réalisateur et perçoit donc de façon séquentielle la scène à travers une suite d’images). Ainsi, le suivi séquentiel des dialogues peut être problématique lorsque ceux-ci font intervenir trois acteurs éloignés. Un plan fixe des trois acteurs ne permet pas facilement au spectateur de se repérer à l’écran comme il le ferait face à la scène. Une série de gros plans peut être utilisée pour diriger l’attention du spectateur. Il faut donc bien comprendre le système cognitif de l’attention et son fonctionnement dans les deux situations différentes de la scène et de l’écran.
[Figure 3. Détection des parties du corps des quatre acteurs à l’aide du logiciel OpenPose. Les informations ainsi extraites permettent à KinoAI de calculer tous les cadrages possibles en post-production.]
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16 BOUCHEZ Pascal, ibid.
11Les techniques classiques du cinéma permettent en principe de résoudre ces différents problèmes, par une transposition entre les langages dramatique et cinématographique. Mais dans les conditions du direct, le réalisateur est de plus en plus démuni au fur et à mesure que croît le volume spatial de la scène. Comme l’écrit Pascal Bouchez, « tout se joue en direct, si vite que les plans dont la création nécessiteraient de nombreuses répétitions et une longue préparation au cinéma – sont impossibles au théâtre »16.
12Le projet de recherche KinoAI aborde précisément cette question grâce à des techniques d’intelligence artificielle qui proposent automatiquement des solutions de cadrage et de montage montrant les actions scéniques et leur enchaînement : les données extraites des heures filmées peuvent ainsi s’adapter aux besoins exprimés soit par les professionnels du spectacle, soit par les enseignant.es et les chercheur.es (archivage pour la compagnie, communication auprès des diffuseurs, documentation pour la pédagogie et/ou la recherche).
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17 MURCH Walter, En un clin d’œil, Capricci Editions, Paris, 2011.
13On peut remarquer que cette méthode de recadrage en post-production est une option technique et artistique nouvelle, décrite par Walter Murch sous le nom de « montage vertical »17, et qui permet de contrôler le « zoom de l’interprétation » dont parlait Jean-Luc Godard en post-production. Cette technique est particulièrement fastidieuse pour les monteurs, mais se prête en revanche très bien au traitement informatique.
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18 MURCH Walter, « Sur le montage digital », Cahiers du Cinéma, novembre 2011.
14À partir d’une captation unique, nous proposons ainsi des solutions de montage multiples, destinés à visualiser la captation selon plusieurs lectures possibles. Notre approche tire parti du fait que tous les rushes peuvent être virtuellement disponibles. Dans un autre contexte, Francis Ford Coppola a utilisé cette possibilité pour intervenir en direct sur le montage de son film Twixt lors de projections en festivals18. En suivant ce principe, nous calculons plusieurs cadres mettant en avant les différents aspects de la représentation théâtrale : décors et mouvements d’acteurs en plan large ; codes de proximités entre les acteurs en plan moyen ; langage verbal et non verbal en plan rapproché. Chaque série de plans ainsi recadrés peut être organisée en temps réel en un montage dédié au point de vue choisi, permettant l’exploration de la représentation sous ses différents aspects.
[Figure 4. Premières improvisations des quatre acteurs de La fabrique des monstres sur le plateau, après recadrage par KinoAI (épisode 1).]
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19 GANDHI Vineet, Automatic Rush Generation with Application to Theatre Perfo...
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20 CAO et al, « Realtime Multi-Person 2D Pose Estimation using Part Affinity ...
15Ces techniques ont été développées d’abord au cours d’une thèse menée dans l’équipe IMAGINE d’Inria19 puis de plusieurs travaux post-doctoraux. La version la plus récente du logiciel, rebaptisée KinoAI, est basée sur la librairie de détection d’acteurs OpenPose20, et a été expérimentée en grandeur nature pendant trois semaines de répétitions du spectacle de Jean-François Peyret, La fabrique des monstres de septembre 2017 à janvier 2018. Les prises de vues ont été réalisées par le logiciel KinoAI de façon entièrement automatique, et ont fourni le matériau de base de trois courts métrages documentaires montrant trois étapes du travail de création de la pièce. La lecture suivie de ces trois courts documentaires traduit la progressivité de la création et de ses étapes successives. Le choix de confier, à ce stade de l’expérience, le montage des court-métrages à trois monteurs et monteuses professionnel.les était dicté par l’envie d’affirmer le récit de répétitions comme une narration nécessairement subjective : la confrontation des pratiques professionnelles des vidéastes avec les potentialités et les contraintes du logiciel fut aussi riche d’enseignements.
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21 ‘One needs to resist the temptation to make another work of art out of the...
16L’expérience menée auprès de l’équipe de La Fabrique des monstres s’est inscrite dans une démarche de recherche-création. Partisane d’une observation participante des répétitions qui engendre, par sa nature même, des difficultés et des questions quant au récit qui peut en être fait a posteriori, nous souhaitons affirmer ce parti-pris en revendiquant la production d’une « nouvelle œuvre », pour reprendre les mots de Gay McAuley, allant ainsi à l’encontre des principes qu’elle énonce à la fin de l’article déjà abondamment cité ici : « Il faut résister à la tentation de faire de la représentation théâtrale une autre œuvre d’art – prendre garde de ne pas réduire la réalité théâtrale au statut de matière première d’où émerge une nouvelle œuvre vidéo »21.
[Figure 5. Joel Maillard et Jeanne Balibar répètent sous le regard de Jean-François Peyret (épisode 3).]
17Il s’agissait donc bel et bien de considérer les heures d’enregistrement accumulées comme un matériau livré à trois réalisatrices et réalisateurs dans le but de produire trois courts-métrages documentaires, relatant trois moments différents du processus de création : le travail à la table (2ème semaine de répétitions), ce qui devait constituer l’entrée dans le décor (4ème semaine de répétitions) et enfin, les jours précédant la première représentation (8ème semaine de répétitions). Assumer la narrativisation du récit des répétitions avait pour but de redoubler un geste de création collectif, en faisant appel à un savoir-faire artistique et technique précis, celui du montage : les trois artistes vidéastes choisis acceptaient ainsi de ne pas être à l’origine des images avec lesquelles ils allaient travailler, de créer à partir de quelque chose d’existant, dont ils ne pourraient maîtriser la production.
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22 Episode 1 : https://www.youtube.com/watch?v=ZZNW75ly1TU&t=21s (consulté le...
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23 Episode 2 : https://www.youtube.com/watch?v=CJrZSJT-wiE&t=6s (consulté le ...
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24 Episode 3 : https://www.youtube.com/watch?v=6fscmWhz9TQ (consulté le 31/07...
18Joseph David a fait le choix, radical, de condenser les trois minutes d’épisode autour d’une même unité thématique : les meurtres par étranglement perpétrés par la Créature dans la deuxième partie du roman. Il construit ainsi une véritable linéarité narrative à partir d’un motif ayant traversé la semaine de répétitions dont il prenait en charge les images22. Aude Fourel, de son côté, fait un choix totalement différent ; elle opte pour une construction plus éclatée, donnant à entendre différents fragments d’improvisation sans forcément de lien les uns avec les autres et jouant sur la dissociation de l’image et du son. Elle privilégie ainsi véritablement l’aspect documentaire, donnant à voir autant les acteurs au travail, tant sur le plateau qu’à la table ; comme elle nous donne à entendre assez longuement les retours de Jean-François Peyret sur l’une des improvisations qui vient de se dérouler23. Enfin, Maëlla Mickaëlle, qui a bénéficié d’images visuellement et auditivement plus riches, tente de retrouver quelque chose du déroulé du spectacle, en mettant l’accent sur la reconstitution dramaturgique à travers les panneaux de texte qui viennent rythmer son épisode24.
[Figure 6 : Sous le regard de KinoAI, le plateau redevient table de travail pour la dernière semaine de répétitions.]
19Mais qu’est-ce qui distingue cette initiative de celles visant à produire des films documentaires en bonne et due forme ? Comment le logiciel KinoAI peut-il contribuer tout à la fois à répondre à un certain nombre de questions très concrètes quant à la captation des répétitions théâtrales, et à ouvrir des pistes de recherche pertinentes pour la production des archives théâtrales ?
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25 L’un des enjeux importants des prochains développements du logiciel est de...
20Le logiciel KinoAI intervient donc après la captation25. Reposant sur un dispositif de prises de vues peu invasif et peu coûteux, il offre, dans un second temps, celui du traitement, des solutions de recadrage dynamique à partir des informations choisies par l’utilisateur.trice. KinoAI permet ainsi non pas de résoudre la problématique du regard subjectif, mais de retarder le plus possible le moment de ce choix et surtout de le découpler du moment même des répétitions. À partir d’un segment vidéo défini, KinoAI donne ainsi la possibilité de porter le regard sur tel.le ou tel.le acteur.rice, sur tel ou tel espace de la salle de répétitions. À terme il devrait être augmenté d’une interface de montage, permettant de générer de manière rapide et facile un montage dynamique des minutes enregistrées.
21Malléable et ouvert, KinoAI permet ainsi de traiter les archives audiovisuelles du théâtre dans une perspective tant documentaire qu’analytique et professionnelle. En effet, le logiciel dans une forme augmentée et plus accessible pourrait constituer un outil de travail intéressant pour assistant et dramaturge notamment : la possibilité d’annoter de la vidéo et de conserver une trace visuelle (et sonore évidemment) facilement malléable apparaît en effet comme une piste de recherche pertinente pour la suite.
22Mais il en va aussi de la survie d’une mémoire des compagnies : toutes n’ont pas les moyens de réaliser des captations attractives et commercialisables, ce qui crée une inégalité forte dans la constitution d’une mémoire du théâtre aux XXe et XXIe siècles : ne restent que les travaux des artistes les mieux dotés financièrement et les plus visibles institutionnellement. Mettre des outils informatiques simples d’utilisation et peu coûteux au service des professionnels, c’est aussi assurer non seulement la production des traces mais leur plus grande accessibilité et visibilité.
23Enfin et au-delà de ces perspectives d’application, l’intégration de KinoAI à un processus de création, lors d’un travail de recherche-création, a permis de mettre à l’épreuve les conclusions formulées par Katherine Hayles dans son essai « Récit et base de données » :
26 HAYLES Katherine, Lire et penser en milieux numériques, ELLUG, Grenoble, 2...
la signification des relations dégagées par la base de données continue d’échapper aux techniques de traitement des données. [Les résultats ainsi obtenus] exige[nt] une interprétation – et l’interprétation, presque inévitablement, appelle le récit pour obtenir un impact et une signification véritables.26
24C’est donc à un usage joueur et inventif des archives théâtrales qu’invite le logiciel KinoAI, (comme une) façon de prolonger encore et toujours le plaisir du jeu théâtral.
Notes
1 RIVIÈRE Jean-Loup, « Inventer le théâtre », Entretien avec J.-L. Rivière, Propos recueillis par N. Léger, La Lettre de l’IMEC n°11, Printemps 2010
2 DENIZOT Marion, « L’engouement pour les archives du spectacle vivant », Écrire l’histoire n°13-14, 2014, http:// elh.revues.org/475 (consulté le 12/09/2017).
3 « Quelle sémiotique pour le spectacle vivant ? », Proceedings of the 10th World Congress of the International Association for Semiotic Studies (IASS/AIS), Universidade da Coruña (España / Spain), 2012, https://ruc.udc.es/dspace/bitstream/handle/2183/13470/CC-130_art_16.pdf?sequence=1&isAllowed=y (consulté le 20/12/18).
4 FÉRAL Josette, Théorie et pratique du théâtre, Montpellier, L’Entretemps, 2011, p. 27.
5 Voir notamment : McAULEY Gay, Not magic but work, An ethnographic account of a rehearsal process, Manchester University Press, Manchester, 2012.
6 LUCET (dir.), La Fabrique du spectacle, http://www.fabrique-du-spectacle.fr (consulté le 20/12/18).
7 Projet initié et conçu par C. Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light et T. Coduys. En ligne : http://www.rekall.fr (consulté le 20/12/18).
8 SIAUD Florent, Les processus de la mise en scène. Polyphonie et complexité dans la création scénique, Université de Montréal, Ecole Normale Supérieure de Lyon, 15 décembre 2014.
9 The recording apparatus is made as transparent as possible, interference with the performance is minimal, the camera records what it sees’, McAULEY Gay, « The Video Documentation of Theatrical Performance », New Theatre Quarterly, 10 (38), 1994, pp. 183-194. Nous soulignons.
10 ‘The problem here is that the number of interpretive decisions made by the camera opertor is very great’, ibid.
11 SIAUD Florent, op. cit., p. 105.
12 ‘A video recording of a theatrical performance is necessarily already an interpretation of that performance : it involves choices of what record, what position to record from, what point of view […] to adopt, and the video recording results in the creation of a new artefact.’, McAULEY Gay, op. cit.
13 RONFARD Rémi et al, « Capturing and Indexing Rehearsals: The Design and Usage of a Digital Archive of Performing Arts », International Conference on Digital Heritage, 2015.
14 GODARD Jean-Luc, « Conversation avec R. Allio et A. Bourseiller », Cahiers du cinema n° 177, avril 1966.
15 BOUCHEZ Pascal, Filmer l’éphémère, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007.
16 BOUCHEZ Pascal, ibid.
17 MURCH Walter, En un clin d’œil, Capricci Editions, Paris, 2011.
18 MURCH Walter, « Sur le montage digital », Cahiers du Cinéma, novembre 2011.
19 GANDHI Vineet, Automatic Rush Generation with Application to Theatre Performances, Thèse de Doctorat, Univ. Grenoble Alpes, Décembre 2014.
20 CAO et al, « Realtime Multi-Person 2D Pose Estimation using Part Affinity Fields », in CVPR 2017.
21 ‘One needs to resist the temptation to make another work of art out of the theatrical performance – to be careful that one is not reducing the theatrical reality to the status of raw material from which a new video work is emerging.’, McAULEY Gay, op. cit.
22 Episode 1 : https://www.youtube.com/watch?v=ZZNW75ly1TU&t=21s (consulté le 31/07/21).
23 Episode 2 : https://www.youtube.com/watch?v=CJrZSJT-wiE&t=6s (consulté le 31/07/21).
24 Episode 3 : https://www.youtube.com/watch?v=6fscmWhz9TQ (consulté le 31/07/21).
25 L’un des enjeux importants des prochains développements du logiciel est de réduire le plus possible ce laps de temps pour rendre possible un traitement des images en temps réel.
26 HAYLES Katherine, Lire et penser en milieux numériques, ELLUG, Grenoble, 2016, p. 285.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Rémi Ronfard
DR Sciences informatiques - INRIA, Imagine
Quelques mots à propos de : Julie Valéro
MCF Arts de la scène - Université Grenoble Alpes