Dossier Acta Litt&Arts : Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques

Damien Beyrouthy

Être et agir comme un algorithme

Texte intégral

1À partir de l’étude du processus de création ayant servi à produire le décor de ma recherche-création Délicat contact, j’explorerai des pistes de réflexion autour d’un renversement de paradigme : quand les humains se comportent comme des algorithmes. Partant de mon expérience en tant qu’« algorithme humain », j’en retracerai le processus pour essayer de définir et de comprendre ce geste. J’essayerai notamment de définir et de comprendre comment on peut être et agir comme « algorithme humain ». J’interrogerai aussi son éventuelle propagation à travers les moteurs de recherche. En me focalisant ensuite sur cette approche systématisée dans le domaine de l’art, j’essaierai d’en tirer quelques pistes de réflexions et champs d’intérêt, autant à mon échelle que plus largement en interrogeant d’autres pratiques artistiques.

2N’étant ni un informaticien, ni un spécialiste des sciences de l’information, je propose ici un témoignage en tant qu’amateur de ce qui m’a semblé s’approcher d’un fonctionnement algorithmique. Ce témoignage sera bien sûr problématisé. Deux sources principales seront convoquées pour le nourrir : d’un côté, des définitions appartenant à l’informatique et, de l’autre, diverses pratiques artistiques ayant procédé de manière approchante.

Image 10000000000001C0000000FC224BBBAC7B1207B4.jpg

[Figure 1. Damien Beyrouthy, Délicat contact, 2015-2016, installation vidéo interactive. Crédit photo Pierre Blache.]

3Commençons par découvrir Délicat contact afin de saisir globalement où s’inscrit la production en partie algorithmique du décor. Installation vidéo interactive, Délicat contact est composée d’une vidéoprojection et d’une tablette tactile. Cette dernière est posée sur un socle dont seule la base est éclairée. Le reste de la pièce ne reçoit que les reflets de la vidéoprojection visible sur une grande toile de 5,2 mètres par 3. Quand le public pénètre dans la salle, il entend d’abord le bourdonnement sourd d’une ville, des sons de corps – contact de la peau, respiration –, découvre l’image, légèrement instable, d’une ville vue de haut, la nuit. S’il s’approche de la tablette placée devant cette image, il peut la toucher de ses cinq doigts. Il s’aperçoit alors que ce contact fait apparaître, de manière troublée, deux personnages en avant-plan. Ceux-ci semblent explorer diverses façons de se toucher et la limite de la perte de contact. Ce jeu semble affecter leur constitution physique. Proches, leurs peaux sont plutôt bien définies. Quand ils s’éloignent, leurs corps passent par deux stades : ils sont d’abord déformés selon les motifs du décor, ensuite, ils se désagrègent doucement en particules. Le public ne peut être assuré de l’effet précis de son contact sur cette situation. Il fait le constat que, sans son contact sur la tablette, les personnages sont audibles, mais non visibles. Le reste est incertain. Cependant, en acceptant de pousser plus loin son investigation, il découvre peu à peu que la qualité du contact avec la tablette influe sur la qualité d’apparition du duo. Le public se voit alors non seulement acteur de l’apparition de ceux-ci, mais aussi responsable de la visibilité satisfaisante des personnages. Pour ce faire, il doit d’ailleurs souvent réajuster la qualité de son contact. D’infimes variations de pression et d’espacement des doigts semblent en effet nécessaires pour maintenir l’image suffisamment nette et exposée.

4Dans ce jeu incessant, le public observe également la ville qui lui paraît de plus en plus étrange. Le nombre de points de fuite, de lignes d’horizon, de points de vue ne correspond pas à une image unique. Au contraire, après une observation attentive, les bâtiments qui semblaient à première vue inscrit dans un tout, se révèlent autonomes et provenir de sources différentes. Si le public scrute plus longuement la scène, il découvrira même une zone en noir et blanc en arrière-plan dans laquelle un feu d’artifice éclate par intermittence. Des connaissances en cinéma lui permettront de faire le lien avec une scène du film Manhattan de Woody Allen1. Il découvrirait alors peut-être que l’ensemble des images de bâtiments proviennent de divers films ayant connu une large diffusion à leur sortie (pour la plupart, entre 2012 et 2017). Une observation scientifique frôlant l’obsession lui permettrait de savoir que vingt-quatre sources ont été utilisées pour cet assemblage, qui semble former une totalité cohérente quand on l’observe à distance, mais qui révèle son hétérogénéité si l’on s’approche, notamment parce que chaque élément du décor bouge doucement, et ce, de manière autonome.

5Reportant son attention sur les personnages, le public pourrait les soutenir encore un peu dans leur visibilité, en maintenant sa pression sur la tablette, et découvrir ainsi d’autres gestes qu’ils exécutent autour du contact et de ses limites, comme le tête-à-tête par exemple.

Image 10000000000001C00000012BDFC0699C5B60B0D2.jpg

[Figure 2. Damien Beyrouthy, Délicat contact, 2015-2016, installation vidéo interactive. Crédit photo Pierre Blache.]

Image 10000000000001C00000011C444B86B7FF5B86F8.jpg

[Figure 3. Damien Beyrouthy, Délicat contact, 2015-2016, installation vidéo interactive. Crédit photo Pierre Blache.]

Ensuite, peut-être avec une pointe de regret de séparer les deux amants dont il maintenait jusque-là le contact, il finirait nécessairement par détacher ses doigts de la tablette et jetterait un dernier regard sur la ville désertée avant de sortir de la salle

6Ce premier aperçu permet une vision d’ensemble du projet. Attardons-nous maintenant sur le mode de production du décor, et, plus précisément, sa première étape qui a consisté à rassembler les éléments visuels nécessaires à son élaboration.

7Quand j’ai pensé ce décor, je voulais qu’il incarne « une représentation majoritaire de la ville de nuit occidentale aujourd’hui », plus précisément, « de la mégapole » (et certainement pas ma représentation). Ce souci, proche de questions de la sociologie et de l’anthropologie, au sein desquelles l’attention accordée aux biais subjectifs est constante, m’a paru pouvoir être résolu grâce à Internet, espace, si ce n’est neutre, au moins plus divers que ma propre expérience personnelle. En effet, j’ai considéré Internet comme un lieu contenant une multitude de productions culturelles auxquelles étaient rattachées des données (notamment de consultation, de discussion…). De ce matériau, il m’a semblé possible d’extraire une représentation de ville partagée par beaucoup (autant comme représentations que comme image mentale) en évitant des biais subjectifs trop importants. Pour ce faire, j’ai fait appel à Internet de deux manières.Pour ce faire, j’ai fait appel à Internet de deux manières. J’ai d’abord interrogé plusieurs sites référençant et classant les films ayant comptabilisé le plus grand nombre d’entrées dans les salles de cinéma entre 2012-2017, j’ai pu en tirer une liste de films. J’ai ensuite cherché leurs succédanés sur différents sites de streaming.

8Après cela, en affichant mes trouvailles en streaming, quatre par quatre en vue multifenêtrée sur mon ordinateur, j’ai cherché les plans de ville la nuit. À chaque fois que j’en détectais un, j’allumais ma caméra, basculais le film concerné en plein écran et filmais le plan identifié. J’archivais ensuite ce plan dans un dossier portant le nom du film dont il était tiré. Ensuite, je poursuivais le visionnement des quatre films simultanément jusqu’à rencontrer un nouveau plan pertinent. J’ai continué ce travail pendant une à deux semaines jusqu’à obtenir la quantité de plans souhaités (à peu près quatre-vingt, une petite trentaine a été utilisée au final). J’ai complété cette base avec d’autres images dont l’extraction ne correspond pas à ce protocole (images fixes, plans de films que j’avais vus récemment et plans du film Manhattan de Woody Allen). Avec le temps, je me suis rendu compte que ce protocole s’approchait très fortement de ce qui est considéré comme un algorithme. Ce dernier, selon Philippe Flajolet et Etienne Parizot, tous deux journalistes scientifiques, peut se définir ainsi :

  • 2 FLAJOLET Philippe et PARIZOT Etienne, « Qu’est-ce qu’un algorithme? », Inte...

Un algorithme, très simplement, c’est une méthode. Une façon systématique de procéder pour faire quelque chose : trier des objets, situer des villes sur une carte, multiplier deux nombres, extraire une racine carrée, chercher un mot dans le dictionnaire… Il se trouve que certaines actions mécaniques […] se prêtent bien à la décortication. On peut les décrire de manière générale, identifier des procédures, des suites d’actions ou de manipulations précises à accomplir séquentiellement. C’est cela, un algorithme. En tant que méthode, il répond donc à des questions du type : « comment faire ceci ? », « obtenir cela ? », « trouver telle information ? », « calculer tel nombre ? ». C’est un concept pratique, qui traduit la notion intuitive de procédé systématique, applicable mécaniquement, sans réfléchir, en suivant simplement un mode d’emploi précis. […] De plus, on comprend que pour qu’un algorithme soit applicable, il faut que les objets manipulés se présentent sous un format bien précis, qui assure à la fois l’efficacité et la généralité du procédé.2

  • 3 Ibid.

À la lumière de cette définition, le protocole adopté pour ma création semble bien correspondre à un algorithme. Par ailleurs, en poursuivant la lecture de l’article de ces deux auteurs, on apprend que l’emploi de ce terme pour l’humain n’est pas abusif, car un algorithme est la version théorique et non machinique d’une suite d’instructions. Un humain peut donc tout à fait exécuter un algorithme3. L’algorithme destiné aux machines n’est donc qu’un cas particulier d’algorithme. Dans ce cas, il prend la forme d’un programme, écrit dans un langage précis de programmation, exécutable par une machine.

  • 4 Plus connu sous sa dénomination anglaise de Content-Based Image Retrieval o...

9Des recherches plus approfondies sur le type d’algorithme employé dans la production de ce travail ont permis de faire le rapprochement avec l’ensemble d’algorithmes informatiques baptisé « algorithmes de recherche d’images par le contenu »4. Cet ensemble d’algorithmes est utilisé quand une recherche par image est effectuée sur un moteur de recherche. Certains de ces ensembles d’algorithmes sont déjà capables d’identifier un bon nombre de contenus dans des images fixes. On peut tout à fait imaginer que, à court, ou moyen terme, un ensemble d’algorithmes exécuté par un ordinateur performant puisse effectuer plus ou moins le même travail que j’ai fait avec des films entiers et en isoler des plans pertinents. J’ai donc effectué le travail d’un moteur de recherche, avec quelques variantes.

10Reprenons les différentes étapes de mon algorithme pour préciser les choses. Afin de constituer ma base d’images en mouvement de villes la nuit, j’ai utilisé des listes de films produites par les sites affichant et classant les entrées au cinéma pour chaque film distribué. Je me suis ensuite soumis la requête « grande ville de nuit ». À partir de cela, j’ai consulté ma petite base de données en isolant systématiquement, et sans réfléchir (j’insiste), les réponses pertinentes. Les actions peuvent se résumer à : la constitution d’une liste de références ; la recherche dans la liste en fonction de la requête ; l’identification ; l’extraction ; le classement ; et le stockage. Ces actions correspondent au travail d’un moteur de recherche.

11J’ai donc reproduit, plus ou moins sans le savoir, un algorithme assez répandu. Aussi, parmi les possibilités pour produire une représentation commune et partagée, j’ai opté pour un traitement que beaucoup de personnes utilisent. Il me semble donc que j’ai traité le problème en étant fortement influencé par les appareils qui constituent mon époque. On peut alors se demander si cela s’applique aux autres utilisateurs des moteurs de recherche et, s’ils sont enclins pour cela à traiter le monde les environnant comme un moteur de recherche.

12Il faudrait bien sûr nuancer le propos, mais j’aimerais remarquer que, chacun, certes à plus petite échelle, face aux résultats d’une recherche, effectue un travail s’apparentant à un moteur de recherche. Il fait, en quelques sortes, un deuxième traitement. En effet, les résultats sont classés par le moteur de recherche, mais leur pertinence n’est jamais de 100 % et ils sont trop nombreux. L’utilisateur doit alors à nouveau rechercher, identifier et classer les résultats pour les réduire à un nombre exploitable. Il effectue donc bien un deuxième travail de moteur de recherche, certes de manière plus éclairée et à plus petite échelle, mais cela s’y apparente.

  • 5 DÉOTTE Jean-Louis, « La Révolution des appareils », dans HUYGHE Pierre-Dami...

  • 6 HUYGHE Pierre-Damien (dir.), L’Art au temps des appareils, L’Harmattan, Par...

  • 7 FLÜSSER Vilém, Pour une philosophie de la photographie, Circé, Saulxures, 1...

13Par ailleurs, on a appris, notamment avec le cinéma, que l’utilisation des appareils instrumente l’utilisateur et crée un monde et une époque particulière (ce sont des notions notamment développées par Jean-Louis Déotte5 et Pierre-Damien Huyghe6 à la suite des travaux de Vilém Flüsser7). Peut-on dire ici que l’appareil « moteur de recherche » crée un habitat pour tous ceux qui l’utilisent ? Il créerait alors une perception, une attention et un fonctionnement cognitif particuliers où l’identification, l’extraction, le classement et le stockage des informations ou données seraient encouragés. Et même, la collection des onglets et des favoris pourrait s’apparenter à la constitution d’une petite base de données personnelle.

  • 8 LOVINK Geert, « Une société de la requête (1/4) : De la Googlisation de nos...

14Enfin, si l’on en croit Geert Lovink, professeur à l’Université d’Amsterdam et fondateur de l’Institute of Network Cultures, la société occidentale contemporaine irait clairement dans ce sens puisqu’il la définit, dans un article paru en 2008, comme « société de la requête » dans laquelle la recherche est « frénétique » et à tout propos8. Cet ensemble de remarques nous permet donc de considérer qu’une nouvelle sensibilité sont apparues à travers l’utilisation frénétique des moteurs de recherche. Réceptions et créations se teintent alors maintenant d’une dimension algorithmique, à savoir : une action ne faisant appel qu’à l’exécution d’un protocole sans réflexion aucune, la constitution de bases de données, l’identification d’informations pertinentes et une attention focalisée appartenant à un registre symbolique faible.

15Mais que procure la formalisation et l’excès de cette pratique commune ? Nous allons explorer cela dans mon travail artistique et dans les œuvres de trois autres artistes – CNN Concatenated (2002) d’Omer Fast, The Clock (2010) de Christian Marclay et My meds de Natalie Bookchin tiré de la série Testaments (2009-2017). Les productions sélectionnées, prises parmi beaucoup d’autres, ont la particularité de s’appuyer, selon moi, sur un travail de moteur de recherche humain et sont constituées d’images en mouvement. Je précise que ce travail dit de moteur de recherche ne constitue qu’une étape dans le processus de création de ces œuvres.

Image 100000000000025800000157989F7AA47556DB0A.jpg

  • 9 Voir également l’extrait vidéo à cette adresse : Extrait vidéo : https://ww...

[Figure 4. Omer Fast, CNN Concatenated, 2002, 18 min9.]

16CNN Concatenated est un montage monobande d’un ensemble de présentateurs de la chaîne d’information CNN proférant chacun un mot d’un discours avant d’être coupé et remplacé par le suivant.

Image 10000000000002D00000016FBE5E3F6360483A83.jpg

[Figure 5. Christian Marclay, The Clock, 201010.]

17The Clock, dévoile, durant 24 heures, un ensemble de plans appartenant à l’histoire du cinéma dans lesquelles des machines à donner le temps apparaissent. La projection de The Clock est synchronisée au temps réel.

Image 10000000000001C0000000FC011C9040DD9F0DA7.jpg

[Figure 6. Natalie Bookchin, My meds (série Testaments), 2009-201711.]

18My meds, rassemble sous la forme chorale un ensemble de personnes qui parlent face à la caméra et évoquent, de manière intime, leurs rapports aux médicaments qu’ils prennent. Ces témoignages ont été postés sur la plateforme de diffusion en ligne YouTube.

19En observant ces différentes créations, on peut supposer qu’un long travail d’indexation, de visualisation et de sélection est à leur origine. Leurs auteurs ont consacré un temps important à regarder – à porter attention – à ces différents matériaux. Même, pour The Clock, on se doute que de nombreuses pairs d’yeux ont été nécessaires pour ce recensement gigantesque.

  • 12 GILLIGAN Carole, In A Different Voice, Harvard University Press, Cambridge...

  • 13 CITTON Yves, Pour une écologie de l’attention, Le Seuil, Paris, 2014.

20À la lumière de cela, et en m’inspirant de la théorie du care (qu’on pourrait traduire par prendre soin et se sentir concerné) initiée par Carole Gilligan avec In A Different Voice12 et de la théorie sur l’attention développée par Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention13, un des intérêts de cette pratique de moteur de recherche est de redonner du temps de regard, de l’attention à des situations, figures, éléments, qui, sans cela, seraient facilement oubliées. Pour le décor de Délicat contact, les bâtiments dans les films concernés sont, au mieux, les décors d’une action, le plus souvent, des plans de transitions entre deux scènes d’action frénétique. Ce travail redonne alors à ces bâtiments une visibilité perdue par l’enchaînement des plans et leur valeur seconde. Pour Omer Fast, les présentateurs, interchangeables, deviennent une source d’attention. On remarque alors les petites particularités de chacun d’eux dans ces mises en scène et ces vêtements pourtant uniformisés. Pour Christian Marclay, les horloges, banales, support d’un moment particulier et oblitérées par celui-ci dans les films concernés, deviennent sujet, centre de l’attention. Pour Natalie Bookchin, chaque histoire particulière de chaque personne ayant posté une vidéo a été au moins regardée une fois par quelqu’un qui ne la connaît pas : l’artiste. Chaque discours acquiert un temps d’attention et d’écoute de la part de Natalie Bookchin.

  • 14 COMBES Clément, La Pratique des séries télévisées, Thèse de doctorat, Écol...

  • 15 À condition que l’adoption de ce type d’attention reste un choix délibéré ...

21Aussi, l’attention mise en jeu dans cette pratique de moteur de recherche systématisée, que j’ai qualifiée d’algorithmique, permet la visualisation d’un plus grand nombre de sources que ne l’aurait permis une attention dite profonde faisant appel à des fonctions cognitives plus élevées. Ce type d’attention permet donc de prendre soin de beaucoup en dispensant peu à chacun sans qu’il n’en reste rien non plus, comme cela pourrait être le cas avec l’attention flottante, ou, pire, comme le dirait Clément Combes, avec une « spectature ‘zombie’«14. En effet, l’attention algorithmique se démarquerait de l’attention flottante (qui renvoie fortement à la psychanalyse) par le fait qu’elle ne s’appuie pas sur un soubassement inconscient, mais sur une attention plutôt superficielle, de surface, mais, en même temps et paradoxalement, spécialisée. Dans ce cas de figure, la personne attribuant à ces objets audiovisuels une attention algorithmique serait également dans une distance émotionnelle assez forte tout en conservant un investissement suffisant pour accepter de consacrer le temps nécessaire à la consultation de l’objet dans sa durée totale. Ce type d’attention pourrait être considéré comme un emprunt à un fonctionnement machinique, fonctionnement qui enrichirait les types d’attention humaine envisageables15.

22De même, avec l’attention algorithmique, les extraits s’apparenteraient à ce que Duchamp décrivait comme des Blind dates, des rendez-vous à l’aveugle. Les sélections ne se font pas là non plus selon des critères esthétiques, mais sur une base statistique et selon des critères permettant d’attribuer un pourcentage de pertinence à chaque élément rencontré. Ce n’est plus une heure et un endroit, mais un ensemble de critère et une place dans une hiérarchie.

23Enfin, des pratiques systématiques de moteur de recherche permettent également de mettre en lumière ce fonctionnement très largement partagé, mais qui, exécuté sans y réfléchir, reste la plupart du temps à la lisière de la conscience.

24Ce modeste témoignage d’une pratique algorithmique a donc permis de dégager un certain nombre de réflexions. Cette pratique s’approche du travail machinique d’un moteur de recherche. Cette action sans pensée serait le résultat de l’époque de la requête et de l’utilisation frénétique des moteurs de recherche. Pratique largement partagée aujourd’hui dans les sociétés équipées d’Internet. Cela engendre une attention particulière aux résultats de recherche, une attention algorithmique, sans pensée, suivant une liste de procédures à exécuter. Aussi, peut-être que ce comportement humain s’applique plus largement au monde hors ligne.

25Par ailleurs, la mise en pratique systématisée de l’algorithme moteur de recherche permet de prendre soin et de se soucier de différents objets audiovisuels qui, sans cela, auraient été laissés à l’abandon. Enfin, cette attention sans pensée, pauvre cognitivement, permet d’embrasser une quantité bien plus importante d’objets audiovisuels. Ce témoignage me permet alors également de proposer un autre type d’attention à la série des types d’attention disponibles, notamment identifiées par Yves Citton16. Ajouter l’attention algorithmique comme un élément de notre panoplie attentionnelle ne pourra qu’enrichir notre expérience du monde. Encore faudra-t-il veiller à ce que nous ne nous y figions pas tel des ordinateurs humains ou que nous ne ressemblions pas aux Human Browser de Christophe Bruno17.

26Ce parcours pourrait être prolongé par une étude plus systématique du fonctionnement des ordinateurs afin d’augmenter, d’approfondir et de préciser les rapprochements de fonctionnement entre humain et programme qui ont été évoqués ici, et ce, bien sûr, à la lumière de processus de création contemporains, précisant les interrogations par des pratiques éminemment subjectives.

Notes

1 Woody Allen, Manhattan, 1979. Référence complète ici : http://www.imdb.com/title/tt0079522/ (consulté le 31/07/2021).

2 FLAJOLET Philippe et PARIZOT Etienne, « Qu’est-ce qu’un algorithme? », Interstices, https://interstices.info/jcms/c_5776/qu-est-ce-qu-un-algorithme (consulté le 31/07/2021). Je souligne.

3 Ibid.

4 Plus connu sous sa dénomination anglaise de Content-Based Image Retrieval ou CBIR.

5 DÉOTTE Jean-Louis, « La Révolution des appareils », dans HUYGHE Pierre-Damien (dir.), L’Art au temps des appareils, L’Harmattan, Paris, 2005.

6 HUYGHE Pierre-Damien (dir.), L’Art au temps des appareils, L’Harmattan, Paris, 2005.

7 FLÜSSER Vilém, Pour une philosophie de la photographie, Circé, Saulxures, 1996.

8 LOVINK Geert, « Une société de la requête (1/4) : De la Googlisation de nos vies », internetactu, http://www.internetactu.net/2009/12/15/une-societe-de-la-requete-14-de-la-googlisation-de-nos-vies/ (consulté le 31/07/2021).

9 Voir également l’extrait vidéo à cette adresse : Extrait vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=RCD3IxCZpsM (consulté le 31/07/2021).

10 Voir également l’extrait vidéo disponible à cette adresse : https://vimeo.com/28702716 (consulté le 31/07/2021).

11 Voir également l’extrait vidéo disponible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=PzFhEdht5bo (consulté le 31/07/2021).

12 GILLIGAN Carole, In A Different Voice, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 1982.

13 CITTON Yves, Pour une écologie de l’attention, Le Seuil, Paris, 2014.

14 COMBES Clément, La Pratique des séries télévisées, Thèse de doctorat, École Nationale Supérieure des Mines de Paris, 2013, p. 204. Par ailleurs, Dominique Boullier décrit ainsi la spectature zombie : « La dépossession […] se connote d’une absence de plaisir, voire d’une déception quasi dépressive en permanence », BOULLIER Dominique, La Conversation télé, LARES, Rennes, 1988, p. 116.

15 À condition que l’adoption de ce type d’attention reste un choix délibéré pour celui qui l’exerce et que cela ne s’apparente pas à la nouvelle exploitation des travailleurs pauvres dans les « fermes à clics ». Voir notamment à ce propos Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, Paris, 2019.

16 Yves Citton remarque notamment dans Pour une écologie de l’attention ces différentes catégories : attention collective, conjointe, individuante. Il les subsume également en sous-catégories, dont, pour l’attention collective : l’attention transindividuelle, rationnelle, symétrie attentionnelle, vecteur contre scalaire ; pour l’attention conjointe, la co-attention présentielle, attention enracinée, la vigilance associative, flottante ; et, pour l’attention individuante, l’attention automatique, volontaire, très/peu focalisée, réflexive, la performance attentionnelle, l’attention d’autrui et l’attention interprétative.

17 Voir à l’adresse http://www.iterature.com/human-browser/fr/ (consultée le 31/07/2021).

Pour citer ce document

Damien Beyrouthy, «Être et agir comme un algorithme», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Attention, machine ! Pratiques artistiques et recyclages médiatiques, mis à jour le : 10/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/615-etre-et-agir-comme-un-algorithme.

Quelques mots à propos de :  Damien  Beyrouthy

Artiste, ATER Arts plastiques - Université d’Aix-Marseille