Dossier Acta Litt&Arts : Donjons & Labo
La pratique du jeu de rôle est-elle une pratique théâtrale ? Quelques réflexions sur le jeu et le plaisir
Texte intégral
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1 « Pourquoi nos textes sont-ils tous féminisés ? », Théâtre de Poche, Genève...
Note préliminaire
Cet article est issu d’une communication à l’occasion de la journée d’études Jeu de rôle, jouer des rôles du 10 février 2020 organisée par Marielle Devlaeminck, Audrey Dominguez et Hélène Godin, Université Grenoble Alpes, UMR Litt&Arts. 10 février 2020. Ce jour-là, nous comptions plus de chercheuses que de chercheurs. Cependant, pour des raisons pratiques, nous optons dans cet article pour une écriture au masculin pluriel, dit « neutre », qui reste la plus lisible – en attendant une évolution de la langue et des pratiques d’encodage. Tous les termes au masculin incluent ici les femmes et les personnes non-binaires. Après une longue hésitation, ce choix l’a emporté sur la féminisation systématique, même si celle-ci aurait eu l’avantage de faire sentir, « une fois à l’envers, le trouble d’être sous-entendus »1 à ceux qui ne le sont pas.
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2 Emblématique des jeux de rôle de type wargame (jeu de combats, stratégies m...
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3 Emblématique des jeux de rôles d’inspirations littéraires – ici, l’univers ...
1Le jeu de rôle a longtemps été perçu comme une pratique marginale et a suscité la méfiance, notamment à partir des années 1980, où il a été soupçonné d’augmenter les risques de suicide des adolescents et jeunes adultes. En effet, le suicide de James Dallas Egbert, 16 ans, en 1979, a été attribué au jeu de rôle Dungeons & Dragons par les médias. En 1982, le film Les monstres du labyrinthe, réalisé par Steven Hilliard Stern a accentué le mythe du jeu de rôle dangereux, qui fait perdre toute notion de réalité aux rôlistes, qui se prendraient alors pour leur personnage. Depuis, des associations militent contre les jeux de rôle, notamment aux États-Unis. Cependant, le jeu de rôle s’est ensuite progressivement imposé dans la culture populaire, et les quelques premiers jeux de rôles (Dungeons & Dragons2 en 1971 ou Call of Cthulhu3 en 1981) se sont étoffés, de nouvelles versions ont été publiées et de très nombreux nouveaux univers sont désormais disponibles. Jeu de rôle sur table, en ligne, avec plus ou moins de role play, sur forum… Le terme rôle est employé par les rôlistes pour désigner ce que l’on appellerait « interprétation du personnage » au théâtre (discours direct, possiblement avec un accent, une voix, un vocabulaire et une attitude qui correspondent aux caractéristiques du personnage et à l’univers). Ainsi les déclinaisons sont nombreuses et le jeu de rôle touche un très large public.
2Du côté de la recherche, plusieurs disciplines des Sciences Humaines et Sociales, dont des disciplines artistiques, se penchent sur cet objet aux multiples facettes. Pour preuve, la journée d’étude Jeu de rôle, jouer des rôles organisée à l’Université Grenoble Alpes en 2020, qui a réuni des jeunes chercheurs de nombreux horizons : des enseignants de langues antiques ou de français, des chercheurs en littérature, en arts de la scène, en études cinématographiques. Les rôlistes sont de plus en plus nombreux, y compris parmi les chercheurs : le jeu de rôle n’est plus un hobby marginal, mais un objet de recherche légitime. En tant que pratique en développement, il doit être étudié et questionné, pour ses rapports à d’autres pratiques (littéraires, artistiques, ludiques) ainsi que pour lui-même.
3Nous nous intéresserons ici au lien entre le jeu de rôle et les pratiques théâtrales, car il n’est pas rare d’entendre des rôlistes comparer le role play du jeu de rôle à du théâtre. Historiquement, les notions de « rôle » et de « jeu » renvoient au théâtre : les comédiens jouent des rôles, c’est-à-dire incarnent des personnages. Entre écriture préalable (scénarios) et improvisations (du maître du jeu et des joueurs), une partie de jeu de rôle pourrait s’apparenter à un travail théâtral, ne serait-ce que par le vocabulaire employé. Nous interrogerons donc cette comparaison, à laquelle l’appellation « jeu de rôle » invite.
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4 Sermon Julie et Ryngaert Jean-Pierre, Le personnage théâtral contemporain :...
4La proximité entre les deux pratiques semble en réalité limitée. D’une part, dans le domaine théâtral la notion de « rôle » n’est pas très claire et – même si elle demeure très populaire – tend à disparaître au profit d’une co-présence assumée entre comédien et personnage, ou « figure théâtrale », là où, avec le » rôle », le personnage s’efface parfois4. L’éventail des pratiques théâtrales est extrêmement vaste et regroupe des pratiques professionnelles variées, amateures, ludiques, plusieurs genres comprenant le théâtre d’objets, d’ombres, d’improvisation, pour tous les types de public. D’autre part, que faire du public, central au théâtre, dans une partie de jeu de rôle ? Peut-on considérer que les joueurs, à la fois individus et personnages fictifs, constituent également un public ? Si oui, qu’implique cette présence qui interfère alors potentiellement avec la fiction en train de se faire ?
5Ces interrogations invitent à croiser et à faire rencontrer théories du théâtre et expériences de rôlistes recueillies grâce à des entretiens semi-directifs. Les rôlistes interrogés n’avaient pas connaissance de l’objet spécifique de cette recherche, et se sont exprimés librement sur le jeu de rôle, partageant leur définition, leur expérience de joueur ou de maître du jeu (« MJ »).
6Après un rappel des différentes formes de jeux de rôle, nous interrogerons le rapport entre joueurs et comédiens et entre joueur et spectateur, sous l’angle du plaisir éprouvé. Nous mettrons également en perspective l’existence d’un public dans le jeu de rôle et son implication éventuelle.
Panorama des jeux de rôle
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5 Fédération Française du Jeu de Rôle, en ligne : Qu’est-ce que le jeu de rôl...
7Le jeu de rôle regroupe plusieurs pratiques, ayant chacune des spécificités. La fédération française du jeu de rôle en propose une définition générale : « Le jeu de rôle est un jeu où chaque participant interprète un personnage et participe à la création d’une fiction collective »5. Plus précisément, il s’agit d’une :
[…] activité de loisir et de divertissement dont le but principal est d’endosser l’identité d’un personnage fictif le temps d’une partie. Ainsi, installés autour d’une table, les joueurs évoquent ensemble un univers virtuel dans lequel ils décrivent les aventures des personnages qu’ils interprètent, chacun jouant le rôle de l’un d’entre eux.
Le jeu réside dans les échanges entre les participants, parmi lesquels on distingue d’une part les joueurs, qui détaillent les actions de leurs personnages et les interprètent, le plus souvent oralement à la première personne ; d’autre part un meneur de jeu, qui propose et arbitre les situations, interprète les rôles secondaires et garantit la cohérence du cadre fictionnel et son évolution en tenant compte en permanence des décisions des joueurs. Il s’appuie souvent sur un scénario, sorte de trame générique présentant des lieux, des personnages et des amorces de situations. Le terme de l’histoire étant soumis aux aléas des décisions prises par les joueurs, il n’est jamais déterminé par avance.6
Une partie de jeu de rôle est soumise à de nombreux paramètres qui dépendent du type de jeu (sur table, sur forum, en grandeur nature) ; des meneurs/maîtres du jeu qui connaissent l’univers, le scénario et les caractéristiques des personnages ; de l’équipe constituée. La durée d’une partie peut varier de quelques heures (une seule rencontre) à plusieurs années (plusieurs rencontres qui forment une « campagne » ou une « chronique »). Trois grands types de jeux sont à distinguer : le jeu de rôle sur forum, le jeu de rôle en grandeur nature (« GN ») et le jeu de rôle sur table.
8Le jeu de rôle sur forum est une pratique d’écriture : les rôlistes écrivent ensemble un scénario et font interagir leurs personnages à l’écrit. Une boîte de dialogue (messages instantanés, chat) permet aux rôlistes de communiquer hors de la fiction en train de se créer. Cette description reste schématique. La messagerie instantanée (boîte de dialogue) peut aussi être un espace de jeu qui ouvre le premier et, inversement, certaines zones de texte permanentes sont dédiées au hors-jeu. Chaque équipe de rôlistes définit les espaces ou les temps de hors-jeu en fonction de leurs envies.
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7 Voir John H. Kim, 1998, « Le Modèle à trois-volets », en ligne : Le Modèle ...
9À l’inverse, le jeu de rôle sur table est similaire à un jeu de société traditionnel, jeu de plateau, d’autant plus que ces derniers mettent parfois en jeu des personnages au background développé, inspirés des pratiques rôlistes. Toutefois, le jeu de rôle sur table n’est pas un jeu de plateau car il n’est pas nécessaire d’avoir un plateau de jeu – seuls le set de dés et les fiches de personnages étant indispensables. De plus, un jeu de plateau a un objectif fixé dès le début de la partie, et qui ne change pas d’une partie à l’autre (arriver à la case finale, découvrir le mystère, avoir le plus de points), tandis que l’objectif d’une partie de jeu de rôle est de progresser dans l’histoire et de faire évoluer des personnages en fonction des souhaits des joueurs. Trois courants de jeu de rôle sur table font consensus dans la communauté rôliste depuis la fin des années 19907. Le plus proche du jeu de plateau traditionnel est le courant ludiste qui consiste à jouer pour gagner et où l’interprétation des personnages est moins importante que les statistiques complexes des personnages. Dans le courant simulationniste, l’intérêt principal est la construction d’un univers cohérent devenu la réalité entière et finie des personnages. Enfin, le courant narrativiste valorise l’incarnation des personnages, la création d’une psychologie riche et dense, au point que, lors de notre entretien, un rôliste a qualifié les parties narrativistes de « mini-pièces de théâtre », du fait de l’importance du role play – sans savoir que l’entretien visait à faire une étude sur les relations entre jeu de rôle et théâtre.
10Le jeu de rôle en Grandeur Nature repose sur les mêmes principes que le jeu de rôle sur table, mais au lieu de se retrouver autour d’une table, les rôlistes interprètent leur personnage (costumes, accessoires) dans des lieux plus grands (forêt, champ, château, hangar). Le jeu repose alors moins sur les jets de dés et les interactions entre les personnages sont plus déterminantes que dans des parties sur table, l’équilibre des deux restant propre à chaque partie et à chaque rôliste.
11Nous nous intéresserons en particulier au jeu de rôle sur table narrativiste et au GN, qui utilise des costumes, des décors et même des figurants endossant des rôles de personnages non-joueurs (« PNJ »). En revanche, nous n’aborderons pas le jeu de rôle sur forum, qui n’implique pas, a priori, le même rapport à l’interprétation des personnages, car elle ne passe ni par la voix ni par le corps - ou si c’est le cas, l’écran le dissimule aux autres joueurs.
Les rôlistes : joueurs, comédiens, spectateurs ?
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8 Journée d’étude Jeu de rôle, jouer des rôles, organisée par Marielle Devlae...
12L’appel à communication de la journée d’étude Jeu de rôle, jouer des rôles (UGA, Litt&Arts), rappelle que le « rôle » est d’abord le parchemin contenant les informations et les répliques d’un personnage destiné au comédien : « Qu’est-ce qu’un rôle ? C’est parfois ce rouleau de parchemin que les acteurs ont dans la poche pour apprendre leur texte, l’ensemble formé par toutes les répliques d’un acteur, le personnage incarné, la fonction occupée8. » Aujourd’hui, difficile de parler de rôle sans penser au théâtre ou au cinéma, et il en est de même avec « l’incarnation de personnages », apanage des acteurs. Dans le jeu de rôle, il y a bien, à première vue, des comédiens : les joueurs. Les rôlistes, comme les comédiens, interprètent des personnages, agissent et participent à la construction de ce que l’on peut appeler une « œuvre », un spectacle (comédiens) ou une histoire, un scénario (rôlistes).
13Cependant, il s’agit d’un jeu pour les rôlistes, au sens ludique, et non d’un emploi, comme c’est le cas pour des comédiens professionnels. La différence est significative, car elle change les enjeux : les rôlistes n’ont pas un objectif de performance qualitative. Même les comédiens amateurs donnent une représentation, qui est l’aboutissement d’un processus de travail – la répétition – visant à l’amélioration de la qualité de la performance finale. Le théâtre d’improvisation, qui n’est pas directement répété, repose sur des techniques et expériences de jeu maîtrisées par les comédiens : il y a bien une dimension qualitative. La répétition et la technique n’ont pas leur place dans la pratique du jeu de rôle, où l’intérêt est la progression de l’histoire et non la progression qualitative des mêmes scènes, d’une performance ou d’une technique.
14Le role play se distingue du jeu d’acteur parce qu’il ne nécessite aucun apprentissage préalable, aucune technique, et sa seule règle est celle du respect des autres rôlistes. Les joueurs interprétant leur personnage n’ont pas à être crédibles et n’ont pas besoin de bien jouer. Seuls comptent le bon déroulement du scénario, l’avancée de la quête et les possibilités de jeu qu’offrent les propositions de chacun. Contrairement au théâtre d’improvisation, dont le fonctionnement repose aussi sur les possibilités de jeu données par les participants, la présence des meneurs de jeu régule et oriente les propositions lors d’une partie de jeu de rôle, afin que ces propositions aboutissent à la création d’une histoire cohérente avec l’univers du jeu. Les règles du jeu et le MJ cadrent les parties et soutiennent les rôlistes. Ainsi, la qualité d’interprétation des personnages sera considérée comme une plus-value à la partie, mais n’est pas une prérogative pour le bon déroulement du jeu ou le plaisir des joueurs.
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9 Comme le rappellent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon dans Le personnage...
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10 Naugrette Catherine, « De la catharsis au cathartique : le devenir d’une n...
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11 Sarrazac Jean-Pierre (dir.) Lexique du drame moderne et contemporain, Pari...
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12 Ibid, p. 33.
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13 Groupov, Rwanda 94, 2000.
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14 Dorothée Munyaneza, Unwanted, 2017.
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15 Naugrette Florence, Le plaisir du spectateur, Paris, Bréal, 2002, p. 47.
15Tant les rôlistes que les comédiens, professionnels ou non, éprouvent du plaisir dans le jeu. Dans le cas des comédiens, ce plaisir est lié au regard extérieur des spectateurs, mais aussi au plaisir du jeu – le terme « jeu » indiquant alors la dimension ludique de la pratique théâtrale. Dans les études théâtrales, la notion de plaisir est pourtant surtout liée au public. Dès la Poétique d’Aristote, l’importance du plaisir des spectateurs est soulignée, plaisir qui doit être suscité par la représentation du réel et inspirer frayeur et pitié, créant ainsi la catharsis des spectateurs (purification des passions). La notion de catharsis pose de nombreuses questions, notamment sur sa traduction9 et sur son évolution artistique10. Cependant, il nous semble difficile de l’éviter dans cette réflexion, d’autant plus qu’il a été employé lors des entretiens menés avec les rôlistes. Le Lexique du drame moderne et contemporain11 dirigé par Jean-Pierre Sarrazac comprend une définition du « matériau cathartique »12, plutôt que de la « catharsis », qui rappelle que la peur est une composante importante de la création contemporaine : montrer le monde tel qu’il est, violent et terrifiant, à l’image des pièces d’Edward Bond. La pitié ou la compassion se retrouvent également, peut-être de façon moins nette, avec des œuvres à caractère documentaire comme Rwanda 94 du Groupov13, ou plus récemment Unwanted de Dorothée Munyaneza14 sur le même sujet. Le matériau cathartique n’a pas, dans ces exemples, pour fonction de procurer du plaisir mais plutôt de créer une communauté politique et, dans un sens, cette communauté se réunit aussi autour du plaisir d’être au théâtre et de constituer un groupe. Pour ressentir ce plaisir, cathartique ou non, il faut avoir conscience que la représentation à laquelle on assiste n’est pas la réalité15.
16Une rôliste interrogée a parlé de son plaisir de joueuse comme d’une « catharsis », et son témoignage est rejoint par d’autres qui, s’ils n’utilisent pas ce terme, évoquent le plaisir de « se défouler » – ce qui semble bien ce que la rôliste voulait dire en utilisant le terme catharsis dans un autre cadre que celui de la théorie du théâtre. Il y a là un renversement par rapport à la catharsis d’Aristote, du côté des spectateurs, tandis que ce sont les joueurs, les interprètes, qui « se défoulent » dans le jeu de rôle.
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16 Depuis la distanciation brechtienne. Voir Sermon Julie et Ryngaert Jean-Pi...
17Pendant leur interprétation des personnages, les joueurs se détachent parfois du personnage en le désignant à la troisième personne, plutôt qu’à la première, par exemple lorsqu’une action ne peut pas se faire en role play et doit être racontée (un combat, un voyage de plusieurs jours, ou l’ouverture d’une porte) : la vraisemblance de mise en scène dans le jeu de rôle incite les rôlistes à prendre la parole en tant que joueurs pour éviter qu’un personnage décrive son action au lieu de la réaliser. Le rôliste est alors narrateur de son personnage, modalité également théâtrale16.
18Cette distance entre les deux personnalités permet aux joueurs de prendre du recul par rapport au jeu et aux personnages : tout arrive aux êtres de fiction, pas aux joueurs. Dans ce cas, en plus du plaisir de l’incarnation, du jeu à « être un autre », s’ajoute le plaisir de joueur, avec le lancer de dés par exemple, qui apporte une dimension hasardeuse à la partie, ainsi qu’une forme de plaisir liée à l’observation des situations dans lesquelles le personnage se trouve. Contrairement à la distanciation théâtrale comédien-personnage, la distanciation entre le joueur et le personnage sert le plaisir des rôlistes et non le rappel de la fiction au public.
19Le plaisir ressenti par les rôlistes provient à la fois du jeu d’interprétation – alors proche du plaisir d’un comédien – et de l’observation d’un univers constitué comme nouvelle réalité. Contrairement aux spectateurs de théâtre, les rôlistes maîtrisent l’univers qu’ils observent, au moins partiellement, et une partie du plaisir éprouvé provient de cette maîtrise. Peut-être pourrions-nous rapprocher cela au plaisir que ressentiraient des spectateurs qui prendraient le pouvoir pendant une représentation théâtrale, en investissant le plateau pour orienter les comédiens, conseiller les personnages ou prendre part à l’action.
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17 Pierron Agnès, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2009.
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18 Ibid, p. 289.
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19 Naugrette Florence, Le plaisir du spectateur, op. cit.
20Absent dans plusieurs dictionnaires du théâtre, le jeu de rôle est pourtant défini dans le Dictionnaire de la langue du théâtre17 d’Agnès Pierron qui précise alors que « le jeu de rôle n’est pas exactement du théâtre parce qu’il ne sépare pas acteurs et spectateurs »18. Cette définition sous-entend donc qu’il y a bien des spectateurs dans une partie de jeu de rôle : à savoir les rôlistes-mêmes, à la fois comédiens et spectateurs. Les rôlistes sont en effet acteurs en incarnant leur personnage et peuvent être envisagés comme les spectateurs de la fable en train de se construire, qu’ils observent avec un plaisir comparable à celui de spectateurs de théâtre. Cependant, pour les spectateurs de théâtre, une partie du plaisir éprouvé par l’observation du spectacle découle de leur position extérieure (ils observent de loin). Le double statut de spectateur-acteur existe dans le carnaval19, où chacun s’expose au regard des autres et regarde les autres, mais l’absence de séparation entre un lieu du public et un lieu des acteurs empêche le développement d’une seule fable réunissant l’ensemble de la foule présente. Dans le jeu de rôle, il s’agit de co-construire une fable, souvent complexe : il y a donc un espace qui rend possible sa création par la participation de l’ensemble des participants. Tout le monde est dans cet espace de jeu et en a le contrôle, contrairement au théâtre immersif, par exemple, où les spectateurs partagent un espace dans lequel leurs interventions sont cadrées et limitées. Certes, dans le jeu de rôle c’est le MJ qui contrôle le lieu de la fable, avec les règles et le scénario, mais il y a une très grande part d’improvisation qui permet aux joueurs d’investir la narration, premier objectif du jeu.
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20 Autrement appelé « HRP » pour « hors role play ».
21Les rôlistes peuvent encore être des spectateurs pendant les moments de « hors-jeu »20, qui existent tant dans le jeu de rôle sur table qu’en GN, afin que les participants discutent des règles, de stratégies ou échangent avec le MJ. Dans les GN, il y a des espaces séparés dédiés au hors-jeu, ne serait-ce que pour aller dormir quand la partie se déroule sur plusieurs jours. Pour autant, même en situation de hors-jeu, les participants ne sont pas spectateurs : ils retrouvent au contraire leur statut de joueurs, au sens joueurs de jeu de société. Nous sommes finalement dans une situation comparable à celle des comédiens qui sont sur scène sans parler ou agir, ou en coulisses, mais qui n’en deviennent pas pour autant spectateurs. Dans le jeu de rôle, le personnage est toujours existant dans l’univers, même si ce n’est pas à son joueur de lancer les dés et d’agir, et les rôlistes restent joueurs, même si ce n’est pas leur tour de jeu : ils n’observent pas de loin.
Être observé. La question du public dans le jeu de rôle
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21 Critical Rôle : https://critrole.com/
22Les parties de jeu de rôle se déroulent dans l’intimité d’un salon, à quatre ou cinq autour d’une table, bien loin d’un dispositif théâtral traditionnel (scène et gradins). S’il peut arriver que des observateurs soient acceptés, c’est parce qu’ils sont de potentiels futurs joueurs et ne sont donc pas vraiment extérieurs. Dans une partie grandeur nature, qui peut aussi se dérouler dans un salon en petit comité, mais qui propose également des parties avec plusieurs centaines de rôlistes costumés dans un espace extérieur, pourquoi ne pas imaginer la présence d’un public ? Ce public ressentirait du plaisir tout en permettant aux rôlistes d’en ressentir également, conférant ainsi aux rôlistes un statut similaire à celui des comédiens en représentation. De nombreux rôlistes éprouvent cependant de grandes réticences à l’idée d’être observés, jugés, comparés, dans un cadre prévu pour leur propre plaisir : ils ne sont pas en représentation et ne jouent que pour eux et leurs partenaires. L’expérience a par ailleurs été menée, et depuis plusieurs années, la pratique du jeu de rôle filmé prend de l’ampleur, notamment via Youtube ou Twitch, dans les milieux rôlistes américains. Prenons l’exemple de Critical Role, un collectif qui joue à Dungeons & Dragons en ligne, sur le modèle d’une série-web21. Pour autant, si les rôlistes sont vus, ils ne voient pas leur public et celui-ci n’a aucun impact sur la partie.
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22 Madame Lupin : Madame Lupin - Maison de Design Expérientiel.
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23 « Théâtre Immersif – Le 1er média français des expériences immersives » : ...
23Le jeu de rôle en GN n’est pourtant pas sans rappeler des pratiques de théâtre immersif. Les spectacles immersifs « hors les murs », dans un lieu non-dédié à la création théâtrale, prennent de l’ampleur et attirent de nouveaux publics. Ces spectacles immergent des petits groupes de spectateurs dans un univers et une fable, pendant 1h30 à 2h. Ces formes, mêlant théâtre et escape game, sont très en vogue. Des compagnies se sont spécialisées dans ce format, comme Madame Lupin « maison de design expérientiel »22, et un média est dédié aux créations immersives et permet de les valoriser23. Le format immersif et hors-les-murs n’est pourtant pas neuf. En 1979, André Engel mettait en scène Kafka, théâtre complet dans un hangar désaffecté devenu « L’hôtel Moderne » pour le spectacle. Les spectateurs étaient isolés dans une des cents chambres de l’hôtel Moderne, et recevaient un coup de téléphone et/ou un groom venu leur raconter des histoires, et assistaient aux scènes depuis les fenêtres ou dans la cour.
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24 Gonon Anne, Le statut du spectateur dans la représentation théâtrale, DESS...
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25 Boal Augusto, Le Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte – Poche, 1996.
24Ces spectacles immersifs se distinguent de parties de jeu de rôle en GN par le statut des participants. Dans le jeu de rôle, les rôlistes achètent un billet pour participer et non pour assister au spectacle, ils participent à la création de l’histoire en jouant le rôle d’un personnage créé pour l’occasion, même si cette participation se fait à différents degrés (personnages actifs ou personnages non-joueurs (PNJ) qui orientent les autres joueurs ou qui ont un rôle de figuration). En revanche dans les spectacles, ceux qui achètent un billet restent des spectateurs : leurs actions n’ont pas d’incidence sur l’action principale, ils n’ont pas le pouvoir de modifier la fable. Même costumés, ces spectateurs n’incarnent aucun personnage : pas de background, pas d’enjeux d’évolution. Leur place reste très limitée, et l’on peut parler de « mythe de la participation »24 dans le sens où, même si les spectateurs ont l’impression de participer, ils ne participent en réalité pas plus à la représentation que dans des représentations « non participatives ». Dans le jeu de rôle, au contraire, les rôlistes sont toujours actifs et créent l’histoire à partir du scénario qui sert de trame et qui peut être modifié au fur et à mesure pour répondre à leurs attentes. Il serait tentant, dans ce cadre, de mobiliser la notion de « spect-acteur » d’Augusto Boal, qui réunit à première vue le jeu de rôle et le théâtre. Toutefois, quand Augusto Boal utilise le terme de « jeu de rôle » dans son Théâtre de l’Opprimé25, celui-ci n’a que peu de points communs avec celui des rôlistes. Les spect-acteurs de Boal ne jouent pas des rôles de personnages de fiction créés en amont avec un passé et des objectifs déterminés : ils improvisent ou prennent le rôle d’autres personnes, dans des situations réelles ou crédibles. Dans ce cadre, il y a bien une pratique théâtrale qui tend fortement vers le jeu de rôle, mais pas le jeu de rôle des rôlistes, où les actions dépendent des choix proposés par le MJ, des interactions des personnages et sont parfois tributaires de jets de dés. On distinguerait, en anglais, gamers (joueurs de jeu) et players (acteurs). Le jeu de rôle théâtral d’Augusto Boal consiste à endosser un rôle social, il s’agit de se servir de son empathie et de sa capacité d’observation pour jouer le rôle de quelqu’un d’autre dans une situation que l’on cherche à résoudre : c’est ce type de jeu de rôle qui est utilisé dans des pratiques pédagogiques ou sociales, et qui mobilise en effet des pratiques théâtrales.
Conclusion : apports du jeu de rôle dans les arts de la scène
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26 Pensons, par exemple, aux spectacles de Rodrigo Garcia ou de Vincent Macai...
25Du côté des artistes, tant auteurs que metteurs en scène, nous constatons une envie de développer des formes théâtrales participatives souvent proches du jeu de rôle, allant parfois jusqu’à inclure une forme d’aléatoire, via des votes du public par exemple, qui peut évoquer la part de hasard liée aux jets de dés. Plus généralement, nombre de metteurs en scène cherchent à impliquer et à engager totalement le public. Toutefois, les spectateurs constituent un obstacle majeur à cette pratique : ils n’ont pas tous envie de participer. Cela demande un niveau d’engagement auquel nous ne sommes souvent pas préparés et aller au théâtre reste, pour beaucoup, une activité passive : être assis dans la pénombre rassurante de la salle, bien à l’abri dans son siège. Quelquefois cependant, être spectateur de théâtre peut être une expérience violente – se faire crier dessus, projection de matières diverses26 – ou encore demander de suivre des règles ou des codes inhabituels suscitant la crainte de bien faire.
26Le format du jeu de rôle peut proposer une sorte d’idéal à atteindre en plaçant les membres du public en position de joueurs plutôt que spectateurs. Cela pose alors la question de la préparation des spectateurs : les rôlistes seraient-ils le public idéal pour des formes théâtrales participatives… ?
Notes
1 « Pourquoi nos textes sont-ils tous féminisés ? », Théâtre de Poche, Genève, 2017.
2 Emblématique des jeux de rôle de type wargame (jeu de combats, stratégies militaires, etc.). Voir Martinolli Pascal, Carnet Hypothèses « Jeu de rôle sur table. Recherche, carnet de veille & collection bibliographique » : wargame – Jeux de rôle sur table (hypotheses.org).
3 Emblématique des jeux de rôles d’inspirations littéraires – ici, l’univers littéraire d’H.P Lovecraft.
4 Sermon Julie et Ryngaert Jean-Pierre, Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Paris, éditions Théâtrales, 2006.
5 Fédération Française du Jeu de Rôle, en ligne : Qu’est-ce que le jeu de rôle ? (ffjdr.org).
6 Ibid: http://www.ffjdr.org/ce-devez-savoir-jeu-role/definitions-du-jeu-role/.
7 Voir John H. Kim, 1998, « Le Modèle à trois-volets », en ligne : Le Modèle à trois volets – FAQ | PTGPTB.fr.
8 Journée d’étude Jeu de rôle, jouer des rôles, organisée par Marielle Devlaeminck, Audrey Dominguez et Hélène Godin, Université Grenoble Alpes, UMR Litt&Arts. 10 février 2020.
9 Comme le rappellent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon dans Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition (2006).
10 Naugrette Catherine, « De la catharsis au cathartique : le devenir d’une notion esthétique », Tangence, 2008, n° 88, pp. 77-89. https://doi.org/10.7202/029754ar.
11 Sarrazac Jean-Pierre (dir.) Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé Poche, 2010.
12 Ibid, p. 33.
13 Groupov, Rwanda 94, 2000.
14 Dorothée Munyaneza, Unwanted, 2017.
15 Naugrette Florence, Le plaisir du spectateur, Paris, Bréal, 2002, p. 47.
16 Depuis la distanciation brechtienne. Voir Sermon Julie et Ryngaert Jean-Pierre, Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, op. cit.
17 Pierron Agnès, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2009.
18 Ibid, p. 289.
19 Naugrette Florence, Le plaisir du spectateur, op. cit.
20 Autrement appelé « HRP » pour « hors role play ».
21 Critical Rôle : https://critrole.com/
22 Madame Lupin : Madame Lupin - Maison de Design Expérientiel.
23 « Théâtre Immersif – Le 1er média français des expériences immersives » : https://theatre-immersif.com/.
24 Gonon Anne, Le statut du spectateur dans la représentation théâtrale, DESS Action artistique, politiques culturelles et muséologie IUP Denis Diderot – Université de Dijon, 2002 : agonon_dess.pdf (free.fr).
25 Boal Augusto, Le Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte – Poche, 1996.
26 Pensons, par exemple, aux spectacles de Rodrigo Garcia ou de Vincent Macaigne.
Bibliographie
Jeu de rôle
André Danièle, Berry Vincent, Quadrat Alban, Colloque « Jeu de rôle : engagements et résistances », 2017, Université Paris 13.
André Danièle, Berry Vincent, Quadrat Alban, Journée d’étude « Jeu de rôle et expérience de soi », 2018, Université de Lille 3. Enregistrements de la journée : JEU DE RÔLE ET EXPÉRIENCE DE SOI – Web TV Live 3 (univ-lille3.fr).
Fédération Française du Jeu de Rôle : Fédération Française de Jeu de Rôle : Entrez dans le jeu (ffjdr.org).
Devlaeminck Marielle, Dominguez Audrey, Godin Hélène, Carnet Hypothèses Donjons & Labo. Carnet de recherche sur le jeu de rôle en sciences humaines et sociales : Donjons & Labo – Carnet de recherche sur le jeu de rôle en sciences humaines et sociales (hypotheses.org).
Kim John H., « Le Modèle à trois-volets », 1998 : Le Modèle à trois volets – FAQ | PTGPTB.fr.
Martinolli Pascal, Carnet Hypothèses Jeu de rôle sur table. Recherche, carnet de veille & collection bibliographique : wargame – Jeux de rôle sur table (hypotheses.org).
Théâtre
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Anaïs Tillier
Université Grenoble Alpes, Litt&Arts