Dossier Acta Litt&Arts : Donjons & Labo
Chloé Delaume : un personnage de fiction, une multiplicité de rôles
Résumé
Comment le fait de créer un personnage de fiction et de se définir comme tel permet-il de s’ancrer dans une dynamique autofictionnelle et d’interroger théoriquement cette dernière ? Il s’agira ici de répondre à cette question tout en instaurant comme axe transversal de notre étude une thématique inspirée des fonctionnements et univers du jeu chez Chloé Delaume. L’autrice fait du texte autofictionnel un terrain de jeu expérimental dans lequel elle redéfinit à la fois la notion de rôle, ainsi que celles de personnage et d’identité de manière inédite. Ainsi, les jeux constituant un appui, une trame ou un catalogue de références dans son œuvre, elle mène l’expérimentation autofictionnelle jusqu’à la création de jeux nouveaux qui proposent un espace de renouveau dans la recherche du Je. En apportant de nouveaux prismes de lecture et d’écriture à l’autofiction par l’utilisation des multiples facettes du jeu de rôle, Chloé Delaume propose un questionnement profond de la notion littéraire de rôle. Ce questionnement se retrouve dans un certain nombre de ses œuvres : ses textes a priori théoriques – La règle du je –, mais également ses textes autofictionnels organisés entre mise en scène de son Je – Dans ma maison sous terre, La Dernière fille avant la guerre, Une femme avec personne dedans –, mise en scène d’une altérité – Au commencement était l’adverbe –, mise en scène de ces multiples personnages au sein d’un environnement ludique établi – Corpus Simsi, La nuit je suis Buffy Summers et Certainement pas.
Texte intégral
Introduction
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1 Ici, forme littéraire est entendue au sens large puisque Chloé Delaume, au ...
1L’œuvre littéraire de Chloé Delaume s’organise à plusieurs niveaux et interroge les notions de personnage et de rôle. Ce questionnement envisage ces notions comme des parties constituantes de la création littéraire, puisque l’objet livre permet régulièrement à l’écrivaine d’explorer plusieurs formes littéraires1. Chloé Delaume se présente tantôt comme écrivaine d’autofiction, tantôt comme personnage de fiction. À travers plus d’une vingtaine de romans, elle développe une vaste quête d’identité en interrogeant son Je ainsi que les modalités de sa pratique littéraire au moment d’écrire ce Je, de le mettre en mots et en formes.
2Nous étudierons ici La règle du je, son principal essai sur le genre autofictionnel, ainsi qu’une sélection de textes particulièrement intéressants pour appréhender la notion de rôle. Ces dernières s’organisent en plusieurs axes : la mise en scène de son Je dans Dans ma maison sous terre, La Dernière fille avant la guerre, Une femme avec personne dedans, la mise en scène d’une altérité dans Au commencement était l’adverbe, mais également la mise en scène de ces multiples personnages au sein d’un environnement ludique établi, dans Corpus Simsi, La nuit je suis Buffy Summers ou encore Certainement pas. Ces ouvrages sont lisibles à un double niveau via le prisme du jeu de rôle. D’un point de vue structurel, le jeu de rôle participe au processus de création du roman et de recréation complète d’une identité littéraire. D’un point de vue thématique, les ouvrages de Chloé Delaume structurés par le jeu proposent également tout un panel de références à la pop culture développées dans les jeux de rôles, jeux de plateaux ou encore jeux vidéo.
3Il s’agira ici d’explorer les rapports de complémentarité de ces dynamiques connexes et de mettre en avant les processus de création d’une identité autofictionnelle dans l’œuvre de Chloé Delaume à travers le prisme du rôle, développé grâce à la logique et la thématique du jeu – suivant ses différentes acceptions.
Avant-propos théorique : Chloé Delaume, l’autofiction et le prisme ludique
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2 Doubrovsky, Serge. Fils, Paris, Galilée, 1977.
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3 Bougnoux Daniel, La Crise de la représentation, Paris, La Découverte poche,...
4Autofiction est un néologisme théorisé par Serge Doubrovsky en 1977. Ce dernier rédige sa définition la plus connue, bien qu’assez rhétorique, dans le prière d’insérer qui constituera le quatrième de couverture de son roman Fils2 : » fiction, d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté ». Il est désormais question, pour l’écrivain ou l’écrivaine, d’utiliser sa vie comme un matériau d’écriture au service d’une fiction constituée de langage, lui-même matériau au cœur de la création. L’autofiction s’inscrit dans une société pouvant être qualifiée de post-moderne et en proie à une crise de la représentation. Cette formule est attribuée au théoricien du théâtre Robert Abirached selon Daniel Bougnoux qui explique « on parle de crise de la représentation quand la chose revient à la place du signe pour déloger celui-ci, ou le bousculer »3. Ainsi, l’adéquation entre le signifiant et le signifié se serait perdu avec l’arrivée de la modernité. Serge Doubrovsky témoigne, dans son ouvrage d’une nécessité de revenir au signifié de l’écriture de soi – le Je – pour que le signifiant – qu’était l’autobiographie et qui deviendra l’autofiction – puisse de nouveau recouvrir une réalité. Cette crise de la représentation permet d’explorer la notion d’identité, de s’écrire en opérant un travail littéraire sur les matériaux que deviennent le réel, le langage ainsi que tout ce qui constitue une identité.
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4 Lettre du 17 octobre 1977 citée par Philippe Lejeune dans Moi aussi, Paris,...
5En 1975, Philippe Lejeune s’interroge déjà sur les « cas limites » de l’écriture de soi dans Le Pacte autobiographique. Il y dresse un tableau des possibilités narratives propres à l’écriture de soi et évoque des « cases aveugles » qui correspondraient à des pratiques encore inexplorées : par exemple, le personnage d’un « roman » peut avoir le même nom que son auteur. Or, il explique dans un même temps que « rien n’empêcherait la chose d’exister, et c’est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intéressants » (Lejeune, 31). C’est précisément ce que constate Doubrovsky lorsqu’il écrit Fils. Il s’adresse par ailleurs à Lejeune pour lui expliquer sa démarche : « J’ai voulu très profondément remplir cette case que votre analyse laissait vide, et c’est un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train d’écrire »4. Ainsi, en autofiction, peuvent coexister les notions d’auteur, de narrateur et de personnage en une même entité : l’ auteur-narrateur-personnage, ou l’autrice-narratrice-personnage est à la fois à l’origine de l’œuvre et se construit en son sein.
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5 Ducas, Sylvie. « Fiction auctoriale, postures et impostures médiatiques : l...
6Nous verrons ici comment Chloé Delaume renouvelle la fabrique d’une écriture du Je grâce aux codes de jeux de rôles et aux mécanismes ludiques. En effet, selon Sylvie Ducas, « l’écriture chez Chloé Delaume n’oublie jamais son caractère ludique et s’autorise à ce titre à explorer les territoires vierges entre privé et public, entre intime et collectif5 ». Cette dimension ludique permet ainsi à l’écrivaine de s’inscrire dans une recherche formelle et théorique au sujet de l’intime et de son expression. Nous analyserons également la manière dont l’esthétique du jeu participe à la création d’une autofiction et à la création de personnages aux rôles fluctuants.
I - Chloé Delaume : personnage de fiction interrogeant la dynamique autofictionnelle
I.1. – Avatars et contours
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6 À titre d’exemple cette phrase apparaît à cinq reprises dans La Règle du je...
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7 Delaume, Chloé. Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, coll. Fiction & ci...
7Chloé Delaume propose, dans un grand nombre de ces premiers romans, une tentative de réappropriation d’une identité par le biais de l’écriture. On retrouve souvent dans ses œuvres la phrase » Je m’appelle Chloé Delaume je suis un personnage de fiction6. » Dans Dans ma maison sous terre7, l’autrice-narratrice-personnage indique sa volonté de se réapproprier son identité grâce à l’écriture de soi :
8 Ibid., p. 104.
Je cherche mes contours, je ne connais de moi que la périphérie et quelques axes centraux. Alors je pars en quête et parfois, je calcule. Lettres, numérologie. 5 + 7 = 12, 1 + 2 = 3 ; avant c’était 8 + 6 = 14, 1 + 4 = 5. J’ai ouvert grand le livre, j’ai dit s’arrêtent ici ces très mauvais chapitres, je ne subirai plus, je m’écrirai moi-même8.
La mise en mot active du Je permet de réévaluer et de redéfinir ce qui constitue un Je, un rôle, une identité, au sein de l’écrit en s’inscrivant contre des injonctions, qu’elles soient sociales (ce que l’on a voulu éventuellement faire d’une personne) ou littéraires (ce que doit être un personnage, ce que doit être une autobiographie).
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9 « Le soi est une fiction, Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercrof...
8Interrogée au sujet de cette fréquente affirmation d’identité dans ses textes, elle explique : » J’ai eu conscience très tôt que je risquais de rester une figurante passive de ma propre vie si je la laissais être écrite par d’autres9 ». Créer un personnage et endosser par l’écrit des rôles nouveaux, c’était ainsi en premier lieu, pour Chloé Delaume, le moyen de pouvoir écrire et affirmer un Je auto-défini. Ce mécanisme emprunté à la fois à la fiction littéraire et à la fiction ludique – puisque s’écrire dans un rôle revient à créer puis jouer un rôle – permet à l’écrivaine de retrouver une part de contrôle sur le lien entre son identité et la notion de personnage au sein de son texte littéraire. Au même titre qu’un joueur dans un Jeu de Rôle, l’écrivaine d’autofiction façonne, par l’écrit, un personnage à partir de caractéristiques précises et le met en scène dans le texte.
9Chloé Delaume crée ainsi une multiplicité de personnages qui s’éloignent de l’expression de l’identité comme un Je unifié. À partir du fil conducteur qu’est le personnage réel/fictionnel de « Chloé », l’autrice met en scène une grande variété d’avatars. La définition du terme par Fanny Georges se rapproche de l’utilisation des personnages non-Chloé dans l’œuvre de l’écrivaine :
10 Donath, J. S., « Identity and Deception in the Virtual Community », in Smi...
11 Georges, Fanny. « Avatars et identité », Hermès, La Revue, vol. 62, no. 1,...
Dans les jeux traditionnels, les pions que le joueur manipule sont la trace de son avancement dans le jeu. Ils ne sont pas spécialement investis de signification identitaire, ni incarnés. Les participants jouent en présence les uns des autres, le pion sert de relais sur le plateau. Les mondes virtuels accordent en revanche un rôle-clé à l’identité (Donath, 199910). Les participants se manifestent par l’intermédiaire de signes graphiques, textuels et/ou sonores pour communiquer. Le terme d’avatar, emprunté au sanskrit, est habituellement utilisé pour désigner ces ensembles d’informations, ou personnages numériques, qui représentent les habitants des mondes virtuels11.
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12 Delaume, Chloé. La Dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007.
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13 Delaume, Chloé. Au commencement était l’adverbe, Paris, Joca Seria, 2010.
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14 Delaume, Chloé. Dans ma maison sous terre, op. cit.
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15 Ibid.
10Ainsi, dans La Dernière fille avant la guerre12, on retrouve Chloé, mais également Anne et dans Au commencement était l’adverbe13 ou Dans ma maison sous terre14, on retrouve toujours Chloé, mais aussi Clotilde Mélisse par exemple. Ces avatars récurrents qui ponctuent les ouvrages de l’écrivaine sont autant d’« identité[s] projective[s]15 » de Chloé personnage ou de Chloé écrivaine. En effet, le développement d’avatars textuels prend son sens dans l’expression d’une matérialité complexe et multiple du Je qui tente de se saisir une identité et surtout de la communiquer.
11Ces personnages autofictionnels s’ajoutant à la figure de Chloé se construisent comme des incarnations de la multiplicité de l’être qu’elle tente de définir. Ils deviennent des rôles que décident ou non d’endosser l’écrivaine. Ils constituent des projections qui jouent un rôle-clé de saisie et de compréhension par l’intermédiaire de signes textuels que constituent les romans. Chloé Delaume les met notamment en scène pour assumer à part entière le rôle d’autrice ou de narratrice. Ces figures textuelles, qui apparaissent comme des dédoublements de Chloé mis à distance, regroupent un grand nombre d’informations permettant de mieux définir une identité – celle du Je à l’origine du texte – qui se questionne et se construit à mesure que progresse l’écrit.
I.2. – Incarnation et corporalité
12Au-delà de la simple multiplication des nomenclatures, la variété des avatars de Chloé et les traitements de son Je permettent aussi d’interroger la matérialité, la corporéité, la manière dont l’écrivaine incarne les rôles dans son œuvre. Le corps et le traitement du corps chez Chloé Delaume relèvent donc du questionnement de l’identité. Jouer un rôle, devenir un personnage, revient également à entretenir un rapport particulier avec son propre corps dans une confrontation avec les multiples traitements écrits des corps.
13La représentation du Je dans l’autofiction propose de nouveaux champs de réflexion autour de ce qui fait corps, de la signification et des implications de ce terme. L’écrivain Serge Doubrovsky, dans ses romans, consacre de longs passages à la mise en scène d’un corps éprouvé par le monde, d’un corps en souffrance dont il cherche à définir les liens avec son identité fuyante et parcellaire : » tous les jours, à tous points de vue, je me décompose, je me faisande. Je rouille.16 » écrit-il notamment dans Fils. Il évoque son corps « écartelé17 » entre deux pays : » suis d’un côté et de l’autre écris Paris enseigne New York balade corps cœur de rive en rivage je ballotte entre mes pôles mes môles18 ». Si l’identité est un concept immatériel, fuyant, dont l’appréhension s’avère fréquemment parcellaire, le corps lui est bien un élément palpable du monde réel et constitue un moyen d’accès à la compréhension du Je.
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19 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, coll. Fictio...
14Dans cette logique d’exploration de la matérialité, Chloé Delaume, grâce à ses multiples avatars, incarne plusieurs corps et multiplie ainsi les expériences de l’identité. Elle met en scène dans son écriture une forme de dissociation entre le corps et l’esprit du personnage sous ses multiples facettes et à des niveaux différents pour décortiquer au mieux l’expérience de l’identité. Le corps matériel, au même titre que l’objet livre, devient alors réceptacle des multiples rôles mis en avant par l’écrivaine. Cette démarche permet notamment l’interrogation de l’étendue de l’identité et de la possible circonscription du Je : il devient, par sa fragmentation, corps/esprit/nom/etc. un outil complexe, vecteur de la quête d’identité qui s’organise dans le texte. Les multiples avatars créés avec des rôles assignés participent de cette interrogation de l’identité dont la construction méthodique s’achève avec l’ouvrage Une femme avec personne dedans19. Dans cet ouvrage, Chloé, qui n’est plus semble-t-il qu’un esprit, une entité parlante dépourvue de matérialité, quitte progressivement le corps habitacle de son personnage. Il marque le lien entre questionnement autofictionnel de l’identité, des rôles et corporalité, en proposant un renouvellement de la démarche doubrovskyenne. Chloé Delaume cite dans les dernières pages l’auteur de Fils en reformulant sa définition de l’autofiction :
20 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Op. cit., p. 138-139.
Réel, d’événements et de faits strictement fictifs. Si l’on veut, autofixion, d’avoir injecté de l’aventure à une vie tellement programmée.
Modifier le réel s’impose donc en mission. […] Encadrer l’inconnu pour mieux le libérer, ce sera le but du jeu. Auteur narratrice héroïne, face au miroir, de l’autre côté20.
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21 Ducas, Sylvie. Op. cit.
15Le recours au vocabulaire du Jeu - « mission », « aventure », « héroïne » – remodèle une pratique littéraire et Chloé Delaume parvient ici à sa propre définition de l’autofiction. Elle invente » une nouvelle définition de l’auteur[ice], […] un[e] auteur[ice] en mouvement et en devenir, entendu[e] comme un dispositif régi par des jeux de rôles21 ». Cette nouvelle définition, soulignée par la nouvelle graphie autofixion et se caractérisant par la mise en récit ludique d’avatars incarnés, nous permet d’envisager et d’étudier l’utilisation de la forme même du jeu de rôle dans l’autofiction de Chloé Delaume. Si le jeu sert d’outil à la définition, il peut également servir de forme à son processus de formulation.
II - Ce que permet le jeu, ce que permettent les rôles
II.1 – Les modes de fonctionnement ludiques au service de la quête
16Chloé Delaume construit progressivement de multiples rôles dans ses œuvres. La particularité de son écriture est le recours récurrent, non seulement à des mécanismes ou à un vocabulaire propre aux jeux, mais également à des pratiques, à des formes ludiques ainsi qu’à des systèmes de références liés à la pop culture pour mettre en scène ces personnages et ces rôles. Pour questionner le Je, le jeu devient le champ de possibilité d’action des personnages ainsi qu’un espace dans lequel ils évoluent. Ses personnages sont ainsi construits comme des personnages de jeux de rôles, puisque les avatars de Chloé présentent des caractéristiques bien spécifiques et témoignent de mécanismes de jeux évolutifs.
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22 Bousseyroux, Michel. « Réalité, fantasme et réel », L’en-je lacanien, vol....
17La thématique ou le mode de fonctionnement de certains jeux de rôles ou jeux de plateau sont utilisés par Chloé Delaume pour mettre en scène une interrogation polyphonique de l’identité. La tentative de circonscription de la réalité et avec elle de la notion d’identité apparaissent notamment en France avec les interrogations freudiennes puis lacaniennes en lien avec la notion de sujet, de conscience et de langage qui permettent un accès à la réalité. Comme l’explique Michel Bousseyroux, « Lacan l’affirme avec force, la psychanalyse, c’est la réalité psychique, die Raelität. La psychanalyse, c’est la réalité du sujet divisé22 ». La psychanalyse doit répondre aux questions interrogeant le statut de la réalité et de l’identité.
18De nombreux textes de l’écrivaine sont construits autour de ces questionnements psychologiques, psychanalytiques et psychiatriques et c’est grâce au recours au jeu au sein de ces derniers qu’elle se saisit de la question de l’identité.
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23 Delaume, Chloé. Certainement pas, Paris, Verticales, 2004.
19Dans son ouvrage Certainement pas23, six personnages jouent à un Cluedo grandeur nature dans un hôpital psychiatrique. Les personnages joueurs, ou personnages principaux, ont pour maître du jeu la victime du meurtre au centre de l’intrigue :
24 Ibid., p. 1-2.
Vous êtes six et vous êtes malades. […] Vous êtes entrés ici, secteur 13 pavillon Piera Aulagnier, pour une unique raison : votre logique interne est bien trop hérétique pour qu’on vous laisse tranquille. […]
Nous pouvons commencer. La carte s’avère fidèle au jeu original. Soit neuf pièces lisibles dans le sens des aiguilles d’une montre. Hall à midi. Véranda. Salle à manger. Cuisine. Grand Salon à six heures. Petit Salon. Bureau. Bibliothèque. Studio. La Véranda et le Petit Salon sont dotés d’un passage secret communiquant. Il en est de même pour la Cuisine et le Studio. […]
Je suis le Docteur Lenoir, vous êtes six et vous m’avez tué. On vous dit aliénés. C’est un fait entendu. On vous dit aliénés pour la simple raison qu’un être inadapté à la réalité ne peut faire corps avec24.
Cette introduction est comparable à une mise en situation de jeu de rôle dans la mesure où le maître du jeu s’adresse à tous les personnages joueurs en leur dévoilant le cadre de l’intrigue. Chaque chapitre se construit autour de l’un des personnages et propose une résolution possible du crime central en recourant à des formes de textes diverses. On retrouve ainsi une circulaire destinée prononcée par la narratrice omnisciente, des notices de dictionnaire, un formulaire à remplir de catégorisation pour personnage et pour type de roman, des lettres, des extraits de carnets de notes, etc..
20Dès l’incipit de l’ouvrage sont établis, pour chaque personnage, des rôles définis pour interroger méthodiquement la notion d’identité à travers différents biais et différents prismes : chaque personnage constitue une partie de l’identité explorée, au même titre que les avatars permettent d’analyser différentes formes de Chloé. La quête formelle et signifiante avance en même temps que l’enquête menée à la fois par le mort, les personnages, et supervisée par la narratrice dans un cadre précis. Ce cadre est défini dès les premières pages avec les personnages et les lieux du Cluedo, mais également grâce à l’intégration d’un certain nombre de ses règles. Il donne une dimension formelle renouvelée à la quête autofictionnelle, qui peut se déployer parce que structurée par le jeu. De là, le recours à d’autres formes de texte et l’adoption du prisme ludique permettent un élargissement et un assouplissement de la forme autofictionnelle au service du questionnement du Je et de l’identité.
II.2 – La Règle du Je et les Règle du jeu
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25 Delaume, Chloé. La règle du je, Op. cit.
21Après avoir éprouvé le jeu dans sa pratique littéraire, tant au niveau de la forme qu’au niveau de la construction de ses personnages, c’est également au jeu que Chloé Delaume s’en remet pour définir et théoriser sa pratique. Dans son ouvrage La Règle du Je25, Chloé Delaume se présente à nouveau comme personnage de fiction, mais qui, forte de son expérience littéraire, peut être productrice d’une réflexion générale sur le genre autofictionnel.
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26 Ibid., p. 5.
22L’ouvrage s’ouvre par « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction26. » Cette phrase est suivie d’une sorte de résumé de la démarche de l’écrivaine :
27 Ibid.
Mon corps est né dans les Yvelines le dix mars mille neuf cent soixante-treize, j’ai attendu longtemps pour m’y lover. Il fallait que les mots débordent à l’intérieur […] J’ai très officiellement pris possession des lieux l’été de mes vingt-six ans. […] Je m’appelle prénom nom bien plus qu’un pseudonyme. Le choix des référents m’a vomie parrainage, ce fut un kidnapping27.
Elle explique la genèse de son nom et opère une synthèse de son projet autofictionnel dans lequel il est question de corporéité, de langage, d’appropriation et de rôle. C’est donc bien à travers sa propre expérience de ce genre littéraire qu’elle parvient à produire une réflexion théorique sur ce qu’il est. De plus, cet ouvrage offre un retour épisodique sur chacune de ses productions. L’écrivaine explique que la construction de Certainement Pas est liée à la phrase de Bourdieu, » L’image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales28. » Il s’agit d’un projet personnel où « le Je se fragmente, se dissémine, est toujours là29 », mais également d’une réflexion sociétale. En créant des règles du jeu et du Je, l’écrivaine interroge les règles du collectif social. Le jeu et l’exploitation de la notion de rôle permettent alors de questionner non seulement une identité personnelle, mais de se réapproprier un Je social.
III - De la redéfinition des rôles en autofiction à des tentatives plus radicales : des livres jeux
III.1 – Habiter un jeu
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30 Delaume, Chloé. Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer, 2003.
23Le jeu peut enfin permettre de proposer des questionnements beaucoup plus radicaux à travers des formes plus complexes. Outre une théorisation nouvelle de l’autofiction et de son Je par l’expérience et le cadre ludique, Chloé Delaume procure une réflexion sur le matériau ludique, son rapport à la réalité et aux personnes susceptibles d’être les réceptrices de ces questionnements. Elle le fait notamment en transposant le jeu-vidéo Les SimsTM en livre-jeu, questionnant à la fois la matérialité du jeu et du livre ainsi que celles et ceux qui jouent et/ou lisent. Son ouvrage Corpus Simsi30 est composé d’images d’un sim, dont le corps qui traverse les différentes étapes du jeu vidéo éponyme est habité par Chloé Delaume. Il s’agit d’un objet dont la dimension visuelle est beaucoup plus importante que la dimension textuelle. Inspiré d’un jeu vidéo, littéralement « jeu à voir », il conserve cette caractéristique principale que constitue la dimension visuelle dans son ouvrage. Sur la page, on retrouve du texte et des captures d’écran d’une partie jouée par Chloé Delaume. Cependant, il relève d’une réflexion au sujet du réel, de la réalité, de la représentation et constitue un autre volet de la réflexion littéraire au sujet de la représentation du Je. Le personnage de Chloé Delaume, qui depuis quelques romans, habitait un corps humain, s’est fait déloger et doit retrouver un espace pour évoluer :
31 Ibid., p. 4.
Je m’appelle toujours Chloé Delaume. Je suis interminablement un personnage de fiction. J’ai été expulsée du corps que j’avais cru faire mien un vendredi spongieux de 2002. […] Me voilà donc nulle part. Sans corps où résider, sans caverne accueillante, sans foyer cervelet. Personnage de fiction sans domicile fixe31.
Face à la difficulté de s’incarner dans la réalité et de saisir son identité et son corps en littérature, face à la difficulté de se dire et de créer un personnage autofictionnel viable, la recherche formelle de Chloé Delaume se tourne vers le jeu et l’envisage comme son ultime recours :
32 Ibid., p. 7.
Le jeu que préférait mon corps d’alors avait pour nom Les SimsTM. Il ne pouvait savoir à quel point ma face immonde en fut changée. J’échapperai petites morts par la simulation32 .
24Ce livre-jeu, fabriqué à partir de captures d’écran, se présente comme une toute nouvelle genèse du personnage de Chloé Delaume : elle est à la fois une création littéraire et une création ludique. Le fait de devenir le personnage d’un jeu vidéo, d’y composer son propre rôle, permet d’analyser l’identité de manière plus restreinte, parce qu’elle se retrouve liée à des caractéristiques nécessairement circonscrites par les modes de fonctionnement et les nécessités du jeu. Face aux interrogations multiples liées à la démarche autofictionnelle, le fait de jouer à un jeu et de s’incarner virtuellement permet une lecture de soi plus claire et définie, bien que restrictive. Le jeu instaure un nouveau rapport au réel en présentant des captures d’écran de fiches de personnages ; n’en sont conservées que des caractéristiques évaluables et chiffrées et sur lesquelles la joueuse, et donc l’écrivaine ici, a une influence. Le fait de réduire le personnage à des catégories propres aux Jeu de Rôle le rend plus facile à définir et à interpréter.
III.2 – Une invitation à jouer le jeu
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33 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Op. cit., p. 13.
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34 Delaume, Chloé. La nuit je suis Buffy Summers, Paris, ère, 2007.
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35 Il s’agit à l’origine du nom d’une collection de livres-jeux qui désigne d...
25La démarche d’interrogation au sujet de l’identité et du rôle en littérature pose également la question de la place de son lectorat. Dans son ouvrage Une femme avec personne dedans, l’écrivaine écrit : » Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Un être d’autofiction. Qui a maintes reprises engage son lecteur à s’écrire par lui-même, à donner à sa vie une forme inédite dont il est le héros33. » Elle fait ici référence à un autre ouvrage décentrant la place habituelle du personnage et la notion d’identité en autofiction : La Nuit je suis Buffy Summers34. Ce dernier se présente sous la forme d’un livre dont vous êtes les héros35 et donne à son lectorat l’occasion d’être partie prenante de leur propre jeu ou de leur propre je. Dans La Règle du je, l’écrivaine définit ainsi cet ouvrage :
36 Ibid., p. 91-92.
Un livre-jeu à clefs, l’autofiction l’une d’elles. La Nuit je suis Buffy Summers. Aspect : un livre dont vous êtes le héros. À la lecture, un livre-je, une autofiction dont vous êtes le héros. Dans la pâte, 550g de fan fiction. […] Le lecteur est invité à jouer l’histoire, en effectuant des choix narratifs et des jets de dés. Toute lecture est une partie. En début de partie, il doit donner un nom à l’héroïne du récit. Ce nom peut être le mien. En remplissant la fiche personnage, si le lecteur inscrit Chloé Delaume, il joue une partie non plus seulement fictionnelle, mais autofictionnelle, de l’intérieur36.
26Plus que de jouer un simple rôle, le lectorat est encouragé à jouer le rôle de l’écrivaine également personnage de fiction. Cela passe à nouveau par le discours qui entoure l’expérience du lecteur et qui l’invite à jouer ce rôle, par un vocabulaire précis qui s’apparente à une règle du jeu. Cela passe également par le renouvellement de l’expérience de jeu elle-même. Ainsi, les jets de dés par exemple ne sont pas abandonnés : ils sont remplacés par le mouvement des pages tournées par les lecteurs et lectrices. En poussant cette expérience à son paroxysme au sein de l’objet livre autofictionnel, Chloé Delaume renouvelle à la fois le genre littéraire et les mécanismes du jeu lui-même : le lectorat peut façonner ses propres avatars et lire un livre différent en fonction de ces derniers.
Conclusion
27Le jeu et les rôles, tout comme l’utilisation des différents aspects du jeu de rôle dans les ouvrages de Chloé Delaume, participent au développement d’une multiplicité de supports et d’avatars de l’autrice, nécessaire à la compréhension du support et du sujet de la quête d’identité dans la conception contemporaine de l’autofiction. Le renversement opéré grâce aux codes mêmes du jeu de rôle constitue une forme d’aboutissement de l’interrogation de la multiplicité des identités dont l’autofiction à la fois témoigne et fait l’expérience. En se saisissant des questionnements propres à l’écriture autofictionnelle et grâce à l’utilisation des codes propres aux jeux de rôles, elle donne à ses personnages une nouvelle force créative et mutante en fonction de sa posture auctoriale, de ses constructions narratives et des interprétations du lectorat. Le personnage « Chloé Delaume » devient ainsi, roman après roman, le porte-parole d’une quête d’identité polymorphe et collective en littérature.
Notes
1 Ici, forme littéraire est entendue au sens large puisque Chloé Delaume, au sein d’objets de papier imprimés et reliés, explore également les formes du jeu de plateau dans Certainement Pas, du jeu vidéo dans Corpus Simsi, etc.
2 Doubrovsky, Serge. Fils, Paris, Galilée, 1977.
3 Bougnoux Daniel, La Crise de la représentation, Paris, La Découverte poche, 2019, p. 8
4 Lettre du 17 octobre 1977 citée par Philippe Lejeune dans Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 63
5 Ducas, Sylvie. « Fiction auctoriale, postures et impostures médiatiques : le cas de Chloé Delaume, “personnage de fiction” », Le Temps des médias, vol. 14, no. 1, 2010, p. 176-192.
6 À titre d’exemple cette phrase apparaît à cinq reprises dans La Règle du je : Delaume, Chloé. La règle du je, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5, p. 21, p. 35, p. 44, p. 79.
7 Delaume, Chloé. Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, coll. Fiction & cie, 2009
8 Ibid., p. 104.
9 « Le soi est une fiction, Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft » dans La Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012.
10 Donath, J. S., « Identity and Deception in the Virtual Community », in Smith, M. A. et Kollock, P. (dir.), Communities in Cyberspace, Londres, Routledge, 1999, p. 27-60.
11 Georges, Fanny. « Avatars et identité », Hermès, La Revue, vol. 62, no. 1, 2012, p. 33-40.
12 Delaume, Chloé. La Dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007.
13 Delaume, Chloé. Au commencement était l’adverbe, Paris, Joca Seria, 2010.
14 Delaume, Chloé. Dans ma maison sous terre, op. cit.
15 Ibid.
16 Doubrovsky, Serge. Op. cit., p. 32.
17 Ibid., p. 60.
18 Ibid., p. 288.
19 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, coll. Fiction & cie, 2012.
20 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Op. cit., p. 138-139.
21 Ducas, Sylvie. Op. cit.
22 Bousseyroux, Michel. « Réalité, fantasme et réel », L’en-je lacanien, vol. 9, no. 2, 2007, p. 139.
23 Delaume, Chloé. Certainement pas, Paris, Verticales, 2004.
24 Ibid., p. 1-2.
25 Delaume, Chloé. La règle du je, Op. cit.
26 Ibid., p. 5.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 89.
29 Ibid.
30 Delaume, Chloé. Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer, 2003.
31 Ibid., p. 4.
32 Ibid., p. 7.
33 Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Op. cit., p. 13.
34 Delaume, Chloé. La nuit je suis Buffy Summers, Paris, ère, 2007.
35 Il s’agit à l’origine du nom d’une collection de livres-jeux qui désigne désormais par extension une catégorie de livres qui permettent au lectorat d’effectuer, à mesure que progresse leur lecture, un certain nombre de choix qui seront décisifs quant à la suite de l’intrigue (par un système de choix multiples et de renvoi à différentes pages de l’ouvrage notamment).
36 Ibid., p. 91-92.
Bibliographie
Ouvrages de Chloé Delaume
Delaume, Chloé. Au commencement était l’adverbe, Paris, Joca Seria, 2010.
Delaume, Chloé. Certainement pas, Paris, Verticales, 2004.
Delaume, Chloé. Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer, 2003.
Delaume, Chloé. Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, coll. Fiction & cie, 2009.
Delaume, Chloé. La Dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007.
Delaume, Chloé. La nuit je suis Buffy Summers, Paris, ère, 2007.
Delaume, Chloé. La règle du je, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
Delaume, Chloé. Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, coll. Fiction & cie, 2012.
Autres références
Bougnoux, Daniel. La Crise de la représentation, Paris, La Découverte poche, 2019.
Bousseyroux, Michel. « Réalité, fantasme et réel », L’en-je lacanien, vol. 9, no. 2, 2007, p. 139-158.
Donath, J. S., « Identity and Deception in the Virtual Community », in Smith, M. A. et Kollock, P. (dir.), Communities in Cyberspace, Londres, Routledge, 1999, p. 27-60.
Doubrovsky, Serge. Fils, Paris, Galilée, 1977.
Ducas, Sylvie. « Fiction auctoriale, postures et impostures médiatiques : le cas de Chloé Delaume, “personnage de fiction” », Le Temps des médias, vol. 14, no. 1, 2010, p. 176-192.
Georges, Fanny. « Avatars et identité », Hermès, La Revue, vol. 62, no. 1, 2012, p. 33-40.
Lejeune, Philippe. Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, Points, 1975.
Lejeune, Philippe. Moi aussi, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1980.
« Le soi est une fiction, Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft » dans La Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012, URL : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx04.12/671
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Emilie Ollivier
Université de Nantes – L’AMO – ALL