Dossier Acta Litt&Arts : Donjons & Labo

Coralie David, Jérôme Larré et Hélène Godin

Entretien avec Coralie David et Jérôme Larré sur les lieux du jeu, organisé par Hélène Godin

Texte intégral

1Hélène Godin : Merci de nous faire l’honneur de votre présence pour cette conférence inaugurale. Pourriez-vous peut-être commencer par vous présenter, nous dire comment vous êtes entrés dans ce domaine et ce qu’il représente pour vous ?

     

2Coralie David : J’ai commencé en début d’études supérieures. Avant, j’avais fait beaucoup de livres dont vous êtes le héros ou des jeux de plateaux qui flirtaient un peu avec la limite, comme Heroquest, un dungeon-crawler qui était très à la mode à cette époque. Ensuite, j’ai décidé de faire de la recherche sur le jeu de rôle en Lettres à partir du master 1, puis j’ai continué en thèse, car à l’époque, surtout en France, c’était un sujet vraiment très peu étudié. Il y avait Isabelle Perrier, Antoine Dauphragne, Olivier Caïra ou Laurent Trémel, mais globalement il n’existait pas beaucoup d’autres choses.

3En même temps que j’ai commencé à travailler sur ma thèse, j’ai débuté ma carrière dans l’édition de jeu de rôle : d’abord chez Black Book Éditions, puis j’ai fait un crochet dans l’édition de romans chez Mnémos, qui était aussi l’émanation d’une maison d’édition de jeux de rôle des années 1990-2000, qui s’appelait Multisim. Ensuite, Jérôme m’a proposé de m’associer chez Lapin Marteau et depuis on travaille ensemble, notamment avec des jeux comme Ryuutama ou la collection Sortir de l’auberge, qui rassemble des conseils pour les MJ [Meneuses du Jeu] et les joueuses et joueurs.

     

4Jérôme Larré –– J’ai commencé à jouer au jeu de rôle il y a une trentaine d’années. Le nombre n’est pas forcément important, mais l’idée générale est que je suis tombé dedans quand j’étais petit et que cela a toujours été une part importante de ma vie. Les jeux avec lesquels j’ai débuté sont assez comparables à ceux avec lesquels Coralie a débutée, essentiellement des livres dont vous êtes le héros et une autre version d’Heroquest. Je me suis mis à l’écriture au tout début des années 2000, grâce à la création d’un scénario pour une convention. J’étais alors rentré en contact avec Benoît Attinost, qui était un des auteurs du jeu de rôle COPS et je me suis retrouvé à mettre la main à la pâte sur de plus en plus de projets. C’est comme ça que j’ai fait mes armes. Pour tout ce qui est plus théorique, je ne suis pas du tout passé par une carrière universitaire, mais de façon très artisanale, d’abord par des manques que je constatais avec des amis et d’autres auteurs dans des discussions informelles avant d’aller vers des choses plus formalisées et construites sur mon site de l’époque. De fil en aiguille, cela m’a amené à être invité par certaines institutions plus classiques et à me retrouver à collaborer avec des personnes ayant un parcours plus universitaire comme Olivier Caïra ou Coralie. Et c’est à leur contact que j’ai commencé à écrire des articles académiques ou à intervenir dans des colloques.

     

5HG –– Pouvez-vous nous donner votre définition personnelle du jeu de rôle ? Qu’est-ce que cette activité représente pour vous ?

     

6CD –– C’est un jeu où les joueuses et joueurs imaginent ensemble un univers de fiction dans un espace mental par leurs dialogues. Si cette notion de dialogue est très importante, celle d’espace est très vaste. Elle peut prendre la forme d’un simple cadre très peu défini, comme la terrasse d’un café, ou celle d’un monde très riche, mais cette seconde option n’est pas forcément une nécessité.

7La notion que j’ai développée dans ma thèse qui est pour moi l’essence du jeu de rôle, c’est « l’intercréativité ». On ne se contente pas d’interagir en donnant des réponses limitées et pensées au préalable à des questions qui nous sont posées. L’intercréativité est un prolongement, qui permet également de créer les réponses, voire de poser les questions. Par exemple, entre le choix A et le choix B, on peut très souvent créer un choix C. Cette notion est vraiment importante pour moi, car ce qui est passionnant, et qui mérite d’être étudié en université, c’est qu’il existe vraiment une créativité mêlée des joueuses. Par conséquent, ce phénomène brouille un peu le statut de l’auteur et du récepteur ; les hiérarchies sont remises en question.

8Le système de jeu nous permet de mettre en place ce rapport « intercréatif » à la fiction. En maniant les règles, on va vraiment pouvoir, de façon ordonnée et fluide, mêler nos créativités entre joueuses et joueurs pour raconter des histoires. C’est une véritable réappropriation populaire du fait de se raconter des histoires. En effet le XIXe siècle, notamment en littérature, pose très fort le statut de l’auteur : on a clairement l’auteur d’un côté et le lecteur de l’autre, et il faut attendre des gens comme Umberto Eco pour dire que les frontières ne sont pas aussi marquées. Le jeu de rôle, parce qu’il est collectif et au présent, a ce côté très spontané où l’on interagit avec les autres en direct. Et parce qu’il est oral, il y a aussi une façon de se réapproprier le fait de raconter des histoires, non seulement autrement, mais ensemble. On a quelque chose de l’ordre de l’immédiateté, qui n’est pas figé. Cela recoupe aussi les théories de Jenkins pour la fanfiction, où il explique que c’est une façon de se réapproprier les mythes et cette faculté de raconter.

     

9HG –– Ce qui vous intéresse vraiment, c’est le fait d’écrire ensemble, qui se différencie vraiment du fait d’écrire seul. L’important, c’est d’être tous ensemble et de créer ensemble une histoire par le biais de nos dialogues dans l’instant présent.

     

10CD –– C’est exactement cela, à la nuance près qu’il existe des jeux de rôle en solo, où le système permet d’être » créatif avec soi-même », même si ce n’est pas forcément la majorité des jeux. Cependant, ce qui m’intéresse en effet c’est le côté collectif, oral, au moment présent, comme une performance, et le fait de brouiller la hiérarchie. C’est tout de même une façon de se raconter des histoires, en amont des industries culturelles et de l’école qui forment notre manière de penser et d’imaginer. Les hiérarchies fortement ancrées qu’elles mettent en place voient alors le jeu de rôle entrer par la porte populaire et dire : « Cette façon de raconter des histoires existe aussi. »

     

11JL –– Lorsqu’on me demande d’expliquer ce qu’est le jeu de rôle, j’ai coutume de dire « se prendre des personnages pour de faux et aimer ça pour de vrai. » Cette définition tient sans doute plus du programme que de la définition et elle manque sans doute de rigueur pour ce type de journée, mais elle a l’avantage d’être très facile à comprendre et de contenir déjà l’essentiel. Notamment, elle suggère qu’on ne peut pas réellement distinguer la pratique de notre loisir de la création collaborative de fiction et d’histoires (oui, même lorsqu’on joue tout seul, on ne joue pas réellement tout seul). Cet aspect est à la fois la matière première et le résultat du jeu, ce qui est produit par les participants lors de la partie. Contrairement à d’autres formes ludiques et artistiques, il n’existe pas à ma connaissance de jeu de rôle qui soit réellement abstrait.

12Après, on peut bien-sûr trouver d’autres caractéristiques, sinon définitoires, au moins courantes du jeu de rôle. Coralie en a déjà évoqué la plupart en filigrane, mais je vais essayer d’en reprendre rapidement quelques-unes pour les mettre en évidence. Tout d’abord, même si cela n’étonnera personne et surtout pas parmi les rôlistes, le phénomène d’intercréativité et plus globalement la création de fiction prennent place dans un univers imaginé en commun. Cela n’existe bien entendu pas que dans le jeu de rôle, mais c’est indispensable à son fonctionnement. Ensuite, vient la priorité donnée à la fiction ou au moins le fait que cette dernière soit indissociable du jeu. Pour le dire sommairement, très souvent dans une partie, si quelque chose n’est pas possible dans la fiction, cela ne peut généralement pas exister dans les règles. Et lorsqu’il y a un conflit apparent, lorsque jeu et fiction semblent se désolidariser, les participants sont obligés de trouver une façon de faire coïncider les deux, quitte à faire une ellipse ou à ne pas appliquer les règles telles qu’elles sont écrites. Comme dans beaucoup de jeux, on peut également citer la notion d’incertitude. Cette dernière va de pair avec la notion d’engagement, et les deux sont fondamentales pour comprendre un grand nombre des émotions provoquées par notre loisir. Cela rejoint ce que Coralie expliquait quand elle parlait de jouer “au présent”. Disons simplement que lors d’une séance, on ne dit généralement pas : « Finalement on oublie toute cette partie de l’histoire ». Il n’est pas impossible de revenir en arrière et de s’arranger, notamment lors de certains cas spécifiques, mais cela reste très rare. L’idée générale est que lorsqu’on joue, on s’engage. Et on n’engage pas que soi. On actualise le monde, l’univers de jeu, et même la relation que peuvent avoir les autres participants à ce dernier à chaque fois qu’on prend une décision et qu’on fait agir son personnage. C’est ce qui permet à l’édifice imaginé en commun de rester debout et impliquant.

13Enfin, je voudrais insister sur l’un d’entre eux qui me tient particulièrement à cœur : la réappropriation, ludique ici, d’un élément culturel. Les univers que l’on imagine en commun ne viennent généralement pas de nulle part. On connait tous des jeux prenant place dans des grands univers de fiction populaire, mais c’est bien plus large que cela et il en existe sur autres choses que des univers : des genres fictionnels, un sport ou une pratique sociale par exemple. Il y a toujours un motif culturel de référence sous-jacent qui nous permet de jouer ensemble et que l’on va se réapproprier pour le rendre jouable. Cela se rapproche beaucoup de ce que dit Jenkins quand il évoque l’équilibre entre la fascination et la frustration que ressentent les auteurs de fanfictions pour l’œuvre. D’un côté on s’attache à un élément culturel qui nous fascine. De l’autre, on a envie de pousser les murs et de faire de la place pour nos personnages. Prenons l’exemple des Terres du Milieu de Tolkien. On pourra avoir envie de découvrir ce qu’il se passe « après » Le Seigneur des Anneaux (ou avant, comme le fait la série annoncée), ou « au-delà » du Mordor, ou simplement savoir qui est le plus fort entre Aragorn et Boromir. Peu importe. L’idée, c’est encore une fois qu’on a ici une fiction qui nous sert de matière première et qu’on va se la réapproprier et l’actualiser en jouant.

     

14HG –– J’aime beaucoup cette formule qui implique d’« actualiser le monde » à chaque fois qu’on prend la parole. Elle dit quelque chose de l’importance de l’univers qu’on va créer tous ensemble et qui va se baser en réalité sur une somme de dialogues. En parlant de ce monde, puisque c’est la question qui nous occupe aujourd’hui qui est celle du lieu, quelles sont à votre avis les fonctionnalités du lieu dans le développement d’un scénario de jeu, en termes de création d’univers, d’atmosphère et péripéties ? A quel point le type de lieu est-il vecteur de sens dans la manière dont va se dérouler une partie ?

     

15CD –– Cela va dépendre de la forme des scénarios. Évidemment, le lieu est important pour l’immersion et pour nous donner des informations, nous permettre d’interagir et de nous approprier le monde. Il va être vecteur d’ambiance. Cependant, ce qui est réellement important chez les lieux du jeu de rôle, c’est le rapport à la narration. 

16Dès le début, les premiers scénarios de jeu de rôle consistent en une véritable mise en espace de la narration. Si on prend Blackmoor, le second supplément de la version de Donjons et Dragons 1 qui sort dans les années 1970 écrite par Dave Arneson, on se rend compte avec son premier scénario, « Temple of the Frog », qu’il s’agit d’une succession de cartes.  Ces premiers jeux de rôle scénarisent donc en proposant des cartes où chaque lieu est numéroté et assorti d’une légende pour savoir ce que les joueuses peuvent y trouver. Ainsi les joueuses, en avançant avec leur personnage dans ce lieu, vont vraiment créer l’histoire. Ce sont elles qui vont faire des liens.

17Le lieu, à cette époque, est très important, dans le sens où un des éléments qui différencient le jeu de rôle de ses ancêtres, les wargames, ces jeux où on simulait des combats entre armées, c’est le côté exploratoire. Il existe un lien très fort entre l’espace et l’itinéraire qui va devenir une narration, et c’est la raison pour laquelle il faut que le lieu soit intéressant. C’est un élément qu’apporte le jeu de rôle, car à cette époque, il n’y a pas de plateau matériel dans le jeu. On est immédiatement dans le cadre mental. Ainsi, l’important réside vraiment dans l’élément exploratoire, l’immersion, et l’idée que cela va nous donner envie d’avancer, de découvrir et de voir l’histoire qui va en résulter - d’où le fait que les figurines peuvent être incluses, mais ne sont pas du tout nécessaires.

18Finalement, sur un même scénario, même très linéaire, on verra toujours des différences entre les histoires qui vont être bâties d’une table de jeu à l’autre, parce que l’espace du jeu de rôle est au confluent des interprétations de chacune des joueuses, de la façon dont chacun va imaginer tout cela dans sa tête. Certaines choses auront été imaginées de la même manière, d’autres non. C’est vraiment ce lieu-narration en devenir qui va pousser les joueuses à essayer de comprendre, à remplir les espaces blancs, à intégrer des éléments de leur cru, et c’est cela qui est important pour moi dans l’espace du scénario. Quelle narration va-t-on créer à partir de ce qui nous est donné ?

     

19HG –– C’est ce côté très exploratoire qui va jouer effectivement. Il y a des choses qu’on connaît, puisqu’on va nous-mêmes les produire par le dialogue, et en même temps, une autre énergie va être celle de ce qu’on ne connaît pas et qu’on va essayer de créer ensemble.

     

20JL –– Cette dimension exploratoire est effectivement souvent une fonctionnalité majeure d’un lieu en jeu de rôle. Et, dans la suite logique des wargames, on peut y associer toutes les campagnes où l’espace est un enjeu ou une ressource, que ce soit pour le découvrir, le conquérir, le parcourir le plus vite possible, etc. Il existe cependant d’autres fonctionnalités importantes. De mémoire, on en comptait environ une demi-douzaine d’autres. Plutôt que d’en faire l’inventaire, l’idée globale est que ce lieu va être une façon d’intégrer dans la partie des contraintes, des opportunités, des effets, des défis, voire même parfois des récompenses. L’intérêt ne vient pas forcément du lieu en lui-même mais plutôt de la façon dont on va être capable de le rendre jouable, au sens d’utilisable en jeu, et de celle dont on va en faire un outil de cette « co-création ». On n’est pas très loin de la notion de réappropriation ludique citée précédemment. Pour expliquer cela, je prends souvent l’exemple du parkour. Quand je regarde les premiers lieux dans lesquels était pratiqué ce sport, je vois avant tout des barres d’immeubles pas forcément très jolies, des espaces pleins de dangers physiques et peu praticables pour quelqu’un qui, comme moi, finit invariablement essoufflé après avoir monté trois marches. Les spécialistes du parkour y voient certes aussi des risques, mais surtout des opportunités, des défis et probablement des sensations qu’ils anticipent et qui sont inimaginables pour moi. Ils transforment ce lieu en terrain de jeu. C’est exactement ce qu’on fait en jeu de rôle avec notre imaginaire. Exactement comme eux, on va prendre appui sur du concret, puis créer des dynamiques, des déséquilibres, rebondir, etc.

21Une autre façon de voir les choses est de dire qu’un lieu va nous permettre de requalifier ce sur quoi on se met d’accord, une sorte de redéfinition circonscrite, dans l’espace (imaginé) et dans le temps (réel ou imaginé), de l’univers certes, mais aussi de la narration et même des règles. On a par exemple des lieux qui servent systématiquement à camoufler un aspect du gameplay dans la fiction ou à déclencher une phase de jeu bien précise, comme lorsqu’un groupe se rend chez l’armurier, quand il passe au village pour valider l’expérience acquise dans les donjons, quand les personnages retournent à l’auberge pour regagner des points de vie, etc. On peut également avoir des phases plus classiques, mais où le lieu remplit une fonction de requalification technique temporaire. Par exemple, au-delà des considérations strictement narratives, on peut choisir qu’un affrontement prend place sur un lac gelé ou dans l’obscurité complète avant tout parce que l’on souhaite appliquer des règles de combat un peu différentes.

22Cette façon dont on utilise les lieux imaginaires pour redéfinir nos modes de jeu bien réels est particulièrement sensible dans le huis clos. Le cadre y est certes souvent un vecteur d’ambiance, mais il est aussi l’alibi d’une règle généralement tacite que l’on pourrait formuler ainsi : “cette séance va être un peu spéciale. Vous acceptez que vos personnages soient privés ponctuellement de certaines possibilités, comme la liberté de mouvement ou l’accès à des ressources éloignées, et essayer de faire autrement est une forme d’anti-jeu”. Mais ce n’est finalement pas si différent des premiers donjons, où les personnages ne pouvaient utiliser que ce qui se trouvait à leur disposition immédiate. 

23Concernant le lieu comme découpage d’une histoire, c’est ce qu’on va retrouver par exemple sur les scènes de crime des jeux d’enquêtes où le lieu initial correspond parfois à un acte narratif en soi, une sorte de “hub” reliant de futures scènes par encore jouées ou à un réservoir d’opportunités. Une autre approche originale est lorsque la compréhension de la localisation ou de la vraie nature de l’univers est un rebondissement important ou la récompense ultime de l’histoire, qui n’est pas sans rappeler la dernière scène de La Planète des singes. Ainsi, trouver où se passait Earthdawn a été l’occasion d’un véritable jeu dans le jeu qui a occupé de nombreux joueurs et, au départ, rares étaient ceux à avoir remarqué que la carte du monde de Bloodlust était en réalité celle de notre Antarctique.

     

24HG –– Il est vrai que définir le lieu, c’est un paramètre important qui va définir énormément de choses, notamment la manière dont on va évoluer par la suite, comment on va configurer notre univers. Je voudrais faire un passage sur vos travaux de théorisation à tous les deux.

25Coralie, dans votre thèse Le jeu de rôle sur table, l’interactivité de la fiction littéraire, vous évoquez la notion de lieu et d’espace en disant que le jeu crée une diégèse. Vous faites ce parallèle très évocateur du match de football qui implique une distance et un sérieux différent s’il prend place dans une cour d’école ou d’un véritable stade où le compte des points est en jeu. Vous dites alors : « Le jeu ne nie pas le réel et ne s’oppose pas à lui. Il modalise la réalité, la déplace pour en faire un lieu d’expérience alternatif. »

26A quel point le lieu du jeu de rôle, qu’il soit sur table, décrit par son Maître de Jeu, ou en grandeur nature, est-il important selon vous dans l’expérience vécue par ses joueurs et ses joueuses ?

     

27CD –– Tout va dépendre de l’expérience que l’on veut mettre en place. En général, ce sont des choses qui s’entremêlent sans que l’on s’en rende compte. On peut avoir envie de tester des compétences. On peut avoir envie de tester des émotions, de s’y confronter. On peut avoir simplement envie de vivre une expérience et de se dire « qu’est-ce que ça ferait de vivre dans cet univers ? » L’espace, selon ce que l’on met en place, va forcément jouer un rôle.

28Ce qui est important pour que l’on puisse mettre en œuvre ses compétences et ressentir des émotions, c’est de créer un espace qui soit générateur de conflits (au sens narratif), qui soit pensé de sorte à amener les joueurs et les joueuses à faire des choix. Si je veux être complètement dépaysée dans un univers de fantasy magnifique, il va falloir prendre cet aspect en compte, soit avec un monde très riche, soit avec un système qui me permette de co-créer avec les autres joueuses et joueurs au fur et à mesure de la partie. Si je veux jouer à un jeu comme Breaking the Ice où on vit les trois premiers rendez-vous amoureux entre deux personnes, le lieu va peut-être avoir un peu moins d’importance. On va peut-être choisir un parc ou un café parce que ce qui va être important, c’est l’expérience de ces rendez-vous. Tout cela va donc forcément compter.

29Il existe aussi une dimension qui relève de l’inattendu : parfois, on va vouloir jouer à un jeu pour une raison particulière et, finalement, l’aimer pour une autre. Par exemple, on peut vouloir jouer à Donjons & Dragons pour l’aspect combat et montée en puissance du personnage, et finalement apprécier la partie pour l’immersion dans un environnement riche, sans l’avoir prévu. Toutefois, ce qui est important pour moi au sujet de ces lieux, c’est qu’ils créent vraiment une tension. Au début, il n’existe pas forcément de conflits à proprement parler, notamment dans une certaine vague de jeux indépendants où on essaie de mettre en place un environnement feel good, mais il y a toujours une idée de tension, de cycles, de montées et de descentes. Je pense notamment à Cozy Town où, quand on tire des cartes afin de répondre aux questions pour construire le monde ensemble, certaines posent des conflits, des problèmes, que l’on essaie de résoudre. Ces tensions vont modéliser l’espace, nous permettre de faire des choix et, selon ce sur quoi on met l’accent, l’espace peut être très important.

     

30HG –– Il va y avoir de toute façon une forme de tension dont la résolution va modéliser l’espace de jeu.

     

31CD –– Oui, le changer, le faire évoluer… Et surtout l’espace aura porté en germe ses conflits, plus au sens « narratif » qu’au sens « opposition ». L’espace de jeu doit porter tout cela ou, en tout cas, nous permettre de le réaliser. D’ailleurs, la différence entre jeu de rôle et GN [grandeur nature] se ressent beaucoup au niveau du lieu, car en GN, on est limité par son corps et, en même temps, on a deux lieux qui se superposent : l’espace réel se voit ajouter une couche d’espace fictionnel très forte. À côté de cela, selon que l’on fasse du jeu de rôle sur table, en ligne ou en convention, l’espace réel peut influencer la manière dont on va jouer.

     

32HG –– Dans la continuité de la question précédente, souhaitez-vous ajouter des choses particulières sur d’autres espaces, envisagés comme non ludiques (la littérature, l’espace scénique, etc.), où l’on peut rencontrer du jeu ?

     

33CD –– Effectivement, en littérature, il existe un espace de jeu qu’Umberto Eco avait très bien vu. Quand on lit, on se demande si le personnage va réagir de telle ou telle manière, ou entreprendre telle action. C’est ce qu’Eco a appelé « les promenades inférentielles », où notre esprit va aller se promener pendant la lecture, où on essaie de deviner ce qui va se passer. L’exemple le plus parlant qu’il prend, c’est la tentative de deviner le coupable à la fin du polar. Tous ces aspects sont notamment très bien détaillés et analysés dans le livre de Raphaël Baroni, La Tension narrative.

34L’espace où j’ai vu beaucoup de jeux s’inviter ces dernières années, c’est la communication, la publicité. On a des jeux vidéo comme Deus Ex qui a fait un site internet comme si l’on était dans l’univers du jeu. On peut donc se retrouver sur le site d’une l’entreprise qui n’existe que dans la fiction, et qui soudain se retrouve piratée, ce qui fonde l’intrigue du jeu. On a également la série True Blood qui développe des blogs pour ses personnages, qui met des publicités grandeur nature dans les villes américaines, de partis politiques de la série ou des publicités pour le true blood.

35On a par conséquent un côté invasif du jeu dans l’espace réel, et c’est intéressant de se rendre compte que le jeu de rôle n’est pas étranger aux origines de cette forme de communication. En effet c’est Jordan Weisman, auteur de jeux de rôle, qui est une des personnes qui l’a créée. Il a créé la campagne pour I.A. de Steven Spielberg où il a mis en place, à travers des bandes annonces et des indices, une campagne de communication où les gens devaient se rendre sur des sites Internet pour trouver ce dont il était question. On trouvait également des pistes à la télévision et des fausses annonces dans les journaux, en résumé tout un jeu de piste qui poussait le public à se renseigner sur le film. Weisman a d’ailleurs déclaré : « On ne fait que jouer à Donjons et Dragons, mais avec trois millions de personnes autour de la table. » Ce sont des espaces où le jeu s’invite, et donc des techniques très propres au jeu de rôle qui s’aventurent de plus en plus au-delà de la sphère du jeu.

     

36HG –– Vous distinguez de manière très claire le jeu collectif qui prend lieu dans un stade, le jeu de société dont le monde est matérialisé par le plateau avec ses pions et le livre de jeu de rôle qui plus qu’un support est un outil de création de l’ensemble - de la même manière que le jeu musical possède une partition ou que le jeu théâtral possède un texte. Il est courant, et vous vous intéressez à la question sur de nombreuses pages, que les livres de jeu de rôle possèdent des illustrations d’ambiance et souvent même une carte pour donner corps au lieu.

37On pense notamment à l’univers de Lovecraft qui prend racine sur le fait que les lieux sont difficiles à trouver et que ce qui s’y passe est indescriptible. Or, les manuels de jdr [jeu de rôle] basés sur cet univers sont reconnaissables à leurs descriptions réalistes et détaillées de l’environnement. Quelles sont selon vous les limites de cette représentation du lieu dans la fiction interactive ?

     

38CD –– Il existe plusieurs manières de procéder. Lovecraft et Tolkien ont créé des mondes qui ont beaucoup inspiré le jeu de rôle, notamment dans la façon dont ils étaient construits, mais ils sont passés par des chemins assez différents. Tolkien donnait des descriptions riches. Lovecraft, au contraire, était plutôt dans la suggestion. Ainsi, même avant le jeu de rôle sur son mythe, l’univers de Lovecraft a été très développé par d’autres auteurs après lui, qui vont essayer de mettre un peu d’ordre dans sa cosmogonie. Dans la description, je pense que ce que permet de faire Lovecraft, c’est de décrire sans forcément tout dire. On parle souvent de show, don’t tell en jeu de rôle.

39Après, certaines personnes jouent au jeu de rôle L’Appel de Cthulhu avec des descriptions très détaillées et beaucoup de documentation, cela dépend des pratiques et des goûts des joueurs et joueurs. Pour moi, en tout cas , il existe au moins trois manières d’aborder les univers de jeu de rôle selon le design du jeu. La première est encyclopédique, avec des univers très riches et des livres de jeu qui détaillent le monde, et charge au MJ de le faire passer aux joueurs et aux joueuses. On va avoir ensuite des univers que j’appelle « schématiques », comme Vampire La Mascarade, des structures sociales que l’on peut appliquer sur n’importe quel lieu. Enfin, il existe une troisième possibilité où les univers sont générés pendant la partie, grâce au système qui va nous donner des outils pour créer le monde pendant la session. À partir de là, ce ne sont pas du tout les mêmes dynamiques de représentation, ni les mêmes manières de faire passer le lieu et les descriptions. Il existe toujours des limites, notamment la tension entre les informations utiles et immersives, le risque d’appauvrir en révélant trop de choses, notamment avec les monstres de Lovecraft, ou celui d’être trop encyclopédique et donc d’assommer les joueuses et les joueurs.

     

40JL –– Les deux tendances - pour ne pas dire tentations - sont présentes, celle d’aller vers des textes décrits de façon exhaustive comme celle de laisser une large place à l’imagination et à l’interprétation. Bien qu’à des degrés divers, elles existent quelle que soit la façon d’aborder l’univers (encyclopédique, schématique, ou généré en jeu). Si aujourd’hui, on peut identifier différentes écoles de pensée sur ces sujets, ces approches ont plus ou moins toujours coexisté au sein de notre loisir et, parfois même, au sein de mêmes livres.

41Dominante dans les années 1980 et 1990, la première approche se matérialise par exemple dans des cartes très opérationnelles et dans des univers très détaillés. Ce phénomène est en partie causé par un mode de production qui favorise les livres volumineux (ainsi plus facilement remplis), et ce que la communauté rôliste - qui est héritière encore une fois de celle du wargame - pense à un moment de son histoire être synonyme de qualité. On valorise alors les univers vastes qui, à l’instar des Royaumes oubliés, encapsulent même parfois plusieurs mini-univers en leurs seins.

42Aujourd’hui, la tendance s’est partiellement inversée, voire renversée dans certaines familles de jeux. Par exemple, une bonne partie du mouvement OSR [Old School Renaissance] qui essaye de recréer une version un peu fantasmée du jeu “à l’ancienne”, a tendance à privilégier les jeux courts et faciles à prendre en main plutôt que ceux avec beaucoup de contenu. C’est aussi le cas de certains autres courants. Dans ce contexte, les béances des univers deviennent des forces, à la fois des espaces que l’on peut se réapproprier, mais aussi la garantie que le texte ingurgité sera utile et opérationnel. Cela va se traduire par exemple par des lieux décrits uniquement par des procédés comme des mots clés, quelques éléments d’ambiance, des cartes à peine légendées ou représentées comme des flow charts, mais aussi un recours accru aux stéréotypes ou à une rédaction bien plus minimaliste.

43On va trouver également des jeux où la difficulté à interpréter fait partie intégrante de ce que propose l’auteur. Je pense notamment à Patient 13 où on va jouer dans un asile de fous. Dans une pièce donnée, on va trouver une espèce de grande bouche. Libre à nous d’y voir une créature étrange ou la représentation qu’ont les patients du distributeur de canettes. L’auteur met un point d’honneur à ne pas décider ni expliquer et le jeu n’en est que meilleur.

44Quoi qu’il en soit, il me semble important de rappeler qu’on ne parle ici que des textes, et éventuellement des cartes, tels que décrits dans les jeux et non de la façon dont ils sont joués. La différence est de taille. On évoquait L’Appel de Cthulhu : même les descriptions très détaillées qui figurent dans certaines vieilles campagnes sont souvent mises en scène aujourd’hui de façon à transmettre avant tout la façon dont les personnages les découvrent et les expérimentent. Ainsi, on préférera transmettre en priorité les ressentis ou les perceptions de ces derniers - ce ne sont pas les techniques et les articles de conseils aux meneurs qui manquent pour obtenir ce genre d’effets - plutôt qu’une vision très précise des lieux ou de chercher à coller absolument au texte du scénario. Mais il ne faut pas pour autant croire que c’est uniquement une tendance récente. Dès les débuts de notre loisir, on combine des figurines et donjons décrits par des cartes précises et se voulant objectives, avec la technique “subjectivante” du brouillard de guerre.

     

45HG –– Qu’est-ce que cela implique pour un Maître de Jeu de représenter un lieu par sa parole ou par des illustrations ?

     

46JL –– Je me permets une petite parenthèse avant de répondre. La représentation n’a pas à forcément venir que du meneur de jeu. Si le lieu dont on parle va être un élément important de la partie, dans lequel on va investir du sens et potentiellement de l’affect, le fait de le définir à plusieurs (par la parole, des images ou autrement) peut être une façon très efficace d’accroître le lien que l’on a avec celui-ci et donc, indirectement, de lui donner plus de valeur. De nombreux jeux proposent ce type de mécanique, mais cela peut se faire très facilement, par exemple en déléguant la responsabilité de créer toute ou partie de ce lieu à un membre du groupe. Les scénarios de Maléfices se passent souvent dans diverses localités françaises et font appel au folklore des environs. Si vous êtes originaires de la région en question et que le meneur vous demande de répondre aux questions concernant le cadre, ou de lui proposer quelques lieux pittoresques que vous pourriez connaître, il est presque certain que vous y attacherez des enjeux spécifiques et qui n’ont pas grand chose de diégétique. Pour autant, cela apportera probablement quelque chose à la partie, à la fois pour vos camarades et pour vous.

47Pour revenir à la question, de mon point de vue, le principal enjeu va être de décider à quel point on préfère fixer les choses dans l’imaginaire du groupe, et à quel point on les laisse libres. L’avantage des illustrations, c’est de proposer directement une vision commune. On va donc limiter la confusion et le besoin de faire des mises au point pour que tout le monde soit sur la même longueur d’ondes. Ça peut être important pour les situations qui nécessitent d’utiliser des plans ou pour tout ce qui va être très dépaysant ou historique. D’expérience, si je joue à un jeu se passant dans le Japon médiéval et que je décris une auberge sans donner plus de précisions, il y a de grandes chances que le groupe l’imagine comme son équivalent européen stéréotypé, une sorte de taverne avec des chambres à l’étage. Or, ce n’est pas du tout ce à quoi ressemble ce genre d’établissement dans le Japon de l’époque. Proposer une illustration ou décrire avec davantage de détails me permet de m’assurer que la vision de groupe est conforme à celle que je souhaite. Toutefois, cela signifie aussi que je fige cette vision et que je limite l’aspect intercréatif, et donc les opportunités et les possibilités d’aller au-delà. Autrement dit, cela les amène à moins s’approprier ce lieu et à faire moins de suggestions ou de propositions. Privilégier l’un ou l’autre n’est pas forcément très grave. Cela va surtout dépendre de ce que je considère être le plus important à ce moment-là, et donc, si je l’ai définie, de la fonctionnalité que remplit le lieu. S’il ne devient pas le cadre d’un affrontement ou d’une enquête, ou s’il n’est pas un lieu récurrent de la campagne, il est peu probable que ce soit très important de reprendre les joueurs sur l’étage auquel couchent leurs personnages.

     

48HG –– Il y a peut-être aussi une forme de recul à prendre par rapport au lieu et à une forme de réalité historique. Il est courant de rencontrer des joueurs et des joueuses très attachés à une forme de véracité historique et de logique et d’autres qui vont faire passer l’activité ludique avant tout.

     

49JL –– On a l’habitude de parler d’univers référencés pour qualifier ce type d’univers pour lesquels il y a une vision canon dont il est parfois difficile de dévier et où cette forme de véracité ou de légitimité peut facilement devenir un enjeu entre les différents participants. Cela concerne surtout les jeux historiques ou adaptés d’œuvres très connues, comme Le Seigneur des anneaux, Le Trône de fer, La Guerre des étoiles, etc. Là encore, le mieux est de se laisser guider par des objectifs clairs et d’en discuter tous ensemble.

     

50HG –– Si beaucoup de jeux de rôle se sont faits connaître à partir de la fin des années 1970 par les maisons d’édition et la création des licences, l’arrivée d’internet voit fleurir de nouvelles manières d’appréhender le jeu de rôle, qu’il s’agisse des interactions sur forum ou encore des créations de Maîtres de Jeu rendues disponibles gratuitement sur la toile. On pense notamment à l’un des plus connus, Brainsoda, aujourd’hui gratuitement trouvable en PDF et sans cesse réinventé par la communauté.

51La maison d’édition reste pour beaucoup le premier lieu, la première maison du jeu de rôle. Pour vous que le sujet concerne tout particulièrement, quelle est l’importance de la maison d’édition aujourd’hui dans la valorisation du jeu de rôle ?

     

52CD –– Cela varie suivant les cas (auteur auto-édité, grand groupe d’édition comme Hachette qui publie des jeux de rôle…).

53En jeu de rôle, la frontière entre auteur et éditeur est souvent floue : au début, les auteurs sont souvent les éditeurs. Il existe une espèce de mélange de genres que l’on n’a pas forcément dans l’édition en littérature, telle qu’on la connaît. Sans parler des grands groupes qui maintenant vont souvent faire appel à des auteurs qui connaissent bien le jeu de rôle, il y a un côté assez proche de l’auto-édition. Souvent, on est sur de la micro-édition, avec un côté assez artisanal et les avantages et inconvénients que cela peut avoir, et cette idée de faire des produits que l’on aime de notre mieux. De la même façon, ce phénomène permet aussi de vraiment s’investir dans les projets, même si c’est variable d’une maison d’édition à l’autre.

54Nous, on joue beaucoup aux jeux que l’on propose ou, en tout cas, quand on fait des livres de conseils, ce sont des choses que l’on a réellement testées sur nos parties. Il existe une véritable proximité qui découle de l’expérience. Pour moi, l’apport d’une maison d’édition aujourd’hui, c’est de rendre les projets valables. Il s’agit d’avoir de la qualité éditoriale, de rendre les projets faisables et viables, de faire en sorte qu’ils trouvent leur public et de faire le lien entre joueuses, joueurs et auteurs. L’éditeur, a priori, c’est quelqu’un qui, d’expérience, a déjà mené plusieurs projets à leur terme, qui s’est confronté à des retours dans leur diversité, que ce soit ceux des auteurs, des joueuses et joueurs ou des boutiques - ces dernières restant aujourd’hui un endroit privilégié malgré le numérique.

55La maison d’édition est donc un lieu au carrefour des publics, notamment dans les conventions. Il faut garder à l’esprit que créer un jeu n’est pas juste une façon de concevoir une manière de jouer intéressante, c’est aussi de savoir trouver la bonne formule et, même au-delà de la rédaction, de réussir à transmettre tout cela aux joueuses et joueurs. Il est difficile de trouver des gens qui sont doués dans ces trois aspects. Ainsi, l’éditeur apporte son aide sur ces aspects, et il peut aussi donner des idées. Nous, on pense à l’éditeur comme à un partenaire qui va aider à faire le meilleur jeu possible, et pointer les problèmes pour trouver des solutions. C’est le rôle que l’on va jouer en tant que maison d’édition, à savoir comment on va faire évoluer un jeu jusqu’à son aboutissement en produit fini pour lui donner les meilleures chances d’exister.

     

56HG –– Est-ce que vous considérez difficile aujourd’hui d’éditer un jeu de rôle ?

     

57CD –– Cela dépend. Aujourd’hui, ce n’est pas difficile puisque l’on peut s’auto-éditer via de nombreuses plateformes. En revanche, être édité par une maison d’édition et apparaître en boutique, c’est un peu plus difficile, car il existe beaucoup de paramètres qui entrent en ligne de compte : le marché du moment, le temps que l’on peut y consacrer... Quand on édite un roman, on sait de quoi il est question en lisant les cent cinquante premières pages. Dans le jeu, il faut faire des tests, qui n’ont pas les mêmes implications.

58De façon classique, il est difficile d’être édité aujourd’hui. Après, il existe d’autres alternatives, qui sont à l’origine d’une scène indépendante vivante et créative et permettent à de nombreuses productions de voir le jour.

     

59HG –– Lieu de naissance, la maison d’édition est aussi un lieu de renaissance. Le 31 mars 2021, vous exprimez sur le blog de Lapin Marteau la volonté de publier à nouveau le jeu de rôle Château Falkenstein, un jeu de rôle steampunk-fantasy prenant place dans un univers alternatif en 1870 et édité dans le milieu des années 1990. Épuisé ou disponible à des prix prohibitifs, ce jeu de rôle a des particularités notables : il est dépourvu de feuille de personnage et se joue avec un jeu de 52 cartes, sans dé.

60Parmi les raisons qui vous motivent à publier une nouvelle édition française, vous évoquez un contexte « terriblement actuel. » Qu’est-ce qui rend la publication de Château Falkenstein en 2021 pleine de sens à vos yeux ?

     

61JL –– Il y a quatre principales raisons à mon sens.

62La première, c’est le jeu en lui-même. C’est un jeu très atypique et baroque qui a été publié sous nos latitudes à un moment très particulier correspondant peu ou prou au pire moment de l’histoire commerciale du jeu de rôle en France (on appelle souvent cette période « les années noires »). Pour nous, c’est une petite pépite, mais il n’a clairement pas eu sa chance à l’époque.

63Ensuite, Château Falkenstein a un rapport un peu particulier avec la fiction, puisque le jeu existe dans son propre univers. Il est censé y être un paquet de notes prises par un personnage de ce monde imaginaire et qui les aurait envoyées à un éditeur américain bien réel. Il joue également avec la fiction en permettant de croiser des personnages fictifs comme Sherlock Holmes ou Philéas Fogg qui échange avec Jules Verne.

64La troisième raison, c’est que c’est un jeu steampunk, mais qui a été écrit au moment où le style était encore balbutiant, au moins en France. À l’époque quand on parlait de steampunk, on ne comprenait pas forcément ce que c’était. On voyait bien Jules Verne, mais pas forcément plus loin. Aujourd’hui, on a des séries Netflix, on a des visuels, des romans et toute une matière disponible que l’on peut solliciter.

65Et le quatrième point, puisqu’on parle d’actualité, c’est qu’on se retrouve avec un personnage fictif des années 90 projeté à la fin du XIXe siècle. Comme beaucoup d’œuvres de science-fiction, on se sert du prétexte de décrire une autre époque pour parler de la nôtre. L’univers de Château Falkenstein rappelle notre monde dans la période qui se situe entre les deux premières révolutions industrielles, notamment en mettant en avant la montée des impérialismes en Europe. Et l’auteur du jeu, qui est aussi celui du très connu Cyberpunk 2020, a des choses très intéressantes à dire sur tout ça. Comme on peut donc s’en douter, ces années 1870 uchroniques permettent de s’interroger sur de nombreux phénomènes des années 1990, que ce soit en termes de valeurs ou d’impact sur la planète, mais elles nous révèlent encore bien plus sur l’époque actuelle. En effet, depuis la première parution du jeu, la troisième révolution industrielle a eu lieu. Nous sommes désormais dans l’ère du numérique et il est impossible de ne pas faire des liens entre l’Âge de la Vapeur et celui de l’information. On a beaucoup accusé le steampunk d’être une esthétique plutôt qu’un genre et je pense que lire ce jeu et réfléchir à tout ce qu’il véhicule sur ces problématiques technologiques et sociétales, c’est comprendre à quel point on avait tort.

Pour citer ce document

Coralie David, Jérôme Larré et Hélène Godin , «Entretien avec Coralie David et Jérôme Larré sur les lieux du jeu, organisé par Hélène Godin», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Donjons & Labo, Donjons & labo : les lieux du jeu, mis à jour le : 06/11/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/630-entretien-avec-coralie-david-et-jerome-larre-sur-les-lieux-du-jeu-organise-par-helene-godin.

Quelques mots à propos de :  Coralie  David

Chercheuse en littérature générale et comparée, éditrice chez Lapin Marteau

Quelques mots à propos de :  Jérôme  Larré

Auteur et éditeur chez Lapin Marteau

Quelques mots à propos de :  Hélène  Godin

Doctorante en études cinématographiques à l'Université Grenoble Alpes (UMR Litt&Arts, centre de recherche Cinesthéa)