Dossier Acta Litt&Arts : Eustache Deschamps : facettes d’un poète du XIVe siècle
« Car tout desplaist fors estude et science » : arts et savoirs chez Eustache Deschamps
Texte intégral
1L’œuvre d’Eustache Deschamps démontre à la fois son originalité et une vaste culture littéraire faite aussi bien des textes et de la mythologie antiques que de la littérature médiévale française et anglaise. Mais la période de sa production poétique correspond aussi à celle de l’expansion des savoirs à l’université et dans les milieux princiers et juristes, ce que l’on peut mesurer à l’aune des œuvres qui les transmettent en français, son contemporain Nicole Oresme (1322-1382) étant le moteur et le théoricien d’une science « baillée en françois ». Paris apparaît ainsi comme la ville des savoirs et des étudiants, comme l’avait déjà affirmé Barthélemy l’Anglais au xiiie siècle, ce que reprend son traducteur Jean Corbechon en 1372 :
Paris en nostre temps aourne et est eslieve toute France et toute chrestienté en science en meurs et en honeurs car Paris aussicomme mere de sapience reçoit de toutes les parties du monde ceuls qui a lui viennent et y treuve chascun ses necessitez et les gouverne paisiblement et comme ministre de verité elle donne doctrine et nourriture aux saiges et aux fous. Paris est une cité trespuissant en richesces et en marchandises, paisible et en bon air et sur bonne riviere pour les clers et qui a champs et prez et montaignes plaines de moult grant beauté pour recreer la veue des escoliers quant ilz sont lassez et traveilliez d’estudier et les rues et les maisons de Paris sont moult propres pour escoliers. (Jean Corbechon, livre XV, chap. LVII)
Eustache Deschamps reprend la même thématique, en insistant sur les conditions exceptionnelles de Paris1 et notamment favorables aux études. La série de poèmes qu’il consacre à la ville, notamment la balade 30 (CLXIX), v. 11-282, associe Paris et intelligence spéculative et pratique :
C’est la cité sur toutes couronneë,
Fonteine et puis de sens et de clergïe,
Sur le fleuve de Saine situëe :
Vignes, bois a, terres et praerïe.
De touz les biens de ceste mortel vïe
A plus qu’autres citez n’ont.
Tuit estrangier l’aiment et ameront,
Car, pour deduit et pour estre jolis,
Jamais cité tele ne trouveront :
Riens ne se puet comparer a Paris.
Mais elle est bien mieulx que ville fermeë
Et de chasteaulx de grant anceserïe.
De gens d’onneur et de marchans peupleë,
De touz ouvriers d’armes, d’orfaverïe,
De touz les ars, c’est la flour, quoy qu’on dïe :
Touz ouvraiges a droit font.
Subtil engin, entendement parfont
Verrez avoir aux habitans toudis
Et loyaulté aux euvres qu’ilz feront.
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3 Sur ce sentiment national du poète si développé dans son œuvre, voir Eustac...
Plus généralement, la France, dont Eustache Deschamps vante la supériorité3, apparaît comme terre invitant à l’étude et aux savoirs :
4 Anthologie, op. cit., ballade 56 (CCCXXIV), v. 25-32.
En tous estas pour eulx amesurer
Y voy pluseurs fire leur demoureë,
Rudes et lours, qui par y converser
Changent du tout maniere reprouveë.
L’estude y est plus qu’ailleurs honoureë,
Les gens y ont toute belle ordonnance,
L’air y est doulz, et quant la terre agreë,
Tournez toudis le bec par devers France4 !
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5 Voir ibid., ballade 29 (CLXVIII), p. 114-116.
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6 Voir ibid., ballade 5 (XXIV) où il regrette d’avoir perdu tant de livres en...
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7 Lui-même se présente comme « escuier et huissier d’armes du roy Charles Le ...
2L’éloge de Charles V, roi savant s’il en fut, même si Eustache Deschamps insiste plutôt sur ses qualités politiques5, contribue aussi à cette valorisation des savoirs et de la science, avec toute l’ambiguïté sémantique qu’a le terme au Moyen Âge, entre sagesse, intelligence et savoirs. L’étude est indispensable, selon lui, pour les seigneurs. Le poète montre aussi son goût pour l’écrit, sans doute en tant qu’écriture mais aussi en tant que lecture6. En effet, si Eustache Deschamps n’est pas un clerc7, il a sans doute suivi le trivium à Reims et eu une formation de juriste à Orléans. Il représente cette classe lettrée du xive siècle qui joue un rôle politique et militaire majeur, tout en étant attachée à la culture savante et littéraire. C’est donc un auteur qui n’ignore pas le savoir universitaire ni son évolution, et qui joue aussi avec les représentations –traditionnelles ou plus récentes– qu’en fait la poésie, y compris avec la distinction ancienne entre trivium et quadrivium qui devient, dans son évolution, signe des nouveaux temps. Comment l’œuvre poétique se réfère-t-elle aux savoirs et les intègre-t-elle ? On s’attachera dans ce texte à trois aspects : l’insertion de la pensée universitaire, de ses concepts et de ses débats dans une poésie morale, souvent qualifiée de poésie de circonstance ; la mise en forme poétique des théories médicales et notamment de la mélancolie et enfin la mise en scène des sept arts, différente de la tradition allégorique, largement répandue au xive siècle.
Contexte savant et mise en forme poétique du savoir
La cosmologie et la nature
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8 F. Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des xive et xve siècles, ...
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9 Ballade MCCCCLXVIII, non présente dans l’anthologie de C. Dauphant, voir Œu...
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10 Anthologie, op.cit., p. 96 : « Quatre element sont en conclusïon/ De ce mo...
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11 Il s’agit bien de la zone de l’air sublunaire, lieu de perturbation, plutô...
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12 Ibid., p. 700-702.
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13 Voir I. Vedrenne, « Temps et climat », dans Le temps qu’il fait au Moyen Â...
3La littérature et la poésie, loin d’être détachées d’un contexte culturel et savant, en sont souvent les réceptacles, explicites ou implicites. Comme l’a montré Fleur Vigneron8, les poèmes d’Eustache Deschamps sont des témoins sur les connaissances de son époque, notamment pour l’astronomie et la cosmologie : dans la Ballade de moralité et philosophie. Sur la mutacion des temps et des meurs des gens9, une synthèse encyclopédique, conforme à la représentation médiévale des cieux la plus usuelle, décrit le firmament, les sept planètes, le Zodiaque et ses constellations, les quatre éléments et leur rôle dans la zone sublunaire, et les quatre points cardinaux du monde, en opposant la stabilité du firmament à la perturbation de la zone sublunaire. L’évocation de la fin du monde dans la ballade 20 (CVII), qui commence par l’évocation des éléments10 et se continue par celle de l’air troublé qui est la source de tous les maux sur terre, correspond sans doute à des thèmes apocalyptiques, mais c’est aussi une structure cosmologique bien connue, inspirée d’Aristote, où les modifications élémentaires de l’air11 sont, dans la zone sublunaire, source de toutes sortes de phénomènes naturels, potentiellement dangereux (mauvais temps, inondations…). On retrouve aussi une petite cosmologie dans la ballade 199 (MCCCCXCIII)12 : la première strophe énumère toutes les composantes du monde, aussi bien objets animés (gens, bestes, animaulx, poissons), inanimés (arbres, fruis, prez, blez, vins), qu’éléments et complexions qui renvoient à des concepts de physique et de médecine, le tout suivi d’un refrain à la fois moral et cosmologique, signalant l’écart entre la richesse du monde et sa fin : « Toute chose se desnature. » La deuxième strophe associe saisons et climats, ce qui pour nous est évident, mais correspond à une nouvelle définition du climat, qui n’est plus seulement une projection géométrique et astronomique, mais aussi une mise en relation entre lieux, températures et conditions de vie de l’être humain, voire conditions physiques depuis Albert le Grand qui a, à la suite d’Hippocrate, développé ces points dans plusieurs de ces œuvres au xiiie siècle13.
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14 Voir en particulier les commentaires de l’Apocalypse, qui invitent à une r...
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15 Anthologie, op. cit., ballade 135 (MCCCCLIX), p. 454-456 sur les inondatio...
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16 Ibid., ballade 1(VIII), p. 54.
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17 Ibid., p. 82 : « Ou hault sommet de la haulte montaigne/ Ne fait pas bon m...
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18 Dans cette œuvre, Albert le Grand montre les conséquences des lieux sur la...
4La thématique apocalyptique s’accompagne donc de connaissances plus spécialisées, plus savantes, ce qui n’est guère étonnant, trois passages de la Bible, l’Apocalypse, comme la Genèse et le Déluge donnant lieu dans l’exégèse à des commentaires sur la forme et la matière du monde14. De même trouve-t-on un certain nombre de ballades insistant sur le cycle de l’eau15, le flux et le reflux de la mer, ce qui correspond aux développements que l’on peut lire aussi bien dans les œuvres de Nicole Oresme ou de Jean Buridan16. Mais ces considérations physiques sont toujours associées à des réflexions morales : ainsi la ballade 14 (LXXXII)17 commence sur une strophe sur les lieux d’habitation périlleux que sont les montagnes ou les marais, emprunt au De natura loci d’Albert le Grand18, ce qui amorce l’analogie avec l’honneur du monde qui ne doit être ni trop haut ni trop bas. La métaphore habituelle de la roue de Fortune est donc remplacée par l’analogie avec les lieux favorables à la vie humaine, thème emprunté à la scolastique.
5L’originalité d’Eustache Deschamps n’est ni dans la leçon morale d’un temps qui court à sa perte et change, ni dans un exposé physique et cosmologique, ce dernier correspondant à la vulgate du xive siècle reposant sur un monde aristotélicien de génération et de corruption changeant et voué à la disparition. L’intérêt naît plutôt de la combinaison des deux perspectives, morale et physique, soit dans un lien métaphorique où la nature annonce la destruction morale des temps, soit dans un tableau passant de l’un à l’autre dans une fusion entre une nature « desnaturee » et une société détruite moralement.
Les débats de la scolastique : astrologie et déterminisme
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19 Miren Lacassagne, « Eustache Deschamps : “demonstration” contre sortilèges...
6Le poète peut aussi prendre position dans des débats importants de l’université qui ont des retentissements dans les milieux de cour et chez les seigneurs. Tel est le cas de l’astrologie et du déterminisme de la vie humaine par les astres, question controversée s’il en est, condamnée par l’Église et objet du Livre sur les divinations écrit en 1356 par Nicole Oresme qui y dénonce toutes les pratiques divinatoires, dont l’astrologie, et qui refuse l’idée d’un déterminisme possible par les planètes et les étoiles. Or, Eustache Deschamps, dans le dernier quart du xive siècle, écrit un traité en prose intitulé Démonstrations contre sortilèges. Comme le montre Miren Lacassagne19, Eustache Deschamps s’inspire du traité de Nicole Oresme en affirmant la nécessité du libre arbitre humain. Cette position, que l’on pourrait penser strictement conforme au genre qu’est un traité qui expose des théories, des explications et des positions, n’est pas réservée à ce texte, mais régulièrement reprise dans l’œuvre poétique d’Eustache Deschamps où l’astrologie est souvent évoquée : ce peut être sous une forme burlesque comme dans la ballade DCXXXVIII, où la prédiction du changement de temps par les crises de goutte lui paraît supérieure à tout type de divination, ou dans la ballade DCCCI où il demande un manteau pour regarder les étoiles et faire d’éventuelles prévisions. Mais, plus sérieusement, il indique l’importance du libre arbitre, par exemple dans la ballade XL :
Dieux ordonna la franche voulenté
A un chascun, pour faire mal ou bien,
Merite au bien, au mal paine et durté :
Et, quant a moy, ceste sentence tien ;
Car les mauvais du temps tres ancien
Ont mal finé et eu pugnicion,
Et les bons ont eu merite au derrien :
Nostre foy tient ceste conclusion.
20 Ballade XL, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 125.
Les cours du ciel ou ilz sont ahurté
Leur sont souvent de mal faire moien,
Aux autres, bien, douçour et charité.
Mais quant au fort, se lor vouloir, n’est rien,
Neccessité ne leur met nul loien,
N’en ce cas n’a lieu d’estimacion20.
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21 Voir ballade CCLXXXIX, ibid., vol. 2, p. 144 : « Homs de ses maulx ne se p...
La déclaration est répétée régulièrement dans son œuvre, et montre combien Eustache Deschamps y attache de l’importance21, en conformité avec la position exprimée par Thomas d’Aquin :
22 Cité par J.-P. Boudet, dans Eustache Deschamps en son temps, op.cit., p. 60.
Le plus grand nombre d’hommes suivent leurs passions, qui sont des mouvements de l’appétit sensible auxquels peuvent coopérer les corps célestes ; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. C’est pourquoi les astrologues peuvent prédire l’avenir dans le plus grand nombre des cas surtout d’une façon générale. Mais non pour des cas spéciaux, car rien n’empêche qu’un homme résiste aux passions par son libre arbitre. C’est pourquoi les astrologues eux-mêmes disent que l’homme sage domine les astres, en tant qu’il domine ses passions22.
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23 Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Honoré Champion, 1...
L’expression franc vouloir, que l’on trouve chez Jean de Meun23, qui affirme la résistance du libre arbitre face à la destinée et la prédestination, est reprise par Eustache Deschamps, qui en fait une allégorie, Franc Vouloir, pour affirmer de manière encore plus ferme sa pensée et, par cette figure de style, lui donner autant d’importance que les constellations :
24 Ballade CCCLXXII, Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 123.
Se loy et foy ne feust si approuvée,
Les biens meriz et les maulx confondus,
Et Franc Vouloir que Dieux a nul ne vée,
Mercure, Mars, Jupiter et Venus,
Lune et Souleil et le viel Saturnus
Gouvernassent si par leur influance
Les corps humains qu’il n’eussent ja puissance
Fors d’obeir leur constellacion ;
Mais foy et loy font a ce resistance
Par Franc Vouloir, selon m’opinion24.
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25 Anthologie, op.cit., p. 276-278.
Cette affirmation se retrouve régulièrement, y compris dans la chanson 54 (CCCXV). Elle est fondée sur les deux personnages traditionnels de la pastorale, Marion et Robin, ce qui donne un ton léger à la philosophie d’Eustache Deschamps. L’allégorie Franc Vouloir, présentée comme l’idéal philosophique de Robin, devient un moyen de faire une satire contre la société de cour et, à l’inverse, un éloge de la vie à la campagne, avec un refrain qui en marque l’importance : « J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde25. » C’est presque un épicurisme de vie qui est vanté, où l’on profite de ce qui est donné par Dieu et de sa liberté, par rapport à une vie sociale de cour contrainte.
7La question de la liberté humaine est donc au cœur de la poésie d’Eustache Deschamps, comme thématique philosophique et scientifique, mais aussi comme moyen de condamner une vie de cour où l’envie domine. La ballade, forme courte par opposition aux formes didactiques et allégoriques d’un Jean de Meun ou d’un Guillaume de Digulleville, n’est pas que jeu formel mais moyen de rendre compte de savoirs les plus actuels, et d’exprimer un avis sur la difficile question du libre arbitre, selon lequel les astres n’ont qu’une influence mineure. Poésie et savoirs, voire science, ne s’opposent pas, mais s’irriguent mutuellement, notamment dans la poésie morale.
Poésie et médecine
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26 Eustache Deschamps, ca 1340-1404 : anthologie thématique, éd. J. Laidlaw e...
8L’un des savoirs qui imprègnent le plus la poésie de cette fin du Moyen Âge est la médecine et notamment la théorie humorale héritée du monde antique et édifiée en système au Moyen Âge. Eustache Deschamps est sans doute l’un des poètes qui intègre le plus le discours médical, notamment les régimes médiévaux et la diététique dans des formes d’écrit pourtant non didactiques, comme les virelais et les rondeaux. C’est ce que montre l’anthologie thématique récemment parue26, dont l’une des sections est consacrée à la santé. Trois autres thématiques semblent aussi importantes, la vieillesse qui est une obsession de la poésie du Moyen Âge finissant et donne lieu à des évocations particulièrement frappantes par leur réalisme chez Eustache Deschamps, la mélancolie et l’épidémie. Ce sont ces deux derniers thèmes qui sont l’objet de ce développement.
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27 Anthologie, éd. et trad. C. Dauphant, op. cit., p. 636.
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28 Pour rappel, il y a quatre humeurs, le sang, chaud et humide ; le flegme (...
9Parmi les humeurs médicales, la mélancolie est assurément celle qui a donné lieu aux plus riches tableaux dans la littérature, et spécialement à la fin du Moyen Âge. C’est un thème dominant chez Charles d’Orléans, c’est le point central du Roman de Mandevie de Jean Dupin, écrit entre 1324 et 1340. Dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, l’évocation de la mélancolie est aussi originale avec un texte surprenant, la charte des Fumeux27. Dans le système des quatre humeurs hérité de Galien et largement diffusé au Moyen Âge28, la mélancolie est froide et sèche, associée à la terre et à la mauvaise saison, et est à l’origine de comportements, d’un physique et de maladies spécifiques. Elle est bien connue et présente très tôt dans la littérature médiévale, en particulier pour la folie de Tristan. Dans le Placides et Timeo, encyclopédie française du xiiie siècle, qui s’inspire des textes salernitains, chaque humeur correspond à un type humain et le mélancolique est ainsi décrit :
Les melancolieux si prendent leur nature du plus bas element, c’est de la terre, car il sont frois et ses. Les melancolieux doivent estre tels comme ces vers le dient :
Invidus et tristis, cupidus dextreque tenacis,
Non expers fraudis, siccus, luteique coloris.
29 Placides et Timeo, éd. C. A. Thomasset, Genève, Droz, 1980, § 431, p. 210.
C’est-à-dire qu’il sont envieux, tristres, couvoiteux, advers et tenans, triqueurs, fais de couleur a boe, fade et tenve, emboeuse. Tels sont li melencolieux. Peu ont appetit et peu en peuent faire ; pour ce qu’ils sont frois et perdent tout appetit ; pour ce qu’il sont ses, peu en peuent29.
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30 Voir Aristote, L’Homme de génie et la Mélancolie, préface et trad. J. Pige...
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31 Sur l’histoire de la mélancolie en Occident, voir R. Klibansky, E. Panofsk...
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32 Sur cette désignation, voir J. Ducos, La Météorologie en français (xiiie-x...
10Cette définition de la bile noire a donné lieu à des commentaires d’Aristote, puis d’Avicenne, diffusés ensuite dans l’Occident latin et transformant l’image souvent négative du mélancolique. En effet la mélancolie est souvent associée à la tristesse, la folie, l’acédie, mais dans la pensée aristotélicienne, développée en particulier dans le Problème XXX, 130, c’est aussi le tempérament du génie, dans une approche beaucoup plus positive31. Or cette œuvre, dont l’authenticité est discutée, traduite par Barthélemy de Messine entre 1258 et 1266, a été suffisamment connue et appréciée pour donner lieu à une traduction française par Evrart de Conty, médecin du roi Charles V à la fin du xive siècle, après un commentaire de Pietro d’Abano effectué vers 1310 qui a contribué à la large diffusion de l’œuvre aristotélicienne. Il n’est donc pas étonnant qu’Eustache Deschamps s’y intéresse et se livre à cette création originale qu’est la Charte des Fumeux. Pourquoi ce nom de fumeux ? C’est que la bile noire, froide et sèche, est similaire à la fumée, exhalaison froide et sèche qui vient de la terre32, mais, qui, dans le corps, devient une vapeur fumeuse qui se répand et atteint le cerveau. Le fumeux est donc le mélancolique et Eustache Deschamps en fait un portrait qui correspond aux descriptions médicales :
Ils parlent varïablement,
Ilz se demainent sotement,
Chaux sont de cuer, mouvent de teste
Plus que fouldre ne que tempeste.
Pour trop pou de chose se meuvent
Et ne scevent dont ilz se duelent :
Plain sont de grant merancolïe.
[…]
Estre veulent saiges tenus,
De vent sont plains et de sens nus ;
[…]
33 Anthologie, op. cit., p. 638-640, v. 41-47, v. 53-54 et v. 77-82.
Ly uns se vest court d’un juppon,
Ly autres long jusqu’au talon,
L’un porte sa chauce barreë,
L’autre la porte dessireë.
Au jour d’uy [ilz] sont bien vestus,
Demain seront tous desconfus33.
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34 Il faut noter en particulier la chausse rayée, à une époque où le vêtement...
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35 Voir les travaux de H. Heger, notamment sa thèse Die Melancholie bei den f...
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36 Anthologie, op. cit., v. 179-183, p. 644-646.
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37 Ibid., v. 142-162, p. 644.
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38 Ibid., v. 198-243, p. 646-648.
11Leur comportement est celui d’hommes qui échappent à la raison, même s’ils se croient sages, alors qu’ils sont à la limite de la folie (sots) et sont versatiles et changeants. Leurs vêtements correspondent à leur esprit, sans cohérence et en rupture avec la norme34. Ce portrait en acte part donc des connaissances médicales du xive siècle, mais pour en faire autre chose et témoigne de l’utilisation poétique et satirique d’Eustache Deschamps, qui joue du cadre textuel de la charte et d’un savoir médical particulièrement maîtrisé35. Mais le savoir médical n’est qu’une étape pour construire une satire générale de la société, comme le fait aussi Jean Dupin. La critique ne vise cependant pas toutes les classes. Trois professions sont particulièrement visées : les astronomes, objet de critiques quand ils se livrent à l’astrologie, les musiciens, les ingénieurs et maçons36, et surtout l’Église, qu’il s’agisse de moines, d’abbés ou d’abbesses, de chanoines37. Le texte évoque la folie du monde incarnée par les fumeux. Toutefois cette charte n’est pas univoque : l’image de la mélancolie, plus ambivalente à l’époque d’Eustache Deschamps, démontre une certaine autodérision ou une vision moins négative, le poète se nommant chancelier des fumeux : la création poétique est pleinement mélancolique dans ce texte, mais la charte peut remédier à la folie, en donnant un cadre protecteur dans la forteresse de Fumagor. La fin du texte est une véritable parodie des conseils diététiques38, ordonnant aux mélancoliques de se couvrir la tête pour rétablir la chaleur et éviter l’épidémie et la dégradation de leur état. Ce texte fonctionne ainsi à plusieurs niveaux : ce n’est pas un simple équivalent français des textes médicaux comme dans les traductions, mais, dans sa structure générale, une parodie de texte juridique, avec réglementation et présentation de l’empire des fumeux, mêlant exposé sérieux médical à l’évocation burlesque d’un monde géré par les fous et la bile noire. C’est un monde d’inversion, de parodie et de satire, quoique fondé sur un savoir scientifique, où l’on ne sait plus quelle est la part de sérieux et d’amusement, comme souvent dans l’œuvre d’Eustache Deschamps.
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39 Voir J.-N. Biraben, Les Hommes et la Peste en France et dans les pays euro...
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40 Voir S. Bazin-Tachella, Air, miasmes et contagion, op. cit., p. 114-118.
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41 L’expression air corrompu est caractéristique du domaine médical et signif...
12Une autre thématique médicale devient objet poétique et littéraire au cours du xive siècle, comme dans la littérature antique : c’est l’épidémie, à la suite de celle de la peste noire qui a contaminé l’Europe entre 1347 et 1352 et qui a donné lieu à toutes sortes d’écrits en latin comme en langue vernaculaire39, Guillaume de Machaut ayant par exemple consacré un long passage dans son Jugement du roi de Navarre à la peste en 1349. Eustache Deschamps l’évoque dans plusieurs poèmes : les ballades MCLXII, MCCCCLII, un virelai et deux ballades figurant dans l’anthologie de Clotilde Dauphant (172 (MCCXC) et 173 (MCCXCI)), qui fonctionnent en diptyque, le premier présentant les causes de l’épidémie et le second les remèdes selon l’ordre qu’avait imposé la faculté de Paris dans sa consultation de 124840. Le discours médical n’est pas présent pour lui-même mais s’associe à un discours moral : ainsi la première strophe de la balade 172 évoque, dans des termes très proches des poèmes apocalyptiques, la corruption de l’air, cause médicale de la peste41, mais en soulignant l’ordure et le fumier, métaphore de la souillure morale :
42 Anthologie, op.cit., p. 550, v. 1-10.
L’air corrompu, la terre venimeuse,
Les corps infects en cymetiere et mors
En my les champs, en guerre dolereuse,
Chambres coyës ou est li amas ors
D’infectïons, de puours de dehors
Qu’om fait aux champs, es villes, es chasteaulx,
D’ordures grans, de fïans par monceaulx,
D’immondices qu’om art, dont c’est folïe,
Du mauvais air corrompu, de pourceaulx,
Font en mains lieux causer l’epidemïe42.
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43 Voir en particulier la strophe 3, ibid., p. 554, v. 21-30 : « Suiez les li...
La deuxième strophe est un tableau vertigineux de la surabondance de nourriture, qui découle des deux premiers vers, décrivant le péché de gourmandise et la troisième revient à un discours de diététique médicale associée à une éthique avec la condamnation de la luxure. Le poème mêle ainsi avec virtuosité affirmations médicales et morales. La ballade 173 est centrée sur des conseils de diététiques dont on ne sait le degré de sérieux ou non43, mais l’envoi revient à un discours médical, saturé par le vocabulaire spécialisé placé à la rime :
44 Ibid., p. 554, v. 31-36.
Prince, encor fault faire purgacïon
Sanz differer l’evacuacïon
Que chascun doit avoir naturelment,
User d’eauë de bonne regïon
Ou flums courans par moderacïon
Se vous voulez vie avoir longuement44.
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45 Anthologie, op. cit., p. 444-446.
13Loin d’être une mise en vers de conseils médicaux, même si la base et l’inspiration viennent clairement des traités de médecine et de diététique, ces deux poèmes témoignent de l’art poétique d’Eustache Deschamps : un feuilletage de sens, un mélange où la part de sérieux et de burlesque peuvent se mêler dans une écriture qui amène des lectures à plusieurs niveaux, témoin de la subtilité poétique de l’époque. Si le savoir médical est très présent, il n’invite pas nécessairement à une lecture sérieuse, comme le montre d’ailleurs la pièce 131 (DCCCCXXV) consacrée à une consultation parodique auprès de deux maîtres de médecine pour lutter contre la chaleur, et qui aboutit à un éloge de la dive Bouteille et de la joie : « Remede nul n’y a que boire fort45 », dit le refrain.
La mise en scène poétique des sept Arts
14Ainsi le savoir ne donne pas lieu à exposé didactique mais devient matière poétique –sérieuse ou non– et c’est aussi ce qui se passe pour la présentation des sept arts libéraux dans l’œuvre d’Eustache Deschamps.
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46 Pour plus de détails sur les représentations des arts dans cette œuvre, vo...
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47 L’Enseignement des disciplines à la Faculté des arts, (Paris et Oxford, xi...
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48 Voir Henri d’Andeli, Les Dits, éd. A. Corbellari, Paris, Honoré Champion, ...
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49 Guillaume de Digulleville, Le Livre du pèlerin de vie humaine (1355), Pari...
15Rappelons en effet que les sept arts, regroupés en trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et quadrivium (mathématique, musique, astronomie, géométrie), relèvent d’une classification ancienne datant de l’Antiquité tardive et sont représentés sous forme allégorique dans une œuvre largement diffusée au Moyen Âge, les Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella (ve siècle)46. Elle est tellement lue et connue que les allégories des sept arts sont régulièrement évoquées et décrites dans les œuvres latines et françaises et donnent lieu à des représentations picturales ou sculpturales. C’est donc l’un des fondements de la culture médiévale, même si les disciplines ont considérablement évolué, notamment à partir du xiie siècle et dans les universités47. Ces figures allégoriques sont si célèbres qu’elles peuvent donner lieu à des formes burlesques, en particulier au xiiie siècle, dans la Bataille des sept Arts d’Henri d’Andeli ou à la frontière du burlesque et du sérieux, comme les poèmes français autour des Mariages des sept Arts, où chaque Art se marie avec une vertu48. Les écrits allégoriques les intègrent souvent et jouent avec elles, comme Guillaume de Digulleville, qui, pour marquer la séparation de plus en plus fréquente entre astronomie et astrologie à la fin du Moyen Âge, décrit deux moitiés de femme, Astrologie se plaignant de cette séparation49.
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50 Anthologie, op. cit., p. 583 sqq.
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51 Jacques Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Honoré Champion,...
16Dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, les sept arts sont présents, mais la forme allégorique est évitée, sans doute parce qu’elle apparaît comme trop convenue. L’Art de dictier50, comme plus tard les Echecs moralisés d’Evrart de Conty ou la rhétorique de Jacques Legrand51, garde pourtant un exposé sur les sept arts qui paraît conforme à la tradition didactique sur le sujet. Sont évoquées successivement la grammaire qui permet de lire l’ABC, la logique pour « arguer choses faintes et subtiles » (qui a remplacé la dialectique), la rhétorique, « science de parler droittement », dans un court paragraphe. C’est cependant le quadrivium qui est plus longuement exposé, dans un ordre qui n’est pas nécessairement le plus habituel ; la géométrie y apparaît comme une science mécanique, plutôt que spéculative :
52 Anthologie, op. cit., p. 584.
Geometrie est science de mesurer et faire par proporcion la taille des pierres et des merriens, et la perfection des tours rondes et quarrees ; de faire et edifier les chasteaulx, salles et maisons pour habiter, les clochiers et autres edifices en ront, en triangle et en quarreure, et les mener droit sans boce jusques a leur perfection ; faire tonneaulx et autres vaisseaulx de certaines pieces, longueur et grosseur, et aucunefoiz cornus, comme sont les baingnoueres et autres vaisseaulx, par contrainte de cercles de certaines pongnies, par les lieures des osiers ; faire nez et galees en mer52.
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53 The Portfolio of Villard de Honnecourt (Paris, Bibliothèque Nationale de F...
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54 Voir Vasili Zoubov, « Nicole Oresme et la musique », Medieval and Renaissa...
17Elle est d’abord une science qui permet de fabriquer, comme le montre la répétition du verbe faire, plutôt que de tracer des figures géométriques. Cette définition, qui n’est pas celle des universitaires, n’est pas sans rappeler l’usage de la géométrie par l’architecte Villard de Honnecourt au début du xiiie siècle, qui, dans son carnet53, énumère les modèles tracés par géométrie qui permettent l’édification des cathédrales. La géométrie, dans ce texte, est même associée à des métiers qui relèvent de l’ingénierie plutôt que de la science, comme les forgerons, les maçons et les charpentiers, ce qui est très différent de la tradition de Martianus Capella. L’arithmétique, art des nombres et du calcul, recouvre en fait une partie de ce qu’est habituellement la géométrie : mesure des terres, du temps, des poids, des monnaies. Il s’agit là aussi moins de l’art théorique de l’algorithme tel qu’il se développe au cours du Moyen Âge ou des réflexions oresmiennes sur les proportions que de la pratique des changeurs et des astrologues dans leurs jugements, ce qui laisse supposer une science plus lucrative que spéculative. L’astronomie, quant à elle, est à la fois astronomie et astrologie, avant le développement final sur la musique, beaucoup plus long, dans un éloge qu’Eustache Deschamps partage avec bien des auteurs du xive siècle, à une époque où théorie et pratique musicales évoluent considérablement54. La musique y est présentée d’abord dans son action bénéfique pour l’esprit en tant que « médicine des VII ars » par sa « melodie delectable », puis dans ses deux formes, de musique naturelle qui est celle de la parole versifiée (et non celle du cosmos dans la tradition antique), et de musique artificielle, à partir des notes. Une nouvelle hiérarchie entre les arts apparaît ainsi, avec une conception très sociologique, en dehors de la musique qui les surplombe et une apparition de la poésie comme partie intégrante du quadrivium.
18Trois ballades sont centrées sur les arts libéraux, la ballade DCCCCXXXVII (comment le mendre des VII ars fondé sur une pure convoitise regne au jour d’ui de toutes pars), la ballade DCCCCXXXVIII (d’arismetique) et la ballade DCCCCXXXIX, sur la complainte de grammaire, à laquelle il faut ajouter dans l’anthologie de Clotilde Dauphant la ballade 51 (CCC) et l’évocation de l’éducation d’Eustache Deschamps (ballade 43, (CCXXV)). Or, alors que l’exposé de l’Art de dictier restait dans une hiérarchie implicite, les ballades témoignent d’une critique féroce contre l’inversion des mœurs dans la société. Désormais c’est Arithmétique qui est placée au sommet, dans un éloge excessif selon Eustache Deschamps qui la qualifie de « mendre des VII ars » et en fait une usurpatrice :
55 Œuvres complètes, op. cit., vol. 5, p. 151.
O grammaire, logique, rhétorique
Astronomie et geometrien,
Musique aussi, a vous .VI. fait la nique
Celle qui prant l’autruy avec le sien.
Qui est elle ? le peuple le scet bien :
Arismetique qui tous dis compte et gette.
Generaulx a, tresoriers et recepte ;
En tous pais a de ses gens espars.
Dont grant plaie est par tout le monde fette,
Quant regner voy le mendre de ses ars55.
L’arithmétique n’est pas la science mathématique, mais l’arithmétique marchande, celle des changeurs et des financiers. Il ne s’agit donc pas de l’art libéral, mais de l’utilisation du calcul dans la société. Eustache Deschamps en fait une dénonciation morale, car elle ne peut que faire développer la convoitise et il lui oppose la vieille grammaire, qui se livre à une lamentation dans la ballade DCCCCXXXIX et qui voit « la destruction des VI ars ». C’est évidemment la ballade 51 qui est la plus spectaculaire, avec son refrain, qui marque la perte du savoir dans la recherche d’un gain continu : « Compter, getter et mannïer argent ! ». Ce ne sont plus le droit et la médecine qui apparaissent comme lucratifs et dévalorisés, comme dans les œuvres de Rutebeuf, mais l’art de compter, vu comme une pratique et non comme une science.
19La vieille répartition des sept arts est donc employée par Eustache Deschamps pour marquer de manière spectaculaire le déplacement des valeurs, où le savoir est subordonné à l’argent. L’allégorie ne demeure symboliquement que pour la grammaire, vieille forme pour un vieil art… dans un lamento pitoyable :
56 Œuvres complètes, op. cit., vol. 5, p. 152.
Si vielle suy et de si long temps née
Que nul ne veult plus ma doctrine entendre,
Et si fu je la premiere ordonnée,
Qui les .VII. ars fis a pluseurs aprendre,
Et les plus grans fis mainte foiz du mendre,
A rude engin, par fort continuer ;
Goute d’yaue fait la pierre caver,
Si fait aussi continuacion
De poursuir, retenir, demander ;
Mais des .VI. ars voy la destruction56.
Cette critique s’accompagne d’une double attitude, contradictoire et complémentaire : Eustache Deschamps en effet vante le savoir, la science, les études, rappelle régulièrement que la science est le fondement de toute société et que les seigneurs doivent étudier.
57 Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 87.
Sur tous tresors que princes puet avoir
Apres l’amour de son pueple et des siens,
C’est d’apprendre les livres et sçavoir
Et de veoir les faiz des anciens57.
On le voit aussi dans la ballade CCLXX :
58 Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 117.
Car tresor n’est qui vaille sapience
Riens ne se puet comaprer a science
C’est li sieges des Roys et des barons58.
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59 Anthologie, op. cit., p. 140, v. 1-9 : « J’oy XII ans grant ymaginative,/ ...
Mais c’est aussi lui qui rappelle que Paris, lieu de clergie est aussi lieu de perversité, que la robe ne fait pas le savoir. La perversité et l’appât du gain suffisent donc à détruire ce qui est le plus beau. La ballade 43 (CCXXV) avec son refrain qui marque la décomposition du corps, montre un pessimisme noir : savoirs, fortune, corps, tout disparaît dans le naufrage de la vieillesse59.
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60 Ibid., p. 153-154 : « Tu es d’amours mondains dieux en Albïe/ Et de la Ros...
20Il reste pourtant l’écriture, la musique et l’étymologie, science liée à la grammaire dont Eustache Deschamps fait un usage souvent masqué par les jeux de mots, même s’il en donne des signes. Outre le poème sur Charles V fondé sur les lettres du prénom, il faut lire celui sur Chaucer où le poète dit lui-même qu’il pratique l’étymologie60 et joue sur la proximité sonore entre Anglicus, Anglus et Angelus. L’étymologie et la grammaire démontrent ainsi leur pouvoir par la création poétique malgré l’inversion des temps.
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61 D’où la déception manifeste de Jean-Patrice Boudet dans ce jugement sans a...
21Il ne faut sans doute pas s’attendre dans l’œuvre d’Eustache Deschamps à des pensées scientifiques profondes et des théories originales61. Ce n’est pas une œuvre savante, ni encyclopédique, ni même didactique. Mais ses œuvres poétiques rendent compte d’une culture manifeste de l’auteur et surtout d’un travail poétique où le savoir apparaît au service d’une satire des temps, d’une leçon morale. Eustache Deschamps refuse les procédés classiques de l’allégorie satirique ou des états du monde au profit de la forme courte qu’est la ballade ou le virelai, qui accuse les traits et permet de jouer sur la subtilité de lectures à différents niveaux. Poète savant mais non cuistre, il démontre l’élégance et la plasticité des formes poétiques courtes et leur efficacité pour une dénonciation des maux de son temps et témoigne de l’étendue de sa culture au service de sa création poétique.
Notes
1 Eustache Deschamps, ballade 31 (CLXX), Anthologie, éd. et trad. C. Dauphant, Paris, Librairie générale française, 2014, p. 118, v. 7-11 : « Saincte cité qui de touz faiz respont,/ Dieux a sur toy regart et paradis/ Soubz le meilleur climat qui soit en mont :/ Riens ne se puet comparer a Paris. »
2 Ibid., p. 116.
3 Sur ce sentiment national du poète si développé dans son œuvre, voir Eustache Deschamps en son temps, éd. J.-P. Boudet et H. Millet, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 159-168.
4 Anthologie, op. cit., ballade 56 (CCCXXIV), v. 25-32.
5 Voir ibid., ballade 29 (CLXVIII), p. 114-116.
6 Voir ibid., ballade 5 (XXIV) où il regrette d’avoir perdu tant de livres en les ayant prêtés.
7 Lui-même se présente comme « escuier et huissier d’armes du roy Charles Le Quint, chastelain de Fymes » en 1383.
8 F. Vigneron, Les Saisons dans la poésie française des xive et xve siècles, Paris, Honoré Champion, 2002, notamment p. 131-154.
9 Ballade MCCCCLXVIII, non présente dans l’anthologie de C. Dauphant, voir Œuvres complètes, vol. 8, éd. G. Raynaud, Paris, Firmin Didot, 1893, p. 167-168.
10 Anthologie, op.cit., p. 96 : « Quatre element sont en conclusïon/ De ce monde mettre a fin dolereuse ». Les éléments sont ici moteurs de la destruction, pour un retour à la confusion originelle.
11 Il s’agit bien de la zone de l’air sublunaire, lieu de perturbation, plutôt que du ciel, comme l’indique la traduction de C. Dauphant, ibid., p. 97.
12 Ibid., p. 700-702.
13 Voir I. Vedrenne, « Temps et climat », dans Le temps qu’il fait au Moyen Âge. Phénomènes atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, dir. J. Ducos et C. Thomasset, Paris, PUPS, 1998, p. 69-87.
14 Voir en particulier les commentaires de l’Apocalypse, qui invitent à une réflexion sur la matière et même la géologie : A. Boureau, « Une nature préservée de la transgression humaine des normes : physique des éléments et géologie du monde dans l’exégèse et la théologie du xiiie siècle », dans La Nature comme source de la morale au Moyen Âge, dir. M. Van der Lugt, Firenze, Sismel edizioni del Galluzzo, 2014, p. 56-94.
15 Anthologie, op. cit., ballade 135 (MCCCCLIX), p. 454-456 sur les inondations ; 149 (MCIII), p. 484-487, sur le lac et ses ressources.
16 Ibid., ballade 1(VIII), p. 54.
17 Ibid., p. 82 : « Ou hault sommet de la haulte montaigne/ Ne fait pas bon maison edïfïer/ Que li grant vens ne la gaste et souspraingne./ Ne ou bas lieu ne la doit pas lier/ Car par eauës pourroit amolïer/ Le fondement et perir le merrien. »
18 Dans cette œuvre, Albert le Grand montre les conséquences des lieux sur la vie humaine et notamment le caractère dangereux de la montagne et des marais, car ils ne sont pas tempérés. Albert le Grand, De natura loci, éd. P. Hossfeld, dans Alberti Magni Opera omnia, t. V, partie 2, Münster, Aschendorff, 1980.
19 Miren Lacassagne, « Eustache Deschamps : “demonstration” contre sortilèges », Magie et Illusion au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1999, p. 294-305.
20 Ballade XL, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 125.
21 Voir ballade CCLXXXIX, ibid., vol. 2, p. 144 : « Homs de ses maulx ne se puet excuser,/ Quant Dieu lui a tele grace donnée/ Qu’a son vouloir puet de franchise user/ Contre tout sort et toute destinée ;/ Et ja soit ce que creature née/ Soit encline par constellacion/ A bien ou mal, franche discrecion/ Pour resister et fuir sa fortune/ Le doit mouvoir, car franche eleccion/ A Dieu donné a chascun et chascune. » Voir aussi ballades CCLXXXVI, CCCXV, CCCLXXXIII, MCI, MCXL.
22 Cité par J.-P. Boudet, dans Eustache Deschamps en son temps, op.cit., p. 60.
23 Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Honoré Champion, 1975, t. III, v. 17461, p. 24 : « Tuit home euvrent par franc vouloir/ soit por joïr ou por douloir ».
24 Ballade CCCLXXII, Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 123.
25 Anthologie, op.cit., p. 276-278.
26 Eustache Deschamps, ca 1340-1404 : anthologie thématique, éd. J. Laidlaw et Ch. Scollen-Jimak, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 441-455.
27 Anthologie, éd. et trad. C. Dauphant, op. cit., p. 636.
28 Pour rappel, il y a quatre humeurs, le sang, chaud et humide ; le flegme (ou pituite), froid et humide, la bile, chaude et sèche, et la mélancolie, froide et sèche. Chaque humeur correspond à un élément, une saison et un comportement spécifiques : sang, air, printemps et gaité ; flegme, eau, automne, apathie ; bile, feu, été, colère ; mélancolie, terre, hiver, tristesse et folie.
29 Placides et Timeo, éd. C. A. Thomasset, Genève, Droz, 1980, § 431, p. 210.
30 Voir Aristote, L’Homme de génie et la Mélancolie, préface et trad. J. Pigeaud, Paris, Rivages, 1988.
31 Sur l’histoire de la mélancolie en Occident, voir R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la Mélancolie, Paris, Gallimard, 1964 ; Y. Hersant, Mélancolies de l’Antiquité au xxe siècle, Paris, Robert Laffont, 2005 ; et sur le Moyen Âge, notamment Tristesse, acédie et médecine des âmes dans la tradition monastique et cartusienne, dir. N. Nabert, Paris, Beauchesne, 2005.
32 Sur cette désignation, voir J. Ducos, La Météorologie en français (xiiie-xive siècle), Paris, Honoré Champion, 1998, p. 218-229.
33 Anthologie, op. cit., p. 638-640, v. 41-47, v. 53-54 et v. 77-82.
34 Il faut noter en particulier la chausse rayée, à une époque où le vêtement avec rayure n’est pas bien considéré. Voir M. Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Éd. du Seuil, 2014.
35 Voir les travaux de H. Heger, notamment sa thèse Die Melancholie bei den französischen Lyrikern des Spätmittelalters, Bonn, Universität Romanisches Seminar, 1967.
36 Anthologie, op. cit., v. 179-183, p. 644-646.
37 Ibid., v. 142-162, p. 644.
38 Ibid., v. 198-243, p. 646-648.
39 Voir J.-N. Biraben, Les Hommes et la Peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris/La Haye, Mouton, 1975-1976, 2 vol. ; Air, miasmes et contagion. Les épidémies dans l’Antiquité et au Moyen Âge, dir. S. Bazin-Tacchella, D. Quéruel et E. Samama, Langres, Dominique Guéniot, 2001, notamment p. 105-150.
40 Voir S. Bazin-Tachella, Air, miasmes et contagion, op. cit., p. 114-118.
41 L’expression air corrompu est caractéristique du domaine médical et signifie un air altéré dans ses qualités, qui est un des signes avant-coureurs de la maladie. Voir J. Ducos, Air, miasmes et contagion, op. cit., p. 87-104.
42 Anthologie, op.cit., p. 550, v. 1-10.
43 Voir en particulier la strophe 3, ibid., p. 554, v. 21-30 : « Suiez les lieux de delectatïon,/ Soiez joieux sans le cuer esmouvoir,/ Feu net et cler de genevre en saison/ Ou jeune bois faictes en chambres ardoir !/ D’eauës roses vous devez pourveoir,/ Odeurs porter, robes plaisans, joyaulx,/ Joyë mener, converser entre ceaulx/ Que vous amez, et eulx vous ensement/ Et vous garder des faiz luxurïaux/ Se vous voulez vie avoir longuement. »
44 Ibid., p. 554, v. 31-36.
45 Anthologie, op. cit., p. 444-446.
46 Pour plus de détails sur les représentations des arts dans cette œuvre, voir B. Bakhouche, « L’allégorie des Arts libéraux dans les “Noces de Philologie et Mercure” de Martianus Capella », Latomus, 2003, t. 62, fasc. 2, p. 387-396.
47 L’Enseignement des disciplines à la Faculté des arts, (Paris et Oxford, xiiie-xve siècles), dir. L. Holtz et O. Weijers, Turnhout, Brepols, 1997.
48 Voir Henri d’Andeli, Les Dits, éd. A. Corbellari, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 59-72 ; Les Dits d’Henri d’Andeli suivis de deux versions du Mariage des Sept Arts, trad. A. Corbellari, Paris, Honoré Champion, 2003, Jean Le Teinturier d’Arras, Le Mariage des Sept Arts et Le Mariage des Sept Arts (version anonyme), p. 95-120.
49 Guillaume de Digulleville, Le Livre du pèlerin de vie humaine (1355), Paris, éd. G. R. Edwards et Ph. Maupeu, Librairie générale française, 2015, v. 13397-13402 : « Parler, dist elle, je puis bien,/ Et de ma parole n’ai rien/ Perdu, et si ne sui mie/ Monstre, se on m’a partie/ De ma moitié honorable,/ Tresnoble et autorisable. »
50 Anthologie, op. cit., p. 583 sqq.
51 Jacques Legrand, Archiloge Sophie, éd. E. Beltran, Paris, Honoré Champion, 1988 ; Evrart de Conty, Le Livre des eschez amoureux moralisés, éd. F. Guichard-Tesson et B. Roy, Montréal, CERES, 1993.
52 Anthologie, op. cit., p. 584.
53 The Portfolio of Villard de Honnecourt (Paris, Bibliothèque Nationale de France, MS, Fr 19093. A New Critical Edition and Color Facsimile, éd. C. F. Barnes, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009. J. Wirth, Villard de Honnecourt, architecte du xiiie siècle, Genève, Droz, 2015.
54 Voir Vasili Zoubov, « Nicole Oresme et la musique », Medieval and Renaissance Studies, 5, 1961, p. 96-107. Jean de Murs, Écrits sur la musique, trad. et commentaire de Ch. Meyer, Paris, CNRS Éditions, 2000 ; Guillaume de Machaut, poète et compositeur. Colloque de Reims, 19-22 avril 1978, dir. P. Imbs, Paris, Klincksieck, 1982.
55 Œuvres complètes, op. cit., vol. 5, p. 151.
56 Œuvres complètes, op. cit., vol. 5, p. 152.
57 Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 87.
58 Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 117.
59 Anthologie, op. cit., p. 140, v. 1-9 : « J’oy XII ans grant ymaginative,/ Jusqu’a XXX ans je ne cessay d’aprandre./ Tous les VII ars oy en ma retentive,/ Je pratiqué tant que je sceus comprandre/ Le ciel et les elemens,/ Des estoilles les propres mouvemens./ Lors me donnoit chascun gaiges et robes ;/ Or diminue par viellesce mes sens./ Pardonnez moy car je m’en vois en blobes! »
60 Ibid., p. 153-154 : « Tu es d’amours mondains dieux en Albïe/ Et de la Rose, en la Terre Angelique,/ Qui d’Ange la saxonne (et puis flourïe/ Angleterre) d’elle ce nom s’applique/ Le derrenier en l’ethimologique./ En bon anglés le livre translatas ».
61 D’où la déception manifeste de Jean-Patrice Boudet dans ce jugement sans appel : « Les lectures de Deschamps sont superficielles, partielles, voire ludiques. Il ne les utilise bien souvent que de mémoire et sous une forme sentencieuse et simplifiée, telles qu’elles devaient circuler oralement à la cour. » (Eustache Deschamps en son temps, op.cit., p. 34).
Bibliographie
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Joëlle Ducos
Sorbonne Université/EPHE