Dossier Acta Litt&Arts : Eustache Deschamps : facettes d’un poète du XIVe siècle
Temps passés, temps présents, temps futurs : entre histoire et prophétie, le temps chez Eustache Deschamps
Texte intégral
1« Les temps, les ans, les meurs, les gens » : l’entame de la ballade 199 montre d’emblée à quel point, dans l’esprit d’Eustache Deschamps, le temps touche à l’entièreté de l’homme et du monde : il est une mesure de tout.
Les temps, les ans, les meurs, les gens,
Les bestes et tous animaulx,
Les terres, les quatre elemens,
Les complectïons corporaulx,
Toutes les vertus cardinaulx, (v. 1-5)
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1 Quitte à reprendre sciemment le titre du beau livre de Paul Zumthor, La Mes...
poursuit la pièce, montrant en effet à quel point le temps est la « mesure du monde1 » : son évocation ouvre à l’ensemble du règne animal, aux quatre éléments de la Création, aux comportements physiques ou moraux et à leurs systèmes de représentation.
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2 Les références en chiffres arabes renvoient à l’édition suivante : Eustache...
2Le temps comme mesure du monde, presque exclusive : rien d’étonnant qu’ailleurs, dans sa ballade 20, notre poète, filant la métaphore, nous alerte sur le fait que « Quatre element sont en conclusïon / De ce monde mettre a fin dolereuse » (v. 1-2), explicitant bientôt « Que du monde feront finicïon / Mortalité, tempest, guerre et famine » (v. 27-28)2.
3Rien d’étonnant non plus que, dans un esprit similaire, le poète confie à sa ballade 154, composée à l’occasion des noces de Richard II d’Angleterre et Isabelle de France (été 1396 à Amiens), l’évocation désabusée du temps long de son propre vécu d’homme, qui à cette heure « Quarte lignie et generacïon / [A] veu des roys depuis que [il] fu[t] nez, / Philippe, Jehan, Charle en successïon / Le Ve, Charles, ses filz ainsnez » (v. 25-28), marqué par les mêmes soubresauts et les mêmes récurrentes calamités :
Las ! Que j’ay veü de tribulacïon,
De tempestes et de mortalitez,
De haïnes, de peuples mocïon,
De grans orgueilz et de grans vanitez,
De traïsons et de crudelitez,
Puis L ans, et vengence soudaine,
[…]. (v. 1-6)
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3 Parmi les nombreuses références documentant l’analogie microcosme-macrocosm...
4Le temps, à nouveau, comme mesure du monde et de ses travers, d’un monde vécu dans l’ensemble de ses dimensions, macrocosme social et collectif ou microcosme corporel individuel, souvent mis en correspondance selon les usages métaphoriques bien ancrés3. L’Art de dictier reflète d’ailleurs cette centralité du temps dans l’appréhension du monde, à la fois du vaste monde dans son évolution historique et ses attentes eschatologiques, lorsque, rangeant son décompte dans la panoplie de l’art d’« arismetique », il décrit cette science
de sçavoir les heures, les temps, les minutes et les momens pour sçavoir le commencement des jours et des nuis, des sepmaines, des moys et des ans pour venir au grant miliaire et sçavoir par ce nombre, en querculant, la revolucion des temps et congnoistre le cours du souleil et de la lune, et du zodiaque ; (n° 187, § 3, p. 586)
mais aussi quand, en l’associant cette fois à l’art d’« astrologie », il évoque le temps et ses cycles naturels dans leur version individuelle, purement physique et corporelle, parlant
des sentez et maladies des gens et des bestes ; de sçavoir le compost du souleil et de la lune, de partir les ans et trouver des bisextes et leurs conjunctions des lunes pour ordonner leurs saingnies et les temps de prandre medicine, et autres choses qui de ce se despendent. (n° 187, § 4, p. 588)
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4 L’exemple 12f cité par l’Art de dictier (n°187) est extrait de la ball. 25,...
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5 Les exemples 17e et 18a cités par l’Art de dictier (n°187) sont respectivem...
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6 L’exemple 23l est tiré du Lay de departement (n° 53 de l’Anthologie).
5Et l’Art de dictier reflète également l’importance numérique des pièces liées au temps, puisque, parmi les exemples qu’il donne, six sur vingt évoquent le temps. La proportion est importante et reflète sans aucun doute la grande sensibilité de notre poète au temps, et l’on remarquera également que ces six exemples sont intégralement repris dans l’Anthologie de Clotilde Dauphant, ce qui montre aussi à quel point cet attachement au temps constitue une marque de son œuvre aux yeux de ses lecteurs et exégètes d’aujourd’hui. Si l’on approfondit l’analyse selon un premier essai de catégorisation des pièces, on s’aperçoit que ces six exemples de l’Art de dictier évoquant l’emprise du temps se subdivisent en deux pièces de critique sociale4, trois de dénonciation du déclin collectif, dont deux qui recourent au motif rhétorique de l’ubi sunt5, la sixième et dernière, extrait du Lay de departement6, relevant du temps personnel dans le discours courtois.
Corpus et catégorisation
6Cette pré-analyse quantitative et qualitative des exemples consacrés au temps au sein de l’Art de dictier nous introduit très directement au cœur de la question de notre corpus : sa définition et sa catégorisation. La consultation de l’Anthologie, à laquelle nous cantonnons dans un premier temps notre analyse, nous a dévoilé une petite cinquantaine de pièces jouant de la dimension temporelle, de la succession des temps passés, présents ou futurs, des cycles du jour ou des saisons, dans différents registres et selon différents thèmes et catégories qu’on détaillera un peu plus loin.
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7 Les pièces de l’Anthologie entrant dans la sélection sont les suivantes : n...
7Premier constat, dans ce repérage qui ne procède pas d’une approche sémantique : le corpus de quarante-six pièces ainsi repéré au sein de l’Anthologie, ne recoupe que très imparfaitement l’entrée « temps » du glossaire et ses propres catégories entières7. Plus précisément :
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au-delà d’un noyau commun de vingt-six pièces, vingt pièces de notre sélection ne contiennent pas le terme temps et, a contrario, cinquante références de l’entrée « temps » du glossaire en sont exclues ;
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le temps au sens météorologique s’en trouve très logiquement exclu, à l’exception de la ballade 72 qui relie le temps qu’il fait au cycle naturel des saisons8 ;
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les expressions en tous temps et nul temps également, catégories temporelles ne décrivant pas le temps dans sa conception dynamique, mais un temps figé, voire une absence de temps, un non-temps9 ;
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le syntagme à valeur adverbiale long temps, lui aussi presque totalement exclu de notre corpus, relève sans doute d’une logique similaire d’absence de réalité du temps10.
8Les catégories thématiques entre lesquelles se répartissent nos pièces, et retenues pour notre analyse, se répartissent comme suit :
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critique sociale ;
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temps personnel et amour courtois, temps de l’amour et marques corporelles du temps ;
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abandon, sous-catégorie de celle de l’amour courtois ;
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regrets, déclin ;
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ubi sunt, translatio : vision historique et critique sociale, par opposition au passé idéalisé ;
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hommage funèbre à Bertrand du Guesclin.
9Catégories difficilement séparables, du fait même du jeu métaphorique microcosme-macrocosme ou de correspondances de cet ordre. Ainsi en témoigne la ballade 192, datable avec quelque probabilité de fin 1380, peu après une mort de Charles V ayant suivi de peu d’années celles d’Urbain V, en 1370, et de l’empereur Charles IV, en 1378 :
11 À rapprocher de la ball. 28, qui évoque : « Le pappe Urbain, l’empereur et...
Monde suy, a qui deffault loy.
Party sont princes, pappe et roy. (v. 31-32)11
La pièce s’avère une prosopopée du monde déclarant tour à tour :
12 On note l’incohérence du nombre de syllabes (9 au lieu de 8), la forme gar...
Sanz joyë suis, triste et dolent
Et n’ay membre qui ne se dueille. (v. 5-6)
Je suis viel, j’ay moult eu d’annoy. (v. 11)
Tout se pert, ne nul bien n’y voy :
Bien croy que ne gariray jamais. (v. 35-36)12
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13 Voir par exemple Miren Lacassagne, « Rhétorique et politique de la “médioc...
10De plus, outre le langage allégorique jouant du double sens, la promiscuité de ces catégories résulte du fait qu’elles développent un discours strictement commun, mettant notamment en scène la décrépitude corporelle, en vue de conclusions spécifiques et distinctes. Les pièces de la première catégorie développent une lecture de critique sociale et de leçon morale empreinte de l’idéal de mediocritas, d’« état moyen », bien caractérisé chez notre poète par Miren Lacassagne13. Parmi elles, on relève notamment la ballade 50 qui, en son antépénultième vers, appelle à se souvenir « De mort, qui fiert les petiz et les grans » (v. 34). De même, la ballade 36, empruntant à notre exemple liminaire son pessimisme d’un temps avec lequel, inexorablement, les vertus « Diminüent et les saisons, / Toute chose se desnature » (ball. 199, v. 9-10), associe comme consubstantiellement la marche en avant du temps et une désagrégation sociale caractérisée par la recherche frénétique et vaine des richesses :
Quant plus vient le temps avant
Et plus voy dueil et tristesce,
L’un derrier, l’autre devant,
L’un tout seul et l’autre en presse,
L’un happe, l’autre delesse,
L’un s’enfuit, l’autre demeure,
Et que vault tele richesse ?
Tout est perdu en une heure. (ball. 36, v. 1-8)
11De leur côté, les pièces de la seconde catégorie optent pour un simple constat de dépit amoureux et de regrets du temps de la jeunesse, souvent teinté d’une leçon morale cette fois individualisée, sur la vanité du monde (vanitas vanitatum) et la fragilité de la vie humaine (memento mori). Le rondeau 170 illustre cette optique en opposant le temps « present en ce monde » (v. 1), où l’on mène « vïe ronde » (v. 8), au néant de la mort (v. 3, « en la fin mourrez dolent et nu » v. 10) et du corps après la mort (« mangez de vers, sanz lance et sanz escu » v. 5).
12Le glissement métaphorique est presque imperceptible qui fait passer du discours individuel, courtois et amoureux, au discours moral et social. Que l’on songe par exemple aux balades 8 et 9 qui se font écho, échangeant leur incipit et leur refrain pour dénoncer ensemble la dégradation du vivre ensemble avec le règne de Malebouche (« Puis que je voy Malebouche regner ») et la douleur en résultant chez le poète, qui par dépit envisage de se retirer du monde (« Se ce temps tient, je devendray hermite »). Mais de cette critique sociale commune, la ballade 8 tire des conclusions politiques et institutionnelles — inversion des valeurs faisant « Les mauls regner, gent bonne avoir despite / Et aux mauvais prandre gouvernement » (v. 3-4) — scandées par des personnifications (positives) liées au fonctionnement collectif — Vérité, Justice, Raison, « Bien fait » —, quand la pièce 9 met en scène un jeu de personnifications (cette fois négatives) — Jalousie (v. 2 et v. 11), « Dangier » (v. 3 et v. 13), « Honte et Paour » (v. 4 et v. 12), Fortune (v. 5 et 14) — qui relèvent des heurs d’amour (« Amer n’est que hasart » v. 15, « Qu’Amours ne puet amans guerredonner » v. 17) et du comportement amoureux : la capacité à « amours gouverner » (v. 3), qui use volontairement du même terme de gouvernement mais dans son acception cette fois clairement individuelle.
13Cette proximité, et les différences aussi, entre les catégories identifiées se mesurent aux thématiques traitées par chacune. Globalement, on y voit à l’œuvre des motifs récurrents comme le rapport passé-présent, la dimension prophétique et eschatologique, le mépris du monde et la vulnérabilité — au temps — de la condition humaine, le sentiment de sa vanité jointe à l’idéal de la mediocritas, la douleur et le deuil, l’opposition des vertus et des vices — dont orgueil et envie tiennent les rôles centraux —, le travail de la mémoire, enfin des visions différenciées du temps, tantôt plutôt continu et tantôt brutal.
14S’ils traversent tous notre corpus, ces différents thèmes n’irriguent pas uniformément nos différentes catégories. Sans grande surprise, les complaintes amoureuses ou funèbres que constituent les pièces de dépit d’amour ou de perte du héros si admiré Bertrand du Guesclin, voire de regret de plus anciennes gloires sur le motif rhétorique de l’ubi sunt, mobilisent massivement le motif de la douleur et le rapport passé-présent (encadrés en bleu dans le tableau ci-dessous) — selon une logique d’opposition dialectique ou, parfois, d’association, visant à la commémoration et à la perpétuation (ball. 38 et 39 sur Du Guesclin). La douleur est un thème fort partagé avec la catégorie plus fournie des pièces individuelles et amoureuses, lesquelles ont par ailleurs en commun avec les pièces d’abandon le motif dominant du regret (en mauve dans le tableau). Mais ces pièces individuelles et amoureuses vouées, selon un mode d’expression quelque peu doloriste, à l’évocation des âges de la vie et de la prise du temps sur le corps, développent surtout une leçon morale et une vision continue du temps, tendu vers l’inexorable déclin de l’homme, qui les rapprochent davantage encore des pièces de critique sociale portant une critique morale cette fois collective — on a déjà évoqué cette bifurcation — et une vision tout aussi continue du temps long de la dégradation du monde (en rouge dans le tableau). Dégradation continue du monde qui convoque cette fois les temps historiques et la lecture de l’histoire mêlée à une pesée des vices et vertus se projetant vers les fins ultimes et le jugement des âmes : assez naturellement chez Deschamps et en cette fin de siècle tourmentée, la critique sociale se pare d’eschatologie et la vision des temps passés et présents se projette en prophétie du futur, des fins ultimes.
Critique sociale et fin des temps
15C’est par un examen plus approfondi de cette catégorie, dans sa vision des temps historiques se prolongeant de pronostications eschatologiques, que se poursuivra notre analyse.
16La ballade 154 déjà évoquée ne tire de l’expérience historique vécue du poète, ses cinquante ans et cinq générations ponctuées de calamités — » Las ! Que j’ay veü de tribulacïon » (v. 1) — qu’un simple constat désabusé sur la vanité de la vie terrestre : « C’est tout neant des choses de ce monde » (v. 12, refrain). D’autres ballades évoquées elles aussi penchent davantage vers la rhétorique eschatologique. Ainsi la ballade 199 citée en entame, invoquant de façon quelque peu totalisante l’ensemble de la Création, annonce-t-elle que « La fin de ce monde approuchons » (v. 19) et invite-t-elle à réformer les meurs « Ou autrement tuit perirons » (v. 35). Ainsi la personnification du monde en vieillard malade, déclarant dans la ballade 192 : « Je suis viel, j’ay moult eu d’annoy » (v. 11) et appelant à être sauvé « De l’infernal mort » (v. 25), se conclut-elle, elle aussi, par une menace de fin : « Tout se pert, ne nul bien n’y voy / Bien croy que ne gariray jamais. » (v. 35-36). La rhétorique est omniprésente, on le voit, mais reste souvent affleurante. Avec une pièce comme la ballade 184, on accède à un niveau déjà plus complexe d’élaboration, qui joue de la métaphore du corps humain comme miroir du monde pour décrire la marche progressive et aveugle vers sa perte. De même que l’homme s’abîme dans une inexorable cécité à mesure qu’il prend de l’âge, de sa jeunesse (v. 1) à ses cinquante ans (v. 5), puis jusqu’à ses soixante-dix ans si Dieu lui prête vie (v. 15), et « Ainsi s’en va a sa fin main et soir » (v. 19) jusqu’au moment où « En l’aage vient qui de mourir l’argüe » (v. 13), de même, « le monde est tant aveugle pour voir / Tant par pechié comme par sa vieillesce » (v. 9-10) qu’il court à sa fin sans s’en apercevoir : « Dont ce monde puet sa fin percevoir » (v. 29), « le monde se tüe / Tant par pechié comme par sa vieillesce ! » (v. 35-36).
17Temps historiques et fin des temps : l’écoulement du temps est consubstantiel à l’avilissement du monde, comme en témoigne l’exemple croisé des ballades 36 (« Quant plus vient le temps avant », v. 1) et 199 (« Diminüent et les saisons, / Toute chose se desnature. », v. 9-10), mais on en reste ici à l’écume des choses, ne dépassant guère la leçon de morale collective. Au sein de l’Anthologie, seule la ballade 137 esquisse le vaste concept deschampien de lecture inspirée des temps historiques en vue des fins dernières et de l’histoire du Salut. Il s’agit d’une pièce pseudo-prophétique qui manie le thème des âges du monde, « Depuis que le diluge fu » (v. 1) jusqu’aux temps présents, pour constater avec dépit que « nulle vertu / Ceuls de ces VII aage ne firent » (v. 11-12), pour enchaîner avec celui de la fin du monde ou de la fin de régime :
Pres de la fin, ly noms Dieu vains
Et sa loy escandaliseë,
Ne fu li termes si prouchains
D’estre monarchïe muëe (v. 7-10).
18Le pronostic de changement « dedans vint ans » (v. 19) est très vraisemblablement une référence à la date classique de 1400, qu’on trouve par ailleurs chez Deschamps comme chez de nombreux auteurs joachimites et millénaristes, associée à une fin de siècle de domination de la dynastie des lys, articulée au système des âges du monde et à son comput, et donnant ici un élément de datation de la pièce, renvoyant à l’année 1380 ou peu après, avec les débuts difficiles du règne de Charles VI.
Messianisme royal français et date de 1400
19Par cette rhétorique et par cette date cible de 1400, notre ballade 137 fait écho à une tradition de messianisme politique à forte valeur eschatologique et s’inscrivant dans une vision globale très affirmée du déroulement des temps historiques qui parcourt l’œuvre de notre poète mais nécessite d’ouvrir notre analyse au-delà du corpus de l’Anthologie, en nous référant à l’ensemble des Œuvres complètes, dans l’édition du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud, pour la Société des anciens textes français (SATF).
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14 Charles VI était fils de Charles V et de Jeanne de Bourbon, fille et sœur ...
20La ballade LXVII en offre l’exemple le plus spectaculaire : « Trente deux ans ara le cerf volant / Des grans forets de Gaule et de Bourbon » annonce-t-elle en ouverture, se référant très explicitement au jeune Charles VI, fils de roi de France et de princesse de Bourbon et qui, né fin 1368, devait basculer dans sa trente-troisième année à symbolique christique au moment même du basculement du siècle, fin 140014. La date n’est pas citée dans la pièce, mais y renvoient sans l’ombre d’un doute l’âge du roi comme sa vocation messianique marquée par un parcours ponctué de jalons victorieux. « A .XIII. cors fera craindre son nom » : d’emblée, le vers 3 annonce la victoire sur les Flamands révoltés et la première ostentation par le jeune roi de son emblème au cerf volant, à Roosebeke en novembre 1382, de façon trop prémonitoire pour constituer une véritable prédiction. Les trois vers suivants prolongent immédiatement l’enthousiasme de la victoire en une prophétie de la destruction de l’Angleterre, véritable spéculation, cette fois, sous couvert de symbolique merlinienne tirée de l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, histoire légendaire des rois de Bretagne écrite au milieu du xiie siècle : « Et a vint cors sera de tel renom / Qu’il destruira, ce dit la lettre escripte, / L’isle aux geans et l’asne, vueille ou nom ». Enfin, les vers 21-22 et 27-28 promettent tour à tour au jeune roi croisade définitive menée à vingt-huit ans et apothéose de son couronnement impérial à trente-deux ans, en cette année symbolique 1400 de changement de siècle qui, heureuse convergence des calendriers, offrirait à Charles VI l’âge du Christ à sa Passion :
.XX. et .VIII. cors ara lors le faon
Qui rendre doit la saincte terre quitte (v. 21-22) ;
15 Ball. LXVII des Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 164-165. Voir aussi...
L’aigle aura d’or, telle est sa finition
Telle est de lui la prophétie dite. (v. 27-28)15
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16 M. Chaume, « Une prophétie relative à Charles VI », Revue du Moyen Âge lat...
21Deschamps reproduisait et déclinait sans doute ici une prophétie à peine antérieure et rédigée en latin au moment précis de l’accession au trône de Charles VI, en septembre 1380, laquelle attribuait au jeune roi le rôle d’un empereur victorieux, à la manière d’un nouveau Charlemagne, conduisant la chrétienté à la victoire et à la paix universelle, selon des jalons très comparables16. Ce programme s’abritait derrière une haute figure de dominium universel : un Dernier empereur des traditions prophétiques apocalyptiques et sibyllines, dont certains auteurs pro-français du xive siècle — l’Aquitain Jean de Roquetaillade, le Catalan Francesc Eiximenis et le Calabrais Télesphore de Cosenza — y mêlant l’univers des prophéties du pseudo-Merlin et la vision théologique du moine calabrais Joachim de Flore — célèbre théoricien, à la fin du xiie siècle, de la division trinitaire de l’histoire et de l’avènement prochain d’une ère de l’Esprit —, assignaient le rôle au roi de France, nouveau Charlemagne, à l’approche de l’an 1400.
Le système des âges du monde
22Le comput du règne de Charles VI en Dernier empereur n’est pas le seul comput des temps historiques. L’œuvre de Deschamps est parcourue de références à un système des âges du monde depuis sa création, que l’auteur adapte avec une certaine liberté, et dont nous trouvons la meilleure présentation dans quatre pièces : les ballades CCCLXV, DCCCCLXXIX, MLXXII et le chant royal MCCCCLXIV de l’édition complète de la SATF.
23Faisant écho à ce développement en « VII aages » (v. 12) de la ballade 137 de l’Anthologie, décomptés selon elle « Depuis que le diluge fu » (v. 1), la ballade DCCCCLXXIX nous livre l’énumération des âges du monde qui constitue le système historique d’Eustache Deschamps :
Depuis l’aage qui commença premier
Au pere Adam, Noé secondement,
A Abraham qui dut sacrifier
Ysac con filz, le tiers aage ensement,
David le quart et au captivement
Le Ve de Babiloyne fu
Le VIe commença a Jhesu. (v. 1-7)
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17 Voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, P...
24Ce comput emprunte directement à la doctrine des six âges du monde héritée des Pères de l’Église. Après un Justin s’appuyant sur la parabole des quatre empires de Daniel, après un Eusèbe de Césarée proposant une division de l’histoire en sept âges, c’est saint Augustin qui fixa la doctrine devenue classique, reprise par Bède le Vénérable et Isidore de Séville, des six âges du monde : d’Adam à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à David, de David à l’exil à Babylone, de Babylone au Christ, et enfin, depuis le Christ, l’âge de l’Église en cours de déroulement17. Ce sont bien là les césures de la ballade DCCCCLXXIX. De même, le chant royal MCCCCLXIV énumère les six âges selon leurs traditionnelles délimitations : le premier « Depuis que fu creez Adams / Jusqu’au diluge » (v. 2-3), le second de « Noué » (v. 11) à « Abrahams » (v. 12), le troisième jusqu’à « David grans » (v. 14), le quatrième de « Davit » à l’exil à « Babyloine » (v. 24), le cinquième de cet exil à « l’incarnacion / Du filz Dieu » (v. 26-27). De même également dans la ballade MLXXII, avec l’évocation ramassée évoquant successivement :
Adam, Noé, Abraham et Davit,
Et en après la transmigracion,
L’advenement du fils Dieu, Jhesu Crist,
Le temps des ans de s’incarnacion. » (v. 1-4)
25Malgré sa proximité avec les trois pièces précédentes, la ballade CCCLXV se démarque de la tradition en ramenant de six à cinq le nombre des âges. Initiant le temps historique non pas à la Création, mais à la Chute, « Depuis qu’Adam fist l’innobedience / Dont Dieux le voult de paradis getter » (v. 9-10), la pièce énumère tour à tour les âges de « Noel, son arche et son parage » (v. 14), « Abraham […] / En l’aage tiers » (v. 17-19), puis l’enchaînement direct, cette fois, avec « Babyloine […] / Jusques a Crist » (v. 23-25), oubliant de nommer David pour fusionner les traditionnels troisième et quatrième âges.
Le comput des âges du monde
26Surtout, plus que les précédentes pièces, la ballade CCCLXV, écrite en 1381 selon l’aveu de son v. 29, insiste sur le caractère de « mutation », punition divine résultant des péchés des hommes, qui préside au passage d’un âge au suivant : ainsi lorsque « Le monde donc convint renouveller » avec Noé (v. 15), ou « Se voult li cours de ce monde muer / En l’aage tiers » (v. 18-19), ou plus tard « transmuer » avec le voyage à Babylone (v. 23), avènement d’un quatrième âge « Jusques a Crist » dont « tout le cours mua a sa naissance » (v. 27), ouvrant la nouvelle ère en cours « jusque a ce temps sauvage / Qui en muant voult son cours preparer » (v. 30-31).
27Ces mutations successives tout à fait volontaires sont au cœur de la dynamique historique, mais en la ponctuant, cette fois et sans l’ombre d’une erreur, selon une périodisation en cinq âges, comme l’énonce clairement l’entame de la dernière strophe avant l’envoi :
Par cinq fois est venu la consequence
De ce monde en tel point ruyner (v. 33-34).
Cette présentation tranche ainsi clairement avec le développement du chant royal MCCCCLXIV :
Les temps et les eages coulans,
Qui par .VI. foiz sanz contredit
Ont toujours esté renovans (v. 42-44).
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18 Voir J.-P. Boudet, « Simon de Phares et les rapports entre astrologie et p...
Lequel chant royal MCCCCLXIV se montre lui aussi friand de « renovacion » (v. 6) et de « grant mutacion » (v. 7), mais reste fidèle aux six âges classiques adoptés par les autres pièces évoquées18.
28En effet, s’il est un point commun entre les quatre pièces étudiées, c’est bien cette durée de 1400 ans attribuée à chaque âge. Durée immuable qui constitue l’originalité du système de Deschamps par rapport à la doctrine traditionnelle, et qui sous-tend l’ensemble de sa logique de datation et de prédiction. Ainsi convient-il d’interpréter la règle arithmétique invariable qui commande, selon la ballade DCCCCLXXIX, la « mutacion » de ces âges tout juste énumérés :
A toujours en moult de mutacions,
De milliers d’ans avec leurs fractions,
Quatorze cens […]. (v. 8-10)
29Dans le chant royal MCCCCLXIV, Deschamps attribue aux mêmes âges la même durée unique de « quatorze cens ans » (v. 5). On retrouve également ce nombre dans la ballade CCCLXV, lorsque Deschamps évoque le premier âge du monde « Qui XIIII.C. ans pot lors durer » (v. 12), ou déclare au sujet du dernier : « Quatorze cens pot l’aage regner » (v. 26). La ballade MLXXII avance elle aussi une durée inamovible de 1400 ans pour chacun des âges écoulés, en évoquant « [...] la mutacion / Qui a esté en quatorze cens ans, / Entre un chascun de ces aages coulans » (v. 5-7).
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19 B. Guenée, Histoire et culture historique, op. cit., p. 151-152.
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20 J. Delumeau, Une histoire du paradis, t. II, Mille ans de bonheur, Paris, ...
30Homogène et cohérent, du point de vue de la durée de ses âges, le système de datation de Deschamps ne semble cependant pas trouver sa source dans les plus grandes références du temps. Isidore de Séville avait en effet attribué aux cinq âges révolus les durées respectives de 2242, 942, 940, 555 et 549 années, ce qui plaçait la création de la Terre 5228 ans avant la Nativité. Pour Bède, les durées respectives furent : 1656, 292, 942, 473 et 589 ans, avec création correspondante de la Terre 3952 ans av. J.-C.19 On voit à quel point les cinq périodes déjà écoulées de 1400 ans chacune, totalisant 7000 ans depuis la Création, éloignent le système principal de Deschamps de ces deux auteurs, sources essentielles de l’historiographie médiévale, mais comment, également, la ballade CCCLXV, procédant à son originale réunion des troisième et quatrième âges classiques, pour une unique période de 1400 ans entre Abraham et l’exil à Babylone, l’en rapproche a contrario du point de vue des durées : outre que la durée ce nouvel âge refondu assure une bien meilleure cohérence avec les computs d’Isidore, avec ses 940+555 =1495 ans, et de Bède, avec ses 942+473 =1415 ans, sa création du monde placée à 5600 ans avant J.-C. la rapproche de ses devanciers, notamment d’Isidore et ses 5228 ans, et plus spectaculairement encore de saint Hippolyte († 235), évêque bienveillant à l’égard des thèses millénaristes qui, se fondant sur le système de six âges chrétiens millénaires, situait la Création du monde 5500 ans avant la naissance du Christ20.
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21 Voir D. Hüe, « Au bout de l’Histoire », art. cit., p. 243.
31Ces représentations à caractère visiblement symbolique des périodes de l’histoire, oscillant entre des périodes de 1000 et 1400 ans, ou à peu près, reflètent sans doute cette ancienne tradition, que nous rappelle Denis Hüe, de décompte des générations faisant se succéder, entre mutations successives, dix puis quatorze générations, soit, en vertu de la durée séculaire des générations mythiques de l’Ancien Testament, un compte tout aussi « rond » de la durée de chacun des cinq premiers âges : 1000 ans, pour les spéculations les plus anciennes, puis 1400 ans21.
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22 Ou Descriptions des derniers temps, texte attribué de façon apocryphe à Mé...
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23 C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, trad., La fin des Temps, op. cit., p. 17...
32Une fois encore, ces deux durées symboliques et l’arithmétique se convoquent mutuellement : 5 fois 1400 s’égalant à 7 fois 1000, la division en cinq âges de 1400 ans de l’histoire du monde recoupait la durée symbolique totale des 7000 ans qui, déjà depuis de très longs siècles d’exégèse calquant l’histoire du monde sur les sept jours de la Création, représentait la totalité du temps assignée à l’histoire du monde. C’est ainsi que le pseudo-Méthode — auteur syrien du viie siècle dont Deschamps appréciait tant les Revelationes et qu’il cite, entre autres endroits, au vers 15 de sa ballade DCCCCLXXIX (« Metheode ») —, se ré-appropriant un système de périodisation de l’histoire inspiré de la théorie antique des sept millénaires, signifiée par saint Jean dans les sept sceaux de son Apocalypse, mettait en correspondance les différents millénaires de l’histoire du monde avec les jours de la semaine22. Le dernier d’entre eux s’identifiait à un sabbat synonyme du règne terrestre du Christ parmi les élus de la première résurrection — une ère de captivité de Satan « jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis » (Apocalypse, XX, 3) pendant laquelle les Justes « ont vécu et régné mille ans avant Jésus Christ » (Apocalypse, XX, 5) —, et s’achevant par les derniers combats eschatologiques qui préfigurent le Jugement dernier. La périodisation du pseudo-Méthode emprunte sans doute à la rhétorique de saint Jean dans sa lecture millénariste : « on ne peut s’empêcher de penser qu’un avatar du Millenium se cache là. [...] La fin du monde proprement dite aura lieu à la fin du septième millénaire », commentent ses éditeurs en explicitant le sens historique et prophétique donné par l’auteur syrien à sa comptabilisation23. Voilà qui pose, au cœur même des vers de notre poète et des contradictions profondes de ses systèmes de datation, la question du sens de l’histoire passée et de l’histoire à venir.
Temps de la fin ou fin des temps : le sens de l’histoire, entre millénarisme et critique sociale
33On pourrait, au vu de tous ces éléments, prétendre échafauder un scénario montrant un Deschamps articuler les trois principes structurants que constituent, d’une part, le système bien connu des six âges, qu’il respecte scrupuleusement dans ses ballades DCCCCLXXIX et MLXXII, ainsi que dans son chant royal MCCCCLXIV, d’autre part des traditions scripturaires de durée symbolique attestant ses références de 1400 ans pour chaque âge, et enfin cette pression historique de fin de siècle l’inclinant à marteler l’imminence de l’an 1400. Malgré tout, force est de constater que tous ces schémas ne disent pas du tout la même chose des temps à venir et qu’aucun, en définitive, ne parvient à établir la moindre cohérence d’ensemble.
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24 La ball. MLXXII, évoquée plus haut pour sa périodisation en six âges de l’...
34Au prix de contorsions et de contradictions, Deschamps superpose le schéma traditionnel des six âges du monde à celui, beaucoup plus spécifique et hautement eschatologique, issu des Revelationes attribuées à saint Méthode, découpage de l’histoire du monde en sept millénaires auquel font référence les ballades DCCCCLXXIX (« VIe millier », v. 14) et CCCLXV (« VIIe miller », v. 37) comme le chant royal MCCCCLXIV (« Septem milliaire », v. 53)24. Et c’est la ballade CCCLXV qui, en réduisant à quatre le nombre des âges précédant la venue du Christ et en plaçant ainsi la création du monde en 5600 av. J.-C., offre une collusion entre son système d’âges et le système des millénaires du pseudo-Méthode : l’année 1400 y coïncide en effet avec les sept mille ans de la Terre.
35L’incontestable différence de périodisation qui sépare la ballade CCCLXV de ses congénères et la contradiction arithmétique qui en résulte débouchent en réalité sur une opposition de fond des schémas historiques et eschatologiques. La vision de la ballade CCCLXV, fondée sur la succession de cinq âges de 1400 ans déjà accomplis, impose un dernier millénaire méthodien parvenu à son terme. C’est ce que peut laisser entendre le vers 37 lorsque Deschamps y explique que l’année 1400 viendra à la fois clore le dernier âge — ses 1400 années en « nombre emply » — et le « VIIe miller » :
Si puis assez par consequent prouver,
Ce nombre [1400 ans] emply ou VIIe miller,
Que le monde muera son estage ». (v. 36-38)
En revanche, la ballade DCCCCLXXIX annonce la venue de l’Antéchrist et l’accomplissement de son règne, au terme du sixième millénaire et à l’ouverture — implicite — du septième :
Or sommes nous au VIe millier,
Près de la fin, selon l’entendement
Metheode, qu’Entecrist approuchier
Doit et venir tresrigoureusement,
Soy disant Crist, et regner faussement (v. 13-17).
36L’Antéchrist est la figure clé des rhétoriques de fin du monde et fin des temps, et son incontournable leitmotiv. Héritée de traditions anciennes (Daniel, VII, 2-7 et XI, 36-39), annoncée dans les « faux prophètes » et communément identifiée aux deux Bêtes de l’Apocalypse de saint Jean (XIII, 2 et 11-13), elle irrigue largement la production poétique de Deschamps, et bien au-delà des domaines prophétique et eschatologique. Mais l’Apocalypse contient davantage, avec ces versets (XX, 3 et 5) clôturant un premier combat victorieux contre les forces du Mal par une période de perfection terrestre d’une durée symbolique de mille ans, parfois interprétée à la lettre et systématiquement revivifiée par les fins de siècle, comme cette date de 1400 omniprésente et qui approche. Chez saint Augustin et dans la doctrine de l’Église qu’il contribua à forger, ce millenium de perfection fut lu comme l’accomplissement du triomphe du Christ et le règne de l’Église militante depuis sa venue, dans l’attente de la fin du monde. Chez des esprits plus exaltés, il nourrit une espérance très terrestre s’incarnant dans le messianisme politique du Dernier empereur, adversaire de l’Antéchrist lui aussi largement hérité de traditions anciennes, messianisme qui se projeta au fil du Moyen Âge sur quelques grandes figures historiques : on attendait ainsi en France un second Charlemagne, dans le Saint-empire romain germanique un second Frédéric…
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25 On peut citer ici : sur le thème messianique pro-français du second Charle...
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26 M. de Combarieu du Grès, « Deschamps, poète de la Fin des temps ? », Fin ...
37Contentons-nous ici de rappeler l’existence de ces deux traditions sibylline et joachimite au sein de l’œuvre d’Eustache Deschamps, sans les commenter davantage, car, dans les deux cas, elles sortent de l’histoire, de la vision du temps qui fonde notre propos présent25. Au terme d’un tel recensement et de l’ensemble du discours qui y mène, sur le déroulement des temps historiques, la question qui se pose est celle de l’intention de Deschamps, au-delà de sa rhétorique empruntant parfois de près au millénarisme. Comme l’a souligné Micheline de Combarieu du Grès dans un article déjà ancien, Eustache Deschamps n’est pas un auteur inspiré26. Sa rhétorique est plutôt une rhétorique du saisissement, comme en témoigne la ballade DCCCCLXXIX par son enchevêtrement subtil du thème des six âges et de la fin du monde (v. 1-7) avec celui des sept arts libéraux, fondement de l’enseignement universitaire :
Des sciences ot l’en grammaire chier,
Logique après, et encor tiercement
Rhetorique, geometrie quier,
Musique fault, astronomie ment,
Compter, getter ont le gouvernement. (v. 25-29)
Le dernier vers cité dénonce la suprématie de l’arithmétique, dernier art du quadrivium, dont l’immorale domination sur les règles sociales est régulièrement critiquée dans le refrain : « Regner ne voy fors l’art d’arismetique ». L’enchevêtrement des deux motifs se noue au vers 32, qui établit leur comparaison : « Ces sciences a ces aages joignons ». Dès lors, la dernière des sciences nommées concorde avec le dernier des âges : le septième millénaire de Méthode, âge de l’Antéchrist (v. 13-15). Le but de la démonstration est atteint : le règne de l’Antéchrist (v. 15-22), qui doit commencer en 1400 (v. 10), date du début de la fin des temps et du septième millénaire de l’histoire du monde, est annoncé par le triomphe de l’arithmétique sur les autres arts libéraux — » maint art authentique / De touz lesquelz vient la finicion » (v. 10-11) — et par le pouvoir croissant de l’argent sur la société — par lequel, nous alerte la pièce en conclusion, le dysfonctionnement social touche la société dans ses trois ordres idéaux : « ez palais, en ville ou en moustier » (v. 41).
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27 Absente de l’index.
38Loin de toute véritable exaltation millénariste, le projet réel de Deschamps est très royal — c’est-à-dire d’une fidélité absolue à la monarchie aux fleurs de lys — et surtout moral : un discours de re-saisissement et d’exhortation morale de la société contemporaine. Beaucoup d’exemples le montreraient, et ce constat rejoint parfaitement notre analyse préliminaire de la mise en scène du temps dans ses motifs politiques de critique sociale au sein de l’Anthologie. Si celle-ci ignore presque totalement, à l’exception de la ballade 137, la rhétorique prophétique de Deschamps, et si elle ignore plus encore — ce qui est plus surprenant — la figure de l’Antéchrist27, elle illustre parfaitement le discours de morale collective que sous-tendent ces arguments d’intimidation.
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28 D. Hue, « Au bout de l’histoire », art. cit., p. 242.
39Elle y convoque même une « théorie des âges » : accessoirement ceux du monde largement tendue vers les leçons de morale collective dans la ballade 137, mais également et surtout des âges de la vie, assez conformes à la décomposition traditionnelle en infantia, pueritia, adulescentia, juventas, virilitas, senecta, decrepita que Denis Hue signale, par exemple, dans le Miroir historial de Vincent de Beauvais28, et dont témoignent les ballades 6, 50, 82 et 184, ainsi que le rondeau 104, pièces qui participent d’ailleurs pour la majorité d’entre elles de la critique sociale (6, 50 et 184). La relation entre âges de la vie et vieillissement du monde n’est pas explicitée, mais elle affleure, et on a vu plus haut que la ballade 199 franchit le pas en comparant la cécité progressive de l’homme vieillissant à l’avilissement moral du monde. L’âge du monde n’est donc pas loin de notre corpus de l’Anthologie. Surtout, si l’on convoque pour finir la ballade 27, qui cite la succession des quatre empires de Daniel et le motif de la translatio, qui va d’Orient en Occident jusqu’à Albion (v. 22) mais menace également de revenir en Orient : comme les millénaires et les âges du monde en perpétuelle mutation et perpétuel renouvellement, la translatio offre une vision de l’histoire à la fois progressive et cyclique. Autant d’exemples qui montrent l’omniprésence de la conscience du temps dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, et une multiplicité de ses formes à laquelle, même lorsqu’elle lui échappe en partie, l’Anthologie rend parfaitement hommage.
Notes
1 Quitte à reprendre sciemment le titre du beau livre de Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, en se souvenant notamment de sa réflexion liminaire, p. 15 : « l’impression, ressentie par certains historiens, que l’homme des premiers âges avait mesuré l’espace au moyen du temps, alors que son descendant moderne mesure le temps grâce à l’espace », avant sa remémoration, p. 172, du décompte des jours selon lequel s’étalonnaient les distances, petites ou grandes.
2 Les références en chiffres arabes renvoient à l’édition suivante : Eustache Deschamps, Anthologie, éd. C. Dauphant, Paris, Librairie générale française, 2014, sur le périmètre de laquelle se concentre la première partie de la présente enquête. Dans la partie plus spécifiquement consacrée aux pièces de critique sociale à rhétorique prophétique, on se référera beaucoup plus largement à des pièces puisées aux Œuvres complètes, éd. Marquis de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, Paris, Didot, 1878-1903, 11 vol. : par souci de distinction, les références à cette édition complète seront mentionnées en chiffres romains (et accompagnées de la mention « SATF »).
3 Parmi les nombreuses références documentant l’analogie microcosme-macrocosme au Moyen Âge, on peut ici encore renvoyer à Paul Zumthor, La Mesure du monde, op. cit., p. 18-19.
4 L’exemple 12f cité par l’Art de dictier (n°187) est extrait de la ball. 25, l’exemple 13f de la ball. 137, fortement eschatologique.
5 Les exemples 17e et 18a cités par l’Art de dictier (n°187) sont respectivement extraits de la ball. 26 et de la chanson royale 64, reprenant la thématique de l’ubi sunt. L’exemple 11g est issu de la ball. 119, s’avérant une vision plutôt personnelle versant finalement dans la critique sociale (dernière strophe).
6 L’exemple 23l est tiré du Lay de departement (n° 53 de l’Anthologie).
7 Les pièces de l’Anthologie entrant dans la sélection sont les suivantes : n° 7, 8, 9, 20, 25, 35, 36, 43, 50, 52, 53, 82, 102, 104, 106, 136, 137, 144, 145, 154, 165, 169, 170, 184, 186, 187 (Art de dictera, § 3 sur « arismétique » et § 4 sur « astrologie »), 192, 199 ; n° 26, 27, 28, 61, 64, 152, 197 sur le thème de l’ubi sunt ; n° 38, 39 et 99 sur Bertrand du Guesclin ; n° 70, 71, 72 sur le thème de l’abandon ; n° 119, 120, 122, 151, 153 sur le thème des regrets et du déclin.
8 Les pièces à caractère météorologique de l’Anthologie identifiées dans l’entrée « temps » du glossaire sont les n° 72, 128, 131, 141, 156, 157 et 188.
9 À l’entrée « temps » du glossaire, l’expression en tous temps « toujours » est repérée dans les pièces n° 18, 48, 115, 135, 142, 157 et 188, l’expression nul temps « jamais » dans les pièces n° 3, 56 et 195. Toutes se trouvent absentes de notre sélection.
10 À l’entrée « temps » du glossaire, l’expression long temps est citée au sein des pièces n° 3, 4, 13, 22, 33, 47, 49, 62, 70, 116, 149, 174, toutes absentes de notre sélection à l’exception de la n° 70.
11 À rapprocher de la ball. 28, qui évoque : « Le pappe Urbain, l’empereur et le roy / Qui en brief temps sont trespassez tuit troy » (v. 6-7).
12 On note l’incohérence du nombre de syllabes (9 au lieu de 8), la forme gariray étant bien la leçon lue sur le manuscrit fr. 840 et l’édition Raynaud supprimant le i intermédiaire pour donner garray, mais précisant en note la leçon originelle du manuscrit (Œuvres complètes, op. cit, vol. 8, p. 84, n. 1, de la ball. MCCCXXVI).
13 Voir par exemple Miren Lacassagne, « Rhétorique et politique de la “médiocrité” chez Eustache Deschamps », dans Autour d’Eustache Deschamps, dir. D. Buschinger, Amiens, Presses de l’université Jules Verne, 1999, p. 115-126.
14 Charles VI était fils de Charles V et de Jeanne de Bourbon, fille et sœur de ducs de Bourbon.
15 Ball. LXVII des Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 164-165. Voir aussi Th. Lassabatère, La Cité des Hommes. Eustache Deschamps, expression poétique et vision politique, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 105-109 pour le programme messianique promis à Charles VI, p. 132-138 pour les allusions pseudo-prophétiques de Deschamps aux guerres contre les Flamands et l’Angleterre, et p. 142-191 pour leur code animalier. S’agissant de l’Angleterre, le bestiaire prophétique doit beaucoup aux œuvres de Geoffroy de Monmouth (ca 1095-1155), évêque de Saint-Asaph (Galles) et auteur de l’Historia Regum Britanniae de la Vita Merlini et des Prophetiae Merlini. Sur l’élaboration de la devise du cerf volant et son adoption par le jeune Charles VI à l’occasion de l’expédition flamande, voir aussi Laurent Hablot, « L’emblématique princière dans l’œuvre d’Eustache Deschamps », Les « dictez vertueulx » d’Eustache Deschamps, éd. M. Lacassagne et Th. Lassabatère, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 87-106, en particulier p. 97-101. Charles VI, né le 3 décembre 1368, accéda au trône à la mort de son père Charles V le 16 septembre 1380, et fut couronné à Reims le 4 novembre suivant.
16 M. Chaume, « Une prophétie relative à Charles VI », Revue du Moyen Âge latin, 3, 1947, p. 27-42, ici p. 28-30 : sacré à l’âge de 14 ans, le jeune roi devait assurer la pacification du royaume en l’an 14 de son règne, puis celle de la chrétienté de l’an 14 à l’an 24 de son règne, avant d’être promis au couronnement impérial, à la réunification, sous son égide, des Églises chrétiennes, et à la croisade victorieuse aboutissant, en l’an 31 de son règne, à la déposition de la couronne au pied du Mont des Oliviers. Très inspirée de l’antique tradition sibylline juive et chrétienne du « Dernier empereur », mais aussi des événements bien plus proches des deux années précédentes liés au Grand Schisme de l’Église, la pièce n’attendit pas le sacre du jeune roi de onze ans, célébré à Reims un mois et demi plus tard, à peine, et que le texte « prédit » mal en se fondant sur l’ordonnance de 1374 fixant la majorité des rois à quatorze ans. Voir aussi, et tout particulièrement pour l’influence de Joachim de Flore (ca 1135-1202) et de sa doctrine des trois ères de l’histoire (ère du Père retracée par l’Ancien Testament, ère du Fils retranscrite par les Évangiles, ère de l’Esprit annoncée par deux ordres de viri spirituali, un pape angélique et une réforme de l’Église), l’ouvrage de référence de M. Reeves, The Influence of Prophecy in the Latter Middle Ages. A Study in Joachimism, Oxford, Clarendon Press, 1969, en particulier p. 320-331 — qui cite la prophétie de M. Chaume et la replace dans son contexte d’exploitation politique, avec Jean de Roquetaillade et Télesphore de Cosenza. Pour la traduction de ces schémas dans l’œuvre de Deschamps, voir aussi Th. Lassabatère, La Cité des Hommes, op. cit., p. 114-121.
17 Voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p. 146-154. Voir aussi A. I. Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983, p. 124-125.
18 Voir J.-P. Boudet, « Simon de Phares et les rapports entre astrologie et prophétie à la fin du Moyen Âge », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 102, 1990, p. 617-648, ici p. 644, n. 8. Mais J.-P. Boudet assigne aussi aux pièces DCCCCLXXIX et MCCCCLXIV ce même système des cinq âges, alors que là, c’est bien le découpage en six âges qui est présenté — en dépit de contradictions arithmétiques. D. Hüe, « Au bout de l’Histoire : Vincent de Beauvais », Fin des Temps et Temps de la fin dans l’univers médiéval, 1993, p. 237-258, ici p. 243, n. 9, repère une homélie de Grégoire le Grand présentant une segmentation de l’histoire en cinq âges.
19 B. Guenée, Histoire et culture historique, op. cit., p. 151-152.
20 J. Delumeau, Une histoire du paradis, t. II, Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995, p. 27.
21 Voir D. Hüe, « Au bout de l’Histoire », art. cit., p. 243.
22 Ou Descriptions des derniers temps, texte attribué de façon apocryphe à Méthode d’Olympe, évêque de Patare et Père grec de l’Église au tournant des iiie et ive siècles. Voir C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, trad., La fin des Temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, Stock, 1982, p. 17-34, en particulier p. 20-21.
23 C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, trad., La fin des Temps, op. cit., p. 173-174 et p. 185.
24 La ball. MLXXII, évoquée plus haut pour sa périodisation en six âges de l’histoire du monde, ne fait aucunement référence à Méthode et ses millénaires.
25 On peut citer ici : sur le thème messianique pro-français du second Charlemagne et de l’Imitatio Karoli, et de « Charles fils de Charles », la ball. LXXXI célébrant la naissance du dauphin Charles, début 1392 (« le fil de l’enfant », « Fleur qui de fleur pure et nette descent », « le nom du nom naiscent, / Et l’innocent de l’innocent cliné ») et la ball. MCXLII accueillant en nouveau « roy Charlemaine » le nouveau-né dauphin Charles, fin 1386 ; sur le thème du Dernier empereur de la tradition sibylline appliqué au roi de France, les ball. LXVII (programme eschatologique), LXVIII (nouveau peuple élu, nouvelle Jérusalem) et MCXVII (Veniet aquila, coq et aigle, rhétorique prophétique en appui au projet d’intervention en Italie en 1391) ; pour les influences joachimites, la ball. LXXXI (pape angélique-« saint pappe Innocent », renovatio-« reformacions », « reflourir saincte religion »). Voir Th. Lassabatère, La Cité des Hommes, op. cit., p. 96-121.
26 M. de Combarieu du Grès, « Deschamps, poète de la Fin des temps ? », Fin des Temps et Temps de la fin dans l’univers médiéval, 1993, p. 163-185, ici p. 176 : « Deschamps utilise une rhétorique prophétique mais ne peut guère être considéré comme un inspiré ».
27 Absente de l’index.
28 D. Hue, « Au bout de l’histoire », art. cit., p. 242.
Bibliographie
Œuvres
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–, Anthologie, éd. Clotilde Dauphant, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 2014.
Études
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Carozzi, Claude et Taviani-Carozzi, Huguette, La Fin des Temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, Stock, 1982.
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Reeves, Marjorie, The Influence of Prophecy in the Latter Middle Ages. A Study in Joachimism, Oxford, Clarendon Press, 1969.
Zumthor, Paul, La Mesure du monde, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1993.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Lassabatère Thierry
Docteur de Sorbonne Université