Dossier Acta Litt&Arts : Eustache Deschamps : facettes d’un poète du XIVe siècle
Les poèmes dialogués d’Eustache Deschamps
Texte intégral
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1 Ce travail s’inscrit dans le projet de recherche PID2020-113017GB-I00 « Éno...
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2 Ce travail repose sur une sélection de vingt-huit poèmes, intégralement ou ...
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3 D. Maingueneau, « Le Dialogue comme hypergenre », dans Ph. Guérin, Le Dialo...
1L’œuvre de Deschamps1, même dans une anthologie qui la réduit drastiquement, frappe par sa diversité de thèmes et de tons. Si les poèmes de ce recueil relèvent plutôt du genre de la ballade, malgré quelques lais, rondeaux et chants royaux, l’impression de diversité vient aussi de l’adoption, pour certains, d’une forme dialoguée2. À la différence des jeux-partis du xiiie siècle par lesquels s’affrontaient deux poètes, ces poèmes simulent simplement une forme d’interaction, car ils sont bien le fait d’un seul auteur et relèvent d’abord d’une stratégie argumentative. Le genre du dialogue repose sur des contraintes formelles très pauvres qui le rendent disponible pour des usages variés et n’imposent pas de thématique spécifique. De ce fait, le dialogue constitue, comme le dit D. Maingueneau3, un hypergenre qui se coule aussi bien à des usages de divertissement et d’enseignement que de débat.
Les problématiques du dialogue
2La forme dialoguée est distincte de son fond, mais elle doit être appréhendée à partir de plusieurs problématiques que l’on peut regrouper en quatre séries de questions.
1. Énonciateur et locuteurs
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4 J.-C. Anscombre et O. Ducrot, L’Argumentation dans la langue, Mardaga, 1983.
3Les poèmes dialogués posent d’abord des questions d’ordre énonciatif et jettent fréquemment un certain flou sur l’énonciateur. Ces poèmes jouent constamment sur l’opposition entre énonciateur et locuteur : nous définirons le locuteur comme celui qui produit l’énoncé et l’énonciateur comme celui à qui est attribué la responsabilité de cet acte de parole4. Chez Deschamps, les propos tenus restent toujours ceux de l’énonciateur-moraliste qui adopte la posture du sage pour dévoiler les travers du monde et exhorter les hommes à vivre sans péché. Cette posture peut passer par les bouches de divers locuteurs qui seront pour lui autant de personna, de masques. Parfois il délègue clairement la parole à des créatures ou des êtres qui lui sont fondamentalement différents mais lui servent de porte-paroles. Parfois la distinction entre le locuteur du dialogue et l’énonciateur Deschamps est plus complexe et les différents locuteurs mis en scène peuvent n’être que diverses facettes de l’énonciateur.
4De plus, la posture de moraliste qu’adopte le poète implique foncièrement une interlocution de son lecteur, appelé à compatir, à s’indigner ou à changer de vie. Les poèmes de Deschamps sont adressés : ils relèvent du discours plus que du récit même quand ils intègrent une part narrative. Une interaction possible est toujours mise en scène, même si elle est en général de l’ordre de l’hors-champ du poème, ne serait-ce qu’à travers la figure du prince à qui est dédié l’envoi. Il est par conséquent parfois difficile de déterminer si on est face à un véritable dialogue aux échanges limités, ou simplement face une interpellation dynamique qui ouvre un discours argumentatif, voire injonctif, orienté vers un auditoire. Si C. Dauphant, l’éditrice, a distingué, dans certains poèmes, des locuteurs distincts qui dialoguent, elle ne l’a pas fait systématiquement comme si elle laissait entendre qu’il ne s’agissait dans certains cas que d’une trace interne de dialogisme à l’intérieur d’un énoncé. Le dialogisme, ou la polyphonie, est la propriété d’un énoncé de toujours comporter à divers degrés des traces d’énoncés antérieurs. Selon O. Ducrot, un énoncé contient toujours une part de polyphonie, car il intègre toujours d’autres énoncés par rapport auxquels il se situe toujours, qu’il les commente, qu’il les réfute, ou qu’il les répète. Les argumentations de Deschamps sont dialogiques en ce qu’elles présument toujours un discours antérieur qu’elles réfutent le plus souvent. Elles sont parfois, en outre, dialogales quand l’intervention de deux ou plus de deux locuteurs bien distincts est visible.
5L’interaction simulée du dialogue peut ainsi jouer sur tout un continuum de situations depuis la simple interpellation d’un énonciataire jusqu’au véritable dialogue, plus ou moins théâtralisé. Il convient donc de repérer l’autonomie des énoncés pour déterminer si on peut les considérer réellement comme des répliques et observer les différentes personna, les masques plus ou moins distincts qu’emprunte le moraliste.
2. La mise en scène du dialogue
6La deuxième série de questions que posent les poèmes dialogués est dramaturgique. Dès qu’il y a deux locuteurs, en effet, le dialogue crée un récit, doté d’un cadre, de personnages, d’un début d’un milieu et d’une fin. La construction en dialogue impose par sa seule présence une dimension fictionnelle, scénographique, qui peut être plus ou moins appuyée. Il faut dès lors observer comment les locuteurs se font personnages, comment ils se caractérisent par la parole, se distinguent l’un de l’autre dans des personnalités fictives.
7On étudiera aussi la mise en scène de ce récit, dans son éventuel décor et dans sa progression, voire dans ses péripéties. Si certains poèmes présentent quelques éléments de décor (les bergers sous un saule dans un pâturage à côté d’un marais, les animaux revenant de leurs divers labeurs, etc.), d’autres poèmes nous plongent abruptement dans une interaction in medias res. La ballade 132 par exemple commence par un vers très dynamique « “A l’uis ! – Qui est ? – Amis. – Que veuls ?” » qui crée, en quatre répliques, à la fois un espace de conversation (près d’une porte), un personnage (un ami, donc une relation de confiance et de sincérité), un statut (un personnage qui se déplace pour demander instamment un conseil, donc une urgence et une nécessité). D’autres ballades nous ménagent des surprises comme la ballade 146 où l’on découvre, uniquement dans l’envoi, que « la dame » avec laquelle le premier locuteur dialoguait était Folie, c’est-à-dire que le dialogue était allégorique et non réaliste. Cette révélation oblige à une relecture rétrospective de la ballade.
3. Le dialogue et la structure du poème
8De plus, les poèmes dialogués posent des questions d’ordre structurel interrogeant l’équilibre entre la part du récit et celle de l’argumentation dans l’espace contraint de la ballade. Dans plusieurs cas en effet, le dialogue n’est qu’une entrée en matière dynamique où seuls les deux ou trois premiers vers nous projettent dans une vague interaction, que suit ensuite un long exposé monologal.
9Par ailleurs, le refrain, qui porte l’essentiel du message argumentatif, pose des questions spécifiques. Le mot refrain vient de refrangere, « briser » : le refrain est par essence un discours autre qui brise un développement bien qu’il soit généralement intégré syntaxiquement. Comment le poème articule-t-il la progression narrative ou argumentative du dialogue avec le retour régulier d’un énoncé toujours identique ? Alors que la structure poétique impose un discours itératif, organisé vers une chute régulière, le discours argumentatif nécessite une succession d’arguments progressant de manière linéaire et dynamique vers sa conclusion et le discours narratif repose sur une succession d’événements, fussent-ils des événements dialogaux, ayant un début, un milieu et une fin. Comment le refrain s’intègre-t-il alors au discours et à l’énonciation ? Il peut repasser à la voix auctoriale ou être formulé par un personnage distinct, auquel cas il convient de déterminer sa valeur argumentative. De cette tension entre la progression argumentative ou narrative et la répétition poétique nait tout le plaisir de la lecture et de l’audition, mais les risques d’incohérence par rapport à la progression du discours ne sont pas négligeables.
4. Stylistique du dialogue
10Enfin, ces poèmes dialogués posent des questions d’ordre stylistique, puisqu’ils imposent de distinguer matériellement les discours des différents locuteurs dans une même forme poétique. Il faudra observer comment l’enchainement des répliques s’articule alors à la structure strophique et à la structure prosodique. Nous regarderons ainsi la taille des répliques pour repérer où se font les changements de locuteur et quelles contraintes ils imposent à la strophe et au vers.
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5 S. Durrer, Le Dialogue romanesque, Genève, Droz, 1994.
11Ces problématiques transversales se retrouveront à tous les niveaux de mes analyses, toutefois, mon angle d’approche relèvera ici essentiellement de l’organisation de ces poèmes en séquences : la forme dialogale, dont on a dit qu’elle pouvait se plier à n’importe quelle thématique, peut elle-même se structurer en séquences pour organiser le propos. J’essaierai donc de distinguer des séquences différentes en suivant la typologie élaborée par S. Durrer. Elle classe les dialogues romanesques en quatre catégories : didactique, polémique, dialectique et phatique5. Comme dans les romans qu’elle étudie, les formes didactique et polémique (dans une moindre mesure) dominent les exemples de notre anthologie. J’y ajouterai une troisième catégorie, que je qualifierai de paradigmatique, dans laquelle les locuteurs sont d’emblée d’accord et où les enchainements se font plutôt sur le type affirmation/confirmation ou commentaire/accord. Mais il nous importera moins de mettre une étiquette sur tous les dialogues que d’utiliser ces critères pour observer le fonctionnement spécifique de chaque poème dialogué.
Les exposés paradigmatiques consensuels
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6 On appelle mouvement chaque énoncé d’un échange : un premier locuteur énonc...
12Les poèmes que je range dans cette catégorie utilisent la forme dialogale essentiellement pour l’alternance qu’elle propose. Ces poèmes ne sont pas vraiment construits sur des échanges mais sur une simple succession de divers locuteurs : c’est-à-dire que les répliques qui viennent en second ne correspondent pas au mouvement réactif d’un échange6. Elles ajoutent juste une nouvelle formulation d’un propos quasi-identique et convergent. Les différentes répliques de ces poèmes servent alors à construire un exposé dont elles amplifient le propos par le procédé de l’expolitio, c’est-à-dire la paraphrase, que Geoffroy de Vinsauf définit comme le fait de répéter la même idée avec d’autres mots. L’unité d’une idée est donc diffractée en une multitude de phrases qui l’exposent successivement, ou qui l’habillent diversement pour prendre la métaphore vestimentaire de Geoffroy de Vinsauf :
7 « s’il n’y a qu’une idée, qu’elle ne se contente pas d’une seule parure, ma...
[...] sententia cum sit unica,
Non uno veniat contenta paratu,
Sed variet vestes et mutatoria sumat7.
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8 C. Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval, Rennes, Presses Universitaires...
Cet exposé à plusieurs voix correspond à ce que j’appelle un polylogue paradigmatique8, c’est-à-dire un type de dialogue à plusieurs personnages dans lequel les répliques s’enchainent non de manière syntagmatique, mais sous forme de liste, comme si, montées en parallèle, elles avaient toutes la même valeur et la même position par rapport à une réplique initiative, donnant l’impression qu’on peut les déplacer les unes par rapport aux autres ou en supprimer une sans changer le sens de l’ensemble.
13Deux poèmes de l’anthologie entrent dans cette catégorie. Dans la ballade 55, chaque animal expose une partie de la situation, une facette du problème. Les répliques sont mises dans une situation de quasi-équivalence. Cette forme se caractérise par sa régularité, tant dans le discours attributif, que dans son contenu :
Lors li chevauls dist : « Trop m’ont fait de mal ;
Jusques aux os m’ont la char entameë :
Soufrir ne puis cuilliere ne poitral. »
Les buefs dïent : « Nostre pel est peleë. »
La chievre dit : « Je suis toute affoleë. »
Et la vache de son veel se plaingnoit,
Que mangié ont. Et la brebis disoit :
« Panduz soit il qui fist forces premiers !
Car trois foiz l’an n’est pas de tondre droit.
Pour ce vous pri, gardez vous des barbiers ! » (55, 11-20)
Le polylogue paradigmatique fonctionne d’une manière tabulaire qui se coule naturellement dans la construction déjà tabulaire d’un poème. Les paroles ont un effet cumulatif qui renforce le sens du poème et dont témoigne le passage du refrain par plusieurs voix : il est d’abord formulé par l’âne puis repris par la brebis et enfin par la chèvre, ce qui crée un effet d’unanimité et d’universalité. Deschamps joue toutefois à donner une singularité à chaque animal-personnage en ce que chacun a un grief spécifique lié à la charge que les hommes lui font endurer : la vache se plaint pour son veau, la brebis des ciseaux qui la tondent.
14On retrouve le même fonctionnement dans la ballade 60 qui rassemble des bergers. Il y a toutefois ici un berger qui tient un propos divergent : Bertrand, en distribuant son fromage, se dit persuadé de la paix. Thierry réfute cette idée en s’appuyant sur l’autorité d’un berger en pays anglais. Dans l’ensemble, cependant, les propos convergent sur la fragilité de la position des Anglais à Calais. Bien qu’ils soient chacun doté d’un nom et d’une expérience spécifique, on distingue mal les spécificités de chaque berger. Ils produisent une même analyse de la situation qui aboutit au même refrain passant d’un locuteur à un autre. Le polylogue paradigmatique permet donc de faire parler un groupe en tant que groupe sans perdre la dimension individuelle. Ce n’est pas fondamentalement par la prise de parole sous forme d’un nous que le groupe exprime son unité dans une opinion, mais par la répétition d’un je.
15Quelle est la place de l’envoi dans ces exposés paradigmatiques ? Dans la ballade 60, l’envoi redevient auctorial et se fait conclusif : « “je di a tout considerer” ». L’auteur reprend à son compte les propos des bergers dont il se fait, par un renversement fictif, le porte-parole. Dans la ballade 55, l’envoi participe de la fiction animalière, puisqu’il est dédié au roi des animaux, le « Noble lion » ou peut-être « Noble le lion ». L’énonciateur de l’envoi se situe donc dans la continuité de ses sujets animaux. Dans le même temps, le conseil donné par le refrain « “Pour ce vous pri, gardez vous des barbiers » change de sens quand il s’adresse au roi : il ne peut plus s’agir d’un conseil donné par un animal à ses pairs, victimes potentielles des barbiers, mais d’un conseil donné à un supérieur potentiellement dépendant des barbiers/mauvais conseillers.
16Les poèmes paradigmatiques ne sont pas très nombreux dans cette anthologie où les dialogues opposent essentiellement deux locuteurs. Dans ces deux cas, la dimension consensuelle, convergente, des diverses prises de parole est remarquable. Un pôle unanime se dégage de la diversité des propos.
Les poèmes dialogaux
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9 M.-A. Morel, « Vers une rhétorique de la conversation », DRLAV 29, Paris, 1...
17Les catégories suivantes organisent les différentes répliques selon des relations de dépendance réciproque. Ces poèmes utilisent pour elle-même la forme dialogale, c’est-à-dire que le dialogue y est vu comme « une co-construction effectuée par au moins deux participants9 », dans laquelle les répliques se structurent en échanges constitués d’un mouvement initiatif et d’un mouvement réactif. Elles ne se contentent pas de se succéder, elles ont une relation structurelle qui fait que la réplique réactive est informée par la réplique initiative.
18Dans ce groupe, nous distinguerons deux grandes familles de poèmes selon les critères de Sylvie Durrer : ceux qui suivent une structure didactique dans laquelle un des deux locuteurs, reconnaissant son ignorance, demande des explications et ceux qui adoptent une structure polémique dans laquelle les deux interlocuteurs s’opposent sur un thème.
1. Les poèmes didactiques
19Les dialogues didactiques sont les plus fréquents. Ils reposent sur une forme très simple du type question/réponse, relativement plastique et propre à se prêter à tout type de situation.
20Ces poèmes mettent en scène des personnages qui avouent leur ignorance. Un des locuteurs demande à l’autre des explications et se situe dans une position d’infériorité par rapport à lui. Dans les ballades 131, 146 et 51, les personnages sont assez nettement campés. Dans la ballade 131, si le questionneur est anonyme, il interroge des experts bien distincts, selon l’éditrice : maitre Regnault, c’est-à-dire Fréron médecin de Charles VI et maitre Mahieu, c’est-à-dire Matthieu Renaud, médecin de son oncle Louis d’Orléans, le régent. Les deux savants parlent d’une seule voix et forment donc un énonciateur collectif, polyphonique. Dans la ballade 146, le questionneur se trouve face à une « une dame » dont on découvrira l’identité dans l’envoi. Dans la ballade 51, l’infériorité au plan des connaissances se double d’une infériorité sociale, puisque le maitre donne à son questionneur du « beau fils », créant ainsi une relation de supériorité naturelle qui se superpose à la supériorité que lui donne sa connaissance.
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10 E. Doudet, « Introduction » à son édition du Dit des quatre offices de l’o...
21Les thématiques sont variées. La ballade 131 relève du discours de régime10 : le questionneur demande des conseils alimentaires pour supporter les temps chauds. De la même manière, mais sur un registre comique, les questionneurs des ballades 146 et 51 demandent des conseils de bonne vie. Toutefois, les conseils de modération sont inversés de manière quasiment carnavalesque pour dénoncer l’hypocrisie d’une société qui prône la modération mais pratique en réalité une forme de débauche.
22Le refrain est en général l’apanage du personnage en position magistrale, sauf si à la fin de l’envoi, comme dans les deux ballades 131 et 146, le questionneur initial formule à son tour le refrain et montre ainsi qu’il s’est approprié cette connaissance qu’il transmet à un nouvel interlocuteur, le prince. L’élève est en quelque sorte devenu le maitre. On peut bien sûr se demander si le locuteur de l’envoi est l’un des participants du dialogue. Mais quelle que soit sa situation par rapport au dialogue, il reprend le message magistral du refrain dont le sémantisme se maintient en changeant de locuteur. Dans la ballade 146, toutefois, l’affirmation scandaleuse et ironique du refrain est mise à distance par sa nature de citation :
« Princes, bien doy remercier Folïe
Qui m’a aprins ce beau gouvernement
Et qui m’a dit : « A ces poins estudïe,
“Va a la court, et en use souvent !” » (146, 25-28)
23Dans la ballade 51, en revanche, le disciple n’a aucune réaction et ne réapparait même plus dans l’envoi. La demande de conseil est ici juste un prétexte pour dynamiser l’ouverture d’un exposé dont le maitre prend entièrement le contrôle. La fin du poème constitue cependant un renversement du propos, puisque ceux qui étaient mis en position de supériorité par leurs compétences arithmétiques sont prévenus d’une chute probable, par un futur revers de fortune. Le refrain, qui semblait jusque-là faire l’éloge de leur réussite, change donc de sémantisme dans l’envoi bien qu’il garde le même locuteur.
Les dialogues didactiques et injonctifs
24La structure didactique se caractérise par l’enchainement de question/réponse, mais n’est pas, malgré ce nom, forcément une posture pédagogique. Elle se plie en effet aussi aux réflexions amoureuses comme dans les deux poèmes 68 et 132, où le dialogue n’est pas statique, mais passe par diverses séquences et aboutit à une polémique.
25Dans le cas de la ballade 68, le personnage interrogé se mue en interrogateur : « l’amoureux » pose des questions sur la nature de l’amour, son « conseiller » esquive en lui renvoyant le questionnement. De ce fait, c’est l’amoureux qui se trouve alors en position de questionné et expose sa vision de l’amour :
« Qu’est ce d’amours ? – Aymes, tu le saras.
– J’ayme. – Tu scez donques que c’est d’amer ?
– Certes, c’est voir. – S’il te plaist le diras.
– C’est doulx desir converti en amer,
[…]. » (68, 1-4)
L’amoureux reprend plus loin le rôle de questionneur pour demander conseil : « Conseille moy ! – Ne sçay que tu feras. » (68, 17) Le dialogue didactique tourne alors au dialogue injonctif à l’impératif : « Retray ton cuer ! Par ce guerir pourras. » (68, 19) Mais l’amoureux refuse le conseil proposé et le dialogue prend une tournure polémique qui ne s’étend pas, puisque le conseiller propose aussitôt un autre conseil, diamétralement opposé : « Impossible est. – Donques te fault hanter / Ta dame fort » (68, 20-21). Qui sont les locuteurs de ce dialogue, l’amoureux et son conseiller anonyme ? On peut juger qu’il s’agit d’un énonciateur unique, divisé en deux états de la conscience comme c’est souvent le cas dans les dialogues introspectifs et amoureux depuis le dialogue de Lavine dans le Roman d’Eneas (v. 8145-8388). On doit aussi se demander si l’envoi reprend les mêmes locuteurs.
« Prince, bien say, plus ne vueil demander
Que c’est d’amour ; j’en ay dolente part.
– Le scez tu bien ? – Oïl, ne puis durer
Et tout me vient par un tresdoulx regart. » (68, 25-28)
26L’amoureux est sans doute le même, puisqu’il reformule sa question initiale sous forme d’une subordonnée interrogative indirecte, il importe néanmoins de savoir si l’auteur prend cette résolution en son nom. Quel est, par ailleurs, le statut du prince qui est ici adressé et qui, pour une fois est mis en scène comme pouvant répondre ? Est-il le même conseiller questionneur qu’au début ? Ce jeu sur l’énonciation diminue la part anecdotique du récit qui se crée pour lui donner une valeur universelle.
27Dans le cas de la ballade 132, la situation commence par une séquence didactique mais se transforme beaucoup plus nettement en polémique. Le conseil demandé au sujet du mariage échoue brutalement, puisque le conseiller recommande d’éviter cet engagement. Le demandeur s’entête et répète sa décision à deux reprises : « “Si le feray je” » (132, 15) ; « “Non ! Avoir vueil le doulz ymaige.” » (132, 23). La conversation n’avance pas. Cette fois, la réitération du refrain illustre ce piétinement obstiné des deux locuteurs, le conseiller ne cessant lui aussi de répéter le même propos. La polémique ne connait pas de résolution.
28La prégnance du modèle didactique entraine sa généralisation aussi dans des structures comiques et souples : elle peut informer la structure d’un poème comique comme la ballade 118, proche de la fatrasie, dans lequel les premières réponses sont inversées par rapport aux questions avant que l’ensemble ne sombre dans une grande fantaisie. Le dialogue tourne court, puisque le questionneur finit par insulter le valet dont les propos butent sur une question à jamais sans réponse.
Le flou énonciatif des structures question/réponse
29Beaucoup de poèmes reposent sur des structures de questions/réponses dans lesquelles la situation énonciative est beaucoup plus floue. Ils gardent le mécanisme intellectuel de la forme dialogale sans que la constitution du discours poétique soit clairement répartie entre deux locuteurs distincts.
30On pourrait ainsi considérer la ballade 61 sur le thème de l’ubi sunt, comme un dialogue sans mise en scène fictionnelle, bien que l’éditrice ne l’ait pas marquée par la ponctuation. Le retour régulier de la structure question/réponse s’insère dans les trois premières strophes et le premier quatrain de la quatrième :
Qu’est devenu David et Salemon,
[…]
Ilz sont tous mors, ce monde est chose vaine.
[…]
Ou est cellui qui fonda Avignon,
Qui fist Paris ou elle est situëe,
Reins et Rouen ? Leur vie est termineë ;
[…]. (61, 1, 8 et 27-29)
L’énonciateur apparait au vers 39, « Remembrons nous de la gent cy nommeë », sous une forme collective dont on peut se demander qui elle englobe. S’agit-il de l’humanité tout entière ou simplement du questionneur et de celui qui a répondu ? Le flou énonciatif participe au processus de généralisation du propos.
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11 Rappelons que la question rhétorique est une figure elle-même empruntée au...
31On peut s’interroger de la même manière sur les « balade sur le fait de l’union » (185) et « balade comment le roy avra juste maison » (191) pour savoir si elles sont construites sur une véritable interlocution ou simplement sur des questions rhétoriques11.
Quelz nouvelles de l’Unïon ?
Seront ces deux pappes d’accort
[…]
Nennil, chascun a trop de port,
Trop d’auctorité et d’estat. (185, 1-2 et 5-6)
Quant avra roys juste maison ?
Quant les saiges gouverneront. (191, 9-10)
Le nennil qui introduit la réponse cynique de la 185 interdit de penser à une question rhétorique sans que l’on puisse pour autant discerner une véritable interlocution distincte. Ces trois exemples, dans lesquelles l’éditrice a choisi de ne pas mettre en évidence la structure dialogale, n’ont pas de locuteurs bien séparés par des masques différents de personnage. Par conséquent, leur situation énonciative joue sur un flou qui fait fluctuer le discours entre dialogisme et dialogal.
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12 C. Denoyelle, Poétique, p. 93.
32La ballade 148 n’est pas très différente dans son fonctionnement si ce n’est que les questions, au lieu d’ouvrir le propos pour un exposé moral, viennent le clore dans le refrain. Elles mettent ainsi en valeur, a posteriori, la révélation du poème en identifiant ceux qui sont accusés des maux décrits plus haut : « “Et qui sont ilz ? – Ce sont li general” ». La question semble posée par un naïf auquel le moraliste explique le sens de son propos. Le refrain est pareillement utilisé pour une rupture énonciative dans les ballades 186 et 42 où le propos qui précède est commenté à un autre niveau énonciatif. La ballade 186 rassemble trois locuteurs : le menteur, qui formule une thèse « “Je voi le temps Octovïen” » (181, 1) ; le naïf, « “Dit il voir ?” » et le sage, « “Par ma foy, il ment.” » qui commentent ensemble son discours dans le refrain. C’est une structure polylogique que je qualifierai de dialogue spectacle12 : des propos sont commentés à un autre niveau énonciatif par d’autres personnages. Le menteur qui décrit avec enthousiasme la situation du monde est ramené à une troisième personne, une non-personne, dans le dialogue entre le naïf et le sage qui interrogent et évaluent son discours. La ballade 42 repose sur la même situation énonciative spectaculaire, ou du moins spéculaire, puisqu’un dialogue entre des questionneurs anonymes – rassemblés dans un on très neutre – et l’énonciateur est commenté à un autre niveau dans un autre échange entre un allocutaire, là encore anonyme mais désigné par une P2 « c’est vray, or me croy » (v. 15) puis par une P5 « Et se le contraire vous noy » (v. 21) et « je vous pri, pardonnez le moy » (v. 23). Par rapport à la ballade 186, le discours commenté dans ce deuxième échange situé à un autre niveau est le fait du même énonciateur. On a donc ici une structure proprement polyphonique, dialogique où l’énonciateur moraliste se dédouble et commente son propre discours.
33On constate donc la souplesse extrême du modèle didactique, très fortement prégnant dans nos représentations dès que l’on parle de dialogue. Il met en scène autant un interrogatoire judiciaire, une rencontre au marché, une demande de conseil amoureux ou matrimonial, un enseignement scolaire, un régime de santé, qui sont prétexte à un regard désillusionné sur les êtres ou sur le monde. Surtout il informe des poèmes qui ne sont peut-être que partiellement dialogaux ou qui ne sont peut-être dialogaux qu’en surface, dans lesquels le jeu de question/réponse est le fait d’une tournure d’esprit qui cherche à approfondir une situation ou à remettre en question des certitudes. L’échange recouvre alors une énonciation polyphonique qui permet au moraliste d’énoncer son propos d’une manière dynamique sans pour autant aller jusqu’à adopter des masques de locuteurs clairement distincts.
2. Les poèmes polémiques : les polémiques qui n’aboutissent pas à une conciliation
34Une autre catégorie très fréquente est celle des dialogues polémiques dans lesquels deux opinions s’opposent. Nous observerons la manière dont elles se résolvent selon que les locuteurs arrivent à une position commune ou restent sur leur position à la fin de la ballade.
35La ballade 147 commence comme un dialogue didactique avant de tourner à la polémique. Après deux questions phatiques pour identifier son interlocutrice, « “Dont viens tu ? / Es tu de l’ostel ?” » (147, 1 et 3), Connaissance assène un certain nombre de reproches à Justice, qui culminent dans le refrain à l’irréel du passé : « “Tu deusses tout faire trembler” ». Cependant, si Connaissance insiste sur ce qu’aurait dû faire Justice, celle-ci, après s’être justifiée, l’accuse à son tour de manquements : « tu n’es pas de m’alïance.” » (147, 22). La polémique reste sans résolution, car le refrain ramène à la situation antérieure sans que Connaissance n’ait réagi sur l’ordre que lui donnait Justice :
13 On pourrait aussi considérer que cette fois le refrain est formulé par Jus...
« Fay congnoistre droiture et loy
Au souverain ! […]
– Tu deusses tout faire trambler.13 » (147, 23-24 et 30).
Ce n’est que dans l’envoi que se clôt le débat en évoquant une alliance entre Justice et Connaissance mais cette alliance reste uniquement de l’ordre de l’espoir et de l’attente, dans l’injonction donnée au souverain : « “devez par atrempance / Justice et Congnoissance amer” » (147, 32-33). L’envoi devient cette fois un ordre adressé au prince et si le refrain, encore à l’imparfait du subjonctif, est toujours un reproche il est désormais orienté vers ce dernier.
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14 « La forme poétique du jeu-parti est un débat sans aucune référence extern...
36La pensée médiévale est fortement dialectique et raisonne, depuis Pierre Abélard, sur le principe du Sic et Non, c’est-à-dire qu’elle conçoit la vérité comme naissant de l’opposition de deux opinions contraires. C’est ainsi que la science se construit à l’université sur le modèle de la disputatio. Hors du monde universitaire, les raisonnements dialectiques ou simplement par opposition sont aussi nombreux et informent même la forme poétique du jeu-parti, poème à deux auteurs dans lequel des poètes s’affrontent sur une question de casuistique amoureuse14. Il y n’a pas de ces oppositions très structurées dans cette anthologie, mais on peut juger que la ballade 65 prend le modèle du jeu-parti. Elle commence ainsi en exposant une opinion qui est ouverte à la discussion « “Plus a de mal en armes qu’en amours” » (65, 1), proposée par Tignonville, un poète et ami de Deschamps. La position adverse est littéralement le contraire : « “Plus a de griefs en amours que en armes.” » (65, refrain). L’envoi propose au prince de trancher le débat en se basant sur son expertise militaire et amoureuse :
« Princes royaulx, qui congnoissiez les tours
Des amoureux, des guerres, des estours,
[…]
Considerez de chascun les clamours ! » (65, 31-32 et 34)
37Toutefois, la forme du jeu-parti tourne court parce que Tignonville, le premier poète, ne s’adresse pas directement à un concurrent et encore moins à Deschamps. Ses propos sont rapportés par un discours attributif à la P3, ce qui indique que nous sommes dans l’ordre du récit. Il ne dispose pas d’une strophe entière pour faire valoir son opinion et ne reviendra jamais en jeu, puisque le refrain est donné, dès la première strophe, à son opposant dont l’identité reste floue, un « homme mat » (v. 9). La ballade est donc essentiellement un exposé de cette deuxième opinion et le dialogue initial n’est finalement, comme on l’a déjà vu, qu’un moyen pour présenter de manière dynamique un exposé. La forme polémique, quoique largement utilisée par Deschamps, ne repose jamais sur le modèle de la dispute dans cette anthologie.
Les poèmes polémiques : les polémiques qui aboutissent à la défaite d’une opinion
38Le poète développe les polémiques de manière déséquilibrée en privilégiant une opinion sur une autre et renvoie celle qui est rejetée dans le domaine de la naïveté. Il se donne ainsi le rôle de redresseur d’opinion chargé de désabuser les naïfs pour qu’ils remettent en cause leurs opinions idéalistes. C’est clairement son propos qui l’emporte à la fin. Le doute n’est pas mis en scène. Nous en prendrons trois exemples. Dans la ballade 19, l’opposition ne va pas sans invective : aux « “vous êtes sot” » (v. 4) et « “C’est bien romflé ; vostre preschier n’y vault.” » (v. 19) du moraliste répond le « “vous parlez folement” » (v. 11) de son opposant. Mais on constate que l’opposition de ce dernier diminue, puisqu’il reconnait (« certes nennil », v. 25) qu’il se trompe et accepte sa défaite argumentative. Le refrain se trouve toujours dans le discours dominant qui corrige l’opinion fausse. L’énonciateur final de l’envoi semble donc être le vainqueur de ce rapide débat qui reprend et généralise son propos.
39Le même changement d’opinion se trouve dans la ballade 195, la « balade a deux visaiges et la complainte avecques la response » où la plainte du vieux serviteur, – c’est-à-dire Deschamps lui-même sous un masque misérabiliste –, pleine d’un espoir naïf – » “Ma peine m’yert remunereë : / Autrement seroit deshonnour, / Ingratitude en maistre neë.” » (v. 12-14) – est signalée comme ridicule par son interlocuteur qui lui répond d’emblée « “tu es fou !” » (v. 9). Cette opinion fausse est donc réfutée et le vieux serviteur, facilement convaincu, essaye peu d’argumenter. Comme dans les dialogues didactiques, il reprend explicitement à la fin le discours de son maitre pour l’envoi. Plus qu’opposant, il se fait finalement l’élève de Dépit ou Coutume qu’il tient pour autorité. Il ne se pose pas en position haute pour autant face à un nouveau naïf mais désigne ce conseil comme « un mot » c’est-à-dire qu’il le formule comme une citation sans aller jusqu’à le transmettre lui-même à son allocutaire princier.
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15 D. Welke, « Séquentialité et succès des actes de langage », DRLAV, 22-23 D...
40De même, la bergère Marion, dans la ballade pastourelle 160, est conquise par les arguments de son opposant, puisque Robin arrive à la convaincre de lui céder. Sous les doubles sens sexuels qui en font le comique, la construction argumentative structure le dialogue à partir de la requête de Robin, aussitôt refusée. D. Welke a montré que les refus entrainent de nouvelles stratégies de la part des demandeurs : soit ils formulent leur requête de manière plus intense ou plus virulente, c’est ce qu’il appelle une « spirale d’intervention », soit ils argumentent pour faire changer leur adversaire d’opinion, c’est ce qu’il appelle « le dialogue problématisant15 ». Robin renforce sa requête par de nouveaux arguments, il choisit donc cette seconde stratégie. Après avoir proposé à la bergère de jouer d’un instrument, il lui propose de la faire chanter en duo avec lui, puis de lui apprendre le solfège, ce qui finalement la convainc. La ballade quitte alors le dialogue pour entrer dans le récit.
41Deschamps toutefois se plait moins dans la confrontation d’arguments que dans l’opposition voire l’invective. La forme de la polémique lui donne aussi le plaisir de jouer sur l’insulte : dans la ballade 167, le début dialogué ne sert encore une fois qu’à dynamiser un long et violent exposé contre les mendiants. L’allocutaire change pour l’envoi, puisque le poète s’adresse alors aux « gens de l’eglise ». On note toutefois qu’il revient, refrain oblige, aux truands dans les deux vers finaux afin de ne pas créer d’incohérences énonciatives.
42Les poèmes à dialogue polémique exploitent donc la richesse narrative de l’opposition qui ouvre à des possibilités dynamiques d’échange, allant jusqu’à l’insulte. Si je peux m’étonner de ce que Deschamps ne reprenne pas, dans cette anthologie, le modèle de la disputatio, dominant dans les débats poétiques de l’époque, c’est surtout parce que le poète (ou l’éditrice) a voulu privilégier la thématique du dessillement, du moraliste qui, en s’opposant à un locuteur naïf, qu’il soit un pur anonyme ou un autre masque de lui-même, révèle la vérité d’un monde en proie au péché.
L’articulation du dialogue
43Les dialogues peuvent aussi être analysés selon la manière dont la structure du dialogue se coule sur la structure poétique formelle. Les deux formes du dialogue et de la poésie fonctionnent en effet selon des logiques différentes : le dialogue par des enchainements de répliques de taille arbitraire ; le poème par la répétition d’une structure régulière. Ils peuvent être en contradiction si la succession des répliques tend à dissoudre l’organisation de la strophe et du vers dans le désordre de la conversation. Inversement, ils peuvent se renforcer si la construction strophique et versifiée guide l’alternance des voix. Dans son étude sur les ballades dialoguées, O. Jodogne remarquait déjà cette tension entre rythme poétique et rythme dialogal dans le vers :
16 O. Jodogne, « La ballade dialoguée dans la littérature française médiévale...
[À] l’intérieur du cadre classique, sont modifiés profondément le rythme et la mélodie du poème. Toute question ou toute réponse, toute réplique en général impose, avant elle, un temps d’arrêt plus long que la césure dans le décasyllabe. Elle brise l’octosyllabe comme le décasyllabe en deux ou même en trois segments, favorise l’enjambement de telle sorte que l’unité du vers n’est plus sauvegardée que par l’écho de la rime16.
Au niveau des strophes
44Aucun des poèmes de Deschamps dans cette anthologie ne répartit strictement les répliques selon les strophes. Seuls les chants royaux 60 et 55 donnent à deux moments une strophe entière à un des locuteurs : dans le 55, l’une est attribuée à l’âne et une autre à la chèvre, en revanche la réplique de la brebis déborde de sa strophe sur trois vers ; dans la pièce 60, une strophe est donnée entièrement au berger Gontier alors que Thierry parle sur six vers et une strophe. Le rythme des répliques ne se cale donc pas sur celui des strophes.
45Dans plusieurs cas, le changement énonciatif commence au refrain ou, souvent, se limite au refrain. C’est ainsi que la France, grand cadavre sans tête, s’exprime dans la ballade 62 ou que Robin le franc fait son entrée dans le chant royal 54 avant de commencer un long discours de trente-et-un vers. Deschamps utilise cette technique pour maintenir la cohérence sémantique du refrain qui ne passe quasiment jamais d’un locuteur à un autre, en dehors des polylogues paradigmatiques où les voix convergent ou dans les envois où il peut être repris par l’énonciateur moraliste. Dans la ballade 132, le refrain fait toujours l’objet d’un changement d’énonciateur, ce qui maintient la logique argumentative du dialogue :
« Advise bien ! – Si le feray je !
– Tu es foulx, pran une massüe ! » (132, 15-16)
« Va vivre avant en un boscaige
Que marïer, com beste müe !
– Non ! Avoir vueil le doulz ymaige.
– Tu es foul, pran une massüe ! » (132, 21-24)
46Dans les autres cas, il est difficile de trouver une régularité entre répartition des répliques et organisation de la strophe. Quelques phénomènes un peu plus fréquents peuvent être reliés au système rimique très souple des ballades qui varie selon la nature des strophes.
47Dans les vingt-huit poèmes que j’ai considérés comme relevant d’un dialogue, dix-huit sont construits avec des dizains (mais la 167 commence par une strophe de douze vers ; et la 130 a une strophe plus courte de huit vers). Les dix autres reposent sur des huitains.
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17 Même construction, mais de manière moins nette dans la ballade 61, puisque...
48Les ballades en huitains reposent dans l’ensemble sur un système de rimes qui oppose deux quatrains aux rimes croisées ababbcbc. Cette structure n’est jamais utilisée pour structurer les répliques dans les dix poèmes dialogués qui entrent dans cette catégorie, si ce n’est dans la ballade 146 où le questionneur dispose d’un quatrain entier pour poser sa question17. Folie, qui lui répond, a ensuite le deuxième quatrain de la strophe et les deux strophes suivantes. Le changement de locuteur se fait alors entre les deux rimes suivies bb.
« Apprenez moy comment j’aray estat (a)
Soudainement, dame, je vous en prïe, (b)
Et en quel lieu je trouveray bon plat (a)
Pour gourmander et mener glote vïe ! (b)
– Je le t’octroy. Traïson et envïe (b)
Te fault sçavoir, ceuls te mettront avant, (c)
Mentir, flater, parler de lecherïe : (b)
Va a la court, et en use souvent ! » (146, 1-8) (c)
49Les ballades en dizains reposent sur une structure de rimes ababbccdcd. La strophe présente donc deux rimes plates comme un espace de transition entre les deux quatrains. Les ballades 185 et 195 y situent, comme dans les huitains, l’échange question/réponse pour deux de leurs strophes :
Quelz nouvelles de l’Unïon ? (a)
Seront ces deux pappes d’accort (b)
Qui font partout divisïon (a)
Dont toute guerre et tout mal sort ? (b)
Nennil, chascun a trop de port, (b)
Trop d’auctorité et d’estat. (c)
Roy les soustiennent et prelat (c)
D’y pourveïr sont negligent. (d)
Quant cessera donc ce debat ? (c)
Quant il ne sera plus d’argent. (185, 1-10) (d)
50Dans les huitains comme dans les dizains, le changement d’énonciateur brise donc la fermeture du couplet bb. L’écriture du dialogue se coule, dans ces cas, dans les articulations organiques de la strophe. Mais il n’y a pas assez d’exemples de ce genre dans cette anthologie pour déceler une logique générale.
51Dans plusieurs cas, on peut essayer de trouver, si ce n’est une logique, mais au moins une régularité. Le changement de locuteur peut avoir lieu à l’intérieur d’un quatrain détachant deux ou trois vers (dans 28 % des poèmes). La ballade 68, par exemple après une entrée en matière au tempo assez vif sur trois vers, ralentit sur les cinq vers suivants :
« Qu’est ce d’amours ? – Aymes, tu le saras.
– J’ayme. – Tu scez donques que c’est d’amer ?
– Certes, c’est voir. – S’il te plaist le diras.
– C’est doulx desir converti en amer,
[…]. » (68, 1-4)
On retrouvera cet isolement spécifique des trois premiers vers dans plusieurs dizains, par exemple les premières strophes des ballades 19 ou 51 :
« Trop me merveil de rude entendement
Qui oit et voit, et si ne veult entendre
Ce que je di et pour son sauvement.
– Vous estes sot qui le cuidez aprandre ;
[…]. » (19, 1-4)
De même, une réplique de deux vers est aussi assez fréquente en début de dialogue, comme dans les ballades 42, 167 ou 129 :
« Il me convient remettre a mon mestier :
Je voy aler justice en plat pays.
– Et qui es tu ? – Je suis un savetier. » (129, 1-3)
On peut retrouver la même régularité en fin de strophe quand les deux ou trois derniers vers sont ainsi détachés par un changement de locuteur (28 % aussi des poèmes). Si ce système est généralisé dans la pastourelle de Robin et Marion (160), on le trouve de manière plus sporadique dans les ballades 19, 131, 165 et 195 ainsi que dans la ballade amoureuse 68 :
« Que respons tu ? – Je languis, c’est tout cler,
Et tout me vient par un tresdoulx regart. (68, 15-16)
[…]
Ce que tu sens pour elle, main et tart.
– Je le feray. Trop me fait tourmenter
Et tout me vient par un tresdoulx regart. » (68, 22-24)
Dans ce dernier cas, je dirais que c’est le changement d’énonciateur du refrain qui est quelque peu élargi. Ces particularités éparses ne sont pas assez fréquentes pour qu’on y décèle une règle, mais il est clair que le changement de locuteur n’est pas lié à la régularité des quatrains, au contraire, il tend même plutôt à couper les quatrains. La structure dialogale ne se coule donc pas dans la structure strophique.
Au niveau du vers
52À l’intérieur du vers, en revanche, il est beaucoup plus facile de trouver une logique prosodique à la répartition des répliques. La taille des répliques est extrêmement variable selon la tonalité de chaque poème. Les saynètes judiciaires comme la ballade 129 (treize répliques) et surtout la 130 ou 171 sont particulièrement vives, montant jusqu’à vingt-cinq ou trente-et-une répliques. De même, celles qui ont une tonalité comique comme la 118 (douze répliques), la 132 (dix-neuf répliques), la 165 (huit répliques) se caractérisent par un nombre de répliques assez élevé, fondé sur un tempo du dialogue rapide. Cependant une ballade comme la 68, complainte amoureuse, a aussi ce même tempo rapide avec vingt-et-une répliques. C. Dauphant admet toutefois que d’autres éditeurs auraient pu faire d’autres découpages en répliques. Si l’on choisit de faire confiance à son édition, il faut reconnaitre la rapidité des changements de locuteurs qui concourt, comme elle le dit, à un effet de cacophonie renvoyant à un certain désordre du monde.
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18 Sur la nature et la place de la césure dans la poésie médiévale, voir G. L...
53Les décasyllabes sont relativement moins découpés que les octosyllabes. Dans les poèmes décasyllabiques de cette anthologie, on trouve vingt-huit vers dans lesquels s’effectue un changement de locuteur. Il est alors toujours situé à la césure, après la quatrième syllabe sur laquelle tombe l’appui18, respectant ainsi l’articulation du vers. Un seul cas place le changement de locuteur entre la deuxième et troisième syllabes coupant le vers en 2 syllabes / 8 syllabes : « J’ayme. – Tu scez donques que c’est d’amer ? » (68, 2) On note aussi à deux reprises une coupure après la cinquième syllabe pour le passage au discours direct : « Lors li chevauls dist : “Trop m’ont fait de mal” » (55, 11) ; « Lors dist Brehiers : “j’en diray ma hesmeë” » (60,8). La ballade 51 présente un décasyllabe coupé en trois répliques (4 syllabes / 2 syllabes / 5 syllabes) : « Conseilliez moi ! – De quoi ? – D’avoir chevance, » (51, 1). Si on prononce deux de ces répliques en une seule émission de voix, on peut retrouver un rythme 6/ 5 ou 4/ 7 qui convient à un décasyllabe à rime féminine, mais le rythme de l’interlocution est perdu.
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19 118, v. 1 et 2 ; 130, v. 32 et 43 ; 147, v. 1 et 21 ; 186, refrain.
54L’octosyllabe, vers très souple qui n’a pas de césure, est soumis à des distorsions bien plus sévères. Dans les poèmes octosyllabiques, on trouve dix-sept vers découpés par un changement de locuteur. Dans huit cas19, le changement se fait après la troisième syllabe, laissant donc ensuite un demi-vers de cinq ou six syllabes selon que la rime est masculine ou féminine.
« Dont viens tu ? – Six deniers, biau sire.
– Que te coustent oeufs ? – Du marchié. » (118, 1-2)
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20 Même inversion en 147, v. 1 et 3.
Notons dans cet exemple l’inversion des rythmes entre les deux vers20 : 3 syllabes / 5 syllabes contre 5 syllabes / 3 syllabes qui s’ajoute à l’inversion des propos.
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21 118, v. 3 et 5 ; 130, v. 30 ; 132, v. 3 et 15.
55Dans cinq cas21, le changement de locuteur a lieu après la quatrième syllabe, créant un balancement équilibré : « Comment a nom ? – J’en suis bien liez » (118, 5). Notons aussi la coupure 2 syllabes / 6 syllabes de la ballade judiciaire 130 : « Pourquoy ? – Veez la nostre ennemi » (130, 31). Enfin, trois vers ont un découpage encore plus serré à cause de deux ou trois changements de locuteur, ce qui crée de toutes petites répliques :
2 syllabes / 2 syllabes / 4 syllabes : « Haro ! – Qu’as-tu ? – J’ay pis que puce » (130, 34) ; « Conseil. – De quoy ? – de marïage. » (132, 2)
ou 2 syllabes x 4 : « A l’uis ! – Qui est ? – Amis. – Que veuls ? » (132, 1)
La fragmentation de ce vers est compensée par une cohérence sonore qui le stabilise sur une anaphore « qui est ?/ que veuls ? » et sur une paronomase (« A l’uis/ amis »). Mais ces répliques posent un problème de lecture : soit le lecteur respecte le rythme du vers et lie ces deux premières répliques du vers dans une seule émission de voix, au détriment du sens et de l’énonciation ; soit il donne la priorité à l’énonciation et place des pauses à l’intérieur du vers. Trois pauses, aussi courtes soient-elles, à l’intérieur de l’octosyllabe, mettent sérieusement en cause son rythme propre. La tension produite par cette opposition entre deux logiques crée une vibration poétique remarquable.
56Il n’est pas neutre que les vers les plus découpés se trouvent dans les saynètes judiciaires qui disposent sans doute d’un mode de performance spécifique et qui veulent rendre la presse ou la cacophonie d’un interrogatoire judiciaire. Dans les autres, ce rythme rapide ne se prolonge généralement pas. Le dialogue est ainsi pour Deschamps un laboratoire des effets poétiques, une manière de mettre à l’épreuve les possibilités du vers et de l’octosyllabe en particulier.
57Le choix de la forme dialoguée est donc un moyen pour Deschamps de montrer sa virtuosité de poète. C’est aussi un outil souple pour mettre en scène des discours contraires et surtout le processus de dessillement d’un naïf à qui un maitre va soudain montrer la réalité des choses. Le récit qui se crée par la progression des répliques illustre le cheminement d’une pensée qui se construit. La complexité des dispositifs énonciatifs par lesquels Deschamps se donne des masques pour mieux dire son mépris des convenances curiales ou son dégout des péchés du monde est manifeste dans ces jeux dialogaux. Les diverses facettes du poète dialoguent entre elles dans une grande liberté de thèmes et de tons.
Notes
1 Ce travail s’inscrit dans le projet de recherche PID2020-113017GB-I00 « Énonciation et pragmatique historique du français », du Ministerio de Ciencia e Innovación, Espagne.
2 Ce travail repose sur une sélection de vingt-huit poèmes, intégralement ou partiellement dialogués, dans l’anthologie au programme de l’agrégation 2023 : Eustache Deschamps, Anthologie, éd. et trad. C. Dauphant, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, 2023. Je n’aborderai qu’à peine le cas des trois saynètes judiciaires 129, 130 et 171 qui ont des enjeux de structures, de performance et de représentation sociale très spécifiques. La numérotation des poèmes est celle de l’anthologie. Cette recherche est dans la continuité de deux études sur les chants royaux dialogués du Puy de la Conception et reprend un certain nombre d’outils conceptuels que j’avais dégagés à l’époque. C. Denoyelle, « La pertinence argumentative des palinods dans les chants royaux dialogués », dans Ci-Dit, Communications du ive Ci-dit, 2010, [en ligne], <http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=435> et « Les chants royaux dialogués : typologie d’un hypergenre », Le Moyen Français, 2014, 74, p. 47-81.
3 D. Maingueneau, « Le Dialogue comme hypergenre », dans Ph. Guérin, Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 35-46.
4 J.-C. Anscombre et O. Ducrot, L’Argumentation dans la langue, Mardaga, 1983.
5 S. Durrer, Le Dialogue romanesque, Genève, Droz, 1994.
6 On appelle mouvement chaque énoncé d’un échange : un premier locuteur énonce un premier mouvement (initiatif) auquel répond un deuxième locuteur dans un deuxième mouvement (réactif).
7 « s’il n’y a qu’une idée, qu’elle ne se contente pas d’une seule parure, mais qu’elle adopte des vêtements variés et qu’elle en change. » (traduction de J.-Y. Tilliette, p. 91)
8 C. Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 87-90.
9 M.-A. Morel, « Vers une rhétorique de la conversation », DRLAV 29, Paris, 1983, p. 29-68, p. 38.
10 E. Doudet, « Introduction » à son édition du Dit des quatre offices de l’ostel du roi, Recueil général de moralités d’expression française, Paris, Garnier, 2012, t. 1, p. 134.
11 Rappelons que la question rhétorique est une figure elle-même empruntée aux interactions authentiques pour l’effet dynamique qu’elle crée.
12 C. Denoyelle, Poétique, p. 93.
13 On pourrait aussi considérer que cette fois le refrain est formulé par Justice qui reproche à son tour à Connaissance de ne pas agir.
14 « La forme poétique du jeu-parti est un débat sans aucune référence externe qui se déroule entre deux trouvères chantant à tour de rôle une strophe de structure métrique et prosodique identique. […] le jeu se termine sur deux envois qui s’adressent à des juges chargés de dire le droit d’amour. », M. Gally, Parler d’amour au puy d’Arras, Orléans, Paradigme, 2004, p. 18.
15 D. Welke, « Séquentialité et succès des actes de langage », DRLAV, 22-23 Des ordres en linguistique, 1980, p. 177-308.
16 O. Jodogne, « La ballade dialoguée dans la littérature française médiévale », Fin du Moyen Âge et Renaissance, Mélanges de philologie offerts à Robert Guiette, Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, 1961, p. 71-85, p. 72.
17 Même construction, mais de manière moins nette dans la ballade 61, puisque le changement de locuteur, si changement de locuteur il y a, se produit dans le 5e vers.
18 Sur la nature et la place de la césure dans la poésie médiévale, voir G. Lote, Histoire du vers français, Paris, Boivin, 1949, tome 1, p. 173.
19 118, v. 1 et 2 ; 130, v. 32 et 43 ; 147, v. 1 et 21 ; 186, refrain.
20 Même inversion en 147, v. 1 et 3.
21 118, v. 3 et 5 ; 130, v. 30 ; 132, v. 3 et 15.
Bibliographie
Œuvre
Eustache Deschamps, Anthologie, éd. C. Dauphant, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, « coll. Lettres Gothiques », 2014.
Études
Anscombre Jean-Claude et Ducrot Oswald, L’Argumentation dans la langue, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1983.
Denoyelle Corinne, « La pertinence argumentative des palinods dans les chants royaux dialogués », dans Ci-Dit, Communications du ive Ci-dit, 2010, [en ligne], <http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=435>.
–, Poétique du dialogue médiéval, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
–, « Les chants royaux dialogués : typologie d’un hypergenre », Le Moyen Français, 74, 2014, p. 47-81.
Doudet Estelle, « Introduction » à son édition du Dit des quatre offices de l’ostel du roi, Recueil général de moralités d’expression française, Paris, Garnier, 2012, t. 1.
Durrer Sylvie, Le Dialogue romanesque, Genève, Droz, 1994.
Gally Michèle, Parler d’amour au puy d’Arras, Orléans, Paradigme, 2004.
Jodogne Omer, « La ballade dialoguée dans la littérature française médiévale », dans Fin du Moyen Âge et Renaissance, Mélanges de philologie offerts à Robert Guiette, Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, 1961, p. 71-85.
Lote Georges, Histoire du vers français, Paris, Boivin, 1949, t. 1.
Maingueneau Dominique, « Le Dialogue comme hypergenre », dans Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture, dir. Ph. Guérin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 35-46.
Morel Marie-Annick, « Vers une rhétorique de la conversation », DRLAV, 29, 1983, p. 29-68.
Tilliette Jean-Yves, Des mots à la parole : une lecture de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000.
Welke Dieter, « Séquentialité et succès des actes de langage », DRLAV, 22-23 Des ordres en linguistique, 1980, p. 177-308.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Corinne Denoyelle
Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France