Dossier Acta Litt&Arts : Le style Sévigné. A l'occasion de l'agrégation 2013/2014
Les offres de service à Mme de Grignan. Enquête sur l’acclimatation familière de préconstruits rhétoriques
Initialement paru dans : C. Lignereux (dir.), Lectures de Mme de Sévigné. Les lettres de 1671, Rennes, PUR, 2012
Texte intégral
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1 « Avec l’anthropologie culturelle, la sémiotique partage une partie de ses ...
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2 On aura reconnu le titre de l’ouvrage fondateur de N. Elias, La Civilisatio...
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3 Telle est l’option méthodologique qui est au fondement de la sémiotique des...
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4 Adoptant la typologie des rituels sociaux mise au point par E. Goffmann (La...
1À trop réduire les lettres à Mme de Grignan à de ferventes lettres d’amour écrites par une mère passionnée, à trop louer le naturel d’un style incarnant à la perfection l’art de la conversation, à trop célébrer la liberté d’une marquise volontiers badine, des générations entières de critiques ont occulté les pratiques langagières culturellement normalisées, socialement ritualisées et rhétoriquement codifiées que mobilise Mme de Sévigné dans les lettres à sa fille. Oubliant que le discours épistolaire ne saurait se soustraire aux rouages socio-discursifs de l’époque, la plupart des études consacrées aux lettres à Mme de Grignan ont délibérément négligé d’appréhender les témoignages de tendresse maternelle comme un système de signes assurant et permettant une communication dans un environnement socioculturel donné, se privant ainsi du moyen d’évaluer la représentativité des formes signifiantes, c’est-à-dire d’identifier la portée et la valeur des modèles discursifs sollicités et réinvestis dans l’interaction épistolaire. De fait, seule une approche capable de conjuguer les apports de la sémiotique et de l’anthropologie culturelle1 permet d’éviter de mettre au seul compte de la passion maternelle des manifestations d’ordre moral (générosité, bonté, complaisance…), comportemental (exactitude, assiduité, empressement…) ou langagier (compliments, offres de services, protestations d’amitié…) qui sont aussi et surtout, du temps de Mme de Sévigné, les composantes attendues de relations humaines durablement polies par la civilisation des mœurs2. Plutôt que de céder à la tentation de considérer les marques de tendresse dont sont remplies les lettres à Mme de Grignan comme des affects authentiquement éprouvés par le sujet écrivant, ce qui conduit à entretenir la « confusion avec une saisie psychologique de l’univers affectif dans le cadre du discours », il convient d’envisager la dimension passionnelle du discours épistolaire « en tant qu’effet de sens inscrit et codifié dans le langage, celui-ci contribuant en retour, par les configurations culturelles qu’il dépose dans le discours, à façonner notre imaginaire passionnel, à valoriser telle ou telle passion, à dévaloriser telle ou telle autre3 ». À l’opposé aussi bien d’une soumission conformiste à des usages sociaux scrupuleusement normalisés que d’une singularisation de soi aussi périlleuse qu’inconcevable, les mouvements de sensibilité maternels s’insinuent au cœur des pratiques réglées de la bienséance épistolaire, analysables en termes de rituels4.
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5 A.-J. Greimas, « Préface » à A.-J. Greimas (dir.), La Lettre. Approches sém...
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6 Pour une approche biographique du dévouement maternel, nous renvoyons à R. ...
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7 C’est le personnage de Clélie qui, après avoir souligné que les amis incapa...
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8 Voir les lettres du 11 mars 1671 (I, 182 – p. 97) et du 18 mars 1671 (I, 19...
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9 Voir les lettres du 11 mars 1671 (I, 181 – p. 96) ; des 23, 25 et 30 décemb...
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10 Voir les lettres du 18 février 1671 (I, 163 – p. 72) ; 22 avril 1671 (I, 2...
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11 Avant de désigner des sentiments, ces termes réfèrent à des comportements ...
2Pour qui se propose de mesurer l’influence réelle des habitudes discursives issues de l’« axio-typologie du savoir-faire épistolaire à la fois conventionnel et convenable5 » sur des liens interpersonnels en contextes singuliers, les offres de service de Mme de Sévigné constituent assurément un bon poste d’observation. Certes, en multipliant les attentions à l’égard de Mme de Grignan, l’épistolière reproduit des pratiques courantes entre une mère et sa fille, de l’entretien des réseaux parisiens aux sacrifices financiers, en passant par les conseils en matière d’éducation des enfants et les avis médicaux6. Certes, en faisant preuve à maintes reprises d’une générosité qui ne manque pas de doter sa sensibilité exacerbée d’une dignité incontestable, Mme de Sévigné souligne la conformité de sa manière d’aimer à la représentation idéalisée de la tendresse défendue par Mlle de Scudéry, pour qui « c’est elle qui fait rendre les grands services avec joie, qui fait qu’on ne néglige pas les petits soins7 ». Certes, en distribuant les compliments de Mme de Grignan auprès de ses connaissances parisiennes8, en effectuant de nombreuses démarches pour aider sa fille dans « les affaires de Provence9 » ou en tâchant d’entretenir les relations mondaines de la comtesse10, Mme de Sévigné ne fait que mettre en pratique la conception de l’amitié qui prévaut alors, indissociable des exigences de bienveillance et d’exactitude11. Néanmoins, il ne faudrait pas réduire les nombreuses formules manifestant la sollicitude maternelle à des mouvements de sensibilité propres à la sphère familiale, à la relation d’amitié tendre ou aux pratiques amicales – ce qui reviendrait à minorer l’intériorisation des normes d’expression définissant ce que les traités de savoir-vivre analysent comme l’art d’obliger. Appréhender les assurances d’assiduité (pour reprendre l’un des vocables couramment utilisés dans les ouvrages de civilité) comme de simples symptômes affectifs et psychologiques conduirait à sous-estimer la constante interférence entre ressenti intime et appropriation de modèles de comportement, entre mouvements du cœur et incarnation de normes.
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12 Cette notion est fondamentale pour l’analyse conversationnelle d’inspirati...
3Dès lors, il s’agit d’éclairer les offres de service de Mme de Sévigné dans les lettres à Mme de Grignan par les valeurs partagées et les pratiques attestées qu’elles incarnent, c’est-à-dire de prendre la mesure de leur perméabilité aux modèles mis à disposition par les nombreux manuels épistolographiques, alors appelés secrétaires. S’il est hors de propos de remettre en question l’authenticité de la générosité de Mme de Sévigné à l’égard de sa fille, il convient néanmoins, afin d’en mesurer pleinement les présupposés, les modalités et les effets au sein de la relation épistolaire, de souligner l’adéquation entre d’un côté, l’expression d’une expérience subjective (le besoin de faire preuve de générosité à l’égard de l’être aimé, le plaisir de lui rendre service, le regret de ne pas pouvoir l’aider davantage) et de l’autre, des routines12 épistolaires dont les manuels ne manquent de mentionner ni les écueils stylistiques ni les exigences éthiques ni les enjeux relationnels. Cet article se propose ainsi d’analyser comment la mise en discours de la bienveillance maternelle est modelée en profondeur par des préconstruits rhétoriques qui, en la conformant, sans toutefois l’y identifier de manière stéréotypée, au rituel de ce que les manuels épistolographiques nomment les offres de service, la rendent communicables. À y regarder de près, les offres de service à Mme de Grignan reposent sur l’appropriation de trois types de séquences répertoriées par les secrétaires.
L’« art d’obliger de bonne grâce »
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13 Citons la « Manière d’assûrer quelqu’un de son service » proposée par Pier...
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14 Nous renvoyons à la synthèse d’A. Jouanna, article « Clientèle », dans L. ...
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15 Mentionnons deux exemples de formules proposées par Jean Puget de La Serre...
4Si Mme de Sévigné multiplie les gestes et les paroles de bienveillance à l’égard de sa fille, elle veille constamment à le faire avec une discrétion et une concision d’autant plus remarquables qu’elles tranchent avec les protestations d’« ardeur » et de « zèle » proposées par les manuels d’art épistolaire13. Alors que les modèles d’offres de service destinés à servir d’exemples au sein des relations de clientèle14 sollicitent abondamment un vocabulaire affectif fortement emphatique, où la « passion » de servir est alléguée de manière courante15, l’épistolière, au moment même où elle s’empare des topiques constitutives de l’art d’obliger, fait preuve de la plus grande sobriété. Une telle prudence n’est guère étonnante, compte tenu de la relation qui unit les correspondantes (une intimité affective largement inédite entre une mère et sa fille), du genre pratiqué (la lettre familière, de plus en plus affranchie des convenances et des conventions) et des goûts stylistiques de la marquise (qu’exaspèrent les banalités d’usage dont la mise en œuvre conformiste n’a d’autre but que de favoriser l’aisance de ceux qui en sont naturellement incapables). Particulièrement sensible à l’usure des mots et des expressions, Mme de Sévigné se montre constamment soucieuse de déjouer les risques inhérents à l’abus de phraséologies dévaluées (dont celui de lasser sa destinataire et d’être soupçonnée d’exagérer), ne manquant jamais une occasion de ridiculiser les formules embarrassées qui lui sont adressées dans des lettre d’affaires, surtout lorsqu’il s’agit des « protestations », aussi « sophistiquées » qu’hypocrites, de l’évêque de Marseille :
Vous y verrez l’effet des protestations de Monsieur de Marseille. Je les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style. Il vous assure de son service sous condition, et moi, de mon amitié sous condition aussi, […] » (20 septembre 1671 : I, 349 – p. 313)
Ce qu’illustre la retenue dont l’épistolière fait preuve dans ses offres de service, c’est sa volonté de résister à la force d’attraction de comportements discursifs trop stéréotypés pour ne pas être dévalués – ce qui implique un travail de discernement proprement stylistique, grâce auquel l’écriture parvienne à se déprendre des procédures conventionnelles qui, en raison de leur conformisme, risqueraient de maintenir l’échange épistolaire avec Mme de Grignan dans l’anonymat des rapports sociaux et de l’éloigner des exigences affectives revendiquées par sa mère.
5Rares sont les fois où Mme de Sévigné relie explicitement le service rendu aux sentiments moralement contraignants qui le motivent, même s’il lui arrive de formuler des protestations d’assiduité qui rappellent la phraséologie systématiquement hyperbolique des modèles proposés par les manuels d’art épistolaire : « […] j’irai toujours dans les excès pour ce qui vous sera bon et qui dépendra de moi. » (19 août 1671 : I, 324 – p. 281). Certes, l’épistolière proclame occasionnellement son empressement, présenté comme caractéristique de la véritable « amitié », à prodiguer ses « soins » à sa fille bien-aimée et à favoriser son « intérêt » – l’épistolière conférant alors à ses prévenances une excellence axiologique immédiatement perceptible :
J’ai fait moi-même déménager et mettre en sûreté tous vos meubles dans une chambre que j’ai réservée ; j’ai été présente à tout. Pourvu que vous ayez intérêt à quelque chose, elle est digne de mes soins. Je n’ai pas tant d’amitié pour moi, Dieu m’en garde. (13 mai 1671 : I, 252 – p. 188)
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16 Dans ses « Préceptes de la Lettre d’offres de service », Paul Jacob recomm...
Certes, l’épistolière incite parfois sa fille à lui dire en quoi elle pourrait lui être utile, cherchant à « [l’]exciter à [lui] demander du secours par l’offre d’un service volontaire16 » :
Monsieur d’Uzès vous apprendra le détail du voyage de Rippert ; il vous portera les étoffes que vous me demandez. N’avez-vous point, ma bonne, envie de quelque chose ? Ayez l’amitié de me le mander ; cette confiance me charmerait. (30 décembre 1671 : I, 406 – p. 386-387)
Certes, afin de couper court aux remerciements gênés de sa fille, Mme de Sévigné avoue qu’il lui est « impossible » de ne pas être « en peine » pour elle, c’est-à-dire de ne pas éprouver une authentique affection, définie par Furetière comme « passion de l’ame qui nous fait vouloir du bien à quelqu’un » :
J’ai déjà pensé que, dans le temps nécessaire, il faudra un peu dévaliser notre petite, et vous donner une grande partie du beau linge qu’elle a, dont elle n’aura plus affaire. Cela vous épargnera bien de l’argent ; je vous apporterai cette manière de layette. Vous voulez bien, ma bonne, que je sois un peu en peine ? Il est impossible que cela ne soit pas. (1er mai 1671 : I, 241 – p. 174)
Néanmoins, la plupart du temps, Mme de Sévigné renonce à accompagner les services rendus qu’elle consigne des justifications sentimentales offertes en modèles par les manuels épistolographiques, dans lesquels les promesses d’aller jusqu’au « sacrifice » et la revendication du « désir » de servir sont monnaie courante. C’est ainsi que lorsqu’elle mentionne ses envois pour la Provence, elle se contente de quelques phrases lapidaires, généralement discrètement situées en fin de lettres :
Quels habits aviez-vous à Lyon, à Arles, à Aix ? Je ne vois que cet habit bleu ; vos hardes n’auront point été arrivées. Votre ballot de votre lit partira cette semaine ; je vous manderai le jour. Nous vous enverrons aussi les galons que vous avez commandés, car il ne faut pas que le domestique soit déguenillé. Nous donnerons de l’argent à Adhémar malgré lui. (11 mars 1671 : I, 180 – p. 94)
Je ne sais si nous vous avons bien représenté cette mode ; je ferai coiffer une poupée pour vous envoyer. (21 mars 1671 : I, 195 – p. 114)
Au moins, mandez-moi quand vous aurez reçu deux éventails que je vous donne et que je vous envoie par cette poste. (23 mars 1671 : I, 198 – p. 118)
Si est-ce que je vous donnerai ces deux livres de La Fontaine, quand vous devriez être en colère. (30 mars 1671 : I, 204 – p. 126)
Voilà M. de Magalotti qui s’en va en Provence ; […]. Je crois que vous serez aise de voir un homme de ce mérite, […] un homme qui vous porte deux paires de souliers de Georget. (9 avril 1671 : I, 215 – p. 140)
Mais que dites-vous de M. de Coulanges, qui s’en va vous voir ? […] Il vous dira comme votre fille est considérée et jolie, et vous portera un paquet de linges pour qui il appartiendra. (30 août 1671 : I, 334 – p. 295)
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17 « Préven[ir] » quelqu’un « dans [s]es demandes » constitue une authentique...
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18 René Milleran insiste particulièrement sur ce point au début du développem...
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19 Telle est l’une des recommandations de Paul Jacob : « Que si nous avons fa...
Qu’il s’agisse d’une literie, d’une poupée coiffée à la dernière mode, de livres, de souliers ou de linge, Mme de Sévigné semble n’avoir pas attendu que Mme de Grignan lui avoue un besoin ou une envie17 – étant admis qu’« il est d’un bon cœur de ne point attendre pour secourir son ami qu’il y ait été excité18 ». En restreignant son propos à des données strictement informatives, Mme de Sévigné illustre la nécessité, pour ne pas importuner le destinataire, de ne parler du bienfait que « modestement & en peu de mots19 ».
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20 Le début de l’« Offre de services » proposée par René Milleran illustre la...
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21 Voir les lettres du 13 février 1671 (I, 159 – p. 67), du 6 mars 1671 (I, 1...
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22 Voir les lettres du 19 août 1671 (I, 327 – p. 285), du 26 août 1671 (I, 33...
6La volonté de ne jamais se départir d’une modestie de bon aloi au moment même où elle informe sa fille de « [s]es petits service20 » pousse également Mme de Sévigné à recourir au registre badin, aux antipodes des protestations solennelles érigées en exemples par les manuels d’art épistolaire. C’est ce que montrent de nombreux passages des lettres de 1671 concernant les soins apportés à la fille de Mme de Grignan, la petite Marie-Blanche, restée à Paris (consultations médicales par Pecquet, choix d’une nouvelle nourrice, sollicitation de l’aide de Mme Amelot, de Mme d’Ormesson et de Mme du Puy-du-Fou, installation à Sucy etc.), Mme de Sévigné s’efforçant d’ôter tout souci à sa fille (« Ne vous mettez en peine de rien. Ôtez ce petit soin de votre esprit ; vous en avez assez d’autres. », 26 août 1671 : I, 331 – p. 291). Afin de rendre compte de ses démarches avec discrétion et modestie, Mme de Sévigné recourt à deux parades. D’une part, elle insiste sur les sentiments qu’elle éprouve pour sa petite fille – manière de dire que c’est avec plaisir et de tout son cœur qu’elle prend soin d’une enfant qu’elle avoue aimer21 et qu’elle surnomme plaisamment « mes petites entrailles » ou « ma petite mie22 ». D’autre part, afin de ne pas paraître s’enorgueillir du caractère indispensable des services rendus, Mme de Sévigné non seulement agrémente souvent les nouvelles de Marie-Blanche de traits d’esprit,
Votre enfant est aimable. Elle a une nourrice parfaite ; elle devient fort bien fontaine : fontaine de lait, ce n’est pas fontaine de cristal. (24 avril 1671 : I, 234 – p. 164)
Mme du Puy-du-Fou prit la peine, l’autre jour, de venir voir la nourrice. Elle la trouva fort près de la perfection : une brave femme, là, qui est résolue, qui se tient bien, qui a de gros bras ; et pour le lait, elle en perd tous les jours un demi-setier, parce que la petite ne suffit pas. Cet endroit est un des plus beaux de ma vie. (17 avril 1671 : I, 224 – p. 152)
mais encore tourne volontiers en dérision ses nouvelles compétences :
Votre enfant embellit tous les jours ; elle rit, elle connaît. J’en prends beaucoup de soin. Pecquet vient voir la nourrice très souvent. Je ne suis point si sotte sur cela que vous pensez. Je fais comme vous ; quand je ne me fie à personne, je fais des merveilles. (25 février 1671 : I, 169 – p. 80)
J’ai acquis une grande réputation dans cette occasion ; je suis du moins, comme l’apothicaire de Pourceaugnac, expéditive. […] Voilà, ma bonne, de terribles détails. Vous ne me connaissez plus. Me voilà une vraie commère ; je m’en vais régenter dans mon quartier. (8 avril 1671 : I, 212 – p. 136)
Pour ma petite enfant, elle est aimable, et sa nourrice au point de la perfection sans qu’il y manque de rien. Mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre la merveille de ce maréchal qui devint peintre. (26 juillet 1671 : I, 306 – p. 258)
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23 La formule est tirée d’une « response » que propose Jean Puget de La Serre...
À l’opposé d’assurances et de protestations aussi grandiloquentes que convenues, Mme de Sévigné parvient ainsi à adapter « l’art d’obliger de bonne grâce23 » au genre de la lettre familière, conçue sur le modèle de la conversation.
La proclamation du « contentement qu’on reçoit de servir ses amis »
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24 Citons le début du premier exemple que donne Jean Puget de La Serre: « Qua...
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25 Tel est le début du deuxième exemple de Jean Puget de La Serre : « Vous es...
7Parmi les séquences discursives qui participent au bon fonctionnement rituel du service, il y a encore celle qui consiste à proclamer le plaisir pris à donner des marques de bienveillance et de générosité. Rien n’atteste mieux la vitalité usuelle d’une telle topique que le fait que certains manuels en font une catégorie de lettres spécifique, à l’instar de Jean Puget de La Serre, qui propose trois modèles de « Letres pour tesmoigner à un amy le contentement qu’on reçoit de le servir » assortis de sept exemples de « response à ces sortes de lettres », ou de François de Fenne, qui propose trois lettres (chacune étant suivie de la réponse) dans lesquelles le scripteur « témoigne qu’il n’est jamais plus satisfait qu’en luy rendant ses devoirs ». Certes, Mme de Sévigné ne saurait reproduire l’emphase des formules guindées et conformistes offertes en modèles – formules qui font la part belle aux assurances de « satisfaction », de « contentement » et de « divertissement agréable24 », voire de « délices25 ». Pourtant, elle n’en mentionne pas moins régulièrement le « plaisir » et la « joie » qu’elle éprouve tantôt à offrir de menus présents à sa fille,
Mon éventail est donc venu bien à propos. Ne l’avez-vous pas trouvé joli ? Hélas, quelle bagatelle ! Ne m’ôtez point ce petit plaisir quand l’occasion s’en présente, et remerciez-moi de la joie que je me donne, quoique ce ne soit que des riens. (23 mai 1671 : I, 260 – p. 198)
tantôt à effectuer des visites destinées à favoriser les affaires des Grignan :
J’ai été faire des compliments pour vous à l’hôtel de Rambouillet ; on vous en rend mille. Mme de Montausier est au désespoir de ne vous pouvoir venir voir. J’ai été chez Mme du Puy-du-Fou. J’ai été pour la troisième fois chez Mme de Maillane. Je me fais rire en observant le plaisir que j’ai de faire toutes ces choses. (13 mars 1671 : I, 184 – p. 99-100)
[…] je vous embrasse mille fois de me remercier de vos éventails en prenant part au plaisir que j’ai de vous les donner ; ce n’est que cela qui vous les doit rendre aimables. (8 avril 1671 : I, 214 – p. 139)
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26 Le mot reste fortement tributaire des anciennes conceptions amoureuses (P....
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27 Clélie. Histoire romaine, éd. cit., p. 76.
En mentionnant qu’elle « [s]e fai[t] rire en observant le plaisir » qu’elle prend à se dévouer aux intérêts de sa fille, l’épistolière fait une fois de plus preuve d’autodérision, ce qui présente deux avantages pragmatiques. D’une part, anticipant le risque de paraître se flatter d’apporter son aide en refusant de se prendre au sérieux, la marquise déjoue toute tentation de solennité dans sa lettre comme dans celle à venir de sa fille. D’autre part, l’autodérision sert la volonté qu’a Mme de Sévigné de persuader sa destinataire de la distinction de sa manière d’aimer, la pratique du service étant présentée moins comme une marque de politesse que comme une preuve d’amour26. Si, dans les lettres à Mme de Grignan, l’épistolière insiste à plusieurs reprises sur le plaisir que lui procurent les services qu’elle rend à sa fille, c’est moins pour s’acquitter d’une routine de la civilité que pour donner une preuve supplémentaire de la qualité superlative de ses sentiments – étant admis, dans le sillage de la carte de Tendre, que l’authentique tendresse provoque une réévaluation des conduites, rituels et attitudes imposés par la vie en société. Dans la perspective de l’idéalisme galant tel que le défend le personnage d’Aronce, non seulement c’est la seule tendresse « qui fait que la complaisance est une qualité aussi agréable à ceux qui l’ont, qu’à ceux pour qui on l’a », mais encore « un des principaux effets de la véritable tendresse, c’est qu’elle fait qu’on pense beaucoup plus à l’intérêt de ce qu’on aime, qu’au sien propre27 ».
8Dans la mesure où les services rendus dans le cadre d’une relation d’intimité affective privilégiée s’opposent aux habituels échanges de services (calculs d’intérêt et impératifs de réciprocité), ils rendent caduques les conventions sociales, parmi lesquelles les remerciements :
Ne me remerciez de rien ; gardez vos cérémonies pour vos dames. J’aime votre petit ménage tendrement. Ce m’est un plaisir et point du tout une charge, ni à vous assurément ; je ne m’en aperçois pas. (8 avril 1671 : I, 212 – p. 137)
Il faut habiller la petite, et assurément je lui donnerai sa première robe, et parce qu’elle est ma filleule, et parce qu’elle ne me coûtera que quatre sols ; laissez-moi faire et ne me remerciez point. (26 juillet 1671 : I, 306 – p. 258)
Puisque les services rendus par Mme de Sévigné sont présentés comme « un plaisir et point du tout une charge », les « cérémonies » usuelles s’avèrent effectivement inutiles. Aussi topique que soit le thème de la satisfaction à pouvoir apporter son aide, l’épistolière l’exploite dans le but de mettre en valeur le fondement d’une complaisance irréductible à l’observation impersonnelle de règles de civilité. Dans le contexte spécifique des lettres à Mme de Grignan, le plaisir que Mme de Sévigné dit éprouver à rendre service à sa fille contribue ainsi, en revivifiant des rituels sociaux courants, à authentifier la perfection morale d’une manière d’aimer présentée comme capable de toutes les sublimations. Ni pure expérience subjective authentiquement ressentie, ni simple résultat de l’intériorisation plus ou moins consciente des règles de comportement définissant une sociabilité harmonieuse, ni uniquement stratégie de séduction reposant sur le détournement délibéré des attitudes mondaines au service de la lettre d’amour, le plaisir de rendre service illustre la nécessaire socialisation des sentiments sur la scène épistolaire.
Le regret du « défaut de pouvoir »
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28 « Si vous sçaviez dans quel désordre je vous écris, dans le malheur où je ...
9La troisième séquence discursive dûment répertoriée par les manuels à faire l’objet d’une appropriation singularisante dans les lettres à Mme de Grignan est celui de l’opposition entre l’aide que l’on est effectivement capable d’offrir et celle que l’on aimerait pouvoir être en mesure d’apporter. Si un tel contraste est attesté d’un point de vue biographique, Mme de Sévigné n’étant pas en situation de remédier au désastre financier des Grignan, il ne faudrait cependant pas négliger les soubassements rhétoriques des plaintes que formule régulièrement l’épistolière à propos du caractère dérisoire de ses services. Témoigner son désespoir de ne pas pouvoir aider davantage constitue une routine de civilité tellement usuelle que certains auteurs de secrétaires vont même jusqu’à en faire un type de lettre autonome, comme René Milleran, qui propose un modèle de « Lettre pour marquer le chagrin que l’on ressent de ne pouvoir rendre les services qu’on attend de nous » reposant largement sur l’antithèse entre la « bonne volonté » et le manque de « puissance28 ». Certes, Mme de Sévigné ne cède pas à la mode des lamentations pathétiques. Pourtant, elle formule régulièrement des regrets à propos de son incapacité à produire davantage de preuves non seulement tangibles mais surtout utiles de ses sentiments : « Hélas ! Puis-je me flatter que je vous serais quelquefois bonne un moment ? » (11 mars 1671 : I, 181 – p. 96).
10Tour à tour désappointée, déçue, désolée, l’épistolière regrette souvent de ne pas être en mesure, pour des raisons indépendantes de sa volonté, d’apporter davantage d’aide à sa fille, déplorant son impossibilité de lui faire des cadeaux de valeur
Vous êtes admirable, ma bonne, de mander à l’Abbé de m’empêcher de vous faire des présents. Quelle folie ! Hélas ! vous en fais-je ? vous appelez des présents les Gazettes que je vous envoie. Un pouvoir au-dessus du sien m’empêche de vous en faire comme je voudrais, mais ni lui ni personne ne m’ôtera jamais de l’esprit l’envie de vous donner. C’est un plaisir qui m’est sensible, et dont vous feriez très bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais souvent cette joie. Cette manière de me remercier m’a extrêmement plu. (10 avril 1671 : I, 216 – p. 142)
ou de l’aider à rétablir les affaires des Grignan :
Ne songez-vous plus à vendre cette terre ? Eh, mon Dieu ! ma bonne, que n’avez-vous tout ce que je vous souhaite, ou que n’ai-je moi-même tout ce que je n’ai pas ! (9 août 1671 : I, 318 – p. 274)
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29 La lettre de « Remerciement pour un service rendu » proposée par Milleran ...
Une fois encore, les regrets que formule Mme de Sévigné font d’autant plus valoir la générosité de sa manière d’aimer qu’ils traduisent la volonté maternelle de « prévenir » les « désirs » que Mme de Grignan n’oserait pas formuler29.
11Certains choix stylistiques sont particulièrement aptes à souligner la douloureuse inadéquation entre les désirs maternels et les impossibilités objectives. Tel est le cas de la dépendance de type paratactique, qui sert à souligner le caractère dérisoire des dons maternels :
Ah ! ma bonne, faites que j’aie des trésors, et vous verrez si je me contenterai de faire avoir des pantoufles de natte à votre nourrice. (8 avril 1671 : I, 214 – p. 139)
Tel est également le cas de l’irréel du présent, qui dramatise le hiatus entre le désir de Mme de Sévigné d’aider sa fille et son incapacité à le faire, qu’il s’agisse de venir seconder Mme de Grignan dans ses devoirs d’épouse du gouverneur de Provence
[…] Bandol vous est d’un grand secours. Et moi, ma petite, hélas ! que je vous serais bonne ! Ce n’est pas que je fisse mieux que vous, car je n’ai pas le don de placer si vite les noms sur les visages (au contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus), mais je vous aiderais à faire des révérences. Ah ! que vous êtes lasse, mon pauvre cœur, et que ce métier est tuant pour Mademoiselle de Sévigné, et même pour Madame de Grignan, toute civile qu’elle est ! (18 mars 1671 : I, 186-187 – p. 103)
ou d’aider le comte de Grignan à vaincre les difficultés liées à l’Assemblée de Provence :
Nous tâchons de ne pas laisser ignorer de quelle manière vous vous appliquez à servir le Roi dans la place où vous êtes ; je voudrais bien vous pouvoir servir dans celle où je suis. Donnez-m’en les moyens, ou pour mieux dire, souhaitez que j’aie autant de pouvoir que de bonne volonté. (au comte de Grignan, 23 décembre 1671 : I, 399 – p. 377-378)
Même si Mme de Sévigné se contente généralement de regrets formulés avec sobriété, la discordance entre le peu de « pouvoir » dont elle bénéficie et la « bonne volonté » qui l’anime donne parfois lieu à d’amères déclarations, comme dans la lettre du 27 septembre 1671, où l’épistolière regrette de ne pouvoir mettre à disposition de sa fille, pour hâter son retour à Paris, qu’un peu d’argent et quelques commodités matérielles, telles que du linge ou des meubles :
Je prétends vous ramener avec moi. Je crois qu’après deux ans de Provence, ce sera une chose assez raisonnable. Je vois ce que vous pensez, et c’est cela qu’il faut prévoir de bonne heure, et être persuadée que tout ce qui dépendra de moi vous est acquis. Voilà une de mes grandes douleurs de ne pouvoir pas faire tout ce que mon cœur voudrait ardemment ; mais ce que je puis est toujours assez pour vous donner des facilités. Je ne pense qu’à vous, ma bonne, et je ne souhaite et n’imagine rien que par rapport à vous ; cela est vrai, et vous le croyez. Plût à Dieu que vous en puissiez voir des effets tels que je les désire ! (27 septembre 1671 : I, 354 – p. 320)
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30 R. Amossy, L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littératu...
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31 Pour R. Amossy, qui prolonge sur ce point les analyses de R. Boudon et de ...
Si les regrets sont bien des « sentiments, dans la mesure où ils sont facilement associés à des réactions affectives », ils s’appuient cependant sur « des raisons qui fondent leurs jugements axiologiques30 ». Motivés par le décalage entre la noblesse des aspirations maternelles et les piètres résultats auxquels la condamne l’état de ses finances, les regrets maternels, loin de ne résulter que de forces affectives, « sont inséparables d’une interprétation s’appuyant sur des valeurs, ou plus précisément d’un jugement d’ordre moral31 ». Nettement « fondés sur une certitude morale », ils exhibent la dignité éthique d’émotions conformes à la fois aux sentiments attendus de la part d’une mère aimante et dévouée, aux attitudes socialement normalisées qu’imposent les règles de civilité, aux valeurs véhiculées par l’idéal de la tendresse et aux comportements prescrits par une conception exigeante de l’amitié.
Conclusion
12Écrites à une époque où l’idéal de naturel, qui procède non pas d’un refus des normes et des usages établis, mais de leur appropriation, ne se confond pas avec un style original, les lettres familières authentiquement adressées par Mme de Sévigné à sa fille, qui s’inscrivent au cœur de pratiques de civilité étroitement normalisées, obligent celui qui tente d’évaluer la valeur des faits de style qu’elles mettent en œuvre à pratiquer une vaste recontextualisation socio-discursive. Éclairer une manière de dire par les rituels qu’elle mobilise et par les routines qu’elle réinvestit, afin de restituer aux comportements langagiers leur juste portée, dans le cadre de leurs possibilités d’expression et de leurs marges d’innovation : voilà un objectif qui implique de confronter les lettres de Mme de Sévigné aux modèles fournis par les nombreux manuels épistolographiques de l’époque. De fait, seule la connaissance des codes de la rhétorique épistolaire permet d’éviter de surestimer la singularité de situations, de pratiques et de séquences discursives qui s’avèrent être de nature indubitablement rituelle.
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32 C. Kerbrat-Orecchioni, article « Rituel » dans P. Charaudeau et D. Maingue...
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33 Ibid., p. 510.
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34 Id.
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35 Ibid., p. 512.
13Irréductibles à des protocoles dépersonnalisants voués à être immuablement reproduits par des épistoliers satisfaits de disposer de « solutions toutes faites que la langue met à la disposition des sujets pour leur permettre de résoudre au mieux les problèmes communicatifs qu’ils rencontrent tout au long de leur vie quotidienne32 », les rituels de la civilité épistolaire apparaissent moins comme des « séquences procédurales strictes et rigides » que comme des « semi-routines » qui, parce qu’elles occupent « une position intermédiaire sur ce continuum qui relie la stéréotypie radicale à la créativité pure33 », ne peuvent qu’encourager les épistoliers à en assouplir le caractère conventionnel. Que les épistoliers du Grand Siècle se doivent de respecter les routines socio-discursives en vigueur ne les empêche pas de se sentir libres d’improviser toutes sortes de variations à partir de patrons rhétoriques dont le caractère contraignant ne doit pas être exagéré. Si Mme de Sévigné, au moment d’exprimer son dévouement à l’égard de sa fille, défige les formules toute faites, remotive les situations discursives standardisées et désamorce les procédures préfabriquées, c’est parce qu’elle a conscience de pratiquer un genre, celui de la lettre familière, « où l’on favorise, plus que la conformité à des normes préexistantes, une certaine dose de fantaisie innovatrice (perçue comme le gage d’une plus grande sincérité)34 ». N’hésitant ni à exploiter les latitudes qu’octroie la récente mutation des sensibilités en faveur de davantage d’authenticité entre les êtres, ni à tirer parti des vertus conversationnelles que sont la naïveté et le naturel, ni à mettre en pratique les libertés permises en contexte familier par le discrédit latent de rituels sociaux sclérosés, les offres de service à Mme de Grignan illustrent bien le paradoxe constitutif de la politesse, qui « consiste à se plier à des règles préexistantes tout en ayant l’air de les réinventer à chaque instant35 ».
Notes
1 « Avec l’anthropologie culturelle, la sémiotique partage une partie de ses objets et de sa problématique. Si elle ne s’intéresse pas en premier lieu à l’activité singulière du sujet parlant, c’est parce qu’elle s’interroge davantage sur les usages culturels du discours qui façonnent l’exercice de la parole individuelle : rituels, habitudes, motifs sédimentés dans la praxis collective des langages. […]. Mais plus encore que les objets partagés, c’est une filiation méthodologique remontant à Marcel Mauss qui fonde la parenté entre anthropologie et sémiotique. Celle-ci prolongera et systématisera le constat que celle-là avait fait avant elle concernant le primat des relations structurelles sur la réalité empirique des objets. », D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 11.
2 On aura reconnu le titre de l’ouvrage fondateur de N. Elias, La Civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, [1939] 1973.
3 Telle est l’option méthodologique qui est au fondement de la sémiotique des passions (D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op. cit., p. 265 et p. 225).
4 Adoptant la typologie des rituels sociaux mise au point par E. Goffmann (La Mise en scène de la vie quotidienne, t. II : Les relations en public, Paris, Minuit, 1973, chap. 3 et 4) pour classer les catégories de lettres répertoriées dans les secrétaires du XVIIe siècle, M. Daumas distingue les « rituels d’accès » (dans lesquels il classe les offres de service), les « rituels de confirmation » (subdivisés en « rituels de déférence », « rituels d’entretien » et « rituels de ratification ») et les « rituels de réparation », « Manuels épistolaires et identité sociale (XVIe-XVIIIe siècles) », R.H.M.C., tome 40-4, octobre-décembre 1993, p. 543.
5 A.-J. Greimas, « Préface » à A.-J. Greimas (dir.), La Lettre. Approches sémiotiques, Actes du VIe Colloque Interdisciplinaire, en collaboration avec l’Association Suisse de Sémiotique, Fribourg, Éditions Universitaires, coll. « Interdisciplinaire », 1988, p. 5.
6 Pour une approche biographique du dévouement maternel, nous renvoyons à R. Duchêne, Mme de Sévigné, Paris, Fayard, 2002.
7 C’est le personnage de Clélie qui, après avoir souligné que les amis incapables de tendresse « rendent des offices sans grande joie », énonce cette qualité propre au cœur tendre, Clélie. Histoire romaine [1654-1660], éd. D. Denis, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique, 2006, p. 72 et 74.
8 Voir les lettres du 11 mars 1671 (I, 182 – p. 97) et du 18 mars 1671 (I, 190 – p. 107).
9 Voir les lettres du 11 mars 1671 (I, 181 – p. 96) ; des 23, 25 et 30 décembre 1671 (I, 398-399, 401, 402-403, 404 – p. 377, 380, 382, 384).
10 Voir les lettres du 18 février 1671 (I, 163 – p. 72) ; 22 avril 1671 (I, 230 – p. 160) ; 27 avril 1671 (I, 237 – p. 169) ; 22 juillet 1671 (I, 301 – p. 301).
11 Avant de désigner des sentiments, ces termes réfèrent à des comportements socialement normalisés. De la bienveillance, Pierre Richelet donne comme synonymes : « Afection, amitié ». L’exactitude est définie par Antoine Furetière comme l’« observation ponctuelle des moindres circonstances » - l’adjectif exact étant glosé ainsi : « celuy qui est ponctuel, qui observe toutes les precisions requises pour bien faire, pour examiner quelque chose. »
12 Cette notion est fondamentale pour l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique, qui étudie l’influence des préstructurations institutionnelles sur le comportement langagier (H.-H. Lüger, « Routine conversationnelle et comportement langagier », Langage et Société, n° 63, mars 1993, p. 5-38). Sur la manière dont « chez la plupart des individus s’établit un équilibre entre respect et transgression, entre acceptation de la routine et innovation », on se reportera aussi à D. André-Larochebouvy (Introduction à l’analyse sémio-linguistique de la conversation. La conversation quotidienne, Paris, Didier C.R.É.D.I.F., coll. « Essais », 1984, p. 190) : l’auteur illustre les marges de manœuvre que laissent aux locuteurs les « règles constitutives », les « règles stratégiques », les « règles tactiques » et les « rituels » (p. 26-28).
13 Citons la « Manière d’assûrer quelqu’un de son service » proposée par Pierre Richelet : « On dira que l’amitié qu’on nous porte, & que tous les bons offices qu’on nous a rendus, nous sollicitent sans cesse d’en témoigner notre reconnoissance par nos très-humbles services. On protestera qu’on doit compter sur l’ardeur qu’on a de s’acquiter d’un si juste devoir, & s’assurer que l’on conservera jusques à la mort une passion si raisonnable. », Les plus belles lettres françoises sur toutes sortes de sujets, Tirées des meilleurs Auteurs, avec des Notes, Basle, J. Rodolf Tourneisen, 1752, t. I, p. 80.
14 Nous renvoyons à la synthèse d’A. Jouanna, article « Clientèle », dans L. Bély (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996, p. 268-270.
15 Mentionnons deux exemples de formules proposées par Jean Puget de La Serre dans Le Secretaire à la mode, Amsterdam, Louis Elzevier, 1646. La première vient clore une lettre dans laquelle le scripteur réclame des occasions de rendre service : « Je ne vous importuneray jamais d’autre chose, dans la passion continuelle que j’ay pour vostre service, & dans la resolution que j’ay prise d’emporter au-delà du tombeau, la qualité », op. cit., p. 77. La seconde se situe au début d’une lettre visant à témoigner de la satisfaction à avoir rendu service : « Je ne m’estime heureux que depuis le jour où vous m’avez donné quelque employ pour votre service, comme estant la seule chose du monde que je souhaittois avec plus de passion », op. cit., p. 77.
16 Dans ses « Préceptes de la Lettre d’offres de service », Paul Jacob recommande explicitement d’anticiper les désirs et les besoins de celui que l’on veut obliger : « C’est par ces sortes de Lettres que nous offrons volontairement à nos amis, tout ce qui est en nostre pouvoir, ou bien à ceux qui n’osent pas nous prier, quand mesme ils ont besoin de nostre aide. Il les faut donc exciter à nous demander du secours par l’offre d’un service volontaire qu’on leur rend, sans oublier les causes & les motifs, qui nous obligent à l’aimer, comme seroient nos estudes, & autres choses propres à gaigner la bien-veillance des personnes, ou à l’augmenter, si elle est avancée.
Apres avoir touché les sujets de nostre amitié, nous dirons que nous n’avons rien plus a cœur, que de luy presenter, tout ce que nous jugerons luy pouvoir estre utile ; ou satisfaire à ses desirs ; que nous sommes prests de nous sacrifier pour le service d’un amy si fidele. Nous le supplierons de se servir de notre personne bien que tres chetive, & ne la pas juger indigne de luy ; que c’est le plus ordinaire de nos souhaits », Le Parfait secretaire, ou la Manière d’escrire et de respondre à toute sorte de lettres par Preceptes et par Exemples, Paris, Antoine de Sommaville, 1646, p. 178-180.
17 « Préven[ir] » quelqu’un « dans [s]es demandes » constitue une authentique marque d’amitié, comme en témoigne cette « Lettre de reconnoissance sur une service rendu » : « Que ne vous dois-je point, & de quelle manière pourrai-je vous exprimer a parfaite reconnoissance que j’ai pour toutes les bontez dont vous m’accablez tous les jours. Vous ne vous êtes pas contenté de me rendre service lorsque je vous en ai prié, vous m’avez prévenu dans mes demandes, & avez été au devant de tout ce que je pouvois souhaiter. Que je suis heureux de posseder un ami comme vous, & qu’il y en a peu de pareils au monde ! », René Milleran, Le Nouveau secrétaire du cabinet, contenant des lettres sur différents sujets, avec la manière de les bien dresser, Paris, Theodore Legras, 1719, p. 42.
18 René Milleran insiste particulièrement sur ce point au début du développement qu’il consacre aux « Lettres d’offre de service » : « Les Lettres d’offre de service sont celles qu’on écrit à son ami, quand on sçait qu’il est en quelque nécessité, pour lui offrir les secours dont il a besoin. Car il est d’un bon cœur de ne point attendre pour secourir son ami qu’il y ait été excité, il doit prévenir sa demande. », Le Nouveau secrétaire du cabinet, op. cit., p. 9.
19 Telle est l’une des recommandations de Paul Jacob : « Que si nous avons fait quelque chose pour luy, nous en pourrons toucher une partie, mais modestement & en peu de mots, comme disant que nous l’avons embrassée avec ardeur pour meriter son amitié ; ou bien pour nous la conserver », ibid., p. 180-181.
20 Le début de l’« Offre de services » proposée par René Milleran illustre la stratégie qui consiste à faire preuve de modestie : « Pour tant de bontez que vous avez pour moi, Monsieur, agréez les offres que je vous fais de mes petits service ; c’est peu de chose, & sans mentir ils ne peuvent être considerables que par la passion que j’ai de m’acquiter envers vous. », Le Nouveau secretaire de la cour, ou Lettres familieres sur toutes sortes de sujets, Paris, Nicolas Le Gras, 1714, p. 110.
21 Voir les lettres du 13 février 1671 (I, 159 – p. 67), du 6 mars 1671 (I, 179 – p. 93) et du15 avril 1671 (I, 222 – p. 149).
22 Voir les lettres du 19 août 1671 (I, 327 – p. 285), du 26 août 1671 (I, 330 – p. 288) et du 13 décembre 1671 (I, 393 – p. 370).
23 La formule est tirée d’une « response » que propose Jean Puget de La Serre à une lettre « pour temoigner à un amy le contentement qu’on reçoit de le servir », Le Secretaire à la mode, op. cit., p. 81.
24 Citons le début du premier exemple que donne Jean Puget de La Serre: « Quand je vous dirais que j’ay receu toutes les satisfactions du monde en vous rendant le service que vous avez desiré de moy ; je ne vous exprimerois qu’une partie du contentement que j’en ay ressenty. Certes votre merite m’est en si forte consideration, que je ne treuve point de divertissement agreable, qu’en l’action continuelle de vous servir. », op. cit., p. 76. Cet extrait est intégralement repris par François de Fenne, Le Secrétaire à la mode reformé ou le Mercure nouveau…, Leyde, J. Hackius, 1684, p. 498-499.
25 Tel est le début du deuxième exemple de Jean Puget de La Serre : « Vous estes assez genereux pour sçavoir par experience le contentement qu’on reçoit de servir ses amis. De moy je le gouste si sensiblement toutes les fois que vous m’honorez de vos commandemens, qu’il ne s’y peut rien adjouster. N’en soyez donc pas avare s’il vous plaist, puis que ce sont mes seules delices. », Le Secretaire à la mode, op. cit., p. 77.
26 Le mot reste fortement tributaire des anciennes conceptions amoureuses (P. Dumonceaux, Langue et sensibilité au XVIIe siècle. L’évolution du vocabulaire affectif, Genève, Droz, coll. « Publications romanes et françaises », 1975, « Un visage idéal de l’amour : l’amour-service », p. 401-402). D’ailleurs, il n’est pas rare que les lettres de « présentation de service » soient en réalité des déclarations amoureuses : c’est notamment le cas chez Puget de La Serre, comme le montre J. Chupeau, « Puget de La Serre et l’esthétique épistolaire : les avatars du Secrétaire de la Cour », C.A.I.E.F., n° 39, mai 1987, p. 115.
27 Clélie. Histoire romaine, éd. cit., p. 76.
28 « Si vous sçaviez dans quel désordre je vous écris, dans le malheur où je me trouve de ne pouvoir pas vous satisfaire, touchant ce que vous desirez de moi, vous le seriez en effet de ma bonne volonté, puisque la puissance m’en est ôtée. Je vous parle de cœur ; & comme l’amitié que je vous ai promise m’apprend ce langage, je veux croire qu’il sera assez éloquent pour vous persuader que le seul défaut de pouvoir me prive aujourd’hui de l’honneur & du contentement de vous témoigner en effet combien je suis, Vôtre, &c. », R. Milleran, Le Nouveau secretaire de la cour, ou Lettres familieres sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 35.
29 La lettre de « Remerciement pour un service rendu » proposée par Milleran atteste le surcroît de dignité dont bénéficient les bienfaits rendus spontanément, alors qu’ils n’ont pas été sollicités : « Vous croyez ne m’avoir fait qu’une faveur, & je puis vous assurer que j’en ai reçu deux. C’est un second bien de n’avoir pas voulu que j’aye demandé le premier, & je n’estime guères davantage ce que vous m’avez fait donner, que ce que vous m’avez épargné. Un homme qui prie en tremblant, & qui se rend au moindre refus, vous est bien obligé de lui avoir fait grace de tant de craintes. La plupart des gens forment un art de difficulté, pour faire valoir les bons offices qu’ils rendent. Ils veulent des assiduités & des soumissions : mais, Monsieur, vous agissez par un principe plus humain & plus noble. L’obligation que je vous ai, ne vient que de vous seul ; je n’y ai pas même contribué par mes désirs, puisque vous avez bien voulu les prévenir. », Le Nouveau secretaire de la cour, ou Lettres familieres sur toutes sortes de sujets, Paris, Theodore Le Gras, 1742, p. 241. Dans une édition antérieure, cette même lettre portait un titre différent, « Remerciement pour un payement que l’on fit faire avant qu’on le demandât », Le Nouveau secretaire de la cour, ou Lettres familieres sur toutes sortes de sujets, Paris, Nicolas Le Gras, 1714, p. 232-233.
30 R. Amossy, L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan, 2000, p. 169-170.
31 Pour R. Amossy, qui prolonge sur ce point les analyses de R. Boudon et de P. Charaudeau, c’est là le propre des « sentiments moraux », qui sont « fondés sur une certitude morale » (ibid., p. 169).
32 C. Kerbrat-Orecchioni, article « Rituel » dans P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’Analyse du Discours, Paris, Seuil, 2002, p. 509.
33 Ibid., p. 510.
34 Id.
35 Ibid., p. 512.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
Maître de conférences en langue et littérature françaises – Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – RARE