Dossier Acta Litt&Arts : Le style Sévigné. A l'occasion de l'agrégation 2013/2014
L’inscription des larmes dans les lettres de Mme de Sévigné : tentations élégiaques et art de plaire épistolaire
Initialement paru dans : Littératures classiques, n° 62, « Le Langage des larmes aux siècles classiques », A. Cron et C. Lignereux (dir.), été 2007, p. 79-91
Texte intégral
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1 Mme de Sévigné, Correspondance, édition établie par R. Duchêne, Gallimard, ...
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2 Signalons, entre autres références, M.-C. Chatelain, Ovide en France dans l...
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3 G. Declercq, « “Alchimie de la douleur” : l’élégiaque dans Bérénice, ou la ...
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4 M. de Scudéry, « De la manière d’écrire des lettres » [1655], «De l’air gal...
1Dès le début de la correspondance avec Mme de Grignan, qui s’ouvre de façon symptomatique sur l’image d’une mère « toujours pleurant et toujours mourant1 », tout prédispose les lettres de Mme de Sévigné aux épanchements élégiaques. D’une part, leur situation d’énonciation semble imposer l’expression de la plainte : parce que ces lettres tentent de conjurer une séparation déchirante vécue sur le mode de l’abandon, elles paraissent vouées aux effusions caractéristiques du genre dûment répertorié de l’héroïde2. D’autre part, l’indéniable congruence entre la posture élégiaque et le repli sur soi qu’entraîne la pratique épistolaire favorise largement « la réflexivité de l’élégiaque introspectif3 ». En outre, l’expression des pleurs est rendue possible par l’évolution du genre épistolaire, indissociable de celle des sensibilités, l’affinité naturelle entre l’écriture de la lettre amoureuse et l’éloquence du cœur étant désormais consacrée4.
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5 Sur cette notion, voir M. Maître-Dufour, « Une anti-curiosité : la discréti...
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6 6 janvier 1672 (I, 410). Voir également les lettres du 3 mars 1671 (I, 174)...
2Or sans pour autant être absentes des lettres adressées à Mme de Grignan, les larmes maternelles ne sont mentionnées qu’avec réticence, systématiquement assorties de précautions oratoires visant à lutter contre les effets pernicieux de l’importation d’un motif procédant aussi nettement du registre élégiaque. Le traitement du motif des larmes apparaît ainsi régi par un principe de discrétion5 érigé en stratégie discursive par une mère contrainte de réfréner son besoin d’épanchement pour ne pas importuner une destinataire réservée et pudique. Souvent commentée, à tout le moins signalée, la canalisation des épanchements maternels est en effet inséparable d’une volonté de tenir compte des remontrances de Mme de Grignan, fréquemment rappelées – et regrettées – au cours de la correspondance (« Enfin, ma bonne, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi6. »).
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7 Nous renvoyons à R. Duchêne, Mme de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Kl...
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8 B. Beugnot, « Mme de Sévigné telle qu’en elle-même enfin ? », French Forum,...
3Si Mme de Sévigné apparaît aussi désireuse de contenir ses épanchements dans des limites fixées par la prudence, le discernement et la modération constitutives de l’aptum, c’est qu’elle perçoit avec lucidité les écueils inhérents à l’irruption incontrôlée du motif élégiaque des larmes au sein de ses lettres. Le premier risque que la consignation immodérée de ses larmes ferait immanquablement courir à Mme de Sévigné est celui de la malséance, qui consisterait à donner libre cours à des épanchements débridés ignorant délibérément la personnalité et les goûts de Mme de Grignan. Le deuxième danger auquel doit parer Mme de Sévigné est celui de la complaisance, qui résiderait dans l’exhibition vaniteuse de ses larmes. Le troisième péril est celui de l’invraisemblance : hantée par la peur d’être soupçonnée d’exagérer ses sentiments, l’épistolière entend bien conjurer la tentation d’un lyrisme prolixe et exacerbé, toujours suspect. Le traitement du motif des larmes s’avère ainsi exemplaire non seulement de l’effort permanent de contrôle de soi et de ses sentiments auquel s’astreint ordinairement Mme de Sévigné7, mais aussi de la tension constitutive, sans cesse commentée par l’épistolière elle-même, entre « la crainte de tout dire au risque de déplaire et la peur de ne pas tout dire au risque de compromettre la sincérité et la transparence8 ». Soucieuse de rapporter les élans du cœur souffrant à la mesure de l’aptum, l’épistolière fait preuve de la plus grande méfiance à l’égard du pathos élégiaque – méfiance dont les différents ajustements génériques, subterfuges stylistiques et réorientations pragmatiques constituent la trace textuelle.
La nécessité de réfréner la tentation du registre élégiaque
4Communiquer ses larmes sans pour autant mettre en péril l’harmonie conversationnelle, telle est l’une des premières difficultés que doit contourner l’épistolière. À y regarder de près, l’intégration des aveux élégiaques au sein de la lettre ne se fait qu’au prix de précautions et de manipulations énonciatives – autant d’indices qui attestent les conditions imposées par l’écriture épistolaire au déploiement du motif des larmes.
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9 12 juin 1675 (I, 731).
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10 11 février 1671 (I, 156).
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11 7 août 1675 (II, 35).
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12 16 octobre 1675 (II, 133).
5La première solution expérimentée consiste à greffer ses aveux de larmes sur les propos antérieurs de sa fille. Exploitant les ricochets de l’interlocution épistolaire, Mme de Sévigné trouve dans les références à la parole de l’autre le moyen de préserver à la fois le dialogue épistolaire et les confidences. En réalité, elle ne se contente pas de s’appuyer sur les paroles de sa fille : cédant à son besoin d’avouer des larmes restées jusque-là secrètes, elle n’hésite pas à les prendre pour prétexte, qu’il s’agisse par exemple de questions sur sa santé (« Ne soyez point en peine de ma santé, ma bonne, je me porte bien. […] C’est un grand avantage pour moi que les larmes et la tristesse n’y soient point contraires […]9 ») ou de propos plaisants (« J’en ai donc ri, je vous l’avoue, et j’en serais honteuse, si depuis huit jours j’avais fait autre chose que pleurer.10 »). Mais ce sont surtout les exhortations de Mme de Grignan invitant sa mère à davantage de maîtrise de soi qui, paradoxalement, permettent à Mme de Sévigné d’amener souplement ses aveux de larmes, l’épistolière ne mentionnant les « sermons11 », les « avis12 » et les « leçons » de sa fille que pour souligner son incapacité à les mettre en pratique :
13 7 juin 1675 (I, 726). Voir également les lettres du 3 mars 1671 (I, 174-17...
Vous me dites des merveilles de la conduite qu’il faut avoir pour se gouverner en ces occasions ; j’écoute vos leçons, et je tâche d’en profiter. Je suis dans le train de mes amies, je vais, je viens ; mais quand je puis parler de vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement non pareil.13
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14 5 juin 1675 (I, 724).
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15 15 novembre 1684 (III, 155).
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16 25 décembre 1671 (I, 402).
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17 M. Gutwirth, Mme de Sévigné, classique à son insu, Tübingen, Gunter Narr V...
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18 7 juin 1675 (I, 726).
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19 18 février 1671 (I, 160).
6La seconde solution déployée afin de fondre ces excursus élégiaques dans la conversation épistolaire consiste à relier les aveux de larmes à une cause objective. Attentive à ne pas laisser libre cours à la déploration intempestive, Mme de Sévigné s’efforce d’amener le motif des larmes à propos. Pour qu’elle se sente autorisée à évoquer ses larmes, il faut que le contexte dans lequel elle écrit s’y prête. C’est pourquoi elle se présente comme la victime régulière d’« occasions14 » qui, parce qu’elles la prennent « au dépourvu15 », la « mettent en déroute16 ». À cet égard, la date de la lettre joue un rôle déterminant. Plus celle-ci est proche de la dernière séparation (il y en a neuf en tout), plus les pleurs sont présents, même si c’est surtout la première séparation qui donne lieu aux scènes de pleurs, Mme de Sévigné découvrant avec stupeur la violence de ses sentiments. C’est que plus la séparation est ancienne, plus le registre élégiaque est ressenti comme incongru. Lorsqu’ils ne figurent pas dans les lettres ouvrant une nouvelle séparation, les aveux de larmes n’osent s’élever qu’à la faveur d’événements capables en eux-mêmes d’expliquer, donc de rendre pardonnable, l’abandon de l’épistolière, comme par exemple une date anniversaire, un accroissement de la distance entre les deux femmes, une musique, une rencontre ou encore la réception de lettres de Provence – soit qu’elles inaugurent une nouvelle séparation, soit qu’elles contiennent des paroles tendres. Mais c’est surtout le « retour sur les lieux d’un bonheur qui n’est plus17 » qui, en ravivant la souffrance maternelle, incite Mme de Sévigné à évoquer ses pleurs, présents ou passés. Ainsi la plupart des épanchements résultent-ils de faits précis qui tendent à légitimer leur présence au sein de la lettre, ou du moins à en gommer le caractère parasite – faits précis que l’épistolière « trouve en son chemin18 » et qui sont présentés, sinon vécus, comme des « écueils à sa constance19 ».
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20 16 octobre 1673 (I, 600).
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21 15 novembre 1684 (III, 156).
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22 3 mars 1671 (I, 175).
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23 3 juillet 1675 (I, 746).
7Une telle attention à contrôler l’expression de ses pleurs au point de ne s’y abandonner que dans des occasions propres à les excuser permet de prendre la mesure de la vigilance d’une épistolière contrainte de se conformer aux conseils de sa fille (« Je pleurerais de tout mon cœur présentement, si je m’en voulais croire ; mais je m’en détourne, suivant vos conseils.20 »). Pourtant, greffer les aveux élégiaques sur une situation d’énonciation capable de les légitimer ne suffit visiblement pas à apaiser la mauvaise conscience de l’épistolière, qui s’efforce de mettre à distance et de réprimer ostensiblement ses mouvements d’abandon, présentés comme de simples faiblesses momentanées. En général, après avoir dépeint ses pleurs, Mme de Sévigné prend soin d’en appeler à l’indulgence de Mme de Grignan, évoquant tantôt son incapacité à réprimer ses émotions (« […] mais il s’est passé dans mon cœur un trait d’amitié si tendre et si sensible, si naturel et si vif que je n’ai pu vous le cacher.21 »), tantôt le besoin de soulager son cœur (« […] mon cœur en avait besoin. Je n’en ferai pas une coutume.22 »), tantôt le caractère exceptionnel de ses aveux de souffrance (« […] mais une fois entre mille, ne soyez point fâchée que je me donne le soulagement de vous dire ce que je souffre si souvent sans en rien dire à personne.23 »). Quelquefois même, elle cumule ces différentes excuses, auxquelles seul l’effet de clôture induit par un brusque « parlons d’autre chose » porte un coup d’arrêt :
24 13 novembre 1675 (II, 157-158).
J’ai regret à tous mes jours qui s’en vont et m’entraînent sans que j’aie le temps d’être avec vous. Je regrette ma vie et je sens pourtant que je la quitterais avec moins de peine, puisque tout est si mal rangé pour me la rendre agréable. Dans ces pensées, ma pauvre bonne, on pleure quelquefois sans vous le dire, et je mériterais vos sermons plus souvent, malgré moi, que je ne le voudrai. Car ce n’est jamais volontairement que je me trouve dans ces tristes méditations ; elles se placent tout naturellement dans mon cœur, et je n’ai pas l’esprit de les en tirer. Je suis au désespoir, ma bonne, de n’avoir pas été aujourd’hui maîtresse d’un sentiment si vif. Je n’ai pas coutume de m’y abandonner ; parlons d’autre chose.24
Assortie d’une promesse tacite de n’en plus parler, l’expression signale à la fois le caractère nécessaire de ce qui vient d’être dit et la conscience qu’a l’épistolière de devoir limiter son propos.
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25 6 janvier 1672 (I, 410).
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26 6 mai 1671 (I, 243).
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27 27 septembre 1684 (III, 143).
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28 25 novembre 1671 (I, 383).
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29 29 janvier 1672 (I, 427).
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30 7 juin 1671 (I, 268).
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31 21 octobre 1671 (I, 367).
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32 15 décembre 1684 (III, 168).
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33 16 octobre 1673 (I, 600).
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34 13 septembre 1679 (II, 674).
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35 11 avril 1689 (III, 574).
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36 2 novembre 1673 (I, 610).
8Outre ces précautions méta-énonciatives, Mme de Sévigné recourt fréquemment à l’aposiopèse, qui lui permet de « couper court25 ». L’interruption brutale des aveux de larmes constitue la solution la plus radicale à la difficile conciliation entre la tristesse maternelle et l’enjouement qu’apprécie sa fille. Pratiquant l’art du silence opportun, Mme de Sévigné interrompt pourtant moins le propos qu’elle n’en souligne l’indispensable restriction (« Ce discours même n’est pas bon pour mes yeux, qui sont d’une faiblesse étrange, et je me sens dans une disposition qui m’oblige à finir cet endroit.26 »). Parce qu’il dissuade l’épistolière « d’éclater en cris et en pleurs27 » et épargne à la destinataire des « choses tristes28 », dont elle n’a « pas besoin29 », le choix du silence s’avère commode, soit qu’il mette fin à la lettre, soit qu’il opère une transition vers d’autres sujets. Refusant parfois de choisir entre dire et taire, Mme de Sévigné se contente de laisser sourdre sur le mode mélancolique son envie de pleurer (« Ah, mon Dieu ! j’ai bien envie de pleurer.30 ») et l’imminence de larmes retenues à grand’peine (« Hélas ! il ne m’en faudrait guère prier pour me faire pleurer présentement […]31 »), suggérant grâce à des tournures hypothétiques aussi bien son besoin d’épanchement que ses efforts pour le juguler (« Je pleurerais bien, si je voulais, ma chère bonne […]32 » ; » Je pleurerais de tout mon cœur présentement, si je m’en voulais croire […]33 »). De même, Mme de Sévigné emploie des prétéritions incluant tantôt de plaisantes explications physiologiques (« […] c’est un effet de mon tempérament […]34 ») tantôt de pudiques pluriels métonymiques de l’abstrait (« […] je ne veux point vous dire toutes mes tendresses ni toutes mes faiblesses.35 » ; « Je ne vous dirai point mes faiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris.36 »). Ce n’est qu’en renonçant aux débordements élégiaques au profit d’une inscription maîtrisée de ses pleurs que Mme de Sévigné parvient à concilier les injonctions contradictoires de sa sensibilité et de son désir de plaire – maîtrise que seul un songe peut venir déjouer :
37 8 janvier 1676 (II, 216).
Vous saurez, ma très chère, que vers huit heures du matin, après avoir songé à vous la nuit sans ordre et sans mesure, il me sembla bien plus fortement que nous étions ensemble, et que vous étiez si douce, si aimable et si caressante pour moi que j’en étais toute transportée de tendresse. Et sur cela je m’éveille, mais si triste et si oppressée d’avoir perdu cette chère idée que me voilà à soupirer et à pleurer d’une manière si immodérée que je fus contrainte d’appeler Marie et, avec de l’eau froide et de l’eau de la reine de Hongrie, m’ôter le reste de mon sommeil et débarrasser ma tête et mon cœur de l’horrible oppression que j’avais. Cela me dura un bon quart d’heure, et voilà tout ce que je vous en puis dire, sinon que en ma vie je ne m’étais trouvée en un tel état. Vous remarquerez, ma bonne, que voici le jour où ma plume est la maîtresse.37
Mouvement irrépressible, cette crise de larmes nocturne fournit surtout l’occasion d’insister sur la constante surveillance à laquelle s’astreint la plume, le plus souvent avec succès.
Les options stylistiques visant à faire contrepoids au pathos
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38 5 juin 1675 (I, 724) ; 23 décembre 1671 (I, 398) ; 30 juillet 1690 (III, 9...
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39 L. Spitzer, Études de style, « L’effet de sourdine dans le style classique...
9Cherchant par toutes sortes de stratagèmes stylistiques à exclure la violence passionnelle, à contrôler les élans de sa sensibilité et à refouler les affects pulsionnels, l’épistolière élit deux types de stratégies qui, quoique distinctes, convergent au service d’une même visée : congédier les inflexions trop manifestement élégiaques. D’un côté, afin d’esquiver le surgissement inopportun de la souffrance à l’état brut, Mme de Sévigné pratique volontiers l’autodérision et l’humour. Qu’elle présente ses accès de larmes comme résultant du dérèglement de quelque mécanisme interne en évoquant la « fontaine » qui « joue son jeu » à la réception des lettres de Provence ou bien qu’elle se moque de l’excès de ses larmes en se désignant plaisamment comme une « pleureuse » ou en faisant allusion à la Saint-Barnabé38, Mme de Sévigné met à profit son art du badinage, qui permet de sourire de tout, y compris de sa souffrance. D’un autre côté, si Mme de Sévigné parvient à éviter discrètement les épanchements sans pour autant les condamner au silence, c’est surtout parce qu’elle joue de toutes les possibilités offertes par une subtile panoplie de procédés d’atténuation visant à désamorcer le pathos. En effet, son refus systématique du dolorisme grandiloquent et de la virulence passionnelle caractéristiques de la portugaise est nettement décelable dans des options stylistiques destinées à fondre le motif des larmes dans « une langue à sourdine39 » qui les enveloppe et les contrôle.
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40 L. Spitzer, op. cit., p. 309.
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41 Ibid., p. 225.
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42 Ibid., p. 209.
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43 6 mai 1671 (I, 243).
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44 27 septembre 1679 (II, 686).
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45 3 juillet 1675 (I, 746).
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46 L. Spitzer, op. cit., p. 233.
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47 Ibid., p. 230-231.
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48 17 février 1672 (I, 441).
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49 13 novembre 1675 (II, 157)
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50 3 mars 1671 (I, 175).
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51 L. Spitzer, op. cit., p. 225.
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52 Ibid., p. 211.
10Parce que Mme de Sévigné fait le pari d’inventer lettre après lettre un art de plaire propre à ruser avec une tentation élégiaque à la fois prohibée en raison de la personnalité d’une destinataire mesurée et requise par la visée persuasive de la lettre d’amour, il n’est guère étonnant que l’inscription épistolaire des larmes fasse un usage abondant des « procédés d’assourdissement40 » inventoriés par Leo Spitzer. Participant d’une véritable « dépersonnalisation du discours41 », la « désindividualisation par l’article indéfini (ou au pluriel par des)42 » s’avère particulièrement apte à contrebalancer le pathos (« Après tout, combien de bons moments que je ne puis assez regretter, et que je regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais finir !43 »). Préférant à la lumière crue du terme exact l’éclairage tamisé de l’allusion, Mme de Sévigné exploite le flou induit par des expressions périphrastiques euphémisantes, qui laissent seulement deviner ses larmes derrière ses tendresses (« J’ai des bouffées et des heures de tendresses que je ne puis soutenir, ma bonne.44 ») et ses saisissements (« […] il m’en prend des saisissements , et la nuit et le jour, dont je ne suis point du tout la maîtresse.45 »). Les « pluriels d’estompement des contours46 », en « empêchant une détermination trop nette de l’attitude des personnages47 », contribuent eux aussi à adoucir le référent concret des larmes : relégués derrière l’imprécision des tendresses et des faiblesses – les substantifs abstraits évoquant de façon concomitante un sentiment et ses manifestations corporelles –, les troubles psychosomatiques que sont les angoisses, serrements de cœur et crises de larmes perdent leur trop forte résonance pathétique. La désindividualisation du propos passe également par l’énallage de personne (« Ainsi, mon enfant, on est la maîtresse, et l’on ne l’est point, et l’on pleure.48 » ; « […] on pleure quelquefois sans vous le dire […]49 »), énallage que Mme de Sévigné prend parfois le soin d’expliciter (« Si l’on ne glissait dessus, on serait toujours en larmes, c’est-à-dire moi.50 »). Le pronom on fonctionne alors comme « une minuscule lucarne grammaticale laissant entrevoir furtivement le Moi51 », ce Moi qui « cherche à se voiler sans renoncer à ses droits52 ».
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53 6 octobre 1688 (III, 362).
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54 30 octobre 1673 (I, 607).
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55 L. Spitzer, op. cit., p. 214.
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56 Ibid., p. 236.
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57 Loc. cit.
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58 25 décembre 1671 (I, 403).
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59 19 juillet 1675 (II, 10).
11Relevant d’un même souci de mettre à distance les confidences élégiaques, la personnification de certaines parties du corps – en l’occurrence des yeux (« […] et sur cela, les yeux rougissent, tout est perdu.53 ») et du cœur (« […] mon cœur, qui est toujours pressé et qui me fait pleurer tous les jours sans que je m’en puisse empêcher […]54 ») – fonctionne de même comme une « sourdine affaiblissant l’expression directe du sentiment55 ». En outre, Mme de Sévigné utilise de nombreux « verbes phraséologiques, qui expriment les actions indirectement, leur donnent un support psychologique ; l’action est ramenée à ses motifs : une volonté, un droit, un pouvoir, une opinion56 ». Parce qu’ils présentent les attitudes et les comportements comme résultant d’« un jugement, un choix57 », ils neutralisent le lyrisme élégiaque. Les pleurs maternels font ainsi l’objet non seulement d’une mise à distance mais aussi d’une rationalisation de nature à faire contrepoids au pathos : (« […] il faut que j’en pleure afin de ne pas étouffer.58 » ; « […] je trouve qu’on a raison de pleurer […]59 »).
12Le « passage de l’individuel à l’universel60 » a lui aussi pour effet d’atténuer la charge pathétique des aveux maternels, puisqu’il occulte la personnalité singulière de l’épistolière derrière une attitude ou une qualité humaine : tel est le cas des tours généralisants, par lesquels « l’expression s’écarte des données immédiates » et « renferme une sorte de justification générale61 ». Par exemple, c’est en alléguant la vertu thérapeutique des larmes que Mme de Sévigné justifie, et par là excuse, sa propension à pleurer :
62 29 mai 1675 (I, 719). Voir également la lettre du 18 février 1671 (I, 160).
Ne soyez jamais en peine de ceux qui ont le don des larmes. Je prie Dieu que je ne sente jamais de ces douleurs où les yeux ne soulagent point le cœur ; il est vrai qu’il y a des pensées et des paroles qui sont étranges, mais rien n’est dangereux quand on pleure.62
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63 L. Spitzer, op. cit., p. 246.
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64 Ibid., p. 245.
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65 Loc. cit.
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66 5 février 1672 (I, 432).
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67 13 avril 1689 (III, 575).
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68 24 mars 1671 (I, 199).
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69 26 mars 1671 (I, 201).
Attentive à conférer à ses aveux de larmes « cette stabilité morale qui contrebalance la confidence trop personnelle, trop passionnée63 », Mme de Sévigné recourt souvent aux « considérations morales », qui « isolent [des] impressions premières64 ». La spontanéité élégiaque de l’épanchement est ainsi contrecarrée par « l’effet “refroidissant”65 » du jugement moral – que l’épistolière stigmatise l’inutilité de ses pleurs (« […] rien n’est moins utile que les douleurs d’une chose sur laquelle on n’a plus aucun pouvoir. On se tue, on se dévore fort inutilement […]66 »), leur caractère déraisonnable (« Je pleure. Quelle folie !67 ») ou les défaillances morales et chrétiennes dont ils sont le symptôme (clôturant ses épanchements d’un « Voilà qui est bien faible […]68 » ou d’un « Ah ! ma bonne, que cela est faible et misérable ! »69).
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70 Sur « ce passage des passions aux sentiments » et sur la conception de l’e...
13Comme le laisse deviner ce panorama des procédés stylistiques dont l’usage est sous-tendu par un souci vigilant d’endiguer le pathos, les aveux de larmes sont étroitement subordonnés à l’entreprise de séduction et de persuasion maternelles, dont ils sont l’une des pierres de touche. Échappant à la stricte logique expressive, ces aveux font l’objet d’une réorientation pragmatique, au terme de laquelle ils n’assurent pas tant (et tel est le paradoxe qui préside à leur gestion au sein de l’interaction épistolaire) une fonction pathétique qu’une fonction éthique. Si Mme de Sévigné choisit de transcrire non pas les larmes violentes et passagères de la passion amoureuse, mais celles, dignement contenues et mises à distance, du sentiment tendre, c’est qu’elle cherche moins à émouvoir Mme de Grignan qu’à la persuader70. Dépouillée de sa composante passionnelle, l’expression de la souffrance maternelle est en effet indissociable de l’échelle de valeurs à laquelle Mme de Sévigné ne cesse de se référer, et qu’elle tente d’imposer à sa fille. Persuader Mme de Grignan de la perfection, de la dignité et de la supériorité de sa manière de ressentir et d’aimer afin qu’à son tour elle la mette en pratique, tel est le but de Mme de Sévigné. Instrumentalisées en ce sens, les larmes que consigne l’épistolière sont données à lire moins comme des affections corporelles trahissant d’incontrôlables mouvements passionnels que comme d’irrécusables preuves de l’excellence d’un sentiment sans cesse remodelé à l’aune de l’idéal de la tendresse.
L’art d’imposer une manière d’aimer érigée en parangon de la tendresse
14Certes, Mme de Sévigné affiche l’intention de se prémunir contre les risques inhérents à la posture élégiaque, dont elle récuse soigneusement les stylèmes. Pourtant, elle n’en entend pas moins faire valoir sa prétention à incarner l’idéal de la tendresse. C’est justement dans la gestion concertée du motif des larmes que l’épistolière trouve à la fois une manière d’exprimer l’intensité de sa tendresse et une justification exemplaire de sa manière d’aimer, l’inscription des larmes acquérant une fonctionnalité cadrant parfaitement avec la pragmatique de la lettre d’amour.
15L’opposition, accentuée à dessein, entre d’une part, le courage, la raison et la philosophie de Mme de Grignan et d’autre part, la faiblesse et la tendresse de Mme de Sévigné, qui fonctionne comme un leitmotiv de la correspondance, sert principalement à suggérer l’intensité exceptionnelle des sentiments maternels. Bien que Mme de Sévigné ne cesse de déplorer « un cœur trop sensible, un tempérament trop vif et une sagesse fort médiocre71 », elle ne manque pas de jouer de son incontrôlable vulnérabilité, qui authentifie de manière évidente ses sentiments. Ainsi présente-t-elle explicitement ses larmes comme une preuve irréfutable (« Elles [mes larmes] sont amères, elles sont tendres, enfin elles viennent du cœur le plus touché et le plus à vous que vous puissiez vous représenter.72 »), allant même jusqu’à faire remarquer à Mme de Grignan que pour excessives et déplacées qu’elle les juge, elle n’en devrait pas moins les reconnaître à leur juste valeur (« Je ne le puis [recevoir de vos lettres sans pleurer], ma fille, mais ne souhaitez point que je le puisse.73 »). Les larmes comptent moins que la sensibilité dont elles procèdent et que le sentiment qu’elles manifestent, à savoir la tendresse – mot qui garde au XVIIe siècle un sens très physiologique.
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74 2 octobre 1689 (III, 713).
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75 18 mars 1671 (I, 191).
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76 24 mars 1671 (I, 199).
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77 Voir D. Denis, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, n° 4, « Aime...
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78 Nous renvoyons à la conversation sur la tendresse (p. 112-120) et aux anal...
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79 17 avril 1676 (II, 273).
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80 Voir par exemple J. Esprit, La Fausseté des vertus humaines [1678], Paris,...
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81 18 mars 1671 (I, 191).
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82 5 juin 1675 (I, 724).
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83 1er novembre 1671 (I, 373).
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84 Printemps ou été 1679 (II, 668).
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85 10 novembre 1675 (II, 157).
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86 25 mai 1680 (II, 945).
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87 11 juin 1677 (II, 462).
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88 M. Daumas, La tendresse amoureuse. XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 199...
16Loin de n’être qu’une preuve des sentiments maternels, « la sensibilité que donne une tendresse toute vive74 », moins masquée qu’exhibée, moins regrettée que revendiquée, trouve sous la plume de Mme de Sévigné une légitimité d’ordre à la fois affectif et moral. Derrière les aveux de faiblesse se lit en creux une quête de valeurs, qui diffuse, au fil des lettres, la définition légitimante d’une certaine manière d’aimer. En effet, une telle mise en scène de la sensibilité propre au cœur tendre n’est pas axiologiquement neutre. Elle atteste au contraire un point de rencontre entre d’un côté, une réalité affective et psychologique et de l’autre, un idéal humain et relationnel adossé aux modèles et aux idéaux socioculturels de l’époque. Si Mme de Sévigné n’hésite pas à clamer son extrême sensibilité (« Aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses ; pour moi, je m’en accommode fort bien.75 ») et à la justifier (« Voilà qui est bien faible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle.76 »), c’est qu’elle trouve dans les représentations en vigueur de quoi légitimer et doter de valeur sa propension aux larmes. D’une part, la valorisation de la tendresse est évidemment liée aux spéculations galantes qui, dans le sillage de la Carte de Tendre77, aboutissent à l’affirmation de nouvelles exigences sentimentales, à la définition de l’âme sensible comme âme d’élite et à la promotion de l’affectivité78. Présentant comme traits définitoires de la tendresse une sensibilité exceptionnelle et une inquiétude perpétuelle, Mme de Sévigné juge en effet l’indifférence, la tranquillité, la paix, la résignation et le repos incompatibles avec « la plus tendre et la plus parfaite amitié79 » qu’elle prétend incarner. D’autre part, la promotion de la tendresse doit être mise en rapport avec la condamnation du stoïcisme, qui n’a pas bonne presse auprès des augustiniens, toujours prompts à dénoncer les prétentions à l’héroïsme80. Parce qu’elle préfère ses tendresses et de ses faiblesses à la sécheresse de cœur (« Je les aime mieux que des sentiments de Sénèque et d’Epictète.81 ») et même son « habitude à être faible82 » à « une perfection un peu au-dessus de l’humanité83 », Mme de Sévigné rejoint la critique anti-stoïcienne. C’est donc bien à la faveur de cette commune réhabilitation de la sensibilité que Mme de Sévigné proclame la supériorité morale du cœur capable d’éprouver « la faiblesse d’une véritable tendresse84 ». Destinée à produire un critère discriminant d’une manière d’aimer portée « au point de la perfection85 », la mise en scène de « cette belle faiblesse naturelle et cette disposition aux larmes86 » répond à trois visées : se singulariser ; se faire aimer toujours davantage ; tenter d’imposer un art d’aimer supérieur à tout autre. Autant déplorée que valorisée, cette « disposition aux larmes », participe d’une stratégie identitaire, la capacité qu’a le cœur véritablement tendre à être touché étant constamment présentée par l’épistolière comme un signe distinctif de sa personnalité. Si elle résulte d’un « tempérament87 », Mme de Sévigné la dote de cohérence et de valeur, parvenant, grâce à l’écriture, à métamorphoser une attitude spontanée en un choix réfléchi et assumé. Dès lors se déploie une « logique de la tendresse » qui « conforte l’identité personnelle88 » que se découvre Mme de Sévigné au fil des lettres.
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89 23 octobre 1689 (III, 734).
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90 J. Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Nathan, 19...
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91 26 mars 1671 (I, 200).
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92 18 mars 1671 (I, 191-192).
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93 G. Declercq, art. cit., p. 151.
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94 Loc. cit.
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95 Ibid., p. 154.
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96 Ibid., p. 152.
17Si l’épistolière, éprise de distinction au point d’identifier sa vie affective à l’image idéale d’une « tendresse unique en son espèce89 », livre de ses sentiments une version exempte de toute banalité, c’est aussi parce qu’elle cède au « besoin de s’imposer à qui vous échappe, voire terreur d’être refusée90 ». Les larmes s’avèrent de véritables moyens de pression, voire de chantage, appelant non seulement la compassion et le respect (« Je vous prie de ne point me parler de mes faiblesses, mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes qui viennent d’un cœur tout à vous.91 ») mais aussi l’amour (« Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusqu’à la folie. […] Je suis folle, il n’y a rien de plus vrai, mais vous êtes obligée d’aimer ma folie.92 »). Enfin et surtout, la thématisation récurrente de cette « disposition aux larmes » constitue un moyen d’imposer, tout au long de la correspondance, une manière d’aimer qui, parce qu’elle se caractérise par son intensité, son exclusivité, sa qualité et sa dignité, se révèle aussi parfaite qu’étouffante. La relation entre une mère passionnée et une fille moins démonstrative étant d’une nature éminemment conflictuelle, il y aurait « contresens à voir dans l’élégiaque une vaine lamentation93 ». Loin de n’être que des « gémissements stériles », les aveux de larmes ont, au sein de l’échange épistolaire, « une fonction oratoire précise »94. Parce que Mme de Sévigné tente sans cesse d’orienter et d’infléchir la manière d’aimer d’une fille dont elle regrette le caractère rationnel et pudique, ses aveux de larmes ont bel et bien une « fonction polémique et interpellatrice95 ». Formulée « en situation confrontative96 », la consignation des larmes maternelles possède une valeur incitative indissociable de l’amertume d’une mère constatant le hiatus entre deux tempéraments, deux logiques relationnelles, deux économies affectives.
Conclusion
18Choisissant de contrecarrer les redoutables effets secondaires liés à un registre fort peu en accord avec la sensibilité de sa destinataire, Mme de Sévigné fait le pari de dissoudre la charge élégiaque du motif des larmes – c’est-à-dire, en définitive, « de passer d’un pathos véhément à un ethos élégiaque97 ». C’est pourquoi l’inscription épistolaire des larmes laisse transparaître les constants efforts de l’épistolière pour résister à la force d’attraction du pathos, dont elle s’efforce simultanément de neutraliser les thématiques, de résorber les inflexions et de refuser les postures. À l’opposé aussi bien du silence insupportable que de l’épanchement inopportun, à l’opposé, en outre, aussi bien d’une affectivité envahissante que d’une maîtrise de soi toujours suspecte d’indifférence, Mme de Sévigné choisit de conférer aux larmes qu’elle consigne non pas la « violence pathétique » propre à l’état passionnel, mais bien plutôt la puissance doucement persuasive de « l’insinuation éthique » déployée par des sentiments dominés98. C’est en cela que, plus que jamais, la tendresse apparaît comme le gage d’une relation à l’autre où les sentiments ne cessent d’être raffinés, les élans du cœur sublimés et les excès corrigés « et pour être polie, et pour être politique99 ».
Notes
1 Mme de Sévigné, Correspondance, édition établie par R. Duchêne, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978, lettre du 6 février 1671, t. I, p. 149-150. Les références à la Correspondance mentionneront désormais la date de la lettre, suivie, entre parenthèses, du tome et de la pagination dans cette édition.
2 Signalons, entre autres références, M.-C. Chatelain, Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de G. Ferreyrolles, Paris IV-Sorbonne, 2005, à paraître ; G. Haroche-Bouzinac, « La lettre féminine dans les secrétaires. L’enfance de l’art », XVIIe siècle, n° 208, juillet-septembre 2000, p. 465-484 ; S. Lee Carrell : Le Soliloque de la passion féminine ou le dialogue illusoire. Étude d’une formule monophonique de la littérature épistolaire, Tübingen, Gunter Narr Verlag – Paris, J.-M. Place, 1982 ; D. Millet-Gérard, Le cœur et le cri. Variations sur l’héroïde et l’amour épistolaire, Paris, Champion, 2004.
3 G. Declercq, « “Alchimie de la douleur” : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, « Les tragédies romaines de Racine, Britannicus, Bérénice, Mithridate », p. 152.
4 M. de Scudéry, « De la manière d’écrire des lettres » [1655], «De l’air galant » et autres Conversations. Pour une étude de l’archive galante, éd. D. Denis, Paris, Champion, 1998, p. 147-158. Pour une mise en perspective de la définition proposée par M. de Scudéry, on se reportera à l’introduction de D. Denis, op. cit., p. 141-146 et à la préface d’E. Bury aux Lettres portugaises traduites en français, Paris, Librairie Générale Française, p. 7-35.
5 Sur cette notion, voir M. Maître-Dufour, « Une anti-curiosité : la discrétion chez Melle de Scudéry et dans la littérature mondaine (1648-1696) », Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, éd. N. Jacques-Chaquin et S. Houdard, Fontenay, ENS éditions, 1998, t. II, p. 333-358.
6 6 janvier 1672 (I, 410). Voir également les lettres du 3 mars 1671 (I, 174) ; 12 juillet 1671 (I, 293) ; 27 octobre 1675 (II, 145).
7 Nous renvoyons à R. Duchêne, Mme de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Klincksieck, 1992, chap. 5, « L’expression des sentiments », p. 206-243.
8 B. Beugnot, « Mme de Sévigné telle qu’en elle-même enfin ? », French Forum, V, 3, septembre 1980, p. 212.
9 12 juin 1675 (I, 731).
10 11 février 1671 (I, 156).
11 7 août 1675 (II, 35).
12 16 octobre 1675 (II, 133).
13 7 juin 1675 (I, 726). Voir également les lettres du 3 mars 1671 (I, 174-175) et du 19 juillet 1675 (II, 11-12).
14 5 juin 1675 (I, 724).
15 15 novembre 1684 (III, 155).
16 25 décembre 1671 (I, 402).
17 M. Gutwirth, Mme de Sévigné, classique à son insu, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 153, 2004, p. 69.
18 7 juin 1675 (I, 726).
19 18 février 1671 (I, 160).
20 16 octobre 1673 (I, 600).
21 15 novembre 1684 (III, 156).
22 3 mars 1671 (I, 175).
23 3 juillet 1675 (I, 746).
24 13 novembre 1675 (II, 157-158).
25 6 janvier 1672 (I, 410).
26 6 mai 1671 (I, 243).
27 27 septembre 1684 (III, 143).
28 25 novembre 1671 (I, 383).
29 29 janvier 1672 (I, 427).
30 7 juin 1671 (I, 268).
31 21 octobre 1671 (I, 367).
32 15 décembre 1684 (III, 168).
33 16 octobre 1673 (I, 600).
34 13 septembre 1679 (II, 674).
35 11 avril 1689 (III, 574).
36 2 novembre 1673 (I, 610).
37 8 janvier 1676 (II, 216).
38 5 juin 1675 (I, 724) ; 23 décembre 1671 (I, 398) ; 30 juillet 1690 (III, 923 et 924) ; 12 juin 1675 (I, 731).
39 L. Spitzer, Études de style, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Paris, Gallimard, 1970, p. 209. Telle est également l’hypothèse de M. Gutwirth, art. cit., p. 82.
40 L. Spitzer, op. cit., p. 309.
41 Ibid., p. 225.
42 Ibid., p. 209.
43 6 mai 1671 (I, 243).
44 27 septembre 1679 (II, 686).
45 3 juillet 1675 (I, 746).
46 L. Spitzer, op. cit., p. 233.
47 Ibid., p. 230-231.
48 17 février 1672 (I, 441).
49 13 novembre 1675 (II, 157)
50 3 mars 1671 (I, 175).
51 L. Spitzer, op. cit., p. 225.
52 Ibid., p. 211.
53 6 octobre 1688 (III, 362).
54 30 octobre 1673 (I, 607).
55 L. Spitzer, op. cit., p. 214.
56 Ibid., p. 236.
57 Loc. cit.
58 25 décembre 1671 (I, 403).
59 19 juillet 1675 (II, 10).
60 L. Spitzer, op. cit., p. 227.
61 Ibid., p. 228.
62 29 mai 1675 (I, 719). Voir également la lettre du 18 février 1671 (I, 160).
63 L. Spitzer, op. cit., p. 246.
64 Ibid., p. 245.
65 Loc. cit.
66 5 février 1672 (I, 432).
67 13 avril 1689 (III, 575).
68 24 mars 1671 (I, 199).
69 26 mars 1671 (I, 201).
70 Sur « ce passage des passions aux sentiments » et sur la conception de l’ethos comme « forme adoucie du pathos », voir G. Declercq, art. cit., p. 161.
71 14 juillet 1680 (II, 1007).
72 25 octobre 1679 (II, 721).
73 18 mars 1671 (I, 191).
74 2 octobre 1689 (III, 713).
75 18 mars 1671 (I, 191).
76 24 mars 1671 (I, 199).
77 Voir D. Denis, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, n° 4, « Aimer », automne 2004, p. 45-66.
78 Nous renvoyons à la conversation sur la tendresse (p. 112-120) et aux analyses qui encadrent la Carte de Tendre (p. 177-185) de M. de Scudéry, Clélie. Histoire romaine [première partie, 1654], éd. C. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001.
79 17 avril 1676 (II, 273).
80 Voir par exemple J. Esprit, La Fausseté des vertus humaines [1678], Paris, Aubier, 1996, « La Sagesse ou le Pouvoir sur soi », p. 323-328, et J.-F. Senault, De l’usage des passions [1660], Paris, Fayard, 1987, qui défend les larmes contre les stoïciens (« Du plaisir et de la douleur », p. 334-349). Sur la critique du stoïcisme, voir J. Lafond, « Augustinisme et épicurisme au XVIIe siècle », L’homme et son image, op. cit., p. 345-368, et J. Mesnard, « Le classicisme français et l’expression de la sensibilité », La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, PUF, 1992, p. 487- 496.
81 18 mars 1671 (I, 191).
82 5 juin 1675 (I, 724).
83 1er novembre 1671 (I, 373).
84 Printemps ou été 1679 (II, 668).
85 10 novembre 1675 (II, 157).
86 25 mai 1680 (II, 945).
87 11 juin 1677 (II, 462).
88 M. Daumas, La tendresse amoureuse. XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 1996, p. 149. Sur la « constance et la cohérence de la lettre amoureuse », qui « répondent au besoin de se présenter comme un sujet doté d’un comportement consistant », voir p. 127.
89 23 octobre 1689 (III, 734).
90 J. Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Nathan, 1989, p. 316.
91 26 mars 1671 (I, 200).
92 18 mars 1671 (I, 191-192).
93 G. Declercq, art. cit., p. 151.
94 Loc. cit.
95 Ibid., p. 154.
96 Ibid., p. 152.
97 Ibid., p. 162.
98 Ibid., p. 161.
99 21 juin 1671 (I, 276).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
Maître de conférences en langue et littérature françaises – Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – RARE Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution