Dossier Acta Litt&Arts : Le style Sévigné. A l'occasion de l'agrégation 2013/2014

Cécile Lignereux

Défense et illustration des valeurs de Tendre

Initialement paru dans : Cahiers de narratologie, n° 10, « Valeurs et correspondance », A. Tassel (dir.), 2010, p. 13-32

Texte intégral

  • 1 Rappelons que l’échange épistolaire entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan ...

  • 2 Grâce aux travaux récents des historiens et des spécialistes de la littérat...

1Conformément à une époque encline à la civilisation des mœurs en général et des rapports affectifs en particulier, Mme de Sévigné se montre soucieuse de faire advenir, entre elle et Mme de Grignan, une relation pacifiée et harmonieuse1. À l’opposé d’une improvisation sentimentale, le lien qu’institue la marquise avec sa fille repose au contraire sur l’intériorisation parfaitement maîtrisée d’un code de comportement affectif et moral issu, en grande partie, des spéculations galantes. Désireuse de polir et de raffiner tout ce qui viendrait perturber un mode de relation rêvé comme soustrait aux imperfections et aux contingences, Mme de Sévigné choisit de filtrer ses sentiments à travers le modèle tendre, en adéquation avec sa dignité sociale, sa noblesse de cœur et son élévation morale2. De fait, les composantes psychologiques et comportementales du sentiment maternel attestent un point de rencontre entre d’un côté, une réalité affective et de l’autre, un idéal humain, adossé à une anthropologie morale pleine de générosité et de distinction. Refuser de considérer la tendresse que diffusent inlassablement les lettres de Mme de Sévigné comme allant de soi, au sens où elle ne serait que le reflet fidèle d’une expérience vécue dont on n’aurait pas à interroger le mode de construction, les présupposés axiologiques et la perméabilité aux modèles alors en vigueur, revient ainsi à se donner les moyens de prendre la mesure de la nécessaire socialisation des sentiments, indissociable de la médiation épistolaire et de ses constants jeux de réglage entre représentations collectives et expérimentations individuelles.

  • 3 « La sensibilité est ce que l’on ressent vivement, à l’égard des choses, ma...

  • 4 C’est à dessein que nous refusons de parler de « catégories », de « système...

2Éclairer l’expression épistolaire de la sensibilité3 par les modèles et les valeurs qu’elle cristallise, afin de restituer aux modulations du sentiment maternel leur pleine portée éthique : tel est l’objectif de cet article, qui se propose d’analyser, au plus près du texte, les procédés stylistiques par lesquels Mme de Sévigné parvient à doter sa manière de ressentir d’une excellence immédiatement perceptible. Notre intention n’est pas de durcir l’allégeance de l’épistolière aux valeurs de Tendre. Le désir que manifeste la marquise de proposer de ses sentiments une image valorisée ne saurait être analysé en termes d’adhésion à une doctrine strictement verrouillée. Certes, on ne saurait nier l’influence du modèle tendre ni sur les sensibilités, ni sur les représentations langagières, ni sur les phénomènes d’autocontrainte morale qu’engage la maîtrise d’une image de soi sans cesse réajustée à l’aune de cet idéal. En revanche, il serait excessif de soutenir que la transcription des sentiments maternels est totalement déterminée l’intériorisation, involontaire voire inconsciente, d’un code hégémonique4. Au contraire, il semble que dans la mesure où d’une part, elles adviennent à une époque où le Royaume de Tendre est passé de mode et où d’autre part, elles s’inscrivent dans le contexte d’une relation épistolaire entre mère et fille, les options éthiques de la marquise relèvent de préférences librement choisies et assumées avec lucidité. La meilleure preuve en est qu’à chaque fois que l’intertexte galant affleure trop nettement, Mme de Sévigné prend soin de le neutraliser grâce à l’ingéniosité ironique ou parodique. C’est donc comme choix d’une manière de dire étroitement subordonnée à l’entreprise de séduction maternelle qu’il faut appréhender l’allégeance de la marquise au modèle tendre – une allégeance qui est tout le contraire d’un asservissement irréfléchi, puisque la marquise se montre capable d’en mettre à distance les défauts et les excès.

3Dans les lettres à Mme de Grignan, la mise en discours de la sensibilité maternelle, loin d’obéir à une logique purement expressive, est modelée en profondeur par le désir qu’a l’épistolière de persuader sa destinataire de la dignité éminente d’une manière d’aimer parfaitement conforme à l’idéal de la tendresse, précisément définie par Mlle de Scudéry comme « une certaine sensibilité de cœur » :

  • 5 Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine [1654-1660], éd. D. Denis, Paris,...

Mais pour bien définir la tendresse, je pense pouvoir dire que c’est une certaine sensibilité de cœur, qui ne se trouve presque jamais souverainement, qu’en des personnes qui ont l’âme noble, les inclinations vertueuses, et l’esprit bien tourné, et qui fait que, lorsqu’elles ont de l’amitié, elles l’ont sincère, et ardente, et qu’elles sentent si vivement toutes les douleurs, et toutes les joies de ceux qu’elles aiment, qu’elles ne sentent pas tant les leurs propres. C’est cette tendresse qui les oblige d’aimer mieux être avec leurs amis malheureux, que d’être en un lieu de divertissement ; c’est elle qui fait rendre les grands services avec joie, qui fait qu’on ne néglige pas les petits soins, qui rend les conversations particulières plus douces que les générales, qui entretient la confiance, qui fait qu’on s’apaise aisément, quand il arrive quelque petit désordre entre deux amis, qui unit toutes leurs volontés, qui fait que la complaisance est une qualité aussi agréable à ceux qui l’ont, qu’à ceux pour qui on l’a, et qui fait enfin toute la douceur, et toute la perfection de l’amitié.5

Appréhendée dans toute la complexité de ses nuances sémantiques, de ses modulations rhétoriques et de ses enjeux pragmatiques, la consignation des marques de sensibilité n’est jamais d’ordre simplement dénotatif : elle s’avère constitutive du travail de figuration épistolaire. Moins masquée qu’exhibée, moins regrettée que revendiquée, la sensibilité maternelle (à la fois affective, psychologique et physiologique) trouve au sein de l’échange épistolaire une légitimité d’ordre affectif et moral. Un tel investissement axiologique est d’autant plus périlleux que Mme de Grignan, réputée pudique et réservée, ne goûte guère les épanchements. Si la marquise se permet d’avouer (certes avec d’infinies précautions) ses accès de sensibilité, c’est qu’elle trouve dans les représentations en vigueur et les systèmes de normes préexistants de quoi les légitimer et les doter de valeur, parvenant à les présenter non pas comme d’incontrôlables mouvements passionnels, mais comme d’irrécusables preuves de l’excellence de ses sentiments.

  • 6 Le « pathème » se définit comme « une unité sémantique du domaine passionne...

  • 7 Dans le sillage méthodologique de la sémiotique des passions, « il s’agit b...

4On l’aura compris, c’est en tant que signes produits dans un environnement socio-culturel spécifique que doivent être appréhendés les mouvements de sensibilité maternels. Analyser l’expression de la sensibilité en l’abordant comme un système signifiant propre à assurer la dimension « pathémique6 » du discours permet à la fois d’échapper aux apories psychologisantes sur lesquelles débouche inévitablement la question de la sincérité de l’épistolière, et de se concentrer sur les procédures linguistiques qui président à la textualisation de la subjectivité. Prendre en compte la valeur et l’utilité sémiotiques7 des aveux de sensibilité épistolaires permet de mesurer à quel point ils résultent d’une permanente dialectique entre données psychologiques individuelles et codes de comportement. En effet, pour doter sa sensibilité exacerbée d’une dignité éthique incontestable, Mme de Sévigné mobilise – plus ou moins discrètement d’ailleurs – le système de valeurs issu des spéculations galantes. La vigueur avec laquelle l’épistolière se défend de connaître l’apaisement est révélatrice : pour elle, « la sensibilité que donne une tendresse toute vive » (2 octobre 1689 : III, 713) est inconciliable avec l’« indifférence »,

Ah ! ma fille, le mot d’indifférence n’est point fait pour parler d’aucun des sentiments que j’ai pour vous. (18 novembre 1676 : II, 447)

la « tranquillité »,

Je vous assure que mon cœur ne regarde point cet éloignement avec tranquillité […]. (20 mars 1680 : II, 878)

la « paix »,

L’amitié que j’ai pour vous ne cause pas une paix bien profonde à un cœur aussi dénué de philosophie que le mien ; […]. (7 août 1675 : II, 35)

ou encore la « résignation » :

Ma fille, j’y [le succès de la requête civile] prends un intérêt aussi vif que la tendresse que j’ai pour vous est vive ; c’est la même étoffe, et c’est sur cela sur quoi la résignation n’a pas assez de prise. Tout le reste ne va pas trop mal, mais mon Dieu, que cet endroit est sensible ! (13 juillet 1689 : III, 640)

Ainsi Mme de Sévigné se présente-t-elle comme l’incarnation parfaite de la sensibilité propre aux cœurs doués d’une authentique tendresse.

5Dès lors, il s’agit d’analyser par quels dispositifs énonciatifs, stratégies rhétoriques et procédés stylistiques l’épistolière rend perceptibles les valeurs favorables à une véritable défense et illustration de la sensibilité tendre. D’abord, en énonçant des vérités générales, l’épistolière exprime un savoir qui la rend à tout moment capable de constater la conformité de son expérience avec les valeurs de Tendre. Ensuite, elle s’attache à prévenir tout soupçon d’insensibilité, grâce à l’emploi polémique de la négation. Enfin, le maniement des substantifs abstraits au pluriel lui permet de suggérer les qualités qui font tout le prix de sa manière d’aimer.

Les vérités générales

6Parmi les procédés qui aboutissent à identifier les sentiments maternels à la sensibilité propre à la véritable tendresse, la formulation de vérités générales présente l’avantage de légitimer le fait singulier (ce qu’éprouve Mme de Sévigné lorsqu’elle est séparée de sa fille) par une règle universellement valable (la manière de ressentir propre aux cœurs tendres confrontés à l’absence).

  • 8 J.-C. Pellat, « Les Maximes de La Rochefoucauld : formes générales d’un dis...

7Le mouvement de généralisation est particulièrement net lorsqu’il aboutit à des phrases génériques, c’est-à-dire « qui se placent au niveau des types », qui « expriment un état de choses indépendant des situations particulières8 ». Grâce à de subtils jeux de va-et-vient pronominaux, l’épistolière rapporte explicitement ses sentiments à la loi que subissent les cœurs authentiquement tendres. C’est ainsi qu’après avoir exprimé ses souffrances, Mme de Sévigné recourt au présent gnomique et au pronom on :

Ma chère bonne, conservez-vous ; si quelqu’un tombe malade chez vous, envoyez-le à la ville. Ne vous mettez point en peine de mes petits maux ; je m’en accommode fort bien. Mais vous qui parlez, ma bonne, n’en avez-vous point ? Vous sentez par vous-même que l’on songe à tout, et que l’on s’inquiète de tout quand on aime. (15 avril 1671 : I, 222)

Adieu, mon enfant. Mon Dieu ! N’êtes-vous point tombée ? Vous ne me dites rien. Vous me ménagez, mais je suis bien pis de n’avoir pour bornes que mon imagination. Ce médecin me fait peur. Que fait-il à Grignan ? Et vous n’osez remuer ni pied ni patte ! On n’a point de repos quand on aime. (16 septembre 1671 : I, 345)

Le plaisant repos que vous avez eu à Lyon ! Mon Dieu, que tout ce qui vous fatigue me fait de mal ! Vous aviez des visites qui ressemblaient à celles de Paris. Je vous plains bien d’avoir été obligée de laisser la pauvre Montgobert malade. Vous aviez un temps épouvantable quand vous vous êtes embarquée ; ce Rhône aura-t-il bien voulu de vous ? Quel mal vous aura fait cette tempête ! Et puis la bise peut-être en arrivant à Grignan. Ma fille, on craint toujours quand on aime comme je fais. (4 octobre 1679 : II, 692)

Voilà une pluie qui nous désole ; ma chère fille, vous allez passer justement cette vilaine montagne de Rochepot. Que de chagrins on a, quand on aime avec attention ! (8 octobre 1688 : III, 363) 

En insistant sur ses perpétuelles sources d’inquiétude (les retards de courrier et l’état de santé de sa fille), la marquise rapporte sa vulnérabilité à la seule manière d’aimer qu’elle juge authentique.

  • 9 En formulant des vérités générales sur les réactions psychologiques, affect...

  • 10 Sur la manière dont l’article peut induire, en contexte, l’interprétation ...

8Afin de souligner l’adéquation entre les mouvements de son cœur et la sensibilité tendre, Mme de Sévigné orchestre de manière concomitante les différents procédés grammaticaux propres à assurer l’expression d’un savoir universellement reconnu sur « l’amitié »9, comme l’article défini en emploi générique, qui dote la référence de son extension maximale10,

Ma très chère bonne, ne pensez qu’à vous ; ne perdez point de temps à faire ce qui vous doit soulager. Vous connaissez trop l’amitié pour douter de ce que je souffre quand je pense à l’état où vous êtes, et cette pensée ne s’éloigne pas. (10 janvier 1680 : II, 790-791)

ou la tournure présentative, jointe au pronom on et au présent gnomique :

Je reçois, ma bonne, votre lettre de Grignan du 5[…]. Vous dites une chose bien vraie, et que je sens tous les jours, c’est que les jours qu’on n’attend point de lettre ne sont employés qu’à attendre ceux qu’on en reçoit. Il y a un certain degré dans l’amitié où l’on sent toutes les mêmes choses. (12 juin 1675 : I, 730)

La sollicitation d’un savoir axiologiquement polarisé peut être encore accusée par une relative déterminative, qui sert à désigner une classe restreinte d’individus (en l’occurrence, l’élite capable de tendresse) :

De quelque façon qu’ils [vos sentiments] me viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n’est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu’il est possible de sentir de tendresse. (9 février 1671 : I, 152)

Mais savez-vous ce qui m’est encore meilleur que mes livres ? Ce sont vos lettres, ma très chère et très bonne. Quand je songe que vous me parlez, et que j’ai qu’à prendre dans ma poche une de vos lettres pour entendre ce que vous me dites, je trouve une consolation à les lire qui n’est pas difficile à comprendre à ceux qui connaissent bien l’amitié. (25 octobre 1679 : II, 719)  

Quant aux structures impersonnelles, elles présentent l’avantage d’allier nécessité affective et code de comportement moral :

Vous parlez de votre mal comme un très bon médecin ; votre capacité m’étonne, et l’intérêt que je prends à votre santé me fait comprendre tout ce que vous dites. Mais ces veines et ces artères sont gonflées ; ne vous feront-elles point cracher le sang comme elles ont déjà fait ? Cette crainte, ma bonne, est difficile à soutenir. Et ce poumon dont je me souviens toujours ? Mon Dieu ! ma bonne, qu’il est impossible d’être en repos quand on vous aime comme je fais ! (5 janvier 1680 : II, 784)

On ne saurait parler de loin sur un tel sujet, car il faudrait des réponses, mais on peut bien en soupirer, et quelque douleur qu’on en ressente, on ne voudrait pas vivre dans l’ignorance. Il me faut, comme vous dites, la carte et la clef de vos sentiments. Il faut que j’entre dans vos peines. L’amitié le veut ainsi. (1er février 1690 : III, 825)  

La plaisante personnification du substantif abstrait constitue pour Mme de Sévigné un bon moyen d’alléger le côté didactique voire moralisateur de ses propos :

Je ne sais pourquoi vous dites que l’absence dérange toutes les amitiés ; je trouve qu’elle ne fait point d’autre mal que de faire souffrir. (3 novembre 1675 : II, 149) 

9Si la marquise souhaite valoriser ses accès de sensibilité et si elle manifeste un goût prononcé pour la réflexion morale, elle reste parfaitement consciente des risques liés aux énoncés parémiologiques. À cet égard, le fait qu’elle n’ose formuler une maxime sur l’amitié qu’en la mettant à distance par un curieux dispositif métadiscursif constitue un bon indice de sa mauvaise conscience :

Je suis méchante aujourd’hui, ma bonne ; je suis comme quand vous me disiez : “Vous êtes méchante”. Je suis triste ; je n’ai point de nouvelles. La grande amitié n’est jamais tranquille, Maxime. Il pleut ; nous sommes seuls. En un mot, je vous souhaite plus de joie que je n’en ai aujourd’hui. (16 septembre 1671 : II, 345-346)

Hantée par la peur de déplaire à sa fille, Mme de Sévigné ne saurait céder de manière intempestive à une forme d’énonciation trop manifestement didactique, où description et prescription se mêlent indissolublement. La volonté qu’a la marquise de présenter sa manière de sentir comme l’incarnation d’une manière d’aimer unanimement perçue comme supérieure à toute autre se traduit donc par des énoncés gnomiques certes comparables à des énoncés sentencieux bien frappés, mais toujours soigneusement résorbés au sein de la lettre familière.

L’emploi polémique de la négation

10Soucieuse de signaler la congruence entre ses sentiments et la manière de ressentir propre aux cœurs tendres, Mme de Sévigné proclame régulièrement l’intensité exceptionnelle de sa sensibilité, essentiellement dans des énoncés négatifs :

Adieu, ma très chère. Je ne me reproche aucun sentiment à votre égard qui ne soit conforme et très naturellement attaché à la tendresse que j’ai pour vous. Vous en ignorez peut-être beaucoup, parce qu’il serait ennuyeux pour vous de savoir mille choses que le silence vous a laissé ignorer ; mais enfin je ne connais point de sensibilité au-delà de celle que j’ai pour vous. (13 mai 1680 : II, 930)

  • 11 Nous renvoyons à la mise en perspective des différents angles d’approche d...

  • 12 Pour R. Forest, telle est la question fondamentale qui doit sous-tendre to...

  • 13 Reprenant la distinction d’O. Ducrot, H. Nølke montre qu’il n’existe qu’un...

  • 14 À la question de savoir combien il existe de négations en français, J. Moe...

  • 15 H. Nølke, Le Regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énonciat...

On ne reviendra pas ici sur la fonction langagière spécifique de la négation, autour de laquelle se dessine un consensus linguistique : quelles que soient les options méthodologiques et théoriques (philosophie du langage, logique, sémantique, pragmatique argumentative, praxéologie), il est admis que la négation « exprime fondamentalement un sens ou une valeur actionnelle de rejet, de refus, de confrontation de jugements ou d’actes11 ». En revanche, il s’agit d’expliquer la haute fréquence des énoncés négatifs dans les séquences discursives destinées à persuader Mme de Grignan de l’intensité de la sensibilité maternelle – ce qui revient à se demander : « pourquoi y a-t-il ici un énoncé négatif plutôt qu’un énoncé positif ?12 » Écartelée entre d’un côté, le désir de persuader Mme de Grignan de l’excellence de sa manière d’aimer, dont sa sensibilité exacerbée constitue la preuve évidente, et d’un autre côté, la volonté de ne pas importuner sa destinataire par des déclarations passionnées, Mme de Sévigné trouve dans l’emploi polémique de la négation le moyen de neutraliser par avance les réticences (lassitude ou incrédulité) de sa fille à l’égard de ses aveux de sensibilité. Certes, nous n’ignorons pas que le rapport entre négation polémique et négation descriptive continue à être source d’interrogations13 – ce qui pose la question de l’unité ou de la diversité de la négation14. Cependant, l’analyse polyphonique de la négation syntaxique ne… pas éclaire de manière déterminante le fonctionnement pragmatique des protestations de sensibilité dans les lettres à Mme de Grignan. Dans les protestations qui s’égrènent tout au long de la correspondance, « on a nettement l’impression que deux points de vue (incompatibles) cohabitent15 » : si Mme de Sévigné choisit la forme négative, c’est parce que sa destinataire est susceptible d’avoir une opinion différente.

11L’emploi polémique de la négation vise à contrecarrer tout soupçon éventuel d’affaiblissement du sentiment, Mme de Sévigné refusant que sa fille envisage un seul instant que l’intensité de son inquiétude et de son chagrin puisse diminuer au fil du temps. C’est ainsi qu’elle nie tout phénomène d’accoutumance à la séparation, ou plutôt aux maux de la séparation que sont les retards de la poste,

Je crains que votre lettre du 20 juin ne soit égarée ou perdue ; vous savez, ma très chère, que tout ce qui vient de vous ne saurait m’être indifférent, et que, ne vous ayant pas, il me faut du moins la consolation de vos lettres. (8 juillet 1676 : II, 338)

C’est ici, ma très chère, que j’ai reçu cette lettre que j’attendais avec tant d’impatience. Je ne suis pas accoutumée à de tels retardements ; c’est un des chagrins de mon voyage, car il n’est pas possible que je n’en sois dérangée. (25 août 1677 : II, 533)

les inquiétudes occasionnées par la santé de Mme de Grignan,

En un mot, vos fatigues ont été grandes. Il n’en est plus question présentement, mais tout ce qui vous touche ne me passe pas légèrement dans l’esprit. (25 février 1671 : I, 168)

Je n’ai point sur mon cœur de m’être divertie, ni même de m’être distraite pendant votre voyage. Je vous ai suivie pas à pas, et quand vous avez été mal, je n’ai point été en repos. Je vous suis aussi fidèle sur l’eau que sur la terre. (25 février 1671 : I, 169)

les sentiments élégiaques de perte et de solitude,

Hélas ! ma petite, vous dites bien vrai : au milieu de Paris, je vous souhaite, je vous cherche, je languis, et ne me puis accoutumer à ne vous avoir pas. (25 décembre 1671 : I, 403)

Je ne me puis accoutumer à n’avoir plus ma chère bonne, à ne la plus voir, à prendre mes heures et les siennes, à la rencontrer, à l’embrasser. (20 octobre 1679 : II, 712-713)

Je suis affligée de la [la Toussaint] passer sans vous, ma bonne ; je ne m’accoutume point à cette séparation. (25 octobre 1679 : II, 715) 

ou encore l’angoisse d’un temps qui passe et d’une existence qui s’écoule loin de l’être aimé :

Mon âme est toujours agitée de crainte, d’espérance, et surtout de voir tous les jours écouler ma vie loin de vous ; je ne puis m’accoutumer à la tristesse de cette pensée. (15 juin 1676 : II, 319)

Parfois même, l’emploi du futur catégorique résonne comme une promesse solennelle de ne jamais rester « de sens froid » à l’égard de Mme de Grignan, qu’il s’agisse d’une période déterminée,

Adieu, ma très chère. Songez à me venir voir ; je n’attendrai point de sens froid cette joie. Je sens que mes petits esprits se mettront en mouvement pour aller au-devant de vous. (14 octobre 1676 : II, 423)

ou du reste de la vie de l’épistolière :

Nous y parlons souvent de vous, mais ma fille, nous ne vous y voyons pas, ni vous nous ; c’est ce qui est assurément bien cruel. Je ne m’accoutumerai jamais à cet horrible éloignement. (11 décembre 1675 : II, 185) 

À l’évidence, les énoncés qui recourent à l’emploi polémique de la négation visent à persuader Mme de Grignan du caractère immarcescible d’une sensibilité qui s’abreuve à la source d’une authentique tendresse.

12Les protestations de sensibilité ne portent pas seulement sur les tourments provoqués par l’absence : elles concernent aussi les sentiments éprouvés pendant les périodes de retrouvailles. Lorsqu’elles sont formulées dans les lettres qui inaugurent une nouvelle séparation, elles soulignent que la sensibilité maternelle ne s’est pas émoussée au fil des mois qu’ont passés ensemble les deux femmes :

Ce n’est pas que j’aie sur mon cœur de n’avoir pas senti le plaisir d’être avec vous. Je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que donne quelquefois l’habitude. Mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue ; jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse, et s’il y a eu quelques moments où elle n’ait pas paru, c’est alors que je la sentais plus vivement. (12 juillet 1671 : I, 293)

Je puis vous dire une vérité, ma très chère : c’est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue pour vous avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui me fait plus sentir qu’à une autre l’ennui de notre séparation. Je m’en vais encore vous redemander à Livry, que vous m’avez gâté. Je ne me reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très chère, et je n’ai que trop senti le bonheur d’être avec vous. (18 septembre 1679 : II, 679)

Pour moi, ma très chère, je n’ai rien sur mon cœur ; il n’y a moment que je n’aie été sensible au plaisir d’être avec vous : tous mes retours de messe, tous mes retours de ville, tous mes retours de chez le Bien Bon, tout cela m’a donné de la joie. Enfin, je vous le dis dans la sincérité de mon cœur, j’ai coupé dans le vif, et le temps que j’ai passé heureusement avec vous n’avait rien diminué de la vivacité de mes sentiments, cela est vrai. (1er octobre 1684 : III, 145)

Contrairement à ce que sa fille pourrait penser, Mme de Sévigné a su goûter à chaque instant le prix de sa présence,

C’est un de mes tristes amusements de penser à la différence de l’année passée et de celle-ci. Quelle compagnie les soirs ! quelle joie de vous voir et de vous rencontrer et de vous parler à toute heure ! que de retours agréables pour moi ! Rien ne m’échappe de ces heureux jours que les jours mêmes qui sont échappés. Je n’ai pas le déplaisir de n’avoir pas senti cet heureux état. Mais, par la même raison, je sens bien le contraire. (13 novembre 1675 : II, 158)

Je n’ai pas au moins sur le cœur de n’avoir pas senti le bonheur de vous avoir ; je n’ai pas à regretter un seul moment du temps que j’ai pu être avec vous, pour ne pas l’avoir su ménager. Enfin, il est passé, ce temps si cher. (15 septembre 1679 : II, 677)

ce qui prouve le caractère irréprochable de sa tendresse :

[…] et qu’il y a loin, mon enfant, du coin de mon feu au coin du vôtre ! et que j’étais heureuse quand j’y étais ! J’ai bien senti cette joie ; je ne me reproche rien. J’ai bien tâché à retenir tous les moments, et ne les ai laissé passer qu’à l’extrémité. (10 novembre 1673 : I, 615)

Hélas ! quel changement de n’avoir plus de plaisir que de recevoir de vos lettres, après avoir eu si longtemps celui de vous voir en corps et en âme ! Je ne me reproche pas au moins de ne l’avoir pas senti. (5 juin 1675 : I, 725)

Je me promènerai quand il ne pleuvra plus. Je pense continuellement et habituellement à vous ; je vous regrette, sans avoir à me reprocher de n’avoir pas goûté tous les moments que j’ai été avec vous. (4 octobre 1679 : II, 692)

Nos matinées n’étaient-elles point aimables ? Nous avions été deux heures ensemble avant que les autres femmes soient éveillées. Je n’ai rien à me reprocher là-dessus, ni d’avoir perdu le temps et l’occasion d’être avec vous ; […]. (18 octobre 1688 : III, 371) 

En affirmant la vivacité d’une sensibilité que n’affaiblissent ni l’habitude d’avoir Mme de Grignan près d’elle ni la certitude de jouir de sa présence encore pour longtemps, la marquise réfute par avance tous les soupçons de sa fille, qu’ils aient été formulés ou non.

13Consciente que l’ingratitude constitue un vice absolument contraire au raffinement affectif et à la délicatesse morale qu’exige la tendresse, Mme de Sévigné assure régulièrement la comtesse qu’elle sait goûter ses « moindres marques » d’« amitié » (18 mars 1671 : I, 187). Certes, les manuels d’art épistolaire n’omettent pas de fournir des modèles sur les thèmes du souvenir et de la reconnaissance. Pourtant, dans le contexte spécifique de la relation entre Mme de Sévigné et sa fille, les assurances de gratitude sont irréductibles au respect des règles de civilité. En remerciant Mme de Grignan pour ses « trésors » d’affection, la marquise s’en montre « digne » par « la manière dont [elle] les sai[t] sentir » (14 février 1685 : III, 182). Si l’emploi polémique de la négation s’avère précieux, c’est qu’il désamorce les soupçons d’insensibilité à l’égard des bienfaits prodigués par la comtesse,

Comptez au moins que vous ne perdez aucune de vos tendresses pour moi. Je vois et je sens tout, et j’ai toute l’application qui est inséparable de la grande amitié. (20 septembre 1671 : I, 349-350)

En attendant, croyez que vous ne perdez rien avec moi ni de l’agrément de votre commerce ni de l’amitié que vous me témoignez. (29 janvier 1676 : II, 230) 

et ruine par avance toute suspicion :

Je suis très contente de votre amitié. Ne croyez pas au moins que je sois trop délicate et trop difficile. Ma tendresse me pourrait rendre telle, mais je ne l’ai jamais écoutée, et quand elle n’est point raisonnable, je la gourmande. (20 septembre 1671 : I, 349-350)

Contrairement à ce que pourrait faire croire l’insatiable besoin maternel d’obtenir des preuves de tendresse, Mme de Sévigné sait estimer à leur juste valeur les témoignages d’affection de sa fille – la marquise n’étant ni indifférente à ses « soins » et à sa « bonté »,

Je ne puis assez vous remercier de toutes les lettres que vous m’avez écrites sur le chemin. Ces soins sont trop aimables, et font bien leur effet aussi ; rien n’est perdu avec moi. Vous m’avez écrit partout. J’ai admiré votre bonté. Cela ne se fait point sans beaucoup d’amitié ; sans cela on serait plus aise de se reposer et de se coucher. Ce m’a été une consolation grande. (18 février 1671 : I, 162)

ni « injuste » envers un « cœur » dont elle sait « le prix et la perfection »,

[…] je n’ai quasi plus qu’à vous embrasser de tout mon cœur, à vous remercier toujours des amitiés que je trouve dans vos lettres si aimables et si naturelles. Je n’ai point fait d’injustice à votre cœur ; j’en sais le prix et la perfection. (5 février 1690 : III, 829) 

ni avare de « reconnaissance » et de « sensibilité » :

Vous m’avez écrit de votre bateau et de Theizé, ma chère bonne ; vous pensez à moi partout, et je reçois sans cesse de nouvelles marques de votre véritable et sincère amitié. Du moins, je ne vous fais pas d’injustice sur la reconnaissance et la sensibilité que j’en dois avoir. (23 juin 1677 : II, 472)

En multipliant les énoncés négatifs qui combinent inextricablement remerciements, protestations de sensibilité et expression de la reconnaissance, Mme de Sévigné fournit une preuve irréfutable de sa tendresse – apprécier à leur juste valeur les attentions de la comtesse impliquant d’être douée de l’intelligence du cœur.

Les substantifs abstraits au pluriel

  • 16 Nous reprenons la typologie de N. Flaux et D. Van de Velde, Les Noms en fr...

  • 17 « Les noms de sentiments ont deux pluriels : l’un est toujours possible et...

  • 18 L’emploi des substantifs abstraits au pluriel apparaît ainsi comme l’un de...

  • 19 Ibid., p. 389. C’est cette terminologie que nous suivons.

14Qu’ils désignent des qualités morales, des affects (sentiments ou émotions) ou des états (psychologiques ou physiques)16, les substantifs abstraits au pluriel contribuent à exprimer le caractère superlatif de la sensibilité maternelle tout en la rapportant à leur principe légitimant. Pleinement consciente des différences qu’introduit le changement de nombre des substantifs abstraits17 (syllepses, références multiples, transferts métonymiques), Mme de Sévigné exploite abondamment les interférences sémantiques que rend possibles ce fait de langue saillant au XVIIe siècle18. Avec finesse et ingéniosité, la marquise joue sur les effets de sens permis par la pluralisation des noms abstraits, qui permet de renvoyer, par-delà la désignation d’un signe tangible, au fondement affectif, psychologique ou moral qui en est la source. Il est possible de classer les emplois au pluriel du terme tendresse, dont le sens concret reste prégnant tout au long du siècle, en fonction des quatre nuances sémantiques répertoriées par R. Lathuillère – nuances qui « se rencontrent et s’unissent parfois inextricablement19 ».

  • 20 Ibid., p. 391-392.

15Premièrement, le « pluriel de concrétisation des abstraits20 » présente l’avantage de superposer dans la même occurrence le sens propre et le sens figuré, c’est-à-dire de favoriser les syllepses de sens. Sous la plume d’une épistolière pour qui l’amitié tendre ne saurait dissocier les sentiments de leurs manifestations tangibles, les pluriels métonymiques de l’abstrait suggèrent la dimension corporelle des « tendresses » et des « faiblesses » de Mme de Sévigné :

Adieu, ma chère enfant. Conservez-moi cette chère amitié qui fait la douceur de ma vie ; je ne veux point vous dire toutes mes tendresses ni toutes mes faiblesses. (11 avril 1689 : III, 573)

Employé au pluriel, le mot tendresses évoque indissociablement une qualité et les attitudes qui en découlent.

  • 21 Ibid., p. 389.

16Deuxièmement, le pluriel peut revêtir un caractère « augmentatif et hyperbolique21 » qui s’avère parfaitement adapté au désir qu’a Mme de Sévigné de proclamer la supériorité morale du cœur capable d’éprouver « la faiblesse d’une véritable tendresse » (printemps ou été 1679 : II, 668) :

Aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses ; pour moi, je m’en accommode fort bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d’Épictète.  (18 mars 1671 : I, 191)

Après tout, combien de bons moments que je ne puis assez regretter, et que je regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais finir ! (6 mai 1671 : I, 243)

Si je vous disais toutes les tendresses que j’ai pour vous, ma lettre serait trop longue et vous me gronderiez. (18 juin 1677 : II, 470)

Jugées moralement supérieures à la sécheresse de cœur, les « tendresses » et les « faiblesses » maternelles acquièrent une légitimité inédite.

17Troisièmement, le « pluriel de différentiation » se révèle particulièrement utile dans les fragments d’analyses psychologiques :

Vous sentez donc l’amour maternel ; j’en suis fort aise. Eh bien ! moquez-vous présentement des craintes, des inquiétudes, des prévoyances, des tendresses, qui mettent le cœur en presse, du trouble que cela jette sur toute la vie ; vous ne serez plus étonnée de tous mes sentiments. J’ai cette obligation à cette petite créature. (23 décembre 1671 : I, 397)

  • 22 Ibid., p. 390.

Ce type de pluriel figure essentiellement au sein de structures cumulatives qui visent « à différencier les diverses manifestations, les espèces ou les nuances d’une qualité ou d’une action22 », en l’occurrence les composantes de l’amour maternel.

  • 23 Ibid., p. 393.

  • 24 Ibid., p. 391.

18Enfin, l’emploi des substantifs abstraits au pluriel peut « apporter comme une nuance d’adoucissement à l’expression ; il dilue et disperse dans la multiplicité ce que le singulier resserre et précise dans l’unité et présente par conséquent de façon trop brutale et trop crue23 ». Par sa valeur euphémisante, le « pluriel d’imprécision » laisse deviner toute la richesse et la complexité de la notion abstraite, sans qu’il soit nécessaire de la détailler, de la décomposer toujours en chacune de ses différentes possibilités ou manière d’être24 ». La pluralisation permet à Mme de Sévigné d’évoquer une attitude affective qu’elle valorise sans en répertorier les signes psychologiques et corporels :

J’ai des bouffées et des heures de tendresses que je ne puis soutenir, ma bonne. Quelle possession vous avez prise de mon cœur, et quelles traces vous avez faites dans mon cerveau ! Vous avez raison d’en être bien persuadée ; vous ne sauriez aller trop loin. Ne craignez point de passer le but ; allez, allez, portez vos idées où vous voudrez, elles n’iront pas au-delà. (27 septembre 1679 : II, 686).

  • 25 Ibid., p. 233 et 230-231.

En « empêchant une détermination trop nette de l’attitude », les « pluriels d’estompement des contours25 » adoucissent le référent concret. Relégués derrière l’imprécision de substantifs abstraits, les troubles psychosomatiques que sont les angoisses, serrements de cœur et crises de larmes sont présentés comme autant de preuves infalsifiables de tendresse.

Conclusion

  • 26 « Dans la mesure où elle met en jeu les normes et les valeurs de l’allocut...

  • 27 Mlle de Scudéry, Clélie, éd. cit., p. 71.

  • 28 Ibid., p. 71-72.

19Certes, il n’est pas interdit de sourire avec condescendance des perpétuels tourments de Mme de Sévigné. Pourtant, compte tenu du processus de stéréotypage26 auquel recourt la marquise afin de persuader sa fille de la dignité de ses sentiments, il est temps de relayer les appréciations psychologiques par des considérations pragmatiques. Loin d’être axiologiquement neutre, l’extrême sensibilité qu’expriment régulièrement les lettres à Mme de Grignan constitue l’un des indices les plus flagrants de la conformité de la manière d’aimer de Mme de Sévigné à l’idéal de la tendresse. Au moment où elle glorifie la « tendre amitié », Clélie ne manque pas de l’opposer à « l’amitié ordinaire », présentée comme « une espèce d’amitié tranquille, qui ne donne ni de grandes douceurs, ni de grandes inquiétudes, à ceux qui en sont capables27 ». L’héroïne scudérienne soutient même que ceux qui n’éprouvent pas de tendresse « ont presque l’amitié dans le cœur sans la sentir », tellement leur vie affective semble en « léthargie28 ». Étroitement subordonnés à l’entreprise de séduction et de persuasion maternelles, les aveux de sensibilité qui scandent les lettres à Mme de Grignan s’avèrent indissociables de l’échelle de valeurs à laquelle Mme de Sévigné ne cesse de se référer – et qu’elle tente d’imposer à sa fille.

Notes

1 Rappelons que l’échange épistolaire entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan s’échelonne sur vingt-cinq années (1671-1696). Les citations, données entre parenthèses au fil du texte, mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978.

2 Grâce aux travaux récents des historiens et des spécialistes de la littérature galante, la promotion théorisée et valorisée d’un idéal relationnel fondé sur la tendresse est désormais bien connue (M. Daumas, La Tendresse amoureuse XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 1996). Au moment où Mme de Sévigné écrit ses lettres, la tendresse est conçue comme une modulation du lien interpersonnel tout à fait spécifique, dont les enjeux sont à relier d’une part, à la méfiance envers les passions, et d’autre part, aux raffinements affectifs et sentimentaux de l’esthétique galante (D. Denis, « Les inventions de Tendre », Intermédialités, n° 4, automne 2004, p. 45-66).

3 « La sensibilité est ce que l’on ressent vivement, à l’égard des choses, mais aussi des personnes. Terme de sens vague, il a été employé pudiquement dans la langue galante pour désigner un sentiment profond. » (G. Matoré, « Remarques sur le vocabulaire galant de La Princesse de Clèves », L’Information grammaticale, n° 44, janvier 1990, p. 10). Une mise au point sur la polysémie du terme nous entraînerait trop loin. Bornons-nous donc à renvoyer aux lexiques de la langue classique, dont les exemples illustrent les interférences entre sens concret et sens abstrait : G. Cayrou, Dictionnaire du français classique [1924], Paris, Librairie générale française, 2000, p. 688 ; J. Dubois et R. Lagane, Dictionnaire du français classique [1988], Paris, Larousse, 2001, p. 454 ; A. Sancier-Chateau, Introduction à la langue du XVIIe siècle, t. 1 : Vocabulaire, Paris, Nathan, 1993, p. 42.

4 C’est à dessein que nous refusons de parler de « catégories », de « système » et d’« idéologie » tendres, contrairement à J.-M. Pelous, Amour précieux, Amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980. Ces termes, qui visent à mettre l’accent sur l’effort de théorisation galant, indéniable au demeurant, auraient en effet l’inconvénient de présenter la tendresse cultivée par Mme de Sévigné comme le résultat d’une adhésion doctrinaire.

5 Mlle de Scudéry, Clélie, histoire romaine [1654-1660], éd. D. Denis, Paris, Gallimard, 2006, p. 74.

6 Le « pathème » se définit comme « une unité sémantique du domaine passionnel. Son emploi évite toute confusion avec une saisie psychologique de l’univers affectif dans le cadre du discours. L’étude de la dimension pathémique du discours, complémentaire des dimensions pragmatique et cognitive, concerne non plus la transformation des états de choses (ressort de la narrativité), mais la modulation des états du sujet, ses “états d’âme”. Cette dimension fait l’objet de la sémiotique des passions. » (D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 265).

7 Dans le sillage méthodologique de la sémiotique des passions, « il s’agit bien ici de construire une sémantique de la dimension passionnelle dans les discours, c’est-à-dire de considérer la passion non pas en ce qu’elle affecte l’être effectif des sujets “réels”, mais en tant qu’effet de sens inscrit et codifié dans le langage, celui-ci contribuant en retour, par les configurations culturelles qu’il dépose dans le discours, à façonner notre imaginaire passionnel, à valoriser telle ou telle passion, à dévaloriser telle ou telle autre, à faire de la pression sur le moteur du tragique ou au contraire à en faire un devoir, on pourrait presque dire une vertu sociale. » (ibid., p. 225).

8 J.-C. Pellat, « Les Maximes de La Rochefoucauld : formes générales d’un discours particulier », dans Fr. Neveu (dir.), Faits de langue et sens des textes, Paris, SEDES, 1998, p. 97.

9 En formulant des vérités générales sur les réactions psychologiques, affectives et morales propres à l’amitié, Mme de Sévigné joue sur la compétence encyclopédique, et plus particulièrement sur la compétence idéologique qu’elle partage avec sa destinataire. Rappelons que par compétence encyclopédique, C. Kerbrat-Orecchioni désigne le « vaste réservoir d’informations extra-énonciatives portant sur le contexte », c’est-à-dire l’« ensemble de savoirs et de croyances » des interlocuteurs, le « système de représentations, interprétations et évaluations de l’univers référentiel » ; quant à la compétence idéologique du sujet parlant, elle est constituée des « informations évaluatives » qui s’inscrivent dans le discours sous la forme « d’un certain nombre d’“idéologèmes” de nature lexicale, voire syntaxique ou stylistique. » (L’Implicite, Paris, Colin, 1998, p. 162-163).

10 Sur la manière dont l’article peut induire, en contexte, l’interprétation générique d’un syntagme nominal, voir G. Kleiber et H. Lazzaro, « Qu’est-ce qu’un syntagme nominal générique ? ou Les carottes qui poussent ici sont plus grosses que les autres », dans G. Kleiber (dir.), Rencontre(s) avec la généricité, Paris, Klincksieck, 1987, p. 73-111.

11 Nous renvoyons à la mise en perspective des différents angles d’approche de la négation par Br. Callebaut, « Présentation », Langue française, n° 94, mai 1992, p. 3-7.

12 Pour R. Forest, telle est la question fondamentale qui doit sous-tendre toute recherche sur le rôle de la négation (« L’interprétation des énoncés négatifs », Langue française, n° 94, mai 1992, p. 47).

13 Reprenant la distinction d’O. Ducrot, H. Nølke montre qu’il n’existe qu’une seule négation et qu’elle est polémique, tout autre emploi étant le résultat d’une dérivation (« Ne… pas : négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son interprétation », Langue française, n° 94, mai 1992, p. 48-68).

14 À la question de savoir combien il existe de négations en français, J. Moeschler répond qu’il n’y en a qu’une seule, mais que « cette unité postulée n’empêche pas la multiplicité des emplois pragmatiques. » (« Une, deux ou trois négations ? », Langue française, n° 94, mai 1992, p. 25).

15 H. Nølke, Le Regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énonciatives, Paris, Kimé, 1993, « Formes et emplois des énoncés négatifs : polyphonie et syntaxe de ne…pas », p. 219.

16 Nous reprenons la typologie de N. Flaux et D. Van de Velde, Les Noms en français : esquisse de classement, Paris, Ophrys, p. 87 sq.

17 « Les noms de sentiments ont deux pluriels : l’un est toujours possible et il entre sans restrictions dans l’usage ; il n’entraîne ni le passage au concret ni même le moindre changement de sens. Dans le cas “non régulier”, le plus souvent, le passage au dénombrable entraîne la même variation sémantique avec les noms de sentiments qu’avec ceux des qualités morales : des mépris ou des tendresses sont, comme des gentillesses, des gestes ou des actes qui prouvent la présence chez le sujet d’un sentiment de mépris ou de tendresse, ou de la qualité de gentillesse. » (ibid., p. 91).

18 L’emploi des substantifs abstraits au pluriel apparaît ainsi comme l’un des stylèmes favoris de Balzac puis des auteurs précieux, au premier rang desquels Voiture (R. Lathuillère, La Préciosité. Étude historique et linguistique, Genève, Droz, 1966, p. 389-394).

19 Ibid., p. 389. C’est cette terminologie que nous suivons.

20 Ibid., p. 391-392.

21 Ibid., p. 389.

22 Ibid., p. 390.

23 Ibid., p. 393.

24 Ibid., p. 391.

25 Ibid., p. 233 et 230-231.

26 « Dans la mesure où elle met en jeu les normes et les valeurs de l’allocutaire, la construction d’une image de soi et de l’autre est en prise sur les compétences culturelles des deux partenaires de l’interaction. C’est dire qu’elle passe nécessairement par un processus de stéréotypage qui l’ancre dans l’imaginaire d’une époque. L’impression que doit produire le locuteur pour parvenir à son objectif précis dépend des représentations sociales en vigueur au moment précis où il prend la plume. […]. La nécessité du stéréotypage peut néanmoins sembler paradoxale dans le cas de la correspondance amoureuse. Ne constitue-t-elle pas un échange privilégié entre deux êtres irremplaçables, qui doivent se dire dans leur singularité ? Qui plus est, l’absence ne doit-elle pas être en partie au moins compensée par l’évocation de la personne unique vers laquelle se tourne le désir ? Il apparaît toutefois que la lettre d’amour ne peut effectuer sa distribution des rôles, ni construire un ethos, sans recourir à des modèles culturels. Pour adopter une posture valorisante, le locuteur doit se référer aux représentations d’ores et déjà investies de sens et de valeur que lui fournit un imaginaire d’époque. » (R. Amossy, « La lettre d’amour, du réel au fictionnel », dans J. Siess (dir.), La Lettre entre réel et fiction, Paris, SEDES, 1998, p. 78-79).

27 Mlle de Scudéry, Clélie, éd. cit., p. 71.

28 Ibid., p. 71-72.

Pour citer ce document

Cécile Lignereux, «Défense et illustration des valeurs de Tendre», Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Le style Sévigné. A l'occasion de l'agrégation 2013/2014, mis à jour le : 07/09/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/actalittarts/87-defense-et-illustration-des-valeurs-de-tendre.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Lignereux

Maître de conférences en langue et littérature françaises – Université Grenoble Alpes / UMR Litt&Arts – RARE Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution

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