La Réserve : Livraison juin-juillet 2015

Sabine Luciani

Intransigeance stoïcienne. Pro Murena, 61-64

Initialement paru dans : Bulletin de l’ARELAM, juillet 2007, p. 41-47

Texte intégral

1Le consul Cicéron prononça le Pro Murena fin novembre 63, entre la deuxième et la troisième Catilinaire. Aidé des orateurs Hortensius et Crassus, il y prit la défense de L. Licinius Murena, consul désigné, accusé de corruption électorale (de ambitu) par S. Sulpicius Rufus. Ce dernier, jurisconsulte réputé, avait en effet été candidat aux élections consulaires de 63 en même temps que Muréna. Mais, dépité par son échec, Sulpicius intenta contre son rival une action en justice avec le soutien de Caton, qui était alors tribun désigné. Plusieurs éléments qu’il importe de rappeler pour saisir les enjeux du texte contribuèrent au retentissement de cette banale affaire de corruption :

  • Le procès eut lieu sur fond de grave crise politique : une condamnation de Muréna aurait abouti à l’annulation des élections et favorisé les menées factieuses de Catilina, qui faisait partie des candidats évincés.

  • Il n’est pas sûr que l’accusation ait été totalement infondée et Cicéron lui-même venait de faire voter une nouvelle loi pour limiter la corruption électorale, qui était alors généralisée.

  • Cicéron, qui n’avait pas soutenu la candidature de Muréna, se trouvait opposé, en prenant la défense de ce dernier, à ses alliés politiques, et notamment à son ami Caton le Jeune.

2L’extrait qui nous occupe appartient à la partie du plaidoyer consacrée à la réfutation : après avoir comparé les carrières respectives du juriste Sulpicius et du soldat Muréna, Cicéron répond aux accusations de Caton. Il commence par engager les juges à ne pas se laisser influencer par l’autorité exceptionnelle d’un accusateur tel que Caton, dont il raille ici la doctrine philosophique et la vertu intransigeante.

Fuit quidam summo ingenio uir, Zeno, cuius inuentorum aemuli Stoici nominantur. Huius sententiae sunt et praecepta eius modi : sapientem gratia numquam moueri, numquam cuiusquam delicto ignoscere ; neminem misericordem esse nisi stultum et leuem ; uiri non esse neque exorari neque placari ; solos sapientes esse, si distortissimi sint, formosos ; si mendicissimi, diuites ; si seruitutem seruiant, reges ; nos autem - qui sapientes non sumus - fugitiuos, exsules, hostes, insanos denique esse dicunt ; omnia peccata esse paria ; omne delictum scelus esse nefarium, nec minus delinquere eum qui gallum gallinaceum, cum opus non fuerit, quam eum qui patrem suffocauerit ; sapientem nihil opinari, nullius rei paenitere, nulla in re falli, sententiam mutare numquam.
Hoc homo ingeniosissimus, M. Cato, auctoribus eruditissimis inductus, arripuit, neque disputandi causa, ut magna pars, sed ita uiuendi ! (…) Nostri autem (magistri) - fatebor enim, Cato, me quoque in adulescentia, diffisum ingenio meo, quaesisse adiumenta doctrinae -, nostri, inquam, illi a Platone et Aristotele, moderati homines et temperati, aiunt apud sapientem ualere aliquando gratiam ; uiri boni esse misereri ; distincta esse genera delictorum et dispares poenas ; esse apud hominem constantem ignoscendi locum ; ipsum sapientem saepe aliquid opinari quod nesciat, irasci nonnumquam, exorari eumdem et placari, quod dixerit interdum, si ita rectius sit, mutare, de sententia decedere aliquando ; omnes uirtutes mediocritate quadam esse moderatas.
Hos ad magistros si qua te fortuna, Cato, cum ista natura, detulisset, non tu quidem uir melior esses, nec fortior, nec temperantior, nec iustior -neque enim esse potes -, sed paulo ad lenitatem propensior.

« Il y eut autrefois un homme au génie éminent : Zénon. Les sectateurs de ses doctrines sont appelés Stoïciens. Voici de quel genre sont ses maximes et ses règles morales : le sage ne se laisse jamais influencer par les recommandations, ne pardonne jamais les fautes de qui que ce soit ; la compassion est inséparable de la sottise et de la légèreté. Il n’est pas digne d’un homme de se laisser toucher ni fléchir. Seuls les sages, aussi difformes fussent-ils, sont beaux ; aussi miséreux fussent-ils, ils sont riches ; fussent-ils de condition servile, ils sont rois. Quant à nous, qui ne sommes pas des sages, les stoïciens nous traitent d’esclaves fugitifs, d’exilés, d’étrangers et enfin d’insensés. Toutes les fautes sont égales ; tout délit un crime impie. Il est aussi grave de tuer un coq sans nécessité que d’étrangler son père. Le sage ne hasarde aucune opinion ; il ne se repent de rien ; il ne se trompe jamais et ne change jamais d’avis.
Telle est la doctrine dont s’empara Marcus Caton, homme des plus intelligents, sous la conduite des maîtres les plus savants, non pour en disserter, comme la plupart des gens, mais pour en faire sa règle de vie !(…) Nos maîtres à nous, - car j’avouerai, Caton, que moi aussi dans ma jeunesse, me défiant de mon intelligence, j’ai cherché le soutien d’une doctrine philosophique - nos maîtres, dis-je, qui se réclament de Platon et d’Aristote, sont des hommes mesurés et modérés. Ils disent que les recommandations ont parfois quelque valeur aux yeux du sage, que la compassion est le propre d’un homme de bien, qu’il y a différents types de délits et donc des châtiments inégaux, que la fermeté est compatible avec la clémence, que souvent le sage lui-même hasarde une opinion sur ce qu’il ignore, qu’il lui arrive quelquefois de se mettre en colère, et même de se laisser toucher et fléchir, qu’il modifie de temps en temps ses propos, afin de les rectifier, qu’il change parfois d’avis ; qu’il existe un juste milieu qui constitue la mesure de toutes les vertus.
Si le hasard t’avait poussé vers de tels maîtres, Caton, avec le naturel qui est le tien, tu ne serais certes pas un homme meilleur, ni plus courageux, ni plus maître de toi, ni plus juste - car cela est impossible - mais tu aurais un peu plus de propension à la douceur ».

3Pour déconsidérer son allié politique sans s’attaquer directement à sa personne, Cicéron se livre à un exposé ironique de la doctrine stoïcienne, dont la rigueur excessive empêcherait Caton de faire le départ entre la simple libéralité et la corruption. La vertu intransigeante prônée par les stoïciens est ensuite opposée à la modération qui caractérise les disciples de Platon et d’Aristote afin d’inciter avec humour l’accusateur à un peu plus de lenitas.

4L’intérêt de ce texte réside dans la stratégie défensive utilisée par Cicéron : mettant à profit l’arme rhétorique du rire, il choisit de déplacer pour un temps la question politico-judiciaire sur le terrain de la philosophie en raillant les préceptes stoïciens. C’est pourquoi il convient d’étudier la fonction de cet exposé philosophique au sein de la plaidoirie avant de déterminer la valeur de l’opposition entre disciples de Zénon et admirateurs de Platon. Nous nous intéresserons pour finir aux enjeux politiques suggérés par ce plaidoyer ironique.

L’exposé philosophique au service de la réfutation

5On sait qu’aux yeux de Cicéron l’art de persuader repose sur des fondements philosophiques et que la sagesse doit être jointe à l’éloquence (cf. De oratore, III, 142). Notre texte offre un exemple exceptionnel de cette synthèse entre rhétorique et philosophie puisque, pour les besoins de la cause, l’exposé philosophique constitue le sujet apparent du discours judiciaire. Le vocabulaire philosophique y occupe en effet une place prédominante (cf. inuentorum aemuli, sententiae, praecepta, sapiens 5 occurrences -, disputare, doctrina, magistri, uirtutes) et l’histoire de la philosophie y sert de cadre à l’argumentation (cf. fuit quidam uir…Zeno, Stoici nominantur, illi a Platone et Aristotele). Mettant à profit ses vastes connaissances en la matière, Cicéron se permet de donner aux juges et à l’assistance une rapide leçon de philosophie. Mais comme il l’écrira plus tard dans le De finibus (IV, 74), il s’adresse à un public d’ignorants (imperiti) qu’il veut moins instruire qu’impressionner de sorte que l’exposé reste très général et superficiel : les disciples de Platon et d’Aristote sont associés pour être opposés à ceux de Zénon et Cicéron ne se soucie guère ici de préciser les nuances entre l’Académie et le Lycée. Il se contente d’opposer schématiquement deux courants de pensée et deux pratiques philosophiques (cf. l’antithèse Nostri autem) : la structure antithétique de l’exposé révèle sa fonction argumentative.

6Cicéron commence en effet par présenter sous forme anecdotique le fondateur du Portique avant de brocarder quelques éléments – choisis parmi les plus surprenants – de sa doctrine. La stratégie de l’orateur se précise dans le second paragraphe : l’agencement des syntagmes (hoc – homo ingeniosissimus , M. Cato - arripuit) souligne les liens étroits qui unissent Caton au stoïcisme de sorte que la rigueur des préceptes rejaillit naturellement sur l’homme qui les a adoptés. Mais pour achever de ridiculiser la doctrine que Caton a embrassée, Cicéron lui oppose la modération prônée par les disciples de Platon et d’Aristote. Cette antithèse est justifiée par une référence à l’expérience personnelle de Cicéron (cf. fatebor enim, Cato, me quoque). La proposition incise permet à l’avocat de s’adresser directement à l’accusateur et de rappeler leur intérêt commun pour la philosophie tout en maintenant une nette distance (cf. Nostri autem). L’interruption de la phrase et la reprise de nostri, qu’une nouvelle incise (inquam) sépare de l’apposition illi a Platone et Aristotele, créent un effet d’attente qui contribue à mettre en valeur les préférences philosophiques de Cicéron. Le mouvement de la phrase indique par conséquent qu’à travers l’opposition des deux systèmes philosophiques, il s’agit de valoriser les choix de la défense afin de discréditer l’accusation. C’est pourquoi, après avoir pris le contre-pied des préceptes stoïciens en puisant au réservoir de l’Académie, Cicéron en vient à l’objet principal de son développement, à savoir le rigorisme de Caton, qu’il interpelle de nouveau dans le dernier paragraphe (cf. l’apostrophe et la deuxième personne : te, tu, esses, potes). La conclusion de l’excursus philosophique en révèle donc la fonction principale : il s’agit de suggérer que la rigueur apprise à l’école stoïcienne a influé sur le caractère et le comportement de l’accusateur.

7Derrière l’antithèse entre les deux doctrines se profile en outre une opposition d’ordre moral entre deux personnalités. Le rapport qu’ils entretiennent à leur doctrine est présenté de manière significative. Caton apparaît ainsi comme un pur produit de l’école stoïcienne : le verbe arripio, composé de rapio, suggère un rapt violent et, en l’occurrence, une adhésion brutale et inconditionnelle. Dans ce contexte, le participe inductus marque l’influence déterminante des maîtres dans la conversion et peut-être l’absence de réflexion personnelle de la part du disciple. De même, l’expression ut magna pars contribue perfidement à isoler Caton du reste de l’humanité et à en faire un « extrémiste » stoïcien. L’opposition des deux gérondifs neque disputandi causa… sed ita uiuendi met en exergue l’attitude excessive de Caton qui a fait sa règle de vie d’un système extrêmement rigoureux et s’efforce de l’appliquer à la lettre. L’accusateur se trouve ainsi discrédité par son austérité déplacée qui ne lui permet pas de porter un jugement équitable et modéré sur ses contemporains. Remarquons cependant que l’orateur n’est pas dénué de mauvaise foi car Caton aurait été encore plus blâmable de professer des principes tout en se dispensant de les appliquer ! Cicéron a beau jeu d’opposer implicitement à l’éducation de l’accusateur sa propre quête philosophique ; il évoque les doutes qui ont traversé sa jeunesse (cf. in adulescentia, diffisum ingenio meo) et le soutien qu’il a trouvé dans la philosophie (cf. quaesisse adiumenta doctrinae). Tout en feignant d’avouer une erreur de jeunesse au moyen du verbe fatebor, il établit une comparaison implicite (cf. me quoque) avec l’accusateur : à la différence de celui-ci, qui a cru trouver dans la philosophie un ensemble de préceptes fournissant des règles de vie préétablies, le jeune Cicéron a cherché dans cette discipline une aide pour approfondir sa réflexion personnelle. Se référant à son expérience et à l’indépendance de pensée qu’il a su conserver, l’orateur souligne par un effet de contraste le fanatisme philosophique de Caton. Cette impression est renforcée par le fait que Cicéron ne se réclame pas ici d’une école en particulier, mais d’un courant de pensées associant deux philosophes.

  • 1 Nous adoptons ce terme quelque peu réducteur par souci de simplification ca...

8Cette digression apparente comporte donc une fonction argumentative importante puisqu’elle permet d’opposer deux personnalités à travers leurs choix et leur attitude face à la philosophie. La comparaison tourne inévitablement à l’avantage de l’orateur, qui indique ce qui le rapproche de l’accusateur afin de mieux souligner ce qui l’en distingue. Les doutes et la démarche personnelle du premier discréditent indirectement le fanatisme et le rigorisme de l’autre. Cette opposition d’ordre psychologique est renforcée par l’antithèse entre stoïcisme et platonisme1.

Valeur de l’antithèse entre les deux doctrines

  • 2 Cf. C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Le livre de Poche, 199...

9Cicéron laisse libre cours à sa verve pour railler l’éthique stoïcienne : il ne se prive pas de brocarder les fameux paradoxa, qui permettaient en fait « de véhiculer sous une forme resserrée l’essentiel de la doctrine2 ». Le génitif eius modi, qui introduit l’énumération, provoque un effet d’annonce. L’accumulation de propositions infinitives juxtaposées aux énoncés plus surprenants les uns que les autres est destinée non seulement à faire rire un auditoire peu versé dans la philosophie, mais à l’étourdir : les propositions se succèdent sans explication ni justification donnant ainsi une impression générale d’incohérence et d’aberration. Celle-ci est accentuée par les expressions généralisantes et catégoriques qui émaillent l’exposé (cf. numquam, nemo, omnis, nihil, solus, uiri non esse). De même, le rapprochement de termes antithétiques désignant tour à tour le sage aux yeux des hommes et aux yeux des stoïciens (cf. les adjectifs distortissimi/formosi ; mendicissimi/diuites et la tournure seruitutem seruiant/reges) ainsi que l’usage du superlatif contribuent à donner une image ridicule de la doctrine. Cicéron met ainsi en évidence l’absence de nuance et l’intransigeance qui caractérisent la morale du Portique. Plaçant son art au service de l’humour, il se plaît à amplifier cet effet comique par des parallélismes et par une gradation dans l’accumulation des termes (binaires : nisi stultum et leuem ; neque exorari neque placari ; ternaire : formosos, diuites, reges ; quaternaire : fugitiuos, exsules, hostes, insanos). En insistant sur l’extrême rigueur des maximes évoquées (cf. numquam moueri gratia, numquam ignoscere), l’orateur entend montrer qu’elles sont contraires non seulement aux usages de la morale romaine mais au sens commun. De plus, il se place habilement du côté des gens ordinaires (cf. nos autem – qui sapientes non sumus) pour se concilier l’auditoire et isoler Caton, dont la sagesse paraît totalement inadaptée aux nécessités de la vie pratique. L’exposé des paradoxes constitue donc en lui-même un élément qui permet d’affaiblir l’accusation. Mais l’exposé contradictoire qui suit permet d’en accentuer la portée.

10Les excès de l’éthique stoïcienne sont opposés à la modération et la douceur qui caractérisent les disciples de Platon. L’antithèse est soigneusement élaborée et Cicéron, afin de ne pas lasser son auditoire, met à profit la uariatio tout en veillant à maintenir une structure fortement antithétique. Les deux paragraphes comportent des substantifs et des verbes communs (cf. gratia, sapiens, opinari, mutare, uir, exorari, placari) mais leur usage est inversé par des adverbes temporels qui marquent la nécessité de prendre en compte les circonstances et les fluctuations de la vie dans les questions éthiques (cf. aliquando, saepe, nonnumquam, interdum) : aux préceptes figés du portique, Cicéron oppose la souplesse de l’enseignement platonicien. Il montre que les disciples de Platon conservent une grande liberté d’action et tiennent compte des circonstances pour déterminer leur conduite. Il est difficile de ne pas voir dans ces adverbes qui parsèment le texte une allusion au contexte politique du plaidoyer car certaines circonstances exigent que l’on se montre indulgent à l’égard d’erreurs sans gravité (cf. infra). Le développement, qui est d’emblée placé sous le signe de la modération (cf. moderati homines et temperati), se clôt par une référence au juste milieu (mediocritas) et permet de suggérer les qualités qui font précisément défaut aux membres du Portique.

11Il est en outre significatif que les paradoxes portant sur le statut du sage et des insensés ne soient pas repris dans le second développement. L’inuentio et la dispositio sont naturellement déterminées par les besoins de la cause : s’il fallait d’abord susciter le rire aux dépens des stoïciens, il s’agit maintenant de se concentrer sur ce qui concerne exclusivement l’accusation, à savoir la question des fautes (cf. genera delictorum qui reprend peccata esse paria) et du châtiment (cf. dispares poenas, exorari, placari ), du pardon (ignoscendi locum) ainsi que la possibilité de changer d’avis (cf. mutare, de sententia decedere qui répond à sententiam mutare numquam). Il importe de montrer qu’à la différence de la philosophie humaine dont Cicéron se réclame, l’idéal de sagesse proposé par les stoïciens ne fournit pas à Caton un critère fiable pour juger les hommes « normaux ».

12Mais l’opposition des doctrines comporte une telle portée argumentative qu’il est légitime de se demander si l’avocat rend totalement justice à la philosophie du Portique. De fait, au-delà des railleries de Cicéron, les paradoxes stoïciens ne sont pas dénués de fondement philosophique et l’orateur lui-même reprendra dans ses Paradoxa Stoicorum et dans le De finibus (IV, 74-76) certains de ces préceptes pour les admirer ou les discuter plus sérieusement. Les Stoïciens avaient en effet adopté dans ces paradoxes une forme volontairement provocatrice afin de souligner la valeur unique du bien moral et l’indifférence du sage aux biens convoités par les hommes. Or la présentation de Cicéron est fort tendancieuse puisqu’il se limite aux formules sans préciser leur signification et n’hésite pas à grossir le trait en rapprochant le meurtre d’un coq de celui d’un père (cf. nec minus delinquere eum qui gallum gallinaceum quam eum qui patrem suffocauerit).

13Cicéron, qu’on ne peut soupçonner d’ignorer l’éthique stoïcienne, oriente donc son exposé de manière à laisser deviner les enjeux politiques qui motivent sa stratégie défensive.

Ironie et politique

14L’attitude et le ton adoptés à l’égard de l’accusateur méritent quelques commentaires. Le consul prend soin de ménager son allié politique, mais ne peut résister au plaisir de l’égratigner quelque peu en maniant habilement l’arme de l’ironie. Le ton général de bonhomie, les apostrophes, ainsi que l’évocation d’un goût commun pour la philosophie (cf. me quoque…) ne suffisent pas à couvrir la note ironique qui se dégage de la formule laudative homo ingeniosissimus. En rapprochant l’intelligence de Caton et celle de Zénon par une expression voisine (cf. summo ingenio uir), Cicéron semble leur rendre un commun hommage. Cependant, l’exposé des préceptes professés et leur rigueur excessive remet en cause le contenu de l’éloge et dès lors se profile une interrogation implicite que l’on pourrait formuler ainsi : comment des hommes aussi brillants ont-ils pu se laisser aller à de telles divagations ?

15De même, le paragraphe final de notre texte est entièrement orienté vers une chute perfide. L’orateur insiste au moyen d’un irréel du présent et d’une accumulation d’adjectifs sur les vertus que Caton possède au plus haut degré (cf. non melior esses, nec fortior, nec temperantior, nec iustior). La proposition incise à l’indicatif – neque enim potes – semble renforcer cet éloge car elle marque la suprématie incontestée du stoïcien en ce qui concerne trois des quatre vertus cardinales (courage, tempérance, justice). Cependant, l’ensemble de la phrase (cf. non…quidem) est destiné à préparer la pointe finale sed paulo ad lenitatem propensior. Cicéron insiste sur les vertus de Caton afin de pouvoir se permettre de critiquer son intransigeance : s’il est intérieurement maître de lui, Caton manque de modération dans ses rapports avec autrui. La fortune, sujet du verbe detulisset, est rendue responsable de ce défaut parce qu’elle n’a pas orienté Caton vers les bons maîtres : Cicéron feint de mettre hors de cause celui dont il se moque. L’expression cum ista natura comporte dans ce contexte une valeur nettement ironique et Cicéron joue sur la connotation péjorative du démonstratif de deuxième personne. Enfin, il faut remarquer que la vertu de prudence n’est pas attribuée à l’accusateur : s’il l’avait possédée, il n’aurait pas pris le parti de Sulpicius. On voit donc que l’orateur manie très habilement l’implicite et l’ironie afin de ne pas s’aliéner un adversaire provisoire, qui est aussi un allié politique de poids.

16L’avocat se trouvait dans une situation doublement délicate puisque Muréna était accusé en vertu de la loi Tullia de ambitu qu’il avait lui-même fait promulguer. Aussi choisit-il ici d’aborder indirectement la question de la corruption par l’intermédiaire de préceptes philosophiques. Il insiste ainsi sur l’importance de la clémence, à laquelle il prend soin d’apporter une justification philosophique (cf. esse apud hominem constantem ignoscendi locum). L’accusateur se voit donc subtilement incité à l’indulgence envers Muréna. De même ce n’est pas un hasard si l’avocat remet en cause le dogme de l’infaillibilité et de la constance du sage (cf. nihil opinari, nulla in re fallu, sententiam mutare numquam). En insistant sur le fait que le sage peut se tromper (cf. aliquid opinari quod nesciat) et changer d’avis (cf. de sententia decedere aliquando), il suggère à Caton qu’il devrait retirer son accusation car il est parfois plus raisonnable de revenir sur un jugement (cf. si ita rectius sit) que de s’y accrocher par obstination.

17Enfin, l’insistance sur la différence entre les fautes et donc entre les châtiments prend tout son sens dans le contexte politique du procès. Les exemples caricaturaux du parricide et du tueur de coq (cf. nec minus delinquere eum qui…) permettent d’attirer l’attention de l’auditoire sur l’erreur qui consisterait à ne pas faire la distinction entre une broutille et un crime d’une extrême gravité. Il est tentant de voir dans ce paradoxe une allusion métaphorique à la situation politique de Rome. Cicéron ne nie pas que Muréna se soit livré aux libéralités qui étaient de mise dans toute campagne électorale. Il serait excessif de l’accuser pour autant de corruption, d’autant qu’au moment même Catilina tentait de prendre le pouvoir par la force. Or la condamnation du consul désigné risquait de faciliter les projets des conjurés. Pour préserver la sécurité de la cité, les juges devaient donc se garder de confondre les largesses de Muréna et la conjuration de Catilina. L’arme du rire n’était plus seulement placée au service du plaidoyer, elle devenait l’auxiliaire de la raison d’Etat !

18En opposant à la vertu incommode des stoïciens une philosophie plus humaine issue de Platon et d’Aristote, Cicéron réussit à compenser l’autorité dont jouissait Caton aux yeux de l’auditoire. La plaidoirie eut un tel succès que, selon Plutarque, « les éclats de rire passaient de l’assistance jusqu’aux juges » (Vie de Cicéron, 5, 50) pendant qu’il parlait. Caton lui-même ne fut pas insensible à la verve ironique de Cicéron puisqu’il s’exclama à la fin de son discours : « Nous avons là un consul bien plaisant ! ». Cet extrait illustre donc la subtilité et l’habileté dont fit preuve le consul pour assurer la défense de Muréna. Mêlant la philosophie à l’éloquence judiciaire, le sérieux à l’humour, la bonhomie au mordant, il parvint, malgré les difficultés de la cause et le prestige des accusateurs, à faire acquitter son client, qui fut consul en 62.

Notes

1 Nous adoptons ce terme quelque peu réducteur par souci de simplification car Cicéron ne cherche pas ici à se rattacher à une école particulière mais à la tradition issue de la philosophie socratique. En associant Platon et Aristote, il souligne son éclectisme et sa volonté de concilier les courants académique et péripatéticien. Pour plus de précisions sur la pensée philosophique de Cicéron, voir C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 70-126 et A.A. Long, Cicero’s Plato and Aristotle dans Cicero the Philosopher, J.G.F. Powell (éd.), Oxford, 1995, p. 37-62.

2 Cf. C. Lévy, Les philosophies hellénistiques, Paris, Le livre de Poche, 1997, p. 180.

Pour citer ce document

Sabine Luciani, «Intransigeance stoïcienne. Pro Murena, 61-64», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison juin-juillet 2015, mis à jour le : 07/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/101-intransigeance-stoicienne-pro-murena-61-64.

Quelques mots à propos de :  Sabine  Luciani

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM UMR 7297