La Réserve : Livraison octobre 2015

Estelle Doudet

Y a-t-il un théâtre politique au Moyen Âge ?

Initialement paru dans : Théâtre et politique, les alternatives de l’engagement, dir. I. Galleron, Rennes, PUR, 2012, p. 19-35

Texte intégral

1Le « théâtre politique » oscille souvent aujourd’hui entre deux écueils, le pléonasme – la performance dramatique est dès l’origine une modalité du politique – et l’oxymore, l’art étant soupçonné de se subordonner à l’idéologie. Pour l’historien des siècles pré-modernes, la question se complique : chacun des termes paraît impertinent pour décrire les pratiques d’une époque globalement désignée sous le qualificatif de « Moyen Âge. » Interroger l’existence et les modalités d’un théâtre politique médiéval implique d’emblée de clarifier ces notions : que désigne-t-on par « Moyen Âge » ? Que signifient « théâtre » et « politique » lorsque ces mots entrent dans la langue française ?

  • 1 Koopmans J. et Smith D., « Un théâtre français du Moyen Âge ? », Médiévales...

  • 2 Le contexte d’élaboration de cette tradition est étudié dans Bouhaïk-Gironè...

2Le « Moyen Âge », périodisation popularisée aux xviiie et xixe siècles, suggère une unité de contextes et de mentalités que l’on sait illusoire. Le royaume de France est loin d’être le même au xiiie et au xve siècle, deux moments importants de la production dramatique vernaculaire ; son espace n’a que peu à voir avec les frontières actuelles du pays. L’art dramatique d’expression française naît en grande partie hors de ses courtes frontières et ne peut être qualifié sans abus de langage de théâtre « français1. » De plus, l’évolution de la langue, de l’ancien français (xie-xiiie siècle) au moyen français (xive-xvie siècle), a considérablement modifié le vocabulaire théâtral. Le jeu, qui désignait en langue d’oïl toute représentation dramatique, fait place en moyen français à un ample déploiement lexical : mystères, moralités, farces, sotties, etc. Autrefois considérée par la critique comme l’indice d’une fragmentation en genres, cette floraison est interprétée désormais comme le signe de nouvelles formes de communication et d’arts scéniques très divers. La tradition dramatique que nous disons « médiévale » repose donc autant sur des ruptures que sur des continuités. Les conditions du jeu au xiie siècle, reflétées dans le chef-d’œuvre qu’est le Jeu d’Adam, ne peuvent être confondues avec le contexte qui, au cours du siècle suivant, fera d’Arras le lieu de production de la moitié des pièces occidentales qui nous sont parvenues en langue vernaculaire avant 1300. De même, ce qui est aujourd’hui communément appelé « théâtre du Moyen Âge » se déploie dans un temps d’entre-deux-guerres, de la fin de la Guerre de Cent Ans (vers 1435-1450) au renouveau des troubles civils accompagnant la Réforme, à partir de 1560 : un « Moyen Âge » contemporain de ce que la critique française nomme, pour le reste de la littérature, la « Renaissance ». Enfin, il est urgent de se déprendre de la téléologie selon laquelle les performances, d’abord « religieuses », se seraient libérées - ou dévoyées, selon le point de vue - en se laïcisant, « sortant de l’Eglise » pour rencontrer, dans les rues, le « profane », souvent pris comme synonyme du « politique ». Une telle perspective, motivée par la séparation de l’église et de l’état au début du xxe siècle, paraît aujourd’hui anachronique2. Poser la question « y a-t-il un théâtre politique au Moyen Âge ? » nécessite d’abord d’abandonner ce dernier terme au profit de datations plus précises. Les analyses suivantes évoqueront surtout l’art dramatique des xve et xvie siècles.

  • 3 Simon de Hesdin, traduction des Facta et dicta memorabilia Romanorum de Val...

3Le deuxième écueil est le terme « théâtre » lui-même. On sait qu’il n’existe pas, avant le milieu du xvie siècle, de théâtres au sens de lieux dédiés aux spectacles. L’expérience de Jacques Neyron, qui anima à Lyon entre 1539 et 1541 l’une des premières salles spécialisées du royaume, se solda par un échec. Les théâtres devinrent une réalité architecturale au fil de la seconde moitié du xvie siècle et au xviie siècle. Cependant, si le bâtiment théâtral est postérieur aux cultures dramatiques que nous allons interroger, le mot fait son apparition en français dans les décennies qui précédèrent l’âge d’or de l’entre-deux-guerres. Introduit vers 1360-1370 par les traducteurs humanistes réunis autour du roi Charles V, « théâtre » fut d’abord un terme savant renvoyant à l’Antiquité. Sa mise en relation avec l’art dramatique contemporain est peu tentée, les traducteurs étant conscients de la différence des contextes. Ainsi Simon de Hesdin, dans son adaptation de l’historien romain Valère-Maxime3, n’utilise-t-il une allusion ponctuelle aux jeux de son siècle que pour mieux renvoyer à l’étrangeté d’une culture antique qui demande explication :

Valerius veult dire que les theatres furent fais et ordenés es citez pour cause de faire les jeux qui appartenoient aus diex, aussi comme on fait maintenant le jeu du miracle d’aucun saint, et aussi pour cause de oÿr les hystoires des roys et des fais des anciens que les poëtes avoient mis en escript en leurs satires, tragedies ou comedies.

Valère-Maxime veut dire ici qu’on décida de construire des « théâtres » dans les villes afin de jouer les jeux dédiés aux dieux, comme on joue aujourd’hui le miracle de certain saint, et aussi afin d’entendre les histoires des rois et les faits des Anciens que les poètes avaient conservés par écrit dans leurs satires, comédies ou tragédies.

  • 4 Nicot J., Thresor de la langue françoyse (1606) : Theatre, edifice public f...

  • 5 Les analyses d’Habermas ont conduit à méconnaître ce glissement lexical pré...

4Cependant, avant de désigner les salles spécialisées puis, par synecdoque, les pièces qui y sont représentées4, le terme glisse parfois vers d’autres champs notionnels. Élargissant son sens pour désigner « un lieu ou un moment où les yeux du public convergent vers un spectacle », il rencontre, bien avant le xviiie siècle, le vocabulaire politique5. Au seuil de son traité L’Entrée du roi Louis en nouveau règne, rédigé en 1461 à l’occasion de l’avènement de Louis XI, l’historien George Chastelain rappelle à ses lecteurs comment la capitale accueillant le prince est devenue un « publique theatre » :

  • 6 George Chastelain, Traité sur l’Entrée du roi Louis en nouveau règne (corri...

Avez recheu, oïl certes, en lieu publicque, en lieu ou toutes nations chrestiennes conviennent et s’assemblent, en vostre Bethleem, en vostre publicque theatre ouvert a tous lez, presenté à tous venans : Paris, certes6.

Vous l’avez reçu, certes, dans un lieu public, dans un lieu où toutes les nations convergent et s’assemblent, en votre Bethléem, en votre théâtre public, ouvert de tous côtés, présenté à tous les passants : Paris.

5« Théâtre » métaphorise ici la ville où les regards de la foule ont été invités à évaluer les promesses du nouveau règne à travers des représentations festives et symboliques. Le mot permet d’exprimer l’importance de la célébration spectaculaire du bien public et de valeurs (gouvernement juste, harmonie sociale) dans lesquelles tous peuvent communier.

  • 7 Guerreau A., L’Avenir d’un passé incertain, Paris, Seuil, 2001, p. 75 et su...

  • 8 Bertrand O., Du vocabulaire religieux à la théorie politique en France au X...

6L’utilisation de « politique » peut enfin sembler problématique dans la mesure où la notion repose à la fois sur des sources antiques, aristotéliciennes et platoniciennes, et sur une définition élaborée au xviiie siècle, en particulier par Rousseau. La « double fracture conceptuelle » qui traverse ce mot en fait, aux yeux de certains historiens, l’exemple d’une « généalogie des erreurs », cause d’une vision anachronique des sociétés pré-modernes7. De la même façon qu’il n’y avait pas alors de théâtre comme lieu spécifique, il n’y aurait pas non plus de politique en tant que champ autonome, le politique se confondant encore avec le théologique, deux faces d’un même questionnement sur la religio, le lien entre les hommes et Dieu et entre les hommes eux-mêmes. Mais prudence méthodologique n’est pas toujours mère de sûreté si elle ne conduit pas à examiner l’évolution de la langue et des idées. Le développement sans précédent du vocabulaire de la « chose publique » est l’une des caractéristiques essentielles de la période du moyen français8. Ce n’est pas un hasard si cette inventivité lexicale accompagne une époque de tensions entre pouvoirs spirituels et pouvoirs temporels. Les rois de France se sont en effet très tôt engagés dans la promotion active de théories étatiques qui aboutiront, dans les dernières décennies du xive siècle, à l’émergence en langue vernaculaire d’une véritable philosophie politique. Nicole Oresme, traducteur de l’Ethique et de la Politique d’Aristote, est son représentant le plus célèbre. Il définit la « politique », non plus comme une partie de la théologie, mais comme une science humaine :

  • 9 Menut A. D., Maistre Nicole Oresme: Le livre de politiques d'Aristote, Tran...

La politique, c’est la science par laquelle on sait ordonner et parfaire les royaumes, les cités et toutes sortes de communautés et les maintenir en bon état et les réformer si besoin est. Et avec cela, elle sert et aide à faire établir des lois humaines justes et profitables, à les comprendre et à les interpréter. Et aussi à les corriger ou transformer et à savoir quand il est temps, et pourquoi, et comment9.

  • 10 Blanchard J. et Mülhethaler J-C., Écriture et pouvoir à l’aube des temps m...

7La vague de réflexions sur ce sujet entraîne une production littéraire à son apogée entre 1400 et 1450. Les auteurs en moyen français explorent toutes les dimensions du champ politique, publiant d’abondants traités sur les relations entre le prince et ses sujets, proposant des critiques du fonctionnement social, adressant des lettres ouvertes aux hommes de pouvoir, s’interrogeant enfin sur le statut des écrivains dans la défense du bien public10. Les plumes qui introduisent en français « théâtre » activent, au même moment, une langue nouvelle du politique, dont s’empareront les jeux dramatiques à partir de 1450.

8Aux xive-xvie siècles – plutôt qu’au « Moyen Âge » – « théâtre » et « politique » sont des termes nouveaux. Les notions auxquelles ils renvoient ne sont pas identiques à celles que nous utilisons couramment aujourd’hui, mais leur articulation dès le moyen français est frappante, d’autant qu’elle précède l’effervescence dramatique de 1450-1550, sans précédent en Europe depuis l’Antiquité. S’il est historiquement licite de parler pour cette période de « théâtre politique », quelles réalités se cachent sous ces mots ? Quatre perspectives retiendront notre attention. La première consiste à interroger les façons dont un lieu pouvait être investi par l’acte dramatique : puisque le bâtiment théâtral n’existait pas encore, comment s’opérait la métamorphose d’un espace urbain en « espace public » au sens habermassien ? La deuxième questionne le statut des textes et des auteurs : peut-on parler précocement de théâtre propagandiste ou d’engagement ? La troisième analyse les problèmes de détection de la dimension politique des œuvres, à travers l’exemple du personnage. La quatrième se penche sur la réception : est-il possible de mieux connaître les publics de ces spectacles, afin d’évaluer le rôle de la communication théâtrale au sein d’autres médias naissant à la même période, comme l’imprimerie ?

Le lieu commun : investir l’espace public par l’acte dramatique

  • 11 G. Genette a souligné la tendance « spatialisante » de la langue française...

  • 12 La notion de « bien commun », dont nous dérivons l’idée de « lieux communs...

9Une différence, parfois masquée pour les locuteurs français11, existe dans la théorie habermassienne de l’Öffentlichkeit, entre le concept d’espace public (un système de communication et de débat sur les valeurs d’une société) et la réalité des lieux où peuvent circuler les opinions (ouverts, comme les rues ou les places ; fermés, comme les auberges, les salles des hôtels de ville, etc). La période pré-moderne ignore la différentiation spatiale qui existait dans l’Athènes du ve siècle entre théâtre, agora et sanctuaire, trois lieux où se diffusaient trois discours différents sur la cité. Cependant, la parole publique ne s’y énonce pas au hasard : choisir un endroit pour jouer, c’est proposer une communication particulière aux spectateurs. Parmi les diverses formes de performances, on distingue au moins deux façons d’utiliser la géographie urbaine comme un « lieu commun12 » qui permet de confirmer les valeurs du bien public ou d’en débattre.

  • 13 Le Mystère du Siège d’Orléans, éd. Gros G., Paris, Livre de poche, « Lettr...

  • 14 « La noble cité / Qui est une clef souveraine / de France et de l’auctorit...

  • 15 On ne s’étonnera pas que les tentatives de forger une communauté politique...

10Les mystères dits historiques, fort prisés durant les xve et xvie siècles, illustrent le premier cas. Prises en charge par les organisations municipales, leurs représentations mobilisent un nombre important d’habitants, devenus acteurs pour la circonstance. Elles proposent une ritualisation spectaculaire de l’histoire locale, articulant l’actuel et l’éternel, les affaires terrestres et les desseins célestes. Le Mystère du Siège d’Orléans13, qui met en scène dès 1435 la défense de la ville par Jeanne d’Arc et la victoire du 8 mai 1429, a été fréquemment représenté pendant les décennies suivantes. La scène d’affrontement autour des Tourelles, clef stratégique d’Orléans et du royaume de Charles VII14, était vraisemblablement jouée sur le boulevard qui menait à ce lieu, dans un décor fictif restituant la réalité du bâtiment. Ce dédoublement, transformant le lieu familier en espace théâtral, était d’autant plus efficace que les habitants qui rejouaient l’action avaient pour certains participé à l’événement que l’on commémorait15. Dans la pièce, la scène d’attaque contre les Tourelles occupées par l’ennemi est confiée aux Orléanais. Cette « prise en charge » est traduite par une métaphore scénique : les citoyens doivent « charger » La Bergere, le canon qui ouvrira la bataille.

L’Admiral Culain
Seigneurs d’Orleans, comment que soit,
La charge prandrez de ce faire,
Et pour la charger bien adroit
Pour contre les Tourelles traire.

Sainte Suaire
C’est au droit de la Belle Croix
Ou est le bouloart assis ;
Qu’elle y soit mise, et je crois
Ung coup en vauldra mieulx que six (…)

[Didascalie] Adont icy y a pause et doit on tirer la grosse bombarde la Bergere et du trait doit cheoir tout le feste des Tourelles, et ung grant quartier de la tour, et doit cheoir six Anglois, les piez contre le mont a terre, mors du coup tiré par la Bergere du bouloart de la Belle Croix.

L’Amiral Culain
Quoiqu’il en soit, Orléanais,
Vous vous chargerez de le faire,
Et vous chargerez comme il faut la bombarde
Pour tirer contre les Tourelles.

Sainte-Severe
C’est au carrefour de la Belle Croix
Qu’est situé le boulevard.
Que la bombarde y soit mise et, je le crois,
Un coup en vaudra mieux que six.

[Didascalie] Ici pause musicale ; on doit faire tirer le canon La Bergère et, à cause de ce coup, doit crouler tout le toit des Tourelles et une bonne partie de la tour ; et doivent dégringoler de tout leur haut six Anglais, tués par le coup tiré par La Bergère du boulevard de la Belle Croix.

11L’insistance sur les lieux urbains n’est pas seulement un effet de réel à valeur commémorative. L’intention symbolique est claire : ce qui est montré au spectateur est un « carrefour » qui a décidé du sort de la ville, puis de la Chrétienté (on joue au carrefour de « la Belle Croix »). Il faudra, pour triompher, qu’au canon La Bergere s’ajoute la bergère Jeanne que Dieu et ses saints, dans la scène suivante, encouragent à prendre les armes. Grâce au topos de la lutte entre le Bien et le Mal, la rue se transforme en « lieu commun » où s’enracine l’identité des acteurs / spectateurs, simultanément habitants d’Orléans, défenseurs de la nation France et membres actifs de l’Ecclesia chrétienne.

  • 16 Morsel J., « Communication et domination sociale en Franconie à la fin du ...

  • 17 Ce n’est pas une pratique démocratique : on sollicite l’approbation de l’o...

  • 18 Chiffoleau J., « Le crime de majesté, la politique et l’extraordinaire », ...

12La construction d’un lieu commun par la représentation dramatique peut également prendre place de façon intempestive : des groupes d’acteurs interviennent dans une géographie urbaine dont ils exploitent la visibilité pour dénoncer un « bien commun » qu’ils jugent mensonger. En affirmant de façon polémique leurs idées, ils construisent les conditions d’un espace public (Öffentlichkeit) si l’on définit celui-ci par le droit de réponse que des protestataires s’octroient face à des actes mettant en danger, à leurs yeux, l’équilibre social16. Dans la culture pré-moderne, de nombreuses décisions politiques ne sont effectives que si elles sont ratifiées par une approbation collective. On n’élit pas un nouvel évêque sans que la procédure ne s’accompagne d’acclamations du pasteur par ses ouailles ; le gouvernement ne peut décider d’impôts sans solliciter l’accord d’assemblées représentatives, comme les États généraux17. Cette « publicisation », selon le terme de J. Chiffoleau18, a pour but de souligner l’union des communautés, sociales, professionnelles ou confessionnelles, avec leurs gouvernants. Les adversaires tentent de dénoncer ces décisions en mobilisant les médias à leur disposition : prêches, diffusion de tracts ou de chansons - rendue plus efficace par l’imprimerie naissante - et, arme favorite entre 1450 et 1550, jeu dramatique.

  • 19 La Farce de Pattes-Ouaintes est conservée dans le manuscrit du Matrologe d...

13Lorsque l’université de Caen, fondée pendant la guerre de Cent Ans par la royauté anglaise, est menacée de se voir dépouillée de ses privilèges financiers par le pouvoir français à la fin du xve siècle, étudiants et jeunes maîtres organisent une campagne de protestation contre le représentant du roi venu collecter le nouvel impôt. Elle se caractérise par l’investissement concerté des structures de la vie collective. D’une part, les protestataires tirent partie du calendrier : le temps festif de Carnaval autorise leur procession, qui se déroule en armes et débouche sur la représentation de la Farce de Pattes-Ouaintes, pièce polémique rédigée et jouée par l’universitaire Pierre de Lesnauderie19. D’autre part, ils envahissent les lieux les plus signifiants : les placards fleurissent sur les portes de la cathédrale et des principales églises de la province. Enfin, les manifestants contraignent leur adversaire, le collecteur G. Buriau, à assister à la mise en scène de son personnage dans la farce vengeresse :

  • 20 Matrologe de l’Université de Caen, fol. 325r, notre traduction.

Une farce nommee Pates-Ouaintes fut jouee à Karesme pernant, touchant la decime, […] Et y avoit plus de cent escoliers armés à bastons à la conduire. Et fut jouee devant Buriau qui estoit nommé en icelle Pattes-Ouaintes20.

Une farce intitulée Pattes-Graissées fut jouée au Carnaval. […] Et plus de cent étudiants en armes la présentaient au public. Elle fut jouée devant Buriau, qui était nommé sur scène Pattes-Graissées.

14Le personnage du collecteur, démasqué, clôt la pièce en bégayant :

  • 21 éd. cit, p. 25, notre traduction.

Pattes-Ouaintes, balbutiando sicut Buriau
La chose publique doit estre
Exposée quant besoin en est
21.

Pattes-Graissées, bégayant à la manière de Buriau
La chose publique doit estre
Exposée quant besoin en est.

15Au bégaiement ridicule s’ajoute l’ironie du message : la « chose publique » dont le représentant royal prétendait être l’incarnation est « exposée » comme il se doit, mais contre lui-même. La signification du lieu qu’on investit peut changer, de l’attestation de la concorde publique à la publication d’une réponse polémique. Dans tous les cas, peut être considéré comme politique un théâtre qui transforme, par l’entreprise de publicité qu’est la scène, la géographie urbaine comme lieu commun.

Propagandiste, militant, engagé, quelles notions pour quels statuts ?

  • 22 Nous admettons la différence proposée par B. Denis entre la « littérature ...

16Qui se penche sur les relations historiques entre théâtre et politique rencontre inévitablement des termes embarrassants comme engagement, propagande, militantisme. Apparemment anachroniques pour les siècles pré-modernes, ils sont délicats à manier pour le chercheur du xxie siècle car lestés de débats encore vifs. « Propagande » n’apparaît en français qu’à la fin du xviie siècle, dans les traductions des ouvrages issus de la Contre-Réforme ; la Révolution lui donne son sens politique moderne. En revanche, la « littérature d’engagement22 » domine la culture vernaculaire dès le début du xve siècle. « Engagement », en moyen français, désigne une relation contractuelle liant un écrivain à des groupes dont il se fait le porte-parole - ou, comme on le dit alors, dont il est « l’orateur. » La mission de diffusion publique de positions idéologiques implique en général de la part de ces auteurs une polygraphie : histoire de l’actualité, poésie de circonstance, théâtre politique. Enfin, depuis le xive siècle « militant » appartient au champ lexical en pleine expansion de l’action spirituelle (« l’Église militante ») ou de l’affrontement politique, notamment pendant la guerre civile entre les Armagnacs et les Bourguignons (1407-1435).

  • 23 Définition inspirée de Angenot M., La Propagande socialiste, Paris, 1997, ...

  • 24 Afin de présenter cet exemple, nous nous écartons brièvement du corpus dra...

17Établir l’histoire de ces mots autorise leur usage, mais ne prouve pas une similitude avec les phénomènes qu’ils servent à décrire à partir du xixe siècle. Leur utilisation, périlleuse si elle prétend gommer la radicale différence des périodes considérées, peut se révéler heuristique si elle la prend en compte, tout en énonçant les présupposées de la démarche. On propose ici de définir « propagande » comme « une production discursive s’adressant à un destinataire collectif en vue de le mobiliser dans un sens déterminé », utilisant un art de persuasion fondé sur le raisonnement et le pathos, et ayant pour but la propagation d’idées ou d’idéologies éventuellement propres à un groupe23. Dans ce sens, les témoignages d’un théâtre de propagande politique sont exceptionnellement précoces en français24.

  • 25 Hélary X., « Trahison et échec militaire : le cas de Pierre de la Broce (1...

  • 26 Le texte a été exclu du corpus dramatique et considéré comme un débat narr...

  • 27 Ma robe m’est vestue enverse / Quar cele est noire qui blanche ere, v. 25-...

18En juin 1278, Pierre de la Broce, ministre du roi de France Philippe III, est exécuté après avoir été l’objet, les mois précédents, d’un procès à huis clos. Il est difficile de préciser les causes de sa disgrâce - sans doute son opposition aux orientations gouvernementales soutenues par la reine Marie de Brabant25. Les chroniqueurs contemporains soulignent le violent effet qu’eut sur l’opinion la nouvelle sensationnelle de la mise à mort du ministre. Dans une stratégie de publicisation face aux rumeurs se diffuse, à partir de cercles proches du pouvoir royal, un ensemble de textes visant à faire a posteriori de Pierre un traître justement châtié. L’un d’entre eux, tronqué de ses premiers vers dans le manuscrit qui le conserve, est appelé par la critique moderne le Jeu de Pierre de la Broce et a été rendu récemment au corpus théâtral26 . Pierre y assigne en justice devant Raison son adversaire Fortune : l’allégorie est accusée d’avoir terni la réputation du favori et de l’avoir mensongèrement retournée en noirceur criminelle. Le costume de Pierre, un habit blanc devenu noir27, en est une illustration visuelle. La fiction dramatique du procès redouble la procédure judiciaire qui a condamné le ministre, mais à laquelle les spectateurs n’ont pas eu accès : il s’agit, pour les auteurs de la pièce, de placer le public, à l’instar de Raison, en position de juge. Au cours du débat, Pierre révèle peu à peu ses crimes, ce qui le contraint finalement à assumer l’entière responsabilité de sa chute. Jouant sur l’éthos et sur le pathos, le jeu feint de donner au coupable la possibilité d’une réponse dont il s’applique en même temps à le dépouiller. Il confronte les spectateurs à une parole véridictique qui offre une évaluation catégorique du « bien commun » en l’opposant au mal incarné par le traître.

  • 28 Pour la définition statut d’écrivain officiel au xve siècle chez le premie...

  • 29 Jennequin J., Le poète et ses princes, Louvain-la-Neuve, 2010, thèse inédi...

  • 30 M. Gaudemer parle justement de « notions gigognes », qui tirent souvent le...

19La littérature dramatique entre 1450 et 1550 a souvent été illustrée par des porte-parole de réseaux politiques ou de centres de pouvoir, à l’instar des Grands Rhétoriqueurs28 ; mais le statut d’écrivain (en)gagé, même à une période où il s’est fortement développé, demeurait extrêmement variable selon les contextes, les personnalités, l’évolution de la carrière de chacun. Il est bien connu que Pierre Gringore, l’un des plus importants hommes de scène du début du xvie siècle, a soutenu la politique de Louis XII au moment de la crise avec la papauté. Il a obtenu par la suite à la cour de Lorraine le poste prestigieux d’écrivain officiel qu’il convoitait. Effet rétrospectif ou généralisation hâtive, le Jeu du Prince des Sots, son œuvre dramatique la plus célèbre jouée en mars 1512, est souvent qualifiée « pièce de propagande officielle » dans les études récentes ; or si le Jeu du Prince des Sots est bien propagandiste et militant, il n’est pas (encore) l’expression d’un écrivain officiel, c’est-à-dire, selon le vocabulaire de l’époque, engagé29. Ce détail illustre à la fois l’utilité et le péril des outils notionnels pour les historiens du théâtre : « propagande » ou « militantisme », formes de praxis plus que théories, fonctionnent le plus souvent à l’époque pré-moderne dans une imbrication qu’il est difficile de clarifier30. Lorsque l’existence des termes est attestée à l’époque qu’il étudie, l’analyste est partagé entre le sens contemporain - « engagement », statut contractuel en moyen français - et une évolution sémantique - « engagement », prise de position publique d’un écrivain pour ou contre une décision politique - qui n’est pas toujours parfaitement cohérente avec l’évolution des contextes culturels et historiques.

Détecter une dramaturgie politique, le cas du personnage

20Comment reconnaît-on du théâtre politique ? L’orientation thématique du propos est insuffisante car elle peut fausser les perspectives. Les débats spirituels, qui ne paraissent guère politiques au public français du xxie siècle, intéressaient, au xvie siècle, l’évaluation du bien public autant que les polémiques contre tel ministre du roi. De plus, l’interaction qui se produit au cours de la performance entre acteurs, discours et spectateurs peut révéler des sens inattendus, que le texte qui demeure ne permet pas toujours de détecter. L’étude doit cependant tenter de reconstituer les contextes d’énonciation et le fonctionnement dramaturgique des œuvres.

21Le choix du personnage est l’un des éléments importants de l’art de persuader, notamment dans les pièces polémiques des xve et xvie siècles. On souhaite souvent dénoncer une attaque contre les intérêts d’un groupe social ou idéologique, tout en démontrant aux spectateurs qu’il s’agit d’une grave mise en péril de la communauté toute entière. Pour obtenir cet effet sont privilégiés les personnages qui, comme les allégories, peuvent fonctionner dans une référentialité plurielle : référence à la situation contingente, concrète, historique ; référence à un modèle éthique, abstrait, transhistorique. Dans la Farce de Pattes-Ouaintes de Pierre de Lesnauderie, le personnage central cumule trois noms : la Mère, l’Église et l’Université. Ces identités simultanées articulent la polyphonie satirique. Quand elle est une allégorie de la maternité souffrante face à des enfants ingrats, la Mère incarne les étudiants en colère contre le gouvernement. Quand elle est à la fois Mère et Église, elle devient la Chrétienté attaquée : ce ne sont plus seulement quelques privilèges universitaires qui sont en débat, mais l’indépendance du pouvoir spirituel face au temporel. Le personnage se déclare l’Épouse du Christ menacée par le Diable :

La Mere / L’Université / l’Eglise
Crist, cher espoux, lesra tu ton espouze
Estre en ce point par force violee ?
Pour quoy veux-tu que aultre que toy m’espouze,
Sinistrement par qui suis defoulee ?

  • 31 Éd. cit, p. 25 ; notre traduction.

La Mère / L’Université / l’Église
Christ, mon cher époux, laisseras-tu son épouse
Être, ici, prise de force et violée ?
Pourquoi laisses-tu un autre que toi m’épouser,
Celui-là qui avec malveillance me brutalise31 ?

22Une telle réplique semble assez loin des revendications locales exprimées dans la pièce. Or, depuis le xive siècle, il est traditionnel de représenter l’Université de Paris en compagne symbolique de la dynastie capétienne. Caen n’est justement pas Paris : l’Université normande refuse d’être mariée à un roi de France qui souhaite la violer légalement. Le Christ appelé à la rescousse prend une autre dimension : il est à la fois Jésus et le « vrai époux » de l’université de Caen, son fondateur le roi d’Angleterre. Cinquante ans après le rattachement de la Normandie à la France, l’ambiguïté du personnage permet d’articuler à une grogne corporatiste une réflexion sur l’identité politique de la région et des références théologiques qui accentuent la violence du propos.

  • 32 Michault Taillevent, La Moralité d’Arras, éd. R. Deschaux, Genève, Droz, 1...

23La plasticité référentielle du personnel allégorique peut également soutenir la progression d’un message qui se dévoile peu à peu aux spectateurs. La Moralité d’Arras de Michault Taillevent, jouée en 1435 au moment des négociations de paix mettant fin à la guerre civile, met en scène Povre Commun, un malheureux réduit à un piteux état par son ennemi, Guerre32. Il incarne d’abord le peuple de Bourgogne traumatisé par vingt ans de conflits avec le royaume de France :

Povre Commun
Qui soit vray, j’ay tant de souffrance
Et par especial soubz France
puis .XX. ans encha enduré.
(v. 102-104).

Pauvre Commun
Cela est vrai, je souffre tant
Surtout des attaques de la France
Que j’ai endurées depuis vingt ans.

Face à la connivence de Guerre avec la noblesse militaire, il prend ensuite les traits de la paysannerie souffrante :

Povre Commun
On m’appelle Povre Commun.
Je suis pour le present comme ung
Povre homme triste et esperdu
Qui a tout gasté et perdu
Et tout essillit et tout ars
Par les gens d’armes a tous ars
Et a qui on a tout emblé
Tant en aveine comme en blé.
(v. 156-163).

Pauvre Commun
On m’appelle Pauvre Commun.
En ce moment je suis un
Pauvre homme, triste et éperdu,
Qui a tout perdu, a été pillé,
Brutalisé, brûlé complètement
Par les soldats de tous les partis
Et à qui on a ravi
Son avoine et son blé.

24Enfin, soutenu par Pouvoir Papal et Envoi du Concile, deux diplomates ecclésiastiques qui viennent régler le conflit, Povre Commun part en quête de « paix et concorde ». Son voyage, inspiré des pèlerinages de l’Homme vers le Salut - mises en scène familières au public -, le mène au « grant enclos de Justice » où il trouve satisfaction. Au fil de la pièce, le public est ainsi confronté à une triple lecture activée par le personnage : l’actualité politique (le traité de paix), la critique sociale (les relations entre les trois états), la leçon spirituelle (la recherche du salut) s’accumulent sans s’annuler.

Les réceptions du théâtre politique

  • 33 Dort B., « La vocation politique » (1965) ; « Une propédeutique de la réal...

25On connaît la boutade de Bernard Dort invitant à évaluer la dimension politique du théâtre par son efficacité sur les spectateurs33. La réception des performances est difficile à saisir, a fortiori pour les siècles anciens. Divers types d’indices existent, mais leur analyse peut être problématique.

  • 34 De ce point de vue, la contemporanéité de cet âge d’or dramatique avec le ...

26Entre 1450 et 1550, la représentation est rarement un geste isolé, surtout si elle a une dimension politique. Quand un groupe d’acteurs portent sur la place publique une situation jugée scandaleuse, leur stratégie est de solliciter tous les médias à leur disposition, qu’ils s’agissent de médias oraux (proclamations, sermons), écrits (pamphlets, tracts) ou visuels. Circulent donc autour du jeu un réseau de témoignages que nous proposons d’appeler son co-texte. Il arrive, par chance, que ce co-texte ait été conservé. Le Matrologe de l’université de Caen nous offre l’accès à une partie des médias qui ont été utilisés au moment de la crise de 1492-1493 : on y trouve la transcription d’affiches placardées sur les portes des bâtiments, la description des manifestations de rue et le texte de Pattes-Ouaintes. Cet ensemble permet de constater l’efficacité de l’intermédialité dans laquelle fonctionne souvent le théâtre politique de cette période : les joueurs ont emprunté aux pamphlets et aux chansons, des expressions ou des métaphores et en ont enrichi leur mise en scène34.

  • 35 Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.

27En général, la communication réalisée au moment de la performance reste pour nous opaque. On peut cependant tenter de la saisir grâce aux outils proposés par la sociologie, notamment par les théories de l’interactionnisme développées au sein de l’école de Chicago. H. Blumer et E. Goffman distinguent deux types de communication sociale, l’audience de masse et l’audience de public35. L’audience de masse, ensemble de récepteurs peu informés, reçoit des messages véridictifs qu’elle accepte comme tels. L’audience de public, plus compétente et plus impliquée, réagit à l’information et exerce parfois un droit de réponse. Le théâtre politique des xve et xvie siècles se présente en général comme visant l’audience la plus large. Mais son efficacité repose souvent sur la présence de spectateurs déjà convaincus qui amplifient les messages ou les révèlent aux autres par leurs réactions. Ainsi l’information serait plus ou moins décodée au sein de la même audience et au cours d’une même performance. L’art de persuader que de nombreuses pièces utilisent, notamment la pluri-référentialité des personnages allégoriques, peut s’expliquer dans ce contexte.

  • 36 Lavéant, K., « Le théâtre du Nord et la Réforme : un procès d’acteurs dans...

28Si cette théorie de la réception semble étayée par l’étude des textes, qu’en est-il dans la pratique ? Grâce à quelques miracles de la conservation archivistique, nous possédons parfois des documents qui en témoignent. En 1563, à Mouvaux près de Tourcoing, une émeute se déclenche lors de la représentation de La Vérité cachée, moralité imprimée à Genève une trentaine d’années auparavant et présentant un message très critique envers le catholicisme36. Les acteurs sont arrêtés, certains spectateurs interrogés. Même s’il faut faire la part d’une certaine réticence face aux forces de l’ordre, leurs témoignages montrent la diversité des réactions à une performance polémique. D’une part, aucun spectateur n’est d’accord sur le nombre des acteurs en scène - certains en voient quatre, d’autres cinq ou six - et sur l’identité des personnages, ce qui pointe les limites de la polyphonie allégorique précédemment décrite. Beaucoup disent n’avoir pas entièrement saisi le sens de la pièce à cause de leur placement dans la salle d’auberge et du tumulte. Ils se retranchent dans la position - réelle ou affichée - d’une audience de masse peu informée de ce qu’elle va entendre. En revanche, ils n’hésitent pas à donner des informations sur les réactions de ceux qui les entouraient : les complices des acteurs accompagnaient les répliques de commentaires subversifs ; d’autres montraient une vive réprobation face à un spectacle clairement hérétique ou émettaient des critiques envers le clergé local. D’évidence se manifestait à Mouvaux une réception complexe : audiences convaincues et trouvant dans la représentation l’occasion d’exprimer publiquement leurs opinions ; spectateurs plus réticents ou moins concernés, entraînés peu à peu dans le débat - pour ne pas dire la mêlée générale.

  • 37 Sotise à huit personnages, Le Nouveau Monde, éd. Duhl, O., Genève, Droz, 2...

29Lorsque les archives manquent pour documenter les représentations, c’est la diffusion du texte qui concentre les analyses. Pourtant elle peut être ambiguë. En 1511, un libraire parisien du nom de Guillaume Eustache propose à ses lecteurs un livret contenant le texte de deux moralités polémiques : Le Nouveau Monde et L’Estrif de l’Electif et du Pourveu [La Querelle du candidat élu et du candidat désigné]. Issues toutes deux du milieu universitaire toulousain, elles ont été jouées lors de manifestations estudiantines en 1507-150837. Elles critiquent les interventions des pouvoirs centraux dans les affaires que les institutions locales considèrent comme relevant de leur sphère d’influence. Autant dire que l’on n’y trouve guère de portrait élogieux du pape et de Louis XII, surnommé irrévérencieusement le « Prince Quelqu’un » dans L’Estrif. Les Amboise, favoris du roi, y sont sévèrement étrillés. Pourtant, le libraire parisien obtient un privilège royal pour la vente des deux pièces. Le livret devient vraisemblablement un outil dans la campagne de publication orchestrée par Louis XII contre le pape Jules II entre 1509 et 1512. De la performance au livre, d’un contexte à un autre, une pièce militante se trouve transformée en soutien propagandiste au gouvernement qu’elle dénonçait.

30« Y a-t-il un théâtre politique au Moyen Âge ? » pourrait appeler des réponses péremptoires : négative pour les partisans d’une fracture épistémologique entre la pré-modernité et l’époque contemporaine, qui serait seule susceptible d’une telle production ; positive, pour ceux qui soutiennent la pérennité d’une culture occidentale où l’essence du théâtre serait politique, de l’Antiquité à nos jours. Il nous a semblé que la question était plus complexe et méritait réflexion. Le théâtre « médiéval » d’expression française a été le terreau des pratiques dramatiques ultérieures ; nombreux sont les hommes de scène au xxe et xxie siècles qui y ont puisé des modèles pour leur propre engagement. Il est pourtant irrémédiablement séparé de nous par l’histoire des arts dramatiques telle qu’elle a été diffusée en France à travers les systèmes éducatifs, et par la différence radicale des contextes, reflétée dans l’évolution des notions de « théâtre » et de « politique » depuis cinq cents ans.

31Notre recherche s’est enracinée dans une interrogation lexicale : de quoi parle-t-on quand on emploie ces mots ? Il est apparu que « théâtre » et « politique » émergent conjointement en français et que leurs occurrences se croisent au cours des siècles (xive-xvie s.) qui voient la naissance des opinions publiques, la constitution de nouvelles théories et pratiques de l’État, le rayonnement d’une littérature analysant le fonctionnement - ou le dysfonctionnement - du bien commun et de la res publica. Le développement parallèle des premiers médias, théâtre et imprimerie, accompagne ces mutations. Le théâtre politique n’est pas un genre, mais un geste. Il implique l’étude conjointe de textes et de contextes. Système de communication, son fonctionnement repose, aux xve-xvie siècles, sur l’articulation de lieux, transformés par le jeu en espaces publics, d’agents, auteurs et acteurs dont le statut socio-culturel est alors l’objet de modifications significatives, d’œuvres et de publics.

  • 38 La fécondité des débats entre spécialistes de périodes et de cultures dram...

  • 39 Notamment autour du groupe de recherche sur le théâtre de langue française...

32Deux problèmes ont scandé les différentes étapes de cette enquête. La première difficulté a été soulevée par le choix de solliciter des notions familières aux historiens du théâtre moderne mais qui peuvent, pour les époques considérées, paraître mal adaptées : Öffentlichkeit habermassienne, propagande et engagement, sociologie interactionniste. Le spécialiste du théâtre ancien est-il autorisé à les utiliser sans s’abandonner à l’anachronisme ? Nous pensons que oui, dans la mesure où la mise en commun de ces outils permet de réfléchir aux évolutions longues de la culture dramatique38. Leur maniement prudent face à des témoignages complexes permet également de tester leur validité sans les figer dans des définitions préconçues, ce qui peut être utile aux analystes des pratiques contemporaines. Le second écueil est lié à l’accès mal aisé aux œuvres comme aux archives dramatiques de cette période. Le théâtre d’expression française est la tradition vernaculaire la plus riche d’Europe avant la deuxième moitié du xvie siècle. La masse documentaire entourant les centaines de pièces jouées entre 1450 et 1550 est immense ; faute de chercheurs, elle est peu défrichée, encore moins publiée. La collaboration entre les historiens des pratiques culturelles et les spécialistes de la littérature et des arts du spectacle est, sur ce plan, cruciale39. La mise au jour de ce corpus de textes et de contextes méconnus permettra, nous l’espérons, d’alimenter les discussions avec les analystes - ou praticiens - d’autres formes de théâtre politique.

Notes

1 Koopmans J. et Smith D., « Un théâtre français du Moyen Âge ? », Médiévales, 59, 2010, p. 5-16.

2 Le contexte d’élaboration de cette tradition est étudié dans Bouhaïk-Gironès M., Dominguez V., Koopmans J. (dir.), Les Pères du Théâtre médiéval, Rennes, PUR, 2010.

3 Simon de Hesdin, traduction des Facta et dicta memorabilia Romanorum de Valère-Maxime (1375-1377), Paris, BnF, ms. fr. 41, f° 98c.

4 Nicot J., Thresor de la langue françoyse (1606) : Theatre, edifice public fait en forme de demi cercle où le peuple s'assembloit pour voir joüer les jeux. Dictionnaire de l’Académie (1694) : Theatre, se dit des recueils de toutes les pieces d'un Autheur qui a travaillé pour le theatre.

5 Les analyses d’Habermas ont conduit à méconnaître ce glissement lexical précoce en français et à placer à l’époque des Lumières les premières utilisations métaphoriques de « théâtre » pour désigner « l’espace public ».

6 George Chastelain, Traité sur l’Entrée du roi Louis en nouveau règne (corrigé sur Florence, BL, ms. med-pal. 120, f. 182v), Œuvres de George Chastelain, éd. J. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1866, vol. VII, p. 7.

7 Guerreau A., L’Avenir d’un passé incertain, Paris, Seuil, 2001, p. 75 et suivantes. Cette position est nuancée notamment par Offenstadt N., « L’histoire politique à la fin du Moyen Âge », Être historien du Moyen Âge au xxie siècle, Paris, PUPS, 2008, p. 179 et suivantes.

8 Bertrand O., Du vocabulaire religieux à la théorie politique en France au XIVe siècle, les néologismes chez les traducteurs de Charles V (1364-1380), Paris, Connaissances et Savoirs, 2004 ; Id, « Le vocabulaire politique aux xive et xve siècles, constitution d’un lexique ou émergence d’une science ? »

9 Menut A. D., Maistre Nicole Oresme: Le livre de politiques d'Aristote, Transactions of the American Philosophical Society, 60 / 6, 1970 ; cité et traduit par Autrand F., Charles V, Paris, Fayard, 2004, p. 731-732.

10 Blanchard J. et Mülhethaler J-C., Écriture et pouvoir à l’aube des temps modernes, Paris, Puf, 2002.

11 G. Genette a souligné la tendance « spatialisante » de la langue française, qui pousse ses locuteurs à penser de nombreuses idées comme des « lieux ». En témoigne la traduction d’Öffentlichkeit par « espace public », alors qu’en espagnol, italien et dans diverses langues germaniques, le mot est habituellement traduit par « opinion publique ».

12 La notion de « bien commun », dont nous dérivons l’idée de « lieux communs » créés par l’investissement dramatique, est centrale dans les théories politiques du xiiie au xvie siècle. Elle est familière aux spectateurs. cf. Lecuppre-Desjardin E. et van Bruaene A-L. (dir.), De Bono Communi. The Discourse and Practice of the Common Good in the European City (13th-16th c.), Turnhout, Brepols, 2010.

13 Le Mystère du Siège d’Orléans, éd. Gros G., Paris, Livre de poche, « Lettres Gothiques », 2002.

14 « La noble cité / Qui est une clef souveraine / de France et de l’auctorité » dit l’un des personnages, v. 5256-5258, op. cit, p. 350.

15 On ne s’étonnera pas que les tentatives de forger une communauté politique grâce à des jeux commémoratifs impliquant les foules qui furent actrices de l’événement, telles les remises en scène de la prise du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg par N. Evreïnov dans les années 1920, aient été nourries de l’étude des mystères français des xve et xvie siècles. Cf. Solterer, H., Medieval Roles for Modern Times, Philadelphie, The Pennsylvania State Un. Press, 2010.

16 Morsel J., « Communication et domination sociale en Franconie à la fin du Moyen Âge : l’enjeu de la réponse », http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/espacepublic/index.htm#13juin .

17 Ce n’est pas une pratique démocratique : on sollicite l’approbation de l’opinion, non son action.

18 Chiffoleau J., « Le crime de majesté, la politique et l’extraordinaire », Les procès politiques, xive - xviie siècles, Bercé Y-M. éd., Rome, Publications de l’École française, n° 375, 2007, p. 577-662. Les gouvernants interpellent l’opinion en lui dévoilant leurs décisions car cette évaluation est jugée essentielle à la légitimation publique d’une politique.

19 La Farce de Pattes-Ouaintes est conservée dans le manuscrit du Matrologe de l’Université de Caen, Caen, Musée des Beaux-Arts, coll. Mancel 69. Le texte a été édité en cent exemplaires par Th. Bonnin à Évreux en 1843. Cf. Doudet E., « Parodies en scène. Textes et contextes dans le théâtre de Pierre de Lesnauderie (Caen, 1493-1496) », La tentation du parodique dans la littérature médiévale, Gaucher E. (dir), Cahiers de Recherches Médiévales, n°15, 2008, p. 31-43.

20 Matrologe de l’Université de Caen, fol. 325r, notre traduction.

21 éd. cit, p. 25, notre traduction.

22 Nous admettons la différence proposée par B. Denis entre la « littérature d’engagement » pré-moderne et la « littérature engagée » après l’Affaire Dreyfus (Littérature et engagement, Paris, Points, « Essais », 2000). Cependant, l’histoire de la langue française fait apparaître « engagé » (au sens de « lié contractuellement ») avant « engagement. » Ce qui importe aux xve et xvie siècles, c’est le statut socio-culturel de l’écrivain plutôt que l’orientation critique de ses œuvres.

23 Définition inspirée de Angenot M., La Propagande socialiste, Paris, 1997, p. 23. Pour la scène moderne et contemporaine, nous renvoyons aux travaux de M. Gaudemer, notamment à sa thèse Le Théâtre de propagande socialiste en France, 1880-1914 (2009). Nous remercions l’auteur de nous avoir permis de consulter son ouvrage encore inédit.

24 Afin de présenter cet exemple, nous nous écartons brièvement du corpus dramatique d’expression française de 1450 à 1550.

25 Hélary X., « Trahison et échec militaire : le cas de Pierre de la Broce (1278) », La Trahison au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2009, p. 185-195.

26 Le texte a été exclu du corpus dramatique et considéré comme un débat narratif pendant le xxe siècle ; sa dimension politique et propagandiste à une date précoce heurtait la doxa d’une évolution linéaire de l’art dramatique du religieux au profane. Cf. Bouhaïk-Gironès M., « Qu’est-ce qu’un texte de théâtre ? Le Jeu de Pierre de la Broce », Performance, Drama and Spectacle in the Medieval City, Essays in honour of A. Hindley, Longtin M., Emerson C. et Tudor A. (éds.), Louvain, Peeters, 2010, p. 373-390. Texte et traduction sont donnés dans notre édition, Recueil général de moralités d’expression française, Paris, Garnier classiques, 2012, vol. 1.

27 Ma robe m’est vestue enverse / Quar cele est noire qui blanche ere, v. 25-26 : « Ma robe a été renversée ; elle était blanche et est devenue noire. »

28 Pour la définition statut d’écrivain officiel au xve siècle chez le premier Rhétoriqueur, Doudet, E., Poétique de George Chastelain, Paris, Champion, 2005 ; Ead., « Les scènes de la Grande Rhétorique, cohérence et paradoxes d'une pratique théâtrale », Performance, Drama and Spectacle in the Medieval City, op. cit., p. 181-198.

29 Jennequin J., Le poète et ses princes, Louvain-la-Neuve, 2010, thèse inédite, p. 151. Nous remercions l’auteur de nous avoir donné accès à son travail.

30 M. Gaudemer parle justement de « notions gigognes », qui tirent souvent leur efficacité de leur chevauchement, malgré les efforts des chercheurs pour les distinguer. Il va de soi que cette confusion s’accentue pour les époques pré-modernes. Nous la remercions pour sa relecture attentive de ces pages et ses nombreuses suggestions.

31 Éd. cit, p. 25 ; notre traduction.

32 Michault Taillevent, La Moralité d’Arras, éd. R. Deschaux, Genève, Droz, 1975, p. 87-110. L’auteur, écrivain et acteur de la première moitié du xve siècle, a dirigé une troupe de comédiens attachée à la cour du duc Philippe de Bourgogne.

33 Dort B., « La vocation politique » (1965) ; « Une propédeutique de la réalité » (1968) ; « Un renversement copernicien » (1969), trois articles repris dans Théâtres, Paris, Points Essais, 1986, p. 233-274.

34 De ce point de vue, la contemporanéité de cet âge d’or dramatique avec le développement de l’imprimerie n’est pas un hasard. Les censures de la deuxième moitié du xvie siècle traqueront ensemble acteurs et imprimeurs, indice de la forte interpénétration des deux milieux. Les capitales de l’imprimerie Lyon et Genève furent d’importants foyers de théâtre satirique, comme les sotties.

35 Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.

36 Lavéant, K., « Le théâtre du Nord et la Réforme : un procès d’acteurs dans la région de Lille en 1563 », European Medieval Drama, 2007, n°11, p. 59-77.

37 Sotise à huit personnages, Le Nouveau Monde, éd. Duhl, O., Genève, Droz, 2005 ; L’Estrif n’a pas été réédité depuis 1511, mais est étudié par Koopmans J., « Mettre en scène l’élection épiscopale : L’Estrif du Pourveu et de l’Electif, Toulouse, 1508 », http://lamop.univ-paris1.fr/W3/eveque/Jkoopmans.pdf

38 La fécondité des débats entre spécialistes de périodes et de cultures dramatiques différentes est illustrée, entre autres, par les travaux du Groupe de recherche sur le Théâtre Politique (GTP), dir. M. Gaudemer, Université de Paris-Ouest, www.theatrespolitiques.free.fr.

39 Notamment autour du groupe de recherche sur le théâtre de langue française (xve-xvie siècles) animé par le professeur J. Koopmans à l’université d’Amsterdam. La présente étude s’inscrit dans ce sillage.

Pour citer ce document

Estelle Doudet, «Y a-t-il un théâtre politique au Moyen Âge ?», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison octobre 2015, mis à jour le : 04/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/150-y-a-t-il-un-theatre-politique-au-moyen-age.

Quelques mots à propos de :  Estelle  Doudet

Université Grenoble Alpes - UMR Litt&Arts / ISA (Imaginaire Sociologie Anthropologie). Institut universitaire de France.
En 2012, Estelle Doudet était membre de l’Institut de recherches historiques du Septentrion (IRhiS, UMR CNRS 8529), Université Lille Nord de France.