La Réserve : Livraison octobre 2015
Costumes de parades et essayages divers : des figures de l’auteur aux postures du lecteur
Initialement paru dans : Gros, Karine, dir., Costumes, reflets et illusions. Les habits d’emprunt dans la littérature contemporaine, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 151-69
Texte intégral
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1 Roland Barthes, « La mort de l'auteur » [1968], in Œuvres complètes, t.3, 1...
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2 Emmanuel Bouju, dir., L'autorité en littérature, Presses universitaires de ...
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3 La Figure de l'auteur, Paris, Seuil, 1995.
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4 « La notion d'auteur 1750-1850 », in N. Jacques-Lefèvre, dir., Une histoire...
1Présenté comme mort en 1968, d’un trait de la plume de R. Barthes, ressuscité comme fonction l’année suivante par Michel Foucault1, l’auteur poursuit doublement sa route depuis ce moment. Comme objet d’une réflexion qui s’enrichit et se légitime en choisissant de disserter d’auctorialité ou d’autorité2, et comme construction symbolique désignant-accompagnant-construisant des œuvres, en particulier dans le cas où celles-ci visent à une certaine légitimité littéraire a priori. En raison de cette réflexion sur l’auteur qui débute en 1968-69, s’affirmer en tant qu’auteur n’est pas simple désormais, - peut-être même cela l’a-t-il rarement été d’ailleurs, si l’on en croit Maurice Couturier3. D’où viennent sans doute des vêtements d’emprunt, voire, plus chatoyants ou clinquants, des habits d’Arlequin, tissés dans la serge ou la soie même des œuvres, ou dans la dentelle de leurs bords. Ces livrées récentes de l’auteur correspondent-elles seulement, dans un contexte différent, à certaines fonctions qu’a distinguées José-Luis Diaz pour le XIXe siècle4 ? Comme la fonction classificatoire pour le repérage et le catalogage des livres ? La fonction heuristique quand la dimension créatrice de l’Auteur est privilégiée ? La fonction esthétique si l’on met en relief l’art de produire des livres plaisants ou formellement réussis ? Apportent-elles d’autres rôles ?
2Et surtout que fait exactement de l’auteur, ses habits d’emprunt et ses figures, le lecteur, au moment où il se met à lire ? Comment celui-ci lit-il, d’ailleurs ?
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5 Paris, Minuit, 1986.
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6 Voir V. Jouve, L’effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998.
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7 Catherine Mazauric, Marie-Josée Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du le...
3« Tout lecteur est triple » écrit Michel Picard dans La Lecture comme jeu5, en parlant du « lecteur empirique ». Mais si l’on suit les aménagements de la théorie picardienne proposés par Vincent Jouve, tout lecteur pourrait être quadruple6. Dans le parcours qu’il entreprend de ligne en ligne et de page en page, ce lecteur réel s’engage ainsi personnellement derrière différentes instances textuelles qu’il transforme en figures fantasmatiques, les personnages avant tout dans le cas du récit, les figurations de l’auteur dans le cas du poème, de l’essai, mais aussi du récit. Il nourrit le monde du texte de ses propres figurations, souvenirs et fantasmes, jusqu’à construire son « texte du lecteur »7, mais aussi et en même temps il fait siens oripeaux, figures et fonctions, paroles mêmes, pour vivre par procuration des aventures mentales dont il peut tirer des bénéfices personnels, imaginaires, sentimentaux, moraux, sans subir dans son corps et ses biens les dommages que des expériences équivalentes lui auraient sans doute fait connaître dans le monde réel.
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8 Il s'agit de deux classes de 4e.
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9 L'article de Dominique Bucheton « Les postures du lecteur » a été publiée p...
4La multiplicité des instances de la lecture telle que la pose M. Picard et que la reprend après lui pour la modifier partiellement V. Jouve a été utilisée dans des perspectives didactiques pour penser un renouvellement de la lecture littéraire. C’est ainsi que, dans un article un peu isolé dans ses travaux qui portaient d’abord sur l’écriture, Dominique Bucheton a proposé de distinguer cinq « postures de lecture », vêtements changeants de leur rapport au texte, auxquels les lecteurs de deux classes de collège8 paraissent avoir recours dans l’expérience de lecture d’une nouvelle de Didier Daeninckx9 qu’elle met en œuvre avec eux. Développée à partir de ces premiers travaux, la réflexion sur le sujet lecteur-scripteur poursuit son chemin, en utilisant des activités scolaires qui lui permettent de mieux comprendre et définir les enjeux, les modalités, les effets, en particulier le carnet de lecture.
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10 Paris, Seuil, 1981.
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11 Au roman de 1981, s'ajoutent ensuite L’inspecteur Ali à Trinity College, P...
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12 Paris, Denoël, 1991.
5Mon propos ici consistera à interroger les livrées de l’auteur contemporain en ses œuvres, les postures que des lecteurs de celles-ci vont endosser dans le moment de la découverte de l’œuvre, et les rapports que l’on peut établir entre les deux. Forcément limitée, cette réflexion ne portera que sur une seule œuvre : Une enquête au pays, roman publié en 198110, qui a permis à l’écrivain marocain en langue française Driss Chraïbi de commencer un cycle de récits policiers11 où sa figure d’enquêteur, l’inspecteur Ali, vient jouer de fort drôles comédies qui lui permettront de devenir aussi une figure de l’auteur (en particulier dans L’Inspecteur Ali12, récit qui n’est en rien policier). Les lecteurs empiriques, en l’occurrence des lectrices uniquement, seront trois étudiantes d’un séminaire de master en Didactique de la littérature qui avaient pour tâche d’enregistrer par écrit leurs réactions les plus diverses à la lecture du roman, de manière à prendre conscience de ce lecteur subjectif que l’institution scolaire et les études de Lettres à l’université ont généralement pour objectif d’oublier afin de fonder un lecteur expert, cultivé, paré d’objectivité, par la répétition des seules lectures savantes. Les habits qu’emprunte l’auteur en son œuvre seront-ils ceux que passent ensuite ses lectrices ? Sinon, que font-elles de ces silhouettes de l’auteur ? Telle sont les questions auxquelles je me propose d’apporter une réponse. Je le ferai en évoquant d’abord les comédies de l’auteur en ses œuvres, telles que les dessine D. Chraïbi, avant de m’intéresser aux postures que plusieurs des lectrices ont empruntées.
Apparitions et bouffonneries d’un auteur bien présent en différents lieux de ses œuvres
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13 Ce sont des études de chimie que Driss Chraïbi a suivies lorsqu'il est ven...
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14 Paris, Denoël, 1955.
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15 Paris, Denoël, 1972.
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16 La littérature maghrébine de langue française, I. Origines et perspectives...
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17 D. Chraïbi, Vu, lu, entendu, Paris, Denoël, 1998, p. 32.
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18 Ibid.
6Publié en 1954, organisé en cinq chapitres dont les titres renvoient à une expérience de chimie, discipline que l’écrivain a étudiée à l’université13, Le Passé simple inaugure l’œuvre de Driss Chraïbi en questionnant rageusement le patriarcat de la société marocaine, en même temps qu’il dénonce la situation coloniale, ses abus et ses absurdités. Des thèmes de réflexion aussi larges et importants vont faire l’objet des œuvres qui suivent : situation des immigrés en France que dénonce férocement Les Boucs14 ; place de la femme dans la société traditionnelle qu’interroge La Civilisation, ma mère !...15 ; acculturation problématique à la modernité occidentale des élites coupées de leur peuple dans Une enquête au pays... Cette œuvre qui se soucie souvent ironiquement des enjeux vitaux de la société marocaine et, à travers elle, des nations en voie de décolonisation, Le Passé simple l’inaugure aussi par un récit à la première personne dont le narrateur s’appelle Driss, Driss comme l’auteur, mais Driss Ferdi, l’un des signes installant ce premier roman comme « autobiographie transposée » selon la formule de Jacqueline Arnaud16. Héros du récit en difficulté avec « Le Seigneur » son père, Driss est en même temps un jeune lycéen dans un établissement français du Maroc sous protectorat, qui devra rédiger une dissertation sur la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité », pour passer le baccalauréat. L’habillement autobiographique qu’installe l’utilisation du prénom de Driss va subir quelques péripéties dans les œuvres qui vont suivre. Publiés en 1998 sous le titre Vu, lu, entendu, les « mémoires » signés du même auteur reconnaissent ainsi que, pour le jeune pré-adolescent qu’il évoque apprenant le français « à l’institut Guessous », « ssird tse mon noM ». Un nom qui ne devient Driss qu’au prix d’une petite opération : devant la suite de lettres écrite par son élève, le professeur, en effet, « se saisit d’un miroir » pour rétablir « la phrase dans le bon sens »17. Comme s’il y avait un autre stade du miroir à passer, lorsque, initialement éduqué à l’école coranique, on doit apprendre le français à l’âge de six ans... Cette nouvelle étape d’un dispositif en miroir qui révèle dans le bon sens le nom d’une langue à l’autre apparaît ainsi comme fondé par la situation coloniale et définit sans doute le statut de l’écrivain marocain francophone. C’est, en effet, que « le monde des Européens, à commencer par leur langage, était l’inverse du nôtre. »18
7Le narrateur de La Civilisation, ma mère !... évoque sa position dans un ton un peu solennel en 1972 : « Je me dois de dire la vérité. Vous me connaissez. Je suis un homme sérieux. »19 Et les deux dernières phrases du passage reviendront en 1981 dans Une Enquête au pays20. Or, cette affirmation répétée et la silhouette qu’elle dessine sont peut-être à prendre avec circonspection, ce que signale sans doute le « vous me connaissez » : de nombreux passages des différentes œuvres vont, en effet, jouer avec cette identité d’un personnage qui se drape souvent dans des habits d’auteur variés. Dans Lu, vu et entendu, la date de naissance d’un narrateur-auteur est très fluctuante selon que son père, sa mère, un commissaire de l’administration française ou un « officier marocain d’état civil » tentent d’en calculer ou d’en trouver dans les archives le moment précis. Ce qui conduit le mémorialiste de 1998 à se recouvrir des draps blancs de l’ « écrivain fantôme »21. On le voit, de 1954 à 1998 et au-delà, la plupart des romans de l’écrivain marocain de langue française construit, reprend ou redispose autrement une mise en scène de soi qui, malgré le sérieux dûment proclamé de temps à autre, apparaît souvent comme une série de tranches de comédie jouées par un auteur qui se pare de vêtements changeants, avec une verve et un humour jamais en défaut. Ce que manifestait déjà, un an après Le Passé simple, la délirante rencontre avec l’éditeur Mac o Mac venu parler de son manuscrit « Les Boucs » à l’auteur de celui-ci, Yalaan Waldick - au troisième chapitre du roman Les Boucs.
8Quelles sont alors les fonctions que l’auteur déclare ou assume ? Figure du narrateur dans les récits à la première personne, l’auteur Chraïbi ou l’un de ses avatars devient ici celui qui discute de son manuscrit avec un éditeur.
9La comédie des livrées diverses d’auteur endossées par un jeune écrivain qui s’est initialement lancé en 1954 dans son premier roman publié à travers une geste à connotation autobiographique est présente, on vient de le voir, dans les pages mêmes de ses romans et mémoires, constitutive de leurs fables, mais elle a gagné aussi certains des seuils de ses écrits. Les livres de l’auteur du Passé simple sont la plupart du temps, en effet, des textes dédiés, soit au moment même de leur parution, soit a posteriori comme pour marquer d’une formule liminaire certains moments de leur vie ou de la vie de leur auteur. Ainsi Les Boucs attendra-t-il 1976, soit vingt-et-un ans, pour devenir un hommage « à Catherine Birckel » et à « Nicole Bourguignon »22. Dédicacer un livre, c’est rendre un hommage au dédicataire que l’on choisit, établir un lien entre le livre et une personne, de ce fait signaler une dimension, voire une signification de ce livre. Chez Chraïbi, le système des dédicaces et, plus largement, le paratexte tout entier deviennent aussi un espace de jeu pour l’écrivain en ses parures d’auteur, puisque diverses signatures y font leur apparition. Les hommages peuvent d’ailleurs ne pas être suivis par une signature, comme c’est le cas pour l’offrande symbolique de La Civilisation, ma mère !... « à H. ZWITTEN, ma mère, à ma sœur Sheena, et à Francis ANTOINE, mon ami »23 : la signature est ainsi laissée dans un implicite qui renvoie avec évidence au nom de l’auteur sur la couverture. Une figure auctoriale simplifiée sous le voile des initiales D. C. peut aussi apparaître, comme au moment où, trente-et-un ans après sa publication, Le Passé simple rend hommage « à tous les étudiants marocains qui (m’) ont accueilli chaleureusement dans (mon) pays natal, en février 1985, après vingt-quatre années d’absence . »24. Mais à ce changement de costume de l’auteur, entre sa figuration en toutes lettres et ses apparitions « en initiales », peuvent s’ajouter les atours d’un pseudonyme désigné pour tel, comme c’est le cas de « B. O’Rourke, p.c.c. Driss Chraïbi » pour « l’Avertissement » qui suit la dédicace de L’inspecteur Ali « au regretté William McCallion »25. Le texte de cet Avertissement découvre les coulisses de la comédie et y introduit un jeu de perspective puisqu’il stipule que le texte qui suit « n’est pas un roman à clefs » étant donné que « toutes les scènes, y compris les plus absurdes, sont dues à l’imagination, effrénée de l’inspecteur Ali » et que « tous les personnages sont fictifs », en particulier le narrateur, sa femme, et tous les siens. Or, ce narrateur revêtu du nom de Brahim, « écrivain de son état, grand amoureux de sa jeune femme écossaise » et revenant « dans son Maroc natal après bien des années passées en France » ressemble à D. Chraïbi lui-même, surtout parce que lui est attribué, par le texte de quatrième de couverture, la création même de l’inspecteur Ali, un personnage dont Brahim partage ainsi la paternité avec … D. Chraïbi en personne. Ce système de renvois entre texte, paratexte et péritexte éditorial a pour objet de créer un sentiment de vertige, qui n’est que le produit du jeu joyeux par lequel le romancier marocain poursuit le récit retranscrit, transformé, synthétisé, stylisé, fantasmé, allégorisé de quelques épisodes de sa vie d’écrivain, de fils, de mari, de père, de gendre... Ce jeu qui est joué jusqu’à l’étourdissement défait passablement les fonctions habituelles des lieux du livre où il apparaît. Chaque dédicace ne doit-elle pas être regardée avec circonspection pour saisir le sens qu’elle peut avoir puisqu’aucune ne paraît s’organiser sur le mode attendu ? Quant aux avertissements qui soulignent d’ordinaire une orientation privilégiée du livre qu’ils précèdent, - ou l’une de ses limites d’ailleurs, quelle foi leur apporter puisqu’ils sont pris dans les jeux que nous avons signalés ?
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26 Au roman de 1981, s'ajoutent L’inspecteur Ali à Trinity College, Paris, De...
10Et qu’en est-il de ces jeux dans Une Enquête au pays, le premier roman qui crée le personnage de l’inspecteur Ali26 ? Si l’on ne s’intéressait qu’au récit des aventures d’Ali et de son chef Mohamed au pays très montagneux et désolé où survit la tribu des Aït Yafelman, on pourrait dire aisément que, certes, de vastes mouvements de comédie sont encore là, souvent extrêmement joyeux, bouffons même, dans les grands dialogues qui opposent en permanence l’inspecteur à son chef le commissaire, mais aussi ce dernier au vieil et austère Raho comme à la vieille, joyeuse et pittoresque Hajja. On remarquerait aussi qu’Une enquête au pays n’étale pas au premier plan de son récit les pirouettes et gambades d’un écrivain qui se plaît tant à dessiner sa figure d’auteur et à en jouer de roman en roman, à travers livrées étonnantes et costumes de pitre. Premier roman policier composé par D. Chraïbi, Une enquête au pays déroule un récit dont le narrateur est absent, mais dont la voix, souvent hantée par celles de ses personnages, peut prendre cependant, de temps à autre, une dimension de commentaire qui lui confère une allure autre, certes bavarde et pleine de verve, mais plus cultivée, plus intellectuelle, plus abstraite aussi, plus « à distance » finalement. Il en est ainsi, par exemple, au moment où le chef s’emporte lors du premier dialogue entre son inspecteur et Hajja :
27 Une Enquête au pays, op. cit., p. 46.
« Pendant ce temps, le chef se livrait à la démesure, indépendamment de sa volonté, frénétiquement, pour raison de force majeure et anarchique, faisant craquer les acquis de la civilisation, les interdits, les tabous, le devoir professionnel et même ce Surmoi cher à Freud – se secouant, trépignant sur place, martelant le sol de ses bottes. »27
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28 Ibid., p. 199.
11A cet envahissement progressif et irrégulier du récit par une voix qui introduit de la perspective et inscrit le récit policier dans un ensemble plus ample de références où il prend des significations renouvelées, viennent s’ajouter deux ensembles textuels périphériques. D’une part, la page qui présente le roman entre sa couverture et la page de titre, inscrit l’œuvre dans la comédie de l’auteur déjà évoquée. D’autre part, à intervalles irréguliers, un ensemble d’environ dix-huit notes de bas de page qui, le plus souvent, donnent la traduction d’un terme arabe (« Naÿ : flûte roseau arabe »28), voit également un « je » auctorial se glisser dans certaines de celles-ci. Le roman est ainsi nettement inséré dans le système comique à travers lequel, d’œuvre en œuvre, Driss Chraïbi vient traîner ses guêtres d’auteur-clown.
12Revenons sur la présentation initiale d’Une enquête au pays. Alors que l’on attend un résumé d’allure neutre, sinon objectif, que l’on attribuerait à l’éditeur, un éditeur soucieux de convaincre de futurs lecteurs, une signature suit et clôt ce texte d’une page et en renvoie la responsabilité à « l’inspecteur Ali, personnage principal de ce livre ». Le texte même de cette présentation, quant à lui, évoque l’auteur en le stigmatisant. Ne dit-il pas, en effet, que « le dénommé Driss Chraïbi a perdu la boule » et qu’il est aussi « un subversif et un dangereux insectuel » ? Et cela parce qu’il n’aurait « pas cessé de rigoler (d’Ali et de son chef) avec ses grandes dents », parce qu’il aurait « fait l’enquête » sur les deux policiers, qu’il aurait « crevé comme un pneu ce qui (les) distingue des administrés : un bon niveau BEPC mélangé avec une parcelle d’autorité », qu’il aurait enfin « employé (leurs) propres mots, exprimé (leurs) sentiments, à croire qu’il était en chacun » d’eux. C’est à la fois faire l’éloge d’un auteur aux multiples compétences, l’attaquer dans sa santé mentale et ses positions idéologiques, et donner un signal fort quant à la tonalité comique, voire loufoque, du roman qui suit.
13La série des notes de bas de page produit un autre effet. Certes, il s’agit de donner du sens, un sens limité à quelques expressions qui ne sont pas courantes. Mais lorsque l’inspecteur Ali mentionne dans son français très spécifique : l’ « Oxyde de dents », la note se met à préciser avec un humour d’une légèreté très relative : « Tout comme l’inspecteur Ali, les concepts mettent mon cerveau à rude épreuve : s’agit-il là d’un produit chimique ou de l’Occident ? »29 Il s’agit ainsi de souligner un calembour et de le faire dans un ton de comédie un peu grotesque. Ce « je » qui se glisse dans les notes est explicitement rapporté, dès la première des notes, et sans doute une fois pour toutes, à l’auteur. Cette note liminaire stipule en effet : « J’ai bien écrit « quelque chose comme », n’est-ce pas ? Tenant compte de la loi culturelle sur « l’atteinte aux bonnes mœurs », j’ai dû tempérer la chaleur des expressions du chef (NdA) »30 Cette fois, c’est bien un habit de farceur que passe le donneur de sens.
14Écrivain joyeusement rusé, on le voit, Driss Chraïbi n’hésite pas à jouer, d’œuvre en œuvre, d’une figure d’auteur changeante, bonhomme, maligne et amusée pour dresser quelques constats et lancer de fortes questions sur la situation d’un tiers monde mal décolonisé.
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31 Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
15Mais que vont faire les lecteurs de ces figures d’auteur ? Pour ce qui est de la lecture experte, il est aisé de le dire. On peut simplement renvoyer à l’étude très sérieuse et détaillée de Stéphanie Delayre, Driss Chraïbi, une écriture de traverse31, qui consacre la première partie de son ouvrage aux « Jeux de masques », en revenant par exemple sur « l’autobiographie en question », la dimension spéculaire, les sosies... La lectrice experte répertorie les dispositifs, les analyse et les compare, elle leur donne du sens, mais ne paraît pas les faire jouer dans sa propre lecture. Il nous faut dés lors observer la place et le traitement que font de ces oripeaux et de ces comédies d’auteur des lectrices qui découvrent l’œuvre de la plus subjective manière, tout simplement lors d’un premier parcours. En premier lieu, il me faut présenter le dispositif qui a permis de recueillir des traces de ces lectures.
Le dispositif du carnet de lecture subjective
16Depuis trois ans, dans le cadre d’un master 2 en didactique de la littérature à l’université Stendhal Grenoble 3, je consacre un séminaire à la notion de sujet lecteur et je demande aux étudiants qui suivent ce séminaire de tenir un carnet personnel pour accompagner leur découverte d’un roman de littérature maghrébine qu’ils choisissent entre trois titres dont je leur fais la proposition (il s’agit aussi de travailler sur la question de l’altérité). Les étudiants inscrits à ce cours ont lu Une enquête au pays en 2008.
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32 Arles, Actes Sud, 2006.
17Pour aider les futurs lecteurs-scripteurs à comprendre initialement ce que j’attends d’eux, je leur demande au cours de notre première séance de travail de réagir personnellement et par écrit à un texte contemporain et de partager ensuite oralement leurs remarques. Je leur propose de lire aussi comme exemples littéraires de l’écrit que j’attends d’eux, des extraits choisis du Journal de Gide et du Journal d’un lecteur32 d’Alberto Manguel. Dans la mesure où les carnets doivent être personnels, les consignes explicites que je donne gardent une part de flou et les carnets réalisés sont divers de fait, matériellement et dans leurs contenus, conformément à mes attentes puisque je vise la singularité des lectures.
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33 « Les postures du lecteur », article cité.
18Pour comprendre les rapports des lecteurs aux œuvres auxquelles ils réagissent, plusieurs modèles sont désormais à notre disposition, par exemple lorsqu’il s’agit d’analyser des carnets de lecture. Pour simplifier, j’utiliserai ici un seul modèle, celui construit par D. Bucheton, à travers la notion de « posture du lecteur »33. Pour cette chercheuse, on peut distinguer cinq postures, que je définis ici de la manière suivante :
1. « Posture du texte tâche » : le lecteur est méfiant, paresseux ou désengagé ; il prend des notes diverses qui n’ont pas vraiment de sens, il réalise ce qui lui est demandé avec le moins d’investissement possible.
2. « Posture du texte action » : le lecteur est un croyant de bonne volonté : il prend les personnages pour des personnes, essaie de comprendre leurs motivations et les juge à partir de ses propres critères moraux.
3. « Posture du texte signé » : le lecteur est un quêteur de sens, il prend le texte pour une métaphore du message de l’auteur.
4. « Posture du texte tremplin » : le lecteur prend appui sur le texte pour se laisser aller à des réactions et réflexions personnelles.
5. « Posture du texte objet » ou « posture lettrée » : le lecteur est un analyste qui étudie le texte, ses formes, ses effets en se tenant à une certaine distance.
19On peut le remarquer, dans ce modèle, l’auteur est pris en compte une fois, lorsqu’il s’agit, pour le lecteur, d’envisager une signification globale du texte lu, défini comme porteur d’un message.
Quasi cécité à l’auteur dans un carnet de lecture d’une ampleur limitée
20Tous les étudiants qui suivent le séminaire évoqué ci-dessus ne réalisent pas un carnet fouillé. Les notations à travers lesquelles Anna, une étudiante d’origine guyanaise qui visait alors le professorat des écoles, manifeste sa lecture du Passé simple, montrent qu’il ne suffit pas de dire « je » pour devenir un lecteur attentif. Le carnet tenu par elle occupe seulement 12 pages (dont la page de titre) d’un cahier d’écolier de 96 pages à la couverture colorée vivement. Les annotations sont rédigées d’une écriture peu soignée, au stylo-bille noir, sauf quand sont relevés en rouge des mots transcrits de l’arabe, sans que leur définition les accompagne cependant. Les remarques en noir qui font de une à onze lignes au maximum suivent le numéro du chapitre (mais les chapitres 6 et 7 ainsi que les chapitres 10 et 11 ont été regroupés) : il y a plus de paragraphes de 2 à 4 lignes que de paragraphes plus longs.
21Cette description de l’ensemble, qui en souligne certaines limités, peut étonner au regard d’un début un peu différent. A l’égard des deux premiers chapitres du roman, en effet, les premières pages de ce carnet manifestent une attitude très positive à travers différentes postures souplement adoptées. On trouve à la fois :
22- un investissement personnel initial qui dénote une activité fantasmatique :
« Je commence à lire ce roman et de suite je me dis : tiens, cet univers m’est familier. En effet, il me fait penser à mon pays natal, aux villages un peu éloignés des grandes villes et au fait que souvent le monde dit "civilisé" vient s’imposer à eux. »
23- des remarques plus objectives sur le texte (proches de la « posture du texte objet ») :
« J’aime assez l’emploi du dialogue car il facilite l’entrée dans l’histoire dès le départ. »
24- la « posture du texte signé » :
« Ce second chapitre me fait penser au Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, lorsqu’il traite du mode de vie des aborigènes. (…) Dans les deux œuvres, nous sommes invités à réfléchir et à mûrir dans notre approche de la véritable liberté et de la civilisation. »
25- ainsi que la « posture du texte action » :
« Je suis beaucoup touchée par le sens de l’hospitalité de ces gens. »
26Mais dans la suite du carnet, la lectrice restreint ses angles de vue et se limite à des points de vue plus étroits. Anna va quasiment privilégier de fait la « posture du texte action ». Elle va centrer ses remarques sur les personnages, mais n’en retiendra que trois en tout, alors que le roman en compte plus (elle ne dit rien de Raho qui joue un rôle aussi important que celui de la vieille Hajja dont elle parle). Un personnage surtout va retenir son attention, une attention indignée, le personnage du commissaire, auquel elle accordera neuf annotations. Elle remarque le chef dès le premier chapitre, dans une notation plus brève que les autres (« Le chef abuse de son autorité. »). A son propos, elle enregistre ensuite une émotion très forte en lien avec le chapitre II (« Je suis révoltée par ce chef. C’est un homme méprisable. Je ne supporte pas de voir comment il traite ce vieil homme alors que dans le village vieillesse est synonyme de sagesse. »). Elle gardera l’œil (ou la plume) sur lui par la suite. A propos du chapitre VIII, elle note d’une manière un peu vengeresse :
« J’hallucine complètement sur la manière dont le chef compte mener l’enquête. Au final il montre son vrai visage, c’est un incapable. »
27Si elle évoque aussi le véritable héros du roman, l’inspecteur Ali, elle commet une erreur d’appréciation au regard de l’organisation du récit, en consacrant au protagoniste un nombre moins grand de remarques (cinq seulement) ; en outre, quand elle parle de lui, elle le fait à plusieurs reprises en le comparant au commissaire (chapitres VI et VII « Ali commence à être aussi grossier que le chef de la police. » ; chapitres X et XI. « Au final, on se rend compte que… l’inspecteur Ali, qui succède au chef de la police devient exactement comme ce dernier. »). S’investissant initialement dans la découverte d’un roman qui lui parle, cette lectrice paraît s’être très vite laissé obnubiler par un personnage négatif auquel elle choisit ensuite d’accrocher principalement les moments d’une découverte faite finalement de réactions irritées. En privilégiant un personnage voué à une mort que le roman présente comme méritée, elle fait un choix qui l’empêche de comprendre les relations et le système de valorisation que le roman institue dans l’ensemble structuré de ses personnages.
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34 Je ne les reprends pas ici.
28Cette lectrice subit un aveuglement qui ne lui permet pas d’envisager la complexité de l’œuvre. C’est ce que l’on remarque encore lorsqu’elle se trouve dans l’impossibilité de comprendre, penser et apprécier le piège déceptif tendu par un récit, lequel attend le chapitre VII pour révéler l’objet de l’enquête policière, une enquête qui est annoncée et mise en valeur dès le titre. Dans le carnet d’Anna, six notations seulement évoquent cette particularité du récit, deux d’entre elles consistant en citations34 qui montrent l’intérêt, certes attendu, que prend cette lectrice à cette ligne structurelle et thématique du roman. Quatre autres notations sont des commentaires. La première pose finalement un point de vue, les deux suivantes ne font qu’enregistrer le phénomène, la dernière est un deuxième commentaire, cette fois repris du texte :
Chapitre IV. « Enfin on parle de l’enquête. Il y a peut-être un suspect. Le chef se base sur le fait qu’il parle anglais. Cette enquête n’est pas organisée. »
Chapitres VI et VII. « On est au chapitre 6 du roman et l’inspecteur qui doit aider pour l’enquête ne sait toujours pas exactement sur qui ou sur quoi ils doivent enquêter . »
Chapitre VIII. « Nous sommes au chapitre 8 et nous comme l’inspecteur apprenons enfin qui est recherché. »
Chapitre IX : « L’enquête est qualifiée d’insensée. »
29Dans ce carnet qui témoigne d’un intérêt de la lectrice pour le roman dans ses commencements uniquement, il y a bien eu affirmation de soi, mais celle-ci n’a pas produit la lecture pertinente d’un roman complexe qui joue sur les structures du roman policier pour interroger la situation de dépendance des pays récemment décolonisés. Cette lectrice dont l’écriture même montre très vite un investissement limité et qui va ensuite jusqu’à oublier d’utiliser la première personne, s’est très souvent tenue à une posture principale, au plus près des personnages, et n’a pas su continuer à revêtir des postures diverses comme elle l’avait fait initialement.
30Quel rapport à l’auteur Anna établit-elle à travers ses notations ? De fait, la notion d’auteur apparaît à travers deux noms, celui de Diderot qui figure dans les premières pages, lorsqu’Anna fait un rapprochement avec Le Supplément au voyage de Bougainville, et celui de Chraïbi qui apparaît une fois et une seule dans ce carnet. Obsédée par le personnage du commissaire, comme on l’a vu, Anna saura relever à son propos l’une des significations globales que développe le roman dans son chapitre IX, en prenant la posture que D. Bucheton nomme « du texte signé » : « Chraïbi dénonce les abus de la chefferie », consigne-t-elle dans son carnet. L’auteur apparaît ainsi seulement lorsqu’il s’agit pour elle de définir un sens global, sens unique dans ce cas. Si, par ailleurs, la lectrice a relevé quelques traits d’humour, ceux-ci ne sont pas rapportés à l’auteur. Ainsi, à propos de Hajja, Anna utilise-t-elle une tournure au passif :
« je pense que c’est un clin d’œil qui est fait vis à vis de la véritable personnalité de cette femme ».
31Cette lectrice qui semble avoir lu très vite un roman dont on sent très rapidement aussi qu’il est, pour elle, plus un pensum qu’une œuvre enrichissante ou plaisante, n’a pas du tout été sensible aux intrusions et comédies liminaires que D. Chraïbi a ménagées dans son récit et dans la périphérie de celui-ci. Loin de constituer la prise en compte de l’auteur du roman tel qu’il se définit à différents niveaux de son texte, la référence à l’auteur pourrait n’être que l’utilisation par une lectrice peu attentive de l’une des formes habituelles de la fonction-auteur.
Nombreux recours à des figures d’auteur de la part d’une lectrice investie
32Certains carnets à propos d’Une enquête au pays sont de vraies réussites, comme celui tenu par Sue, une étudiante américaine mariée à un français et désireuse d’obtenir un master pour le jour où elle retournera aux USA avec sa famille et où elle voudra enseigner.
33Les 34 pages d’un cahier « Oxford » de 96 pages que cette étudiante remplit d’une grande écriture à l’encre bleu clair manifestent un vrai engagement dans l’activité. Pour chaque chapitre du roman, Sue rédige de un (une seule fois pour le chapitre 6) à six paragraphes (une seule fois pour le chapitre 7), le nombre le plus fréquent étant celui de 4. Cependant, le début paraît difficile. C’est le dispositif lui-même qui pose a priori problème à cette jeune femme qui n’hésite pas à affirmer d‘entrée de jeu certains traits de son caractère. On peut ainsi noter que ces premières remarques ne concernent pas la lecture même à proprement parler.
« Coincée.
Quel drôle de mot : « coincé ». Rien que d’avoir choisi ce mot pour expliquer mon état d’esprit et je le suis encore plus, coincée (…) Je suis tout le contraire d’habitude : plutôt ouverte, animée, bavarde.
L’idée de réagir à ce livre dans un carnet de lecture me coince. Le premier chapitre est à peine entamé que je me pose plein de questions. Qu’est-ce que le professeur veut entendre ? Comment faire pour me « vendre » auprès de lui à travers ce que j’écris ? (…) Et comment rester fidèle à moi-même si je songe sans arrêt à mon lecteur, le professeur ? Seraient-elles de vraies impressions personnelles à ce moment-là ?... »
34La poursuite de la lecture va pourtant conduire cette lectrice à s’engager dans la fiction :
« Je m’identifie, écrit-elle à propos du premier chapitre, avec le jeune inspecteur qui essaie de vivre cette situation au mieux. Profiter de l’intimité de l’automobile pour discuter me paraît être une réaction normale et je comprends tout à fait ce besoin de céder aux demandes et aux avis du chef. Même si je n’ai jamais vécu une situation identique, il m’est bien sûr déjà arrivé, comme à tout le monde, de modifier ce que je dis pour convenir à mon auditoire. »
35Dans le modèle de D. Bucheton, ce passage fait se succéder la « posture du texte action » lorsque la lectrice est au plus près des personnages, et la « posture du texte tremplin » lorsque le texte qu’elle lit devient, pour elle, l’occasion d’évoquer une situation qu’elle a vécue.
36L’engagement de cette lectrice dans sa lecture et son carnet passe par une nette affirmation de son identité, dans un développement qui relève à nouveau de la « posture du texte tremplin » et lui permet d’envisager plusieurs dimensions de sa personne :
« Sachant que je suis censée partager des exemples d’intertextualité que je constate entre celui-ci et d’autres que j’aurais lus au cours de ma vie, j’avoue non sans honte que, pour l’instant, cela me semble difficile. Quel malheur pour une femme soi-disant littéraire, mariée à un homme de famille « pied noir » qui a vécu plusieurs générations en Algérie (française). D’abord je suis américaine … ai-je besoin de dire que la littérature d’auteurs arabes ne court pas les rues là-bas ?... Et ensuite (en plus d’être américaine), je suis une femme qui fut une fille et qui malheureusement ne s’est pas souvent lancée dans des récits de désert ou même dans des policiers tout courts. »
37Cependant, son engagement auprès des personnages que l’on constate régulièrement n’empêche pas la lectrice de prendre la « posture du texte objet » :
« Je ne peux m’empêcher de regretter ce début plutôt classique de policier : présentation du duo d’enquêteurs, l’un bourrin, l’autre sensible – l’un qui fait rire à travers sa stupidité, l’autre qui doit faire avec. On pense à tous ces clichés de feuilletons américains et ce n’est pas ce que je préfère. Heureusement on trouve, ici, des petites touches d’humour et des indices de motivations plus profondes de la part de l’auteur. En tant que lecteur de 2008, cependant, il est intéressant de vivre l’excitation du chef qui parle des pains… « qui arrivent de Djermany » ! »
38La conclusion du carnet montre qu’analyse de soi et posture critique sur le roman peuvent faire bon ménage :
« Ce livre est drôle et non sans mérite. Il est différent de ce que je lis d’habitude et je n’en suis pas mécontente. Je ne suis pas difficile de façon générale car j’aime lire et celui-ci se lit plutôt facilement. Les difficultés viennent du fait qu’il faut en faire un carnet de lecture. L’histoire est amusante, les personnages sont attachants, mais l’ensemble ne m’inspire pas assez pour en écrire des pages et des pages. J’ai tendance à frôler la critique de l’œuvre due au manque de substance qui servirait à me faire « parler » (ce qui n’est pas, normalement, très difficile). Ma quête de sujets de discours engendre une espèce d’impatience que je ne ressentirais pas lors d’une lecture plus tranquille et normale… »
39Dans cet exemple de carnet réussi par une étudiante qui s’engage sérieusement, tout en s’interrogeant sur le contrat définissant l’activité qu’elle est en train de réaliser, la figure de l’auteur est présente, on en a eu un exemple dans l’une des citations. Cette présence est, de fait, bien plus importante que dans le carnet d’Anna puisque, cette fois, l’on peut dénombrer onze mentions, tantôt à Driss Chraïbi, tantôt à « l’auteur ».
40L’instance auctoriale apparaît dès la troisième page du carnet : la lectrice a recopié une courte citation présente « au dos de (son) livre de poche » et elle s’inquiète parce qu’elle ne comprend pas le sens de la phrase relevée. On observera ici qu’elle a dû chercher quelques informations sur D. Chraïbi puisqu’elle lui reconnaît une certaine notoriété :
« Cet auteur marocain, connu, doit vouloir faire allusion à l’importance de s’exprimer à travers l’écriture. Je n’aime pas la sensation de ne pas comprendre quand je lis en français. »
41On remarque ainsi que la première apparition de l’auteur s’inscrit dans une situation d’incompréhension.
42Plusieurs des mentions de l’auteur sont d’ailleurs liées à des difficultés de lecture ou à des manifestations de désintérêt pour l’histoire ou le texte. Mais la référence à l’auteur transforme le regret en notation positive : l’auteur endosse, dans chaque cas, les effets d’un habile artisan. Sue évoque, en effet, sa virtuosité pour rendre le texte attrayant ou lui donner une certaine complexité au moment où son intérêt à elle est en train de s’émousser. C’est ce que l’on a vu lors de la deuxième mention de l’auteur, à propos du premier chapitre cette fois : la lectrice dit ne pas trop apprécier le début du récit et le dialogue entre les deux policiers, mais elle déclare son intérêt pour la distance affichée grâce à l’humour et pour l’élargissement du sens qui est en germe.
43Un peu plus avant dans son carnet, la dimension humoristique retient souvent cette lectrice, au point qu’elle peut noter un lien entre elle et l’auteur :
« personnellement, je fais partie, comme (on dirait) Chraïbi, de ceux qui apprécient le rôle que peut jouer l’humour pour faire passer des choses plus douloureuses. »
44Ce rapprochement ne l’empêche pas de noter aussi une certaine déception face au roman, en reprenant la figure de l’auteur comme artisan :
« les outils qu’utilise notre auteur n’agissent donc pas sans effet, mais pour moi les impressions données restent de l’ordre d’un bon film d’action à la Indiana Jones. »
45Une autre figure de l’auteur, le constructeur du sens que convoquait Anna, apparaît à propos du chapitre 10 et des morceaux de discours de sa mère qu’Ali entend résonner dans sa tête :
« Je retiens de ce discours des éléments très révélateurs des motivations de l’auteur Driss Chraïbi. Caché derrière des théories anciennes et farfelues, le message est pourtant clair pour moi. »
46On est ici dans la posture du texte signé, bien entendu.
47Si cette lectrice qui s’est investie dans sa lecture et dans la tenue de son carnet, qui a pris la peine de se définir en sa personnalité complexe et qui a systématiquement adopté un ensemble plus varié de postures que la lectrice précédente, fait souvent référence à l’auteur, elle prend cette figure dans deux de ses rôles, celui de l’artisan habile (qui ici est censé limiter les dégâts d’un récit fondé sur des codes trop connus du roman populaire) et celui du détenteur du sens. Si la comédie de l’auteur dans les seuils du texte reste hors de portée du regard de cette lectrice, celle-ci saisit l’humour qui préside à de nombreux moments du récit, en fait crédit à l’auteur et, pour cela, dit se rapprocher de lui, malgré des réticences qu’elle conservera jusqu’au bout. Cette lectrice sérieuse et subtile a pu ainsi prendre en compte dans sa découverte du roman une partie des attitudes empruntées par l’auteur.
48Venons-en maintenant au carnet d’une troisième lectrice.
L’auteur et ses manifestations dans un carnet de lecture très appliqué
49Régine est une étudiante de bonne volonté, un peu scolaire, qui ne terminera pas son année de master 1 car elle choisira de faire un stage rémunérateur au deuxième semestre et décidera alors de changer de projet professionnel.
50Pour rendre compte de sa lecture du roman de Chraïbi, Régine rédige 28 pages d’annotations à l’encre bleu clair sur un cahier dont elle pris soin de recouvrir la couverture d’un papier noir et brillant, qu’elle a orné de lettres colorées découpées et collées pour écrire « Carnet de lecture ». Son application se lit aussi dans le soin pris à tenir son carnet ; dans les huit images (vignettes de BD et photogrammes de films) qu’elle a collées dans son texte pour illustrer son propos lorsqu’elle évoque d’autres personnages et histoires ; dans les différentes synthèses dont elle clôt la série de ses annotations concernant chaque chapitre (à l’exception du chapitre 10, ses notes sur le chapitre 11 étant, par ailleurs, réduites à un bilan de ce chapitre centré sur l’inspecteur Ali). Les analyses que l’on peut faire de sa lecture sont, de ce fait, assez faciles.
51L’entrée de Régine dans le récit est mené de manière neutre, à partir de la « posture du texte tâche » car on ne voit pas se dessiner une dynamique de la lecture : Régine enregistre seulement le nom des personnages principaux du chapitre et regrette qu’il y ait peu de précisions à leur sujet ; elle relève aussi des termes qu’elle ne connaît pas (le mot arabe « djebel », tout comme la création : « insectuel », à propos de laquelle on peut avoir l’impression qu’elle ne saisit pas le jeu de mot). La même posture revient assez souvent, en particulier dans les synthèses correspondant aux fins de chapitre. Cependant, dès le chapitre 2, Régine revêt d’autres tenues en évoquant les images mentales que la lecture suscite en elle (« posture du texte tremplin ») et en se mettant à s’intéresser aux personnages (« posture du texte action »), Ali le premier cette fois. A partir du chapitre 3, son carnet de lecture va ainsi faire alterner les différentes postures, Régine continuant de manifester son intérêt pour les personnages (« Ali me semble être un personnage délicat »), de développer des points de vue personnels (« je viens de retrouver le livre auquel me fait penser le chef quand il hurle des insultes aux paysans et que l’inspecteur le calme : il s’agit de Tintin et du capitaine Haddock. »), de faire des observations analytiques (« Il y a aussi du suspens avec le jeune qui est parti faire les courses et qui va jouer au poker... »). Elle se met aussi de temps à autre en quête de significations :
« Hajja, la femme de ce petit village semble être le « chef » (…) Cela me paraît assez étrange que ce soit une femme car la femme n’a pas beaucoup de droit au Maghreb... Ne serait-ce pas un moyen, pour l’écrivain de montrer que les femmes aussi peuvent dominer ? ».
52Cette dernière notation qui relève de la « posture du texte signé », mentionne l’auteur sous le nom d’écrivain et s’inscrit dans l’ensemble des dix remarques que Régine consacre à D. Chraïbi ou à l’auteur. Dans la notation précédente et dans une deuxième, l’auteur apparaît dans le costume traditionnel du créateur du sens. Il est également, dans ce carnet, revêtu de la défroque du technicien (plus qu’artisan, cette fois), mais à son égard, les reproches que fait Régine (« L’auteur utilise des numérations pour décrire et je trouve que cela coupe l’histoire. ») sont plus nombreux que ses compliments (« J’adore les comparaisons de Chraïbi : « une veine battait sur sa tempe aussi grosse qu’un câble téléphonique »). Lectrice attentive, Régine fait même cas de la présentation initiale du roman, signée du personnage de l’inspecteur, et elle relèvera aussi l’une des notes de bas de page, prenant ainsi en compte les interventions périphériques par lesquelles Chraïbi continue de faire jouer son personnage.
53Pour la présentation, Régine souligne la signature, note la dimension comique et son erreur initiale (« c’est rigolo, au début je croyais que c’était un vrai critique »), en tire une première conclusion (« je m’attends à un roman très ironique »), et donne finalement une appréciation positive (« l’idée est assez originale de commencer un roman en faisant parler son personnage à travers une lettre, cela me donne envie de lire ce livre. »).
54La note de bas de page qui est recopiée est celle de la page 64. Elle suscite deux commentaires. Régine en tire d’abord une appréciation concernant l’auteur qui n’a pas de conséquence particulière dans son propos ( « l’auteur prend part à l’histoire »), avant de commenter le contenu de la note (« parler anglais apparaît comme une particularité savante, alors que chez nous, presque tout le monde a des bases d’anglais . »).
55Cette fois remarqués au cours de la lecture, deux éléments paratextuels qui constituent le jeu de l’écrivain avec la figure de l’auteur sont ainsi relevés. S’ils viennent renforcer la place de l’auteur dans les annotations de Régine, s’ils développent sa figure dans la perspective comique et ironique de la présentation initiale du roman, cette lectrice n’en tire pas, cependant, de bien amples considérations concernant l’auteur et les accoutrements dont il se revêt : la lectrice enrichit simplement sa lecture attentive de différents faits textuels concernant l’œuvre qu’elle parcourt.
56Le bilan d’une page entière qu’elle dresse à la fin de son carnet reste diversifié. Régine observe qu’elle n’a pas eu ce qu’elle attendait concernant la description des personnages et regrette que celui d’Ali soit trop complexe :
« Driss Chraïbi n’a pas répondu à mes attentes : Ali était un personnage difficile à cerner. »
57Ayant noté une signification du roman (« la fausse enquête … sert de prétexte à une critique sociale. »), elle livre quelques appréciations pleinement positives concernent l’humour :
« Je m’attendais à une enquête policière avec plein d’humour. J’ai eu l’humour. »
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35 La Figure de l'auteur, op.cit., p. 19
58« La lecture n’est pas une appropriation du texte mais un échange entre deux sujets séparés par l’espace et le temps. »35, écrit Maurice Couturier. Les trois lectrices qui ont découvert le roman de Driss Chraïbi et ont enregistré leurs réactions au cours de leur lecture ont adopté des tenues différentes et entretenu des rapports divers à l’histoire, au texte, à l’auteur. L’une va trop vite dans son parcours dans le roman et dans la tenue de son carnet pour pouvoir prendre en compte les apparitions de l’auteur en ses silhouettes diverses. Cette lacune s’ajoute aux autres limites de sa lecture. La deuxième fait bien de l’auteur une instance régulière de son parcours avec le texte et de sa réflexion sur le roman, elle perçoit pleinement la place qu’il tient à distance de l’histoire et même du texte qui raconte celle-ci, elle apprécie pleinement l’habillage du texte par son humour, mais elle ne va pas jusqu’à remarquer les traits qu’il a cousus à même les marges du texte : la déception qu’elle enregistre est-elle en partie liée à cette cécité sur un aspect de cette œuvre ? C’est une possibilité parmi d’autres, bien entendu. C’est la troisième lectrice qui fait de l’auteur le plus grand cas, parce qu’elle prend en compte deux de ses manifestations périphériques. On ne peut pas dire pour autant que la lecture très appliquée de Régine soit plus pertinente que celle de Sue, la deuxième étant plus vive, plus enjouée, sans doute plus rusée et plus ample que la première. Reste la lectrice experte, Stéphanie Delayre, qui a pris beaucoup plus de temps pour parcourir non seulement un roman, mais une œuvre complète, pour la questionner, faire jouer les œuvres singulières les unes avec les autres, mettre celles-ci en relation avec les œuvres d’autres auteurs... A elle seule, sans doute, reviennent la pleine connaissance des projets successifs de l’auteur, plus ou moins réalisés dans ses textes, mais aussi le plaisir d’une compréhension globale, de détail et affinée. Si l’on voulait paraphraser Maurice Couturier pour terminer, on pourrait dire que la lecture est un échange entre plusieurs sujets, l’auteur s’adressant à ses risques et périls à des lecteurs divers : entre parcours rapide et myope et lecture attentive dans la durée, de nombreux types de lecteurs sont à l’œuvre.
59Mais une autre dimension doit être ajoutée, que l’on peut dire à travers une dernière métaphore vestimentaire : la plupart des lecteurs essaient les vêtements divers qui leur sont proposés, du prêt-à-porter à la haute couture, et ils s’arrangent avec eux une fois qu’ils les ont passés. Le lecteur expert est au service du créateur : il enregistre des créations qu’il porte de manière très particulière et il les démonte sans y toucher, pour les magnifier sous toutes leurs coutures.
Notes
1 Roland Barthes, « La mort de l'auteur » [1968], in Œuvres complètes, t.3, 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 40-45 ; Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n°3, juillet-septembre 1969.
2 Emmanuel Bouju, dir., L'autorité en littérature, Presses universitaires de Rennes, 2010.
3 La Figure de l'auteur, Paris, Seuil, 1995.
4 « La notion d'auteur 1750-1850 », in N. Jacques-Lefèvre, dir., Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible ?, Université de Saint Etienne, 2001, p. 169-190.
5 Paris, Minuit, 1986.
6 Voir V. Jouve, L’effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998.
7 Catherine Mazauric, Marie-Josée Fourtanier, Gérard Langlade, Le texte du lecteur, Bruxelles, P. I. E. Peter Lang, 2011.
8 Il s'agit de deux classes de 4e.
9 L'article de Dominique Bucheton « Les postures du lecteur » a été publiée par Patrick Demougin et J.-F. Massol dans les actes d'une journée d'étude publiée sous le titre : Lecture privée, lecture scolaire, la question de la littérature à l'école, CRDP de l'académie de Grenoble, 1999.
10 Paris, Seuil, 1981.
11 Au roman de 1981, s'ajoutent ensuite L’inspecteur Ali à Trinity College, Paris, Denoël, 1995 ; L’inspecteur Ali et la CIA, Paris, Denoël, 1996 ; et L'homme qui venait du passé, Paris, Denoël, 2004.
12 Paris, Denoël, 1991.
13 Ce sont des études de chimie que Driss Chraïbi a suivies lorsqu'il est venu en France.
14 Paris, Denoël, 1955.
15 Paris, Denoël, 1972.
16 La littérature maghrébine de langue française, I. Origines et perspectives, Paris, Publisud, 1986, p. 260.
17 D. Chraïbi, Vu, lu, entendu, Paris, Denoël, 1998, p. 32.
18 Ibid.
19 Op.cit., p. 25.
20 Op. cit., p. 147.
21 Vu, lu et entendu, op. cit., p. 13.
22 Ibid. p. 7.
23 Op. cit., p. 9.
24 Ibid.
25 Paris, Denoël, 1991, p. 9.
26 Au roman de 1981, s'ajoutent L’inspecteur Ali à Trinity College, Paris, Denoël, 1995 ; L’inspecteur Ali et la CIA, Paris, Denoël, 1996 ; et L'homme qui venait du passé, Paris, Denoël, 2004.
27 Une Enquête au pays, op. cit., p. 46.
28 Ibid., p. 199.
29 Ibid., p. 186.
30 Ibid., p. 46.
31 Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
32 Arles, Actes Sud, 2006.
33 « Les postures du lecteur », article cité.
34 Je ne les reprends pas ici.
35 La Figure de l'auteur, op.cit., p. 19
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jean-François Massol
Université Grenoble Alpes, UMR LITT&ARTS, composante LITEXTRA