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Orléans, Bourbon et Bourgogne, politique de l’échange dans les Ballades de Charles d’Orléans
Initialement paru dans : Lectures de Charles d’Orléans, dir. D. Hüe, Rennes, PUR, 2010, p. 125-140
Texte intégral
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1 Poésies de Charles d’Orléans, père de Louis XII et oncle de François Ier ro...
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2 Copie de la Lettre de Retenue, v. 405-406, édition P. Champion, Paris, H. C...
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3 Retenue, v. 167, p. 6.
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4 P. Champion, Vie de Charles d’Orléans, Champion, 1910.
1Lorsqu’en 1803 Vincent Chalvet édite une partie de l’œuvre lyrique de Charles d’Orléans, il choisit un titre qui souligne la qualité sociale de l’écrivain, « père de Louis XII et oncle de François Ier, rois de France1 ». Les Ballades et Rondeaux étaient alors jugés à l’aune du rang princier de leur auteur : poésie aristocratique, élégante, dernier écho de la culture courtoise et chevaleresque. Une telle lecture s’inspire de la Retenue d’Amour, puisque la destinée poétique du « duc d’Orleans / nommé Charles2 » y est mise en scène comme le passage obligé du « jardin semé de fleurs de lys3 » au verger de l’inspiration amoureuse. Poète, Charles d’Orléans l’était parce que prince. Il paraissait donc normal à la critique du XIXe siècle d’accorder une grande attention à l’ancrage historique des pièces lyriques, notamment dans le corpus des Ballades. Ces poésies de l’exil, où le duc est condamné à être spectateur d’une période dramatique de l’histoire de France, ne pouvaient-elles pas être déchiffrées comme le miroir des événements contemporains ? Pierre Champion, qui a proposé l’édition critique pionnière de Charles d’Orléans au début du XXe siècle, appartient à ce courant. Il était à ses yeux crucial de rétablir la relation entre l’œuvre et la vie de l’écrivain, afin d’éclairer les relations entre le poète et le prince. Ce choix a conduit l’éditeur à de remarquables recherches biographiques4 ; on sait qu’il l’a également poussé à recomposer partiellement l’ordre du recueil selon une logique chronologique, qui n’est pas celle de son manuscrit de base.
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5 D. Poirion, Le prince et le poète, l’évolution du lyrisme courtois de Guill...
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6 « Armes, amours » est, en ancien comme en moyen français, le couple notionn...
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7 Il nous semble que cette lecture est perceptible chez C. Galderisi, lorsqu’...
2En publiant en 1965 Le Prince et le poète5, Daniel Poirion opéra un déplacement de perspective que son titre laisse plus ou moins transparaître. À ses yeux, Charles fut certes poète parce que prince, sa formation s’étant déroulée dans le cadre socio-culturel de la tradition féodale, où le destin des « armes » et l’expérience des « amours » se subsument dans la pratique lyrique6. Mais il fut surtout poète parce qu’il n’eut pas les moyens d’être prince, étant rapidement écarté de la scène politique et militaire où le sort de son parti se jouait pourtant. Le paradoxe était évidemment plus intéressant ; il ouvrait vers une démarche critique, aujourd’hui dominante, qui a permis de déchiffrer la poésie aurélienne comme une quête intérieure, une réflexion sur la crise de l’expression subjective, menée parallèlement aux circonstances de la rédaction - voire contre elles7.
3Pourtant faut-il tenir Charles d’Orléans pour un auteur qui magnifie une lyrique du désengagement et marginalise la fonction de communication politique de la poésie, prisée par beaucoup de ses contemporains ? Le poète est-il définitivement, chez lui, séparé du prince ? Il nous semble intéressant de déplacer les perspectives sur ce point afin de réintégrer dans l’analyse des ballades souvent marginalisées. Avant 1440, Charles utilise la forme ballade comme le vecteur de correspondances lyriques : les échanges poétiques à venir sont ainsi annoncés et la radicalité du changement qui affectera son esthétique à son retour est donc à nuancer. Cependant l’économie de ces échanges est différente des débats que le duc mènera ultérieurement avec certains de ses contemporains. Ils se déroulent avec ses pairs et sont orientés vers des objectifs implicitement ou explicitement politiques. Les lignes suivantes proposeront donc quelques hypothèses de lecture susceptibles d’éclairer ce qui se joue dans les échanges entre Orléans et Bourbon, puis entre Orléans et Bourgogne : que signifie la présence de cette « poésie des princes » au sein de l’œuvre lyrique du duc ?
Débats et échanges épistolaires : deux modes de communication dans les Ballades
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8 M. J. Arn, The Poet’s Notebook. The personal manuscript of Charles d’Orléan...
4L’architecture du recueil-album de Paris, le manuscrit français 25458 de la BnF, a fait l’objet des recherches les plus récentes. Croisant les approches codicologique, socio-culturelle et littéraire8, celles-ci sont parvenues à mettre au jour l’importance des logiques structurelles dans la stratégie du recueil chez les écrivains du Moyen Âge. Dans le cas de Charles d’Orléans, elles permettent de nuancer l’opposition entre l’inspiration monologique d’avant 1440, sensible dans la suspension de la fonction de communication liée à la forme ballade, et la pratique d’une lyrique dialogique après cette date, manifestée dans les débats de Blois et dans la domination de la forme rondeau.
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9 Nous nous limitons ici aux deux cent premiers folios du manuscrit, correspo...
5Lorsque Charles rassemble ce que Pierre Champion a appelé le « fonds primitif », c’est-à-dire la première version du manuscrit qui deviendra l’album de Blois, il l’organise également par grandes articulations thématiques et formelles. Des pages laissées blanches délimitent des ensembles qui, à y regarder de près, ont une cohérence, d’ailleurs retravaillée par le duc après son retour en France. Le plus célèbre d’entre eux qui ouvre le manuscrit : encadré par les deux poèmes narratifs de la Retenue d’Amour et de la Departie, un corpus d’environ soixante-dix ballades dessine un itinéraire de l’inamoramento à Nonchaloir (ballades 72-73), suspendu à une hypothétique renaissance du désir grâce à la ballade 74, écrite vers 1440. Un deuxième ensemble, confié à plusieurs copistes, ajoute les ballades numérotées par P. Champion 101 à 123. Elles sont composées entre 1440 et 1457 ; leur dénominateur commun est de faire intervenir le dialogue entre Charles d’Orléans et d’autres poètes. Une page laissée blanche met ensuite en valeur un vaste débat lyrique qui amplifie le fonctionnement dialogique esquissé dans la section précédente. Il s’agit de l’ensemble dit « concours de Blois » autour de la ballade Je meurs de soif encouste la fontaine. Après une autre pause, un folio blanc ouvre au troisième grand ensemble de textes : ce sont les ballades dites « de plusieurs propos ». Issues du fonds primitif et rédigées en Angleterre, elles sont complétées puis par quelques pièces plus récentes, organisées par le réseau métaphorique des « fenêtres des yeux »9.
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10 Retenue, v. 232, p. 9
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11 Le Débat sur le Roman de la Rose, qui oppose Christine de Pizan à Jean de ...
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12 F. Villon, « Parfont conseil eximium », v. 2, p. 196.
6Le rythme du recueil alterne donc ballades d’avant et d’après 1440 dans une logique de réseaux : au monologue amoureux succède le débat poétique, puis une autre organisation dialogique, celle des « ballades de plusieurs propos. » Il semble donc d’une part que l’échange lyrique ne soit pas une pratique tardive dans la carrière du duc, mais qu’il y occupe au contraire une place liminaire. De ce point de vue, l’apparition de Garencières au début des » ballades de plusieurs propos » est à lire en écho avec la présence de cet écrivain dans la Retenue d’Amours. Dans ce texte, les premiers mots du narrateur naissent d’un vers célèbre de Jean de Garencières, Je hé ma vie et desire ma mort, cité puis récrit en anaphore10. Cette mise en scène de l’engendrement de la parole poétique annonce l’ouverture des « ballades de plusieurs propos » par l’échange de lettres ouvertes parodiques entre le jeune duc et de son mentor. D’autre part, ces ballades ne sont pas exactement assimilables aux débats que le duc animera à Blois après 1440. Le recueil distingue en effet clairement deux types d’échanges. Le premier, illustré par les ballades à Bourbon et Bourgogne, est une communication épistolaire, impliquant l’éloignement des interlocuteurs. Elle s’inscrit dans une tradition littéraire en pleine expansion entre 1360 et 1530 : celle de la correspondance et de ses avatars, du roman épistolaire à la mode depuis le Voir-Dit de Machaut (1370) aux échanges inspirés des Familiares de Cicéron chez les humanistes, en passant par les multiples débats diffusés par lettres ouvertes durant tout le 15e siècle11. Mais chez Charles, les lettres ont une qualité sociale : elles mettent en relation le prince et ses pairs. L’échange atteste, en même temps d’une distance géographique, une proximité liée à l’appartenance à la lignée capétienne et à des intérêts politiques convergents. L’interlocuteur est alors désigné comme ami, frere et compaignon. Le second type est surtout pratiqué après 1440. Charles d’Orléans propose une source qui suscite chez des invités un jeu de variations et de répliques. Le statut social des participants, inégal puisque le prince joue avec ses hommes de confiance (Fredet, Vaillant) ou des écrivains attirés par sa réputation de mécène (Meschinot, Villon), se reflète dans l’organisation des débats. Le duc initie le plus souvent le jeu. C’est sa poésie qui est à l’origine des autres, faisant du recueil un « saint livre » à l’instar de l’Evangile, comme le souligne Villon12. Charles répond parfois aux sollicitations, mais en conservant toujours une position d’auctoritas. Le manuscrit matérialise la différence entre le jeu polyphonique qui institue le poème aurélien comme père littéraire pour les écrivains contemporains et l’échange impliquant des pairs, activant des réseaux politiques.
7Quoique soigneusement conservées par Charles au cœur de son recueil, les ballades-lettres entre Orléans et Bourbon et Orléans et Bourgogne ont peu retenu l’attention des analystes. Or si ces deux correspondances se donnent à lire dans les mêmes folios, elles sont pourtant assez différentes. L’échange avec Bourbon n’en est pas tout-à-fait un, puisque les réponses possibles du cousin du duc d’Orléans n’ont pas été conservées - on essaiera de comprendre pourquoi. En revanche, les ballades entre Orléans et Bourgogne sont données comme une correspondance diplomatique (presque) complète, où la transparence affichée des intentions laisse percevoir une négociation serrée, entre alliance politique et revendication de leadership.
Orléans et Bourbon, le miroir de soi
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13 Entre 1428 et 1434, date de la mort en exil du duc de Boubon ; peut-être v...
8Les trois ballades adressées à Jean Ier de Bourbon ont été rédigées dans les années 143013, alors que les deux cousins, maintenus en captivité en Angleterre, sont à plusieurs reprises appelés à prendre part aux tentatives de négociations entre les deux royaumes belligérants. Ces occasions, quoique souvent manquées, offrent aux exilés la perspective d’un retour sur le sol natal ardemment désiré.
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14 Ce sont les ballades 135, 136 et 137 du recueil de Charles, déplacées par ...
9Dans ces trois pièces14, le duc de Bourbon est mis en scène comme un alter ego d’Orléans. Les liens familiaux qui les unissent sont martelés dans les incipits : « Duc de Bourbon, mon compaignon treschier » (83, v. 2) ; « Mon gracieux cousin, duc de Bourbon » (84, v. 1) ; « Mon cher cousin » (85, v. 1). Le terme de « compaignon » conserve ici sa force étymologique : Bourbon partage avec Orléans une « nourriture » commune, celle de l’exil et du vieillissement dans l’attente, évoqué dans la ballade 85. Les trois poèmes assument apparemment des fonctions différentes : l’un transmet un message amoureux, l’autre est une requête politique, le troisième un remerciement pour un présent. Cependant tous partagent une caractéristique : une étroite complicité y réunit « je » et « vous », les deux pronoms étant constamment tissés dans les strophes : « je vous en die » (83, refrain) ; « je vous requier » (84, v. 2), « vous et moy » (85, v. 25).
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15 L’une des sources en est Le Livre de Politiques de Aristote, traduit par N...
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16 N. Oresme, op. cit, p. 49b : « Et homme a parole par nature, et parole est...
10Cette proximité repose sur le rappel insistant d’un destin commun, forgeur d’amitié et de fiance. Le thème de l’amicitas, sur lequel insiste Charles (« Car un amy doit sur l’autre veillier », 83, v. 18), est central dans les discours politiques du XVe siècle15. L’amitié, établie par nature (le lignage) et par droit (la communauté), assure le fonctionnement des sociétés. En instaurant la transparence des cœurs, elle permet la circulation de la parole16. Un discours fondé sur l’amicitas postule une intercompréhension qui va au-delà de la simple collusion politique. Aussi les ballades d’Orléans à Bourbon mettent-elles en scène un « cueur » qui ose se découvrir, dans l’authenticité de son « sentement » : « Mon fait vous veuil descouvrir et chargier / Du tout en tout » (83, v. 5-6).
11La position d’alter ego offerte au duc de Bourbon explique que les éventuelles réponses de ce dernier ne soient pas insérées dans le recueil. Les trois ballades ne fonctionnent pas sur l’échange, bien qu’elles en affichent l’apparence. Plus subtilement, elles construisent une relation spéculaire entre la première personne et son interlocuteur. Le duc de Bourbon, partant sur le continent, est le « messagier » du poète auprès de l’objet aimé (ballade 83) ; en luttant pour sa libération, il intercède pour celle de son cousin (ballade 84) ; tous deux, également frappés par Vieillesse, doivent quitter leurs habitudes amoureuses (ballade 85). L’identité du « vous » et du « je » permet à ces ballades monologiques d’accueillir en elles la parole de l’autre (« Se vous dictes… je vous respons », 83, v. 19 et 21), tout en la congédiant (« Ne parlez plus de ce », 85, v. 11). Puisque Bourbon et Orléans sont les deux faces du même destin, la ballade aurélienne peut assumer seule le discours commun. Les mots de Jean Ier doivent se modeler sur ceux que son cousin lui indique : « Et lui dictes » (83, v. 12) ; « Parler vaut mieux » (85, v. 13). L’alter ego n’est pas autonome ; il médiatise le message lyrique auprès des autres, la dame ou le public français.
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17 P. Tucci, « ’Adevinez, je vous en prye !’ L’écriture allusive chez Charles...
12Prenant la fausse allure d’une discussion (« Me faittes, par balade ou chançon, / de vostre estat aucunement sentir », 84, v. 3-4), la communication amicale fonctionne à demi-mot. C’est l’occasion pour Charles de montrer sa célèbre maîtrise de l’implicite, non sans humour17. Ainsi la ballade 83, qui souligne dans son refrain la superfluité des explications entre les deux cousins (« Il ne fault ja que plus je vous en die »), met tout de même en scène Bourbon déstabilisé par les sous-entendus de Charles : quelle est donc la mystérieuse dame à laquelle celui-ci adresse son message ? Que l’unique pour laquelle il brûle ne soit pas immédiatement identifiée par son « chier cousin » laisse supposer qu’Orléans est plus volage qu’il ne le prétend. Inversement, dans la ballade 85, c’est Charles qui ironise sur les « blancs connins » offerts par Jean. Ces animaux étant les métaphores habituelles du sexe féminin, le vieux chasseur inlassable qu’est Bourbon s’oppose comiquement à l’impuissance résignée d’Orléans, qui préfère désormais des plaisirs moins sportifs (« De bons morceaulx et de frians pastez / Mais qu’ils soient tout chaudement tastez », v. 14-15).
13Le discours allusif autorisé par l’amicitas offre aux trois ballades la possibilité de fonctionner à double sens. La ballade 83 s’offre comme une énigme courtoise, puisque Bourbon - comme le lecteur - doit reconnaître l’aimée auquel Charles adresse son souvenir. La construction des vers de la deuxième strophe introduit un cryptage : la syntaxe met en valeur les débuts de vers, qui peuvent se lire verticalement :
Premierement, se c’est vostre plaisance
Recommandez moy, sans point l’oublier,
A ma dame ; ayez en souvenance,
Et lui dictes, je vous pry et requier,
Les maulx que j’ay, quant me fault eloigner… (v. 9-13)
14Le message ainsi dérobé n’a, à dire vrai, rien d’extraordinaire. Ce qui fait problème à Bourbon - et donc au lecteur - est moins le contenu du discours que son destinataire : à qui parle-t-on ? La désignation de la dame demeure floue : elle est celle « qui est la mieulx garnie / De tous les biens qu’on sauroit souhaidier » (v. 22 et 23). Quels sont exactement les biens pour lesquels soupire « le prisonnier » ? Moins, peut-être, un hypothétique amour que la fin de l’exil (« Puisqu’ainsi est que vous alez en France », incipit). La mystérieuse dame serait alors France elle-même. Le double sens politique donné à la topique amoureuse n’est pas neuf ; il a déjà été illustré par la ballade « En regardant vers le païs de France », une pièce que le recueil place dans la section immédiatement précédente.
15La ballade 85, de ton décalé, illustre une autre forme d’implicite, l’équivoque. Un geste chevaleresque de la part de Bourbon, le présent des « blancs connins », est reçu comme un message érotique. Il enclenche un réseau d’images déjà utilisées dans les ballades qui entourent la Departie et détournées vers l’allusion grivoise. « Le moustier amoureux » (69, v. 2) est ici le refuge d’un « instrument » qui « s’y retrait » et « dort », symbole de l’impuissance sexuelle. Le désir se change en gloutonnerie plus ou moins égrillarde envers les « bons morceaulx et frians pastez. » Si la topique courtoise servait de couverture au message politique dans la ballade 83, un bric-à-brac de belles images auréliennes, empruntées aux folios précédents, se dégrade ici en équivoques, projetant une lumière assez inattendue sur un certain nombre de métaphores antérieures.
16Entourée de ces deux ballades à double sens, la pièce 84 propose une troisième réalisation de la communication allusive. Le texte se donne cette fois comme un conseil moral, invitant Bourbon à méditer sur les desseins de Dieu. La destinée malheureuse de Jean Ier, qui pourrait bientôt se conclure par une heureuse libération, n’incite-t-elle pas à la réflexion ? L’implicite repose ici sur la double amplitude possible du discours, la visée générale accompagnant un discret plaidoyer pro domo. À travers Bourbon, c’est à la communauté chrétienne souffrante que le duc s’adresse : « Tout crestian, qui est loyal et bon / Du bien de paix se doit fort resjoir » (v. 9-10). Que le souvenir du malheureux duc d’Orléans ne soit pas exclu de la « bonne paix que brief Dieu nous envoye ! » (refrain). Conclusion qui était, naturellement, prémisse du poème : le « bon temps à venir », pour les Français comme pour Bourbon, passe par la libération du duc d’Orléans.
17Au-delà de la relation réelle avec un membre de sa famille placé dans une situation similaire à la sienne, Charles d’Orléans construit à travers son cousin, alter ego et médiateur, un système de communication habile : l’échange affiché reste à sens unique ; la circonstance (voyage ou présent du duc de Bourbon) est l’occasion d’une mise en scène de soi ; la discussion à mi-mot active sous-entendus et double sens. La requête amoureuse ou la réflexion moraliste permettent de légitimer une stratégie personnelle fondée sur le « désir » : désir de la libération et du retour, argumenté de façon détournée. Les ballades au duc de Bourbon ne sont donc pas adressées au duc de Bourbon - ou pas seulement à lui. L’intimité de l’amicitas, la parole allusive et complice « enseignent » (83, v. 19), c’est-à-dire qu’elles font signe vers une réception à la fois plus réduite et plus large : adresse de Charles à lui-même à travers la figure du double ; requête du prisonnier à un lointain public, appelé à se souvenir de l’exilé : « Resveilliez vous en joyeux souvenir » (84, v. 25).
Orléans et Bourgogne, diplomatie de la ballade
18Après une ballade de refus ironique face aux avances d’une coquette, conséquence de l’érotisme éteint du vieillard qui était évoqué dans la ballade 85, Charles d’Orléans introduit un autre ensemble épistolaire, cette fois en relation avec Philippe de Bourgogne.
19Chef du parti ennemi des Orléans pendant la guerre civile, allié aux Anglais après l’assassinat de son père en 1419, le duc de Bourgogne représente l’adversaire qu’une haine sanglante a longtemps séparé de Charles. Cependant la situation des deux hommes a évolué : la longue attente en exil pour l’un, la conscience d’un changement de la situation militaire pour l’autre les ont amenés à découvrir, dans les années 1430, qu’ils poursuivaient désormais la même ambition, parvenir à la pacification et au rééquilibrage des relations de pouvoir dans le royaume. En 1435, Philippe a proposé à Charles VII de conclure la guerre civile par le traité d’Arras. Ce dernier en a accepté les exigences, mais une certaine froideur, pour dire le moins, règne entre le roi de France et le duc septentrional. Puisque la même froideur affecte les relations entre Charles d’Orléans et son royal cousin, une nouvelle alliance des Grands s’est rapidement imposant, chacun souhaitant en retirer le maximum de profit, « butin / De grands biens » comme le dit Charles (87, v. 19-20). Libération du prisonnier contre défense de la position bourguignonne dans les négociations de paix franco-anglaises : tels sont les termes d’un contrat dont sept ballades esquissent les étapes.
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18 Numérotation de P. Champion ; dans le ms. ballades 139 et 140.
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19 Ballades 141 et 142 du ms ; n° 88 et 88a chez Champion.
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20 Ballades 143 et 147 ; n° 89 et 93 chez Champion.
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21 Poème 94 chez Champion, 148 dans le ms.
20La première, commentée par l’échange des pièces 87 et 87a18, est l’instauration d’un pacte poétique et politique qui répartit le pouvoir entre les correspondants. La seconde19 est la désignation d’ennemis communs, les gouvernements anglais et français, contre lesquels les ducs se promettent d’intriguer. Le troisième et dernier ensemble est assez différent. Ce sont en effet d’abord deux ballades20 de requête financière, séparées l’une de l’autre par d’autres pièces et copiées par des mains différentes dans le recueil. Discrètement, puis ouvertement, Charles d’Orléans prévient son complice que, sa libération obtenue, il est prêt à se vendre au plus offrant pour rembourser sa rançon : « Qui m’ostera de ce tourment / Il m’achetera plainement » (94, 25-46). La réponse de Philippe, s’il y en eut une, n’est pas retenue ; ce qu’attend le poète est davantage une aide financière qu’une assurance verbale. Enfin un chant royal réorchestre les paradoxes d’une parole prise entre dévoilement de soi et mensonge diplomatique21.
21La correspondance entre Orléans et Bourgogne est un échange, dans le sens symbolique autant que littéral du terme. Les gestes de l’amicitas s’affichent pour mieux se négocier. Il s’agit pour les deux princes de protester d’une sincérité réciproque, fondée sur le secret mis en commun. Il s’agit aussi de construire les portraits croisés de deux interlocuteurs qui disent tendre vers l’identité absolue (« Tout Bourgognon suy vraiement », ose Charles, 88, v. 38), tout en affirmant leur différence. Un jeu d’équilibre entre expression du « sentement » et argumentation serrée, entre flatteries et provocations, sous-tend une communication épistolaire à la fois sérieuse et ludique, dont l’enjeu est la lutte de la soumission et de l’autorité.
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22 En mai-juin 1439, Charles est à Calais où se déroulent, jusqu’en septembre...
22Si on la compare aux pièces adressées au duc de Bourbon, la ballade 87 frappe par l’inflation du thème de la proximité. « Puisque je suis vostre voisin22 » (87, incipit), il faut pour Charles combler la distance qui le sépare de Philippe de Bourgogne en lui envoyant un message, « Va, ma balade, prestement / A Saint Omer » (87, envoi). La proximité géographique demeure incomplète ; la proximité lyrique, assurée par l’envoi, y remédie. Il est d’ailleurs possible que « voisin » soit à entendre dans un double sens, spatial et diplomatique. Les liens du sang sont rappelés dans les premières strophes des deux pièces, comme dans les ballades à Bourbon. Mais le « compaignon » et « cousin » se renforce en « frere » (Orléans, 87, v. 3) ou se décline en « maistre et amy » (Bourgogne, 87a, v. 2). Echos voulus, qui ne sont pas sans affirmer d’emblée une différence. Si une fraternité est postulée par Charles, Philippe préfère une amicitas politique, nuancée de respect.
23« Presentement » (Orléans, 87, v. 2), « En la presente saison » (Bourgogne, 87a, refrain), les deux hommes sont, littéralement et symboliquement, contemporains. Alors que les ballades à Bourbon s’appuyaient sur la mémoire, la correspondance avec Bourgogne - qui peut, il est vrai, difficilement se fonder sur le passé des anciens ennemis - est orientée vers la construction d’un avenir. L’échange lyrique se justifie par la circonstance : une coïncidence d’intérêts qu’il faut saisir sur le moment. Ce que Charles laisse entendre par des rimes adverbiales, « prouchainement », « treshastivement », « prestement », Philippe le résume en une exhortation : « Abregeons, sans plus prolongier / Il nous est temps, ou jamais non… » (v. 21-22). Les deux ballades sont placées sous le signe de la convergence : des corps, par le « voisinage » de Calais et de Saint-Omer, des desseins politiques (« Chascun doit estre bien enclin / Vers la paix », Orléans, v. 17-18 ; « Mettons nous en nostre devoir / Qu’en paix nous puissions hebergier », Bourgogne, v. 17-18) et des volontés : « S’il en estoit a mon vouloir », refrain de Charles, est repris en incipit par Philippe.
24Le travail de la forme fixe permet d’inscrire cette union dans l’écriture. Un parfait mimétisme s’affiche aux places stratégiques de l’incipit et du refrain :
Orlians à Bourgogne (87), refrain : S’il en estoit a mon vouloir
Responce de Bourgogne (87a), incipit : S’il en estoit a mon vouloir.
Orlians à Bourgogne (88), refrain : De cueur, de corps et de puissance
Responce de Bourgogne (88a), incipit : De cueur, de corps et de puissance.
25Philippe prend soin de souligner dans ses refrains une allusion de Charles, façon de montrer que le sous-entendu est bien reçu : le thème de l’instant présent dans la pièce 87a ; celui du secret diplomatique dans la pièce 88a. Les deux ducs utilisent des schémas de mètres et des structures rimiques identiques. Enfin, ils renforcent les parallélismes en évoquant aux mêmes vers leurs thématiques communes, comme le désir de paix cité plus haut.
26Pour autant, convergence ne signifie pas identité. Les deux écrivains s’appliquent à tracer d’eux-mêmes des portraits divergents qui précisent les positions politiques que chacun accepte de prendre. Initiant le contact par l’affirmation de son désir de « veoir » son cousin - condition de la transparence des cœurs -, le duc d’Orléans se peint en orant. « Il n’est jour, ne soir, ne matin, / Que ne prie Dieu humblement » (v. 9-10). Cette touchante dévotion indique sa situation de solliciteur, la requête à Dieu s’adressant en réalité à son interlocuteur. Le geste d’ouverture est assez sensible. Philippe de Bourgogne le traduit brutalement : Charles veut se voir tirer « hors de prison » (v. 6), ce qui lui permettrait de négocier les traités en cours entre Angleterre et Bourgogne en faveur de son hypothétique libérateur : « Pourrés tel a paix esmouvoir / qui la desire eslongier », v. 11-12. Il accepte d’assumer ce rôle, affirmant dans son envoi : « Or pensons de vous allegier / De prison, pour tout engagier. » Ainsi la posture de demande chez Orléans trouve-t-elle sa contrepartie dans l’action volontariste de Bourgogne. En parlant du « gouvernement et estat » de son cousin, puis en se plaçant à son « commandement », l’exilé offrait à son interlocuteur la position de décideur ; le Bourguignon, martelant les impératifs (« Mettons nous », « Abregeons », « Or pensons »), s’en empare. Les positions de dominé et de dominant sont réparties. Les deux ballades suivantes s’appliqueront à les renégocier.
27Les ballades 88 et 88a proposent des structures formelles divergentes, indice que la discussion prend un autre tour. À une large strophe de onze vers, amplitude rare chez Charles d’Orléans, succède un système strophique plus concentré de neuf vers chez Philippe de Bourgogne. L’impair répond à l’impair, mais les tons se nuancent. L’enthousiasme de Charles, débordant dans la strophe longue comme dans les audaces d’expression - l’envoi où il se revendique sa nouvelle identité de « Bourgognon » par exemple -, est tempéré par de nouvelles exigences de Philippe envers son allié.
28Charles d’Orléans propose une dynamique du don et du contre-don. D’évidence, l’action promise par le prince bourguignon n’a pas été un vain mot. Lui et son épouse Isabelle de Portugal (« ma cousine », v. 28) ont négocié auprès du gouvernement anglais, en même temps que la paix entre les états, la libération du duc d’Orléans. Le principe en a été accordé. Face à ce geste obligeant, Charles offre plusieurs contre-dons résumés dans son refrain : « De cueur, de corps et de puissance. » Désormais tout acquis à la cause bourguignonne, il propose une sorte de brève récriture politique à la Retenue d’Amours, laissant son « cueur en gage » à Philippe et Isabelle (v. 25). Surtout il offre sa « puissance », ses compétences de maître du langage. Délaissant la discrétion de son envoi précédent, Charles précise le rôle qu’il est prêt à assumer :
Pour bien a plain vous infourmer
De tout ce que pourray trouver
Sur ce que savoir desirés. (v. 15-17)
29L’offre d’espionnage en territoire ennemi ne saurait être plus claire. Il peut paraître étonnant de voir le subtil Orléans annoncer sans fards son engagement dans le « secret » (v. 14). Cependant on peut lire ce dévoilement comme un argument. En annonçant à Philippe qu’il met à son service les ressources de sa duplicité, celui que Jean de Garencières nommait le « Prince de Bien Mentir » prend des risques. Il force la confiance de son correspondant. Entre eux régnera une transparence protégée par le masque commun qu’ils assumeront contre leurs adversaires. Le langage « loyal » et « assez sage » des lettres secrètes à Philippe devra se faire efficace, allusif et clair à la fois, « a cours mots » (v. 24). Gageure, car la communication de l’amicitas appelle, selon le duc, une profondeur que ne permettent pas des messages rédigés à la hâte.
30Cette belle réflexion sur le dire et le non-dire reçoit de Philippe de Bourgogne un accueil circonspect. Il semble avoir pris la mesure de la part de rouerie aurélienne qui se cachait dans les positions de dominé / dominant esquissées par l’échange des deux premières ballades. Il se refuse à assumer seul un effort qui doit être commun pour réussir. Le ton demeure impératif, même s’il est adouci par la récriture du refrain à l’incipit et par un envoi poli. Alors qu’Orléans lui demande de continuer à faire « diligence soigneusement » / « vers la part de France » (v. 19-20), ce qui insinue que Philippe doit préparer le terrain pour son retour dans le royaume, Bourgogne réplique sur les mêmes rimes et à la même place : « Pensez à votre delivrance / Je vous en prie chierement. » (v. 19-20). Avec habileté, Philippe évite d’autre part d’être débiteur de Charles en matière de maîtrise du langage politique. L’offre de duplicité contre l’Angleterre était appréciable ; mais le duc de Bourgogne dit lui aussi déployer ces périlleuses qualités en faveur de son cousin et face au gouvernement français. Il suggère que sur le continent, « on » (Charles VII) est davantage opposé au retour de Charles qu’aux manigances de Philippe : « On la [la libération du duc d’Orléans] heit tant mortellement / Que trop peu treuve de faveur ! » (v. 23-24). À la stratégie de l’information secrète vantée par Charles, il oppose sa propre capacité à manier le non-dit qui en dit beaucoup :
Je n’en dy plus pour le meilleur,
Mais on en dit tant et expose
Que c’est a oïr grant orreur ! (v. 15-18)
31Quelle est donc cette « orreur » qui touche « la noble maison de France » ? Philippe ne le précise pas, mais insinue que, sans Charles d’Orléans, le royaume court à la catastrophe. Le duc a ainsi l’habileté de promettre à l’exilé une future position de pouvoir dans le jeu politique français, tout en rappelant des obstacles que son allié ne pourra surmonter que grâce à lui. Cette alternance de flatterie et de menace est une manière de conserver une maîtrise dans l’échange.
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23 En 1440 Charles, revenu sur le continent, épouse Marie de Clèves, jeune ni...
32Le dialogue de ces deux ballades-lettres est d’autant plus tendu que la négociation entre les deux interlocuteurs repose sur leur habileté revendiquée à manier la parole. La stratégie des non-dits (Orléans, « A present ne vous puis mander », 88, v. 4) et des on-dits (Bourgogne, « Quy que nul die ou deppose », 88a, refrain) fonde leur complicité face aux ennemis communs, les cours anglaises et françaises. Fondation dangereuse, puisqu’elle doit être équilibrée entre eux par son contraire, la sincérité des mots et des intentions. Or le terrain du langage donne à Orléans la possibilité de changer les positions de dominant / dominé de la correspondance. La maîtrise aurélienne des structures de la forme ballade, le dosage du caché et du révélé dans son utilisation de l’implicite prouvent, s’il en était besoin, des compétences discursives dont son nouvel allié est conscient. On ne sait si Philippe, moins à l’aise dans l’art lyrique, abandonne ici la correspondance poétique avec Charles. Le recueil de ce dernier n’enregistre plus les échos d’une discussion qui s’est sans doute poursuivie par des voies diplomatiques plus classiques23.
33Les ballades 89, 93 et 94 concluent ce cycle épistolaire. Elles s’ouvrent par le thème de l’exil puisque Charles les envoie d’Angleterre : « Des nouvelles d’Albion » (89, incipit) ; « pour avancer tout mon passage » (93, v. 6) ; « Pour ce que je suis a present / Avec la gent vostre ennemie » (94, incipit). L’éloignement du complice est symbolisé par son silence. L’union diplomatique demeure, ou du moins Charles le martèle-t-il : « Vostre loyaument, sans fauscer » (94, refrain). Les trois pièces doivent assurer une communication désormais à sens unique, mais que Charles souhaite dynamique. Il alterne donc les tons, tour à tour sûr de lui (89), désinvolte (93) ou empressé à assurer son éternelle loyauté (94).
34Les deux ballades 89 et 93 sont des variations autour de la « reançon », qu’Orléans ne peut payer seul. Le manque de ressources oblige en effet Charles à reprendre l’humble position du requérant, par laquelle il avait ouvert la correspondance. Pour minimiser cette reculade, le duc adopte plusieurs stratégies fondées sur le maniement de l’implicite. D’une part, il affirme avec force avoir rempli sa part de contrat. « En bons termes ma matiere » (89, refrain), « J’ay fait mon fait entierement » (93, v. 4), ces certitudes sont imposées par des adresses directes à Philippe, « sachez que » (89, v. 4), « vous certiffie » (93, v. 3). Le duc de Bourgogne ne peut que se sentir satisfait - voire débiteur de son allié. D’autre part, le duc insinue que ce triomphe commun cache un problème qui peut tout compromettre : s’il veut parachever les négociations, il lui « fault » de l’argent, verbe dont il exploite le double sens de devoir et de manque (89, v. 14, 93, v. 5).
35À partir de la tension ainsi établie entre le « fait » et le « fault », les deux ballades divergent. La première rappelle l’alliance avec le « frere et compaignon », le « gentil duc bourgognon », rimes un peu faciles mais efficaces. Le lexique de l’amicitas venu des ballades précédentes est réargumenté : le don d’argent demandé à Bourgogne est certes une « espreuve » (« Mes amis fault esprouver », v. 25), mais qui parachève le pacte, engageant le service d’Orléans « tant que vif pourray durer » (v. 21). La seconde fait également appel aux structures des pièces antérieures. Son refrain « Mettroye corps et ame en gage » est un pastiche du refrain de la ballade 88, « De cueur, de corps et de puissance ». Cette fois Charles pratique le renversement provocateur. Le « gage » du cœur aux Bourguignons pourrait n’être pas éternel, « a tousjours més, a heritage » (93, v. 27), opposant un démenti aux promesses de la ballade 89. Le duc d’Orléans est à vendre au plus offrant et le clame. Il se dit même capable de céder à un vil usurier, « marchant en Lombardie » (v. 9), la loyauté qu’il offrait au duc de Bourgogne. « Et tout a son commandement [Bourgogne] » (87, v. 29), « Du cueur a son commandement [l’usurier] » (93, v. 10), : les mots de l’engagement chevaleresque se dégradent avec ironie. Or si le duc de Bourgogne acceptait que son pair s’adresse à un inférieur, il ternirait irrémédiablement son honneur.
36Pour passer de la requête amicale à la provocation burlesque, Charles d’Orléans use des ressources de la forme ballade. Il réduit par exemple l’amplitude métrique de la pièce 89, rédigée en heptasyllabes, pour distiller un ton de confidence grâce à ce cadre plus intime (« S’il en vous plaist escouter », v. 2). Par renversement, il utilise dans la ballade 94 les exagérations plaisantes, affirmant vouloir « demourer en servage » auprès de n’importe qui ou jouant sur les mots en refusant de rien « espargnier » (93, v. 14-15) auprès de ses futurs créditeurs. Sur un ton complice ou provocant, la requête financière se veut spirituelle. Elle doit convaincre l’interlocuteur, sans contraindre le débiteur à l’humiliation. Les mots soulignent donc, tour à tour, leur valeur et leur possible dévaluation.
37Charles d’Orléans conclut la correspondance avec Bourgogne par une dernière pièce. Comme dans la section précédente du recueil, la forme plus ample du chant royal sert de point d’orgue à l’ensemble. Elle permet de réorchestrer les arguments et les tonalités développés par les deux correspondants. En strophes carrées de huitains d’octosyllabes et sur une structure métrique inspirée des ballades 87 et 87a (ababbcbc), elle rappelle le périlleux accord négocié dans les ballades 88 et 88a : l’hypocrisie face aux ennemis doit assurer la sincérité entre Bourgogne et Orléans. Les strophes se construisent sur le constant renversement impliqué par le « faire semblant ». Charles se montre répandant des médisances sur Philippe, alors que son cœur est pur (« Tous maulx de vous je voiz disant », v. 9) ; il enjoint son correspondant à jouer envers lui la même comédie ( « faindre mal talant », v. 17), tout en lui conservant « Bonne Foy ».
38La mise en scène de deux alliés entourés « d’ennemis » et forcés de maîtriser le masque jusque dans leur propre maison (« Vous et moy avons maint servant / Que convoitise fort mestrie », v. 25-26) rappelle irrésistiblement la topique courtoise. De Tristan et Iseut à la Châtelaine de Vergy, dans les romans ou la lyrique inspirées par la fin’amor, les amants entretiennent secrètement des relations passionnées tout en échappant aux regards des « losengiers » et de Malebouche. Par allusion, le lexique aurélien infléchit l’amicitas princière en relation amoureuse : « je vous ayme tant » (v. 11). Les vers miment, par le rejet, le lien des coeurs ployés l’un vers l’autre : « Bonne Foy lye / Nos cueurs, qu’ils ne puissent muer. » (v. 21-22). Grâce à son identification à la relation courtoise, l’union diplomatique se renforce au moment où elle pourrait échouer - alors que Charles en Angleterre, Philippe en France, doivent mettre en œuvre leur secrète alliance.
39Lorsqu’elle s’énonce face à un contexte hostile, ici « la gent vostre ennemie » (v. 2), la parole lyrique frôle le mensonge et le silence, deux dangers d’extinction. Elle doit se masquer ou se raréfier, ne pas dire « tout » - le reste étant confié à un tiers messager. Elle tend pourtant à la révélation, que ce soit à travers l’attente d’une publication prochaine, « tant qu’il soit temps qu’on me publie », face à la divinité (« je pry Dieu », v. 13 ; « Dieu me fiere », v. 41) ou dans le dialogue de soi avec soi. Dire ou ne pas dire ? Le chant royal 94 illustre la mise à l’épreuve de la communication dans la forme poétique. Problème particulièrement aigu dans le champ de la négociation : Charles d’Orléans, poète de l’implicite, ne pouvait manquer de s’y intéresser.
40S’engager dans une communication politique par le biais de la poésie est un choix souvent revendiqué par les contemporains de Charles d’Orléans, d’Alain Chartier aux Grands Rhétoriqueurs. On considère généralement que le duc s’est tenu à l’écart de ce mouvement, peut-être parce que le rôle de conseiller éclairé des princes que ces auteurs se donnaient convenait mal à son propre statut (le prince étant, dans son cas, lui-même). Pour autant, Charles d’Orléans était conscient que l’activité lyrique pouvait fonctionner dans un contexte précis et dans une dynamique d’échange. En témpoigne, à son retour en France, la célèbre évolution de son recueil personnel en album, c’est-à-dire en espace de conversation littéraire où la polyphonie introduite par les auteurs invités se traduit par leur polygraphie au cœur des pages.
41Cette transformation a été articulée par la critique à la mutation esthétique qui fait passer des Ballades aux Rondeaux. La forme ballade, assumant traditionnellement une fonction de message, est adaptée par le duc à une poésie de l’exil. Charles use avec brio de la ballade pour en brouiller le fonctionnement : l’objet aimé, destinataire des pièces envoyées par l’exilé, disparaît. La communication reste suspendue, basculant dans le dialogue intérieur. Le rondeau, en revanche, forme dialogique à l’esthétique rapide et spirituelle, se prête à la saisie, souvent ironique, des faits quotidiens. Il se nourrit d’un contexte familier et d’un cercle d’interlocuteurs complices. Or le recueil de Charles d’Orléans, le manuscrit de Paris, BnF, fr. 25458, dans l’architecture de ses folios, ménage un passage entre ces deux pratiques, les « ballades de plusieurs propos ». Par leur métrique et leur composition dans les dernières années de l’exil en Angleterre, entre 1430 et 1440, ces poèmes se rattachent à la première esthétique aurélienne ; par leur fonctionnement dialogique, ils annoncent les débats ultérieurs. Parmi eux, les correspondances entretenues par le duc Orléans avec ses pairs, Bourbon et Bourgogne, occupent une place qu’il faut réévaluer. Messages polyphoniques, ils mettent l’échange poétique à l’épreuve du politique.
Notes
1 Poésies de Charles d’Orléans, père de Louis XII et oncle de François Ier rois de France, éd. V. Chalvet, Grenoble, 1803 (édition à partir du ms. de Grenoble).
2 Copie de la Lettre de Retenue, v. 405-406, édition P. Champion, Paris, H. Champion, 1923, réimpr. 2010, tome I, p. 14. Désormais les citations référeront à cette édition.
3 Retenue, v. 167, p. 6.
4 P. Champion, Vie de Charles d’Orléans, Champion, 1910.
5 D. Poirion, Le prince et le poète, l’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, Slatkine reprints, 1978, 1ère éd. 1965.
6 « Armes, amours » est, en ancien comme en moyen français, le couple notionnel qui résume à la fois la culture des nobles et les thèmes dominants de la littérature que privilégie ce public.
7 Il nous semble que cette lecture est perceptible chez C. Galderisi, lorsqu’il évoque le fonctionnement des images ducales : « C’est alors que les mots dépouillés du fard des circonstances et de la fange de l’usage quotidien retrouvent dans l’élégance et dans la musicalité de la phrase poétique la netteté de leur signe originel, l’éclat du sème à l’état pur, où toutes les intentiones se fondent dans leur recherche, dans leur nécessité mutuelle, tous, poète et lecteurs, recherchant, en fait, un lieu de rencontre dans l’inutile poésie » (dans « Personnifications, réifications et métaphores créatives dans le système rhétorique de Charles d’Orléans », Romania, 114, 1996, p. 385-412, citation p. 404).
8 M. J. Arn, The Poet’s Notebook. The personal manuscript of Charles d’Orléans (Paris, BnF, fr. 25458), Turnhout, Brepols, 2008 ; J. Taylor, The Making of Poetry, Late-Medieval French Poetic Anthologies, Brepols, 2007 ; les études recueillies dans Le recueil au Moyen Âge, tome 2, la fin du Moyen Âge, éd. T. van Hemelryck et ,S. Marzano, Brepols, 2010 ; enfin la parution de la nouvelle édition du recueil dans Le Livre de Pensée et d’Amis par J-C. Mühlethaler et V. Minet-Mahy.
9 Nous nous limitons ici aux deux cent premiers folios du manuscrit, correspondant au programme de l’agrégation 2011. Pour une analyse plus précise, cf. M. J. Arn, The Poet’s Notebook, op. cit, tableaux p. 183-197.
10 Retenue, v. 232, p. 9
11 Le Débat sur le Roman de la Rose, qui oppose Christine de Pizan à Jean de Montreuil et autres en 1401 ; le Débat sur la Belle Dame sans Mercy d’Alain Chartier en 1424 ; en 1463, le débat des Douze Dames de Rhétorique entre G. Chastelain et J. Robertet sur l’influence de la Renaissance italienne sur la poésie française, etc.
12 F. Villon, « Parfont conseil eximium », v. 2, p. 196.
13 Entre 1428 et 1434, date de la mort en exil du duc de Boubon ; peut-être vers 1433, date de la ballade « En regardant vers le païs de France » (75).
14 Ce sont les ballades 135, 136 et 137 du recueil de Charles, déplacées par P. Champion aux numéros 83, 84, 85. Par commodité pour les candidats à l’agrégation, nous employons ici la numérotation de l’édition.
15 L’une des sources en est Le Livre de Politiques de Aristote, traduit par N. Oresme (1370-1374 ?), éd. A. Menut, Transactions of the American Philosophical Society, vol. 60, part. 6, Philadelphie, 1970.
16 N. Oresme, op. cit, p. 49b : « Et homme a parole par nature, et parole est ordenée par nature a communicacion civile. »
17 P. Tucci, « ’Adevinez, je vous en prye !’ L’écriture allusive chez Charles d’Orléans », dans Stromates, du XIVe siècle au symbolisme, Padova, Unipress, 2004, p. 5-35.
18 Numérotation de P. Champion ; dans le ms. ballades 139 et 140.
19 Ballades 141 et 142 du ms ; n° 88 et 88a chez Champion.
20 Ballades 143 et 147 ; n° 89 et 93 chez Champion.
21 Poème 94 chez Champion, 148 dans le ms.
22 En mai-juin 1439, Charles est à Calais où se déroulent, jusqu’en septembre, les négociations de paix entre l’Angleterre et le duché de Bourgogne.
23 En 1440 Charles, revenu sur le continent, épouse Marie de Clèves, jeune nièce de son correspondant. L’alliance des maisons d’Orléans et de Bourgogne continuera à fonctionner activement dans les années 1440-1450, au déplaisir du roi de France Charles VII.
Bibliographie
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Editions citées
Poésies de Charles d’Orléans, père de Louis XII et oncle de François Ier rois de France, éd. V. Chalvet, Grenoble, 1803
Poésies de Charles d’Orléans, édition P. Champion, Paris, H. Champion, 1923, réimpr. 2010, tome 1.
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Etudes citées
M. J. Arn, The Poet’s Notebook. The personal manuscript of Charles d’Orléans (Paris, BnF, fr. 25458), Turnhout, Brepols, 2008 ;
Champion, P., Vie de Charles d’Orléans, Champion, 1910
Galderisi, C., « Personnifications, réifications et métaphores créatives dans le système rhétorique de Charles d’Orléans », Romania, 114, 1996, p. 385-412, citation p. 404.
Lücken, C., « Les muses de Fortune. Boèce, le Roman de la Rose et Charles d’Orléans », La Fortune : thèmes, représentations, discours, éd. Y. Foehr-Janssens et E. Métry, Genève, Droz, 2003, p. 145-175.
Poirion, D., Le prince et le poète, l’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, Slatkine reprints, 1978, 1ère éd. 1965
- « Création poétique et composition romanesque dans les premiers poèmes de Charles d’Orléans » dans Ecriture poétique et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, p. 307-337
Le recueil au Moyen Âge, tome 2, la fin du Moyen Âge, éd. T. van Hemelryck et ,S. Marzano, Turnhout, Brepols, 2010
Taylor, J., The Making of Poetry, Late-Medieval French Poetic Anthologies, Brepols, 2007
Thiry, C., « La poésie de circonstance » dans La littérature française aux XIVe et XVe siècles, GRLMA, VIII-1, sous la direction de D. Poirion, A. Biermann et D. Tillmann-Bartylla, Heidelberg, C. Winter, 1991, pp. 111-138.
Tucci, P. « ’Adevinez, je vous en prye !’ L’écriture allusive chez Charles d’Orléans », dans Stromates, du XIVe siècle au symbolisme, Padova, Unipress, 2004, p. 5-35
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Estelle Doudet
Université Grenoble Alpes UMR Litt&Arts / ISA (Imaginaire Sociologie Anthropologie). Institut universitaire de France
En 2010, Estelle Doudet était membre de l’Institut de recherches historiques du Septentrion (IRhiS, UMR CNRS 8529), Université Lille Nord de France.